Première partie : Lectures ésotériques des textes littéraires – Coord. scientifique : Frank Greiner

Pantheum alchemicum, ou quand l’alchimie s’intéresse à la mythologie gréco-romaine

Tom Fischer


Texte intégral

1Les lecteurs de La Survivance des dieux antiques (1939), important ouvrage de l’historien de l’art Jean Seznec (1905-1983), ont retenu que le fonds mythologique de l’Antiquité gréco-romaine n’a jamais cessé d’irriguer les créations littéraires ou artistiques occidentales ; la Renaissance, notamment, n’aurait fait « que » remettre au goût du jour des formes et des idées qui n’avaient jamais vraiment disparu de la culture européenne. Inscrivant sa thèse dans le sillage des travaux menés par le Warburg Institute (Londres), Seznec étudia des manuscrits médiévaux, des traités mythographiques du xvie siècle, les tarots dit de Mantegna, ou encore les décorations du Palazzo Vecchio de Florence réalisées par Giorgio Vasari (1511-1574)1. Une tradition littéraire bien particulière manque toutefois à son tour d’horizon : celle de l’interprétation alchimique de cette même mythologie antique, qui traverse pourtant les siècles et qui connaît son chant du cygne à la fin du xviiie siècle. Nous proposons donc d’exposer ici un bref aperçu de cette herméneutique singulière ; précisons que notre approche sera plus historique que littéraire, et que nous entendons herméneutique dans le sens foucaldien « d’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens2 ». Après quelques précisions préliminaires, nous avons établi un rapide panorama des principaux ouvrages ayant fait vivre cette tradition exégétique, et sélectionné pour l’illustrer quelques textes composés par deux alchimistes français de la fin des Lumières.

Mythologie et alchimie : remarques liminaires

2Quels liens existe-t-il donc a priori entre la mythologie et l’alchimie, si ce n’est pour certains une conjonction des folies ou de l’imagination de l’esprit humain ? L’alchimie, prise comme une pratique visant à perfectionner les métaux et, parfois, à prolonger la vie humaine, s’appuie sur des spéculations d’ordre philosophique ou mystique. De plus, le travail de l’alchimiste peut être considéré comme duel, car constitué d’une dimension pratique (l’expérience de laboratoire) et d’une dimension théorique (l’exégèse de textes, alchimiques ou non, qui vise à éclairer ou à diriger sa partie pratique). Ces deux aspects s’avèrent complémentaires : un alchimiste opératif, comme le soulignait Hervé Baudry, est aussi un « homme de livres3 ». Il apparaît donc inévitable que la mythologie gréco-romaine, entendue comme l’ensemble des récits qui nous ont été transmis par les auteurs de l’Antiquité classique et qui traitent de l’histoire fabuleuse des dieux, des demi-dieux, et des héros, eut à subir à un moment de son histoire les tourments de l’exégèse alchimique.

3Précisons d’emblée que l’alchimie occidentale (car il existe également une alchimie asiatique, dont nous ne parlerons pas ici4) est née dans l’Égypte hellénistique aux alentours des premiers siècles de notre ère ; elle ne fut par conséquent connue ni d’Homère, ni de Virgile, des poètes que nous retrouverons pourtant tout au long de notre exposé. D’où viennent alors les interprétations dont furent par exemple l’objet les Métamorphoses, tant d’Ovide que d’Apulée ? Peut-être est-il nécessaire de rappeler ici que durant l’Antiquité païenne, les grands poètes étaient considérés comme des théologiens, et par conséquent comme des autorités professant des vérités qu’il importait de découvrir et d’étudier. Pour reprendre l’exemple d’Homère, son œuvre, sorte de « Bible » païenne, fit très tôt l’objet d’exégèses et de commentaires allégoriques (initiés par Théagène de Rhégium, vie siècle avant notre ère). Ce travail d’interprétation, se réclamant d’une « théologie poétique », fleurit principalement dans trois directions : physique, morale, et théologique5. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de cette tradition, qui outrepasseraient les limites ainsi que l’objet de cette communication ; contentons-nous de préciser que l’interprétation alchimique des mythes antiques s’inscrit dans la continuité de cette pratique exégétique, et tout particulièrement des allégories dites « physiques ». Pour les partisans de cette théorie, la mythologie, sous le couvert d’un voile religieux, révèlerait les origines des phénomènes naturels ou les secrets de la nature ; les alchimistes se servirent donc de ces développements allégoriques imagés pour tenter d’expliquer les phénomènes observés pendant leur travail au laboratoire. De plus, des correspondances astrologiques avaient été établies de temps immémorial entre les astres (et par extension, les dieux du panthéon antique) et les sept métaux reconnus par les Anciens : l’or avec le soleil, l’argent avec la lune, le fer avec Mars, le cuivre (ou l’airain) avec Vénus, le mercure (au départ l’étain) avec Mercure, l’électrum (puis l’étain) avec Jupiter, et le plomb avec Saturne6. Ces parallèles se retrouvent très souvent dans les traités hermétiques, et de telles analogies ne pouvaient bien évidemment que renforcer, aux yeux de commentateurs favorables à l’alchimie, les liens supposés entre la mythologie antique et la transmutation des métaux. Les caractéristiques ou les actes attribués à une divinité pouvaient ainsi, par exemple, éclairer une réaction chimique liée au métal concerné.

4Le premier témoignage du lien entre poésie antique et alchimie se trouve, à notre connaissance, parmi des fragments anonymes écrits en syriaque et datés du iiie siècle de notre ère. Ils nous ont été transmis par un manuscrit, aujourd’hui conservé à Cambridge, qui regroupe différents textes alchimiques ; ces fragments prétendent que Homère « se mit à expliquer l’art divin [i. e. l’alchimie], à le changer, à l’altérer et à l’obscurcir, sans tenir compte des intérêts de l’humanité et des (hommes de son) temps7 ». Curieuse réception des poèmes homériques, malheureusement elliptique, à une époque où le corpus des écrits alchimiques commençait tout juste à se structurer ! Un traité de mythographie intitulé De incredibilibus, daté des vie-viie siècles et conservé au Vatican, contient quant à lui une thèse exégétique assez osée ; son auteur, anonyme, explique que « la peau conservée chez les habitants de la Colchide n’était en réalité pas une toison d’or. Ceci est une invention poétique. Il s’agissait cependant d’un parchemin écrit sur une peau, qui contenait des instructions sur le moyen d’obtenir de l’or au moyen de la chimie8. » Cette explication evhémériste de la Toison d’or cherchée par Jason, dont la quête est chantée par Pindare dans la quatrième Pythique ou par Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques, nous indique que de tels parallèles alchimiques pouvaient être discutés au sein de cercles lettrés. Cette exégèse surprenante se transmit au fil des siècles par l’intermédiaire de plusieurs autres témoins : la Chronique universelle de Jean d’Antioche (viie siècle), le Lexicon attribué à Suidas (vaste encyclopédie byzantine du xe siècle), ou encore les commentaires au Periegesis Dionysii d’Eusthate de Thessalonique (vers 1115-1195). Elle fut citée à la Renaissance par des humanistes tels que Janus Lascaris (1445-1535), qui la mentionne dans ses Scholies aux Argonautiques (1496), Gianfresco Pico della Mirandola (1469-1533, le neveu du célèbre Jean) qui l’utilise dans son De auro (publié en 1586), puis par Lodovico Ricchieri (vers 1460-1525), qui la popularisa grâce à ses Lectionum antiquarum (1516)9.

5Cette lecture allégorique du mythe de la Toison d’or servit souvent d’argument pour tenter de justifier la prétendue antiquité de la science alchimique, et nous la retrouvons ainsi jusque dans l’article « Chymie », rédigé par le médecin Gabriel François Venel (1723-1775) pour la grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais que Toison d’or et alchimie se trouvent intimement liés ne représente que le sommet d’un iceberg : le contributeur dresse, à la suite de cette interprétation, une longue liste de fables anciennes derrière lesquelles les alchimistes « croyent que pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s’agit que de les développer & que de les dégager de l’alliage poétique ». Pour illustrer son propos, il donne comme exemples le combat de Cadmos contre le serpent de Thèbes, la naissance de Vénus, les travaux d’Hercule, les métamorphoses de Zeus, voire le rajeunissement d’Éson grâce aux artifices magiques de Médée10. Venel, qui estime que les interprétations alchimiques ne sont pas plus insensées que celles avancées par d’autres mythographes, fournit en outre quelques pistes bibliographiques propres à renseigner les curieux : Robert Duval (vers 1510-1584), docteur en droit, auteur d’un traité intitulé De veritate et antiquitate artis chemicæ (1561) ; Michael Maier (vers 1569-1622), médecin, comte palatin et conseiller de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, dont les célèbres Arcana arcanissima (1614) représentent l’épitomé de ce genre de littérature ; ou Pierre-Jean Fabre de Castelnaudary (vers 1588-1668), médecin montpelliérain qui soigna notamment Louis XIII, et auteur de plusieurs livres dont un Alchimista christianus (1632), un Hercules Piochimicus (1634), ou un Panchymicum (1646). Historiquement, ce phénomène littéraire d’interprétation alchimique de la mythologie gréco-romaine commence toutefois bien plus tôt que ces trois auteurs.

Une tradition continue

6Il nous faut donc ici remonter un peu le temps, car la première occurrence latine de lectures alchimiques de la mythologie gréco-romaine se trouve dans un ouvrage rédigé vers 1330 par un habitant de Ferrare, nommé Pietro Bono. Son traité, dans la version imprimée tirée de la volumineuse Bibliotheca chemica curiosa (1702) du médecin suisse Jean-Jacques Manget (1652-1742), s’intitule Margarita pretiosa. Bono considère Homère, Virgile, et Ovide comme des initiés aux secrets alchimiques, et il fait étalage de sa culture littéraire pour nous convaincre que « dans ces histoires et fables ils insérèrent, de manière mystique, avec des ornements de langage, cet art [i. e. l’alchimie], en tant que matière principale et cachée, afin que leur propos secret ne se révélât qu’aux seuls qui en possèdent l’intelligence11 ». Malheureusement, l’auteur s’avère peu loquace dans ses explications, et ne souhaite visiblement pas les partager avec son lecteur. La place privilégiée qu’occupent ici ces trois poètes confirme ce qu’avançait déjà Henri de Lubac (1896-1991), qui soulignait le rôle important des œuvres de Virgile et d’Ovide dans la mise en place, au Moyen Âge, d’une méthode d’interprétation allégorique (dont l’Ovide moralisé, notamment, est bon exemple), ainsi que dans la réhabilitation de l’allégorèse et de la théologie poétique12. Nous passons sous silence quelques écrits postérieurs, car pour lire un exposé clair et systématique d’exégèses mytho-alchimiques, il faut attendre la mise sous presse de La Espositione di Geber filosofo (1544), rédigée par un autre italien, Giovanni Bracesco (né en 1481). Bracesco y présente en effet vingt-quatre propositions (dont nous reproduisons la liste en annexe) : comme nous pouvons le constater, leur intitulé, pour peu que l’on possède quelques rudiments de théorie alchimique, est fort clair13. L’ouvrage fut traduit en latin et publié dès 1548, simultanément à Nuremberg et à Lyon ; il suscita d’âpres controverses, tant d’un point de vue alchimique (avec un brûlot connu sous le titre de In Joannem Braceschum Gebri interpretem animadversio [1561], rédigé par Robertus Tauladanus [xvie siècle]), que d’un point de vue mythographique (avec les Mythologiae, sive explicationum fabularum [1568] de Natale Conti [1520-1582]). Pour Conti, mythographe respecté, les interprétations données par Bracesco ne sont que des « inepties14 ». Pourtant, les thèses de l’alchimiste italien donnèrent une impulsion nouvelle à la lecture « chimique » des fables antiques, à tel point qu’elles furent recopiées pendant plusieurs siècles et dans différents pays : en Italie, par Giovanni Battista Nazari (xvie siècle), auteur des Metamorfosi metallico et humano (1564) et Della tramutatione metallica sogni tre (1572), ou par Vincenzo Percolla (mort en 1572), qui s’en inspira pour finalement analyser deux-cent-neuf histoires dans son Auriloquio (vers 1570) resté manuscrit ; en Allemagne, par Ehrd von Naxagoras, dans l’édition de 1733 de son Aureum Vellus ; en France, par Robert Duval, dans son De veritate et antiquitate artis chemicæ (1561), par Henri de Linthaut, dans son Commentaire sur le tresor des tresors de Christhophle de Gamon (1610), et même par Nicolas Lémery (1645-1715), qui en fit figurer quelques propositions dans la dernière édition (publiée de son vivant) du Cours de chimie (1713, éd. or. 1675), le plus populaire des manuels de chimie du xviiie siècle15.

7Bien qu’impactées par l’intérêt soupçonneux que rencontra progressivement l’alchimie auprès des savants et des scientifiques européens, de telles interprétations continuèrent à se diffuser insidieusement dans la culture de l’honnête homme. Comment expliquer sinon la défense de l’alchimie que nous pouvons lire dans l’édition commentée des œuvres homériques (1583) établie par le poète Jean de Sponde (1557-1595), et dédiée à Henri III16 ? Ou la demande, vers 1620, formulée par le physicien Étienne de Villebressieur à son ami Paul Pellisson (premier historien de l’Académie Française, 1624-1693), d’une nouvelle traduction des œuvres d’Homère afin d’y découvrir « les secrets de la pierre philosophale17 » ? Il n’était toutefois pas du goût de tout le monde de répandre l’idée que, par exemple, les deux serpents étouffés par Hercule dans son berceau symbolisent des composés chimiques (acide et alcali) ; le bibliothécaire Gabriel Naudé (1600-1653) n’a pas de mots assez durs contre de telles élucubrations dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie (1625) et, tel Conti, parle « d’inepties & blasphemes » tout en taxant les alchimistes de « temerité ou ignorance18 ». L’abbé Antoine Banier (1673-1741) s’oppose également à ces exégèses dans son Explication historique des fables (1711), et ridiculise les interprétations alchimiques avancées par le néerlandais Jacob Toll (1633-1696) ; recteur du gymnase de Gouda et auteur d’un ouvrage intitulé Fortuita (1687), ce dernier s’était attaché à déceler des références alchimiques cachées dans les fables grecques, phéniciennes, et égyptiennes19. Nous retrouvons la trace de ces controverses au début du siècle suivant, et jusque dans des œuvres destinées à un large public : dans l’Histoire critique de la philosophie20 (1737) d’André-François Boureau-Deslandes (1689-1757), ainsi que dans le Traité historique et critique de l’opinion21 (1741) de Gilbert-Charles Le Gendre (1688-1746). La mise à l’écart progressive de l’alchimie dans le domaine scientifique, tout comme les progrès de la pensée philosophique, philologique, et critique au siècle des Lumières sonnèrent le glas de cette tradition herméneutique, dont le chant du cygne résonne pourtant encore dans la deuxième moitié du xviiie siècle.

Le chant du cygne

8L’année 1758 voit en effet la publication simultanée à Paris de deux ouvrages, dont le titre complet ne laisse planer aucun doute sur les mystères qu’ils se targuent de révéler : Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées & réduites au même principe, avec une explication des hiéroglyphes, et de la guerre de Troyes, et un Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués. Leur auteur, le bénédictin Antoine-Joseph Pernety (1716-1796), accompagna le navigateur Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) aux îles Malouines, fut un temps le conservateur de la bibliothèque de Frédéric II de Prusse (1712-1786), et finit par animer un oracle paramaçonnique près d’Avignon22. Il réplique, par ces deux livres, à l’interprétation evhémériste de la mythologie qu’avait popularisée au début du siècle l’abbé Banier ; Pernety s’inspire d’ailleurs très clairement des deux auteurs que Banier avait critiqué, à savoir l’allemand Maier et le néerlandais Toll. Il introduit ainsi sa grande synthèse :

Le grand nombre d’Auteurs qui ont écrit sur les Hiéroglyphes des Egyptiens, & sur les Fables auxquelles ils ont donné lieu, sont si contraires les uns aux autres, qu’on peut avec raison regarder leurs ouvrages comme de nouvelles Fables. Quelque bien imaginés, quelque bien concertés que soient au moins en apparence, les systêmes qu’ils ont formé, on en voit le peu de solidité à chaque pas qu’on y fait, quand on ne se laisse pas aveugler par le préjugé. Les uns y croyent trouver l’histoire réelle de ces tems éloignés, qu’ils appellent malgré cela les tems fabuleux. Les autres n’y apperçoivent que des principes de Morale ; & il ne faut qu’ouvrir les yeux pour y voir partout des exemples capables de corrompre les mœurs. D’autres enfin peu satisfaits de ces explications, ont puisé les leurs dans la Physique. Je demande aux Physiciens Naturalistes de nos jours s’ils ont lieu d’en être plus contents.
Les uns & les autres n’ayant pas réussi, il est naturel de penser que le principe général sur lequel ils ont établi leurs systêmes, ne fut jamais le vrai principe de ces fictions. Il en falloit un, au moyen duquel on pût expliquer tout, & jusqu’aux moindres circonstances des faits rapportés, quelque bizarres, quelque incroyables, & quelque contradictoires qu’ils paroissent. Ce systême n’est pas nouveau, & je suis très-éloigné de vouloir m’en faire honneur ; je l’ai trouvé épars dans divers Auteurs, tant anciens que modernes ; leurs ouvrages sont peu connus ou peu lus, parce que la science qu’ils y traitent, est la victime de l’ignorance & du préjugé23.

9Ce système, c’est celui de la philosophie hermétique ou, en d’autres termes, celui de l’alchimie. Ce dénominateur commun permet en effet à Pernety d’expliquer de manière « logique » et « acceptable » l’ensemble de la mythologie gréco-romaine, malgré ses extravagances et ses apparentes contradictions internes. Sa méthodologie reste constante, et s’apparente à un commentaire continu : le bénédictin conte un mythe, critique ou discute au fil de l’eau les exégèses de ses prédécesseurs, et finit par donner à la légende une explication à tonalité alchimique, laquelle surpasse bien évidemment selon lui toutes les autres.

10Prenons par exemple l’histoire d’Atalante et d’Hippomène, contée par Ovide dans les Métamorphoses (X, 560-707) : Hippomène tente de conquérir Atalante en la défiant à la course à pied, et il y réussit en lui abandonnant coup sur coup trois pommes d’or qui la retardent car elle s’arrête pour les ramasser. Voici l’interprétation qu’en donne Pernety : il compare la jeune fille à l’eau mercurielle des Philosophes (c’est-à-dire le dissolvant des alchimistes), très volatile, et le jeune homme à la partie fixe de leur matière première (un ingrédient mystérieux qui sert de base à leurs travaux). Les trois pommes symbolisent les étapes successives par lesquelles passe cette matière lors des opérations alchimiques (ici la putréfaction, la volatilisation, et la fixation), et le fait qu’elles soient en or indique bien entendu que le but poursuivi est ici l’or des Philosophes, réalisé par la chrysopée (la transmutation des métaux vils en or). Le mariage d’Atalante et d’Hippomène, qui réunit le fixe et le volatil, illustre le thème alchimique des « noces chimiques » de la matière. De plus, leur métamorphose finale en lionne et en lion les rend comparables à la fameuse poudre de projection, qui transmute les métaux en argent ou en or, et le temple de Cybèle qui, selon la légende, fut le cadre de leur union, est considéré comme un synonyme de l’œuf (ou vase) philosophal, autrement dit le creuset de l’alchimiste24. Selon l’explication donnée par Pernety, chaque élément trouve donc sa propre justification, et l’ensemble apparaît, dans ce système de pensée, pleinement cohérent.

11Quelques années plus tard, ce fut au tour d’un maître d’école devenu écrivain public, Étienne Libois (1694-1776/1777), d’offrir à l’arsenal mytho-alchimique une véritable somme intitulée l’Encyclopédie des dieux et des héros sortis des qualités des quatre éléments et de leur quintessence, suivant la science hermétique (1773). Sur près de 1 200 pages, l’auteur présente une suite d’articles (voire de définitions) sur la mythologie antique, agrémentés de réflexions alchimiques qui forment le véritable sous-texte de son travail. En effet, là où ses prédécesseurs se contentaient de gloser la seule littérature, Libois cherche également à donner un sens alchimique à la géographie et à l’histoire ; en parcourant cette Encyclopédie, le lecteur se demande parfois s’il n’est pas en présence d’un authentique fou littéraire… Pour vous en donner un aperçu, Libois s’exprime de la manière suivante sur la généalogie des Titans :

Tous les enfans de Japet & d’Asie, n’annoncent autre chose que les qualités contenues dans la terre & l’eau, auxquelles les enfans d’Hermès [i. e. les alchimistes] ont non-seulement donné les noms de Dieux & de Déesses, de Héros & Héroïnes, mais aussi en ont fait des fontaines, des rivieres, des montagnes & des forêts ; enfin des montagnes, des vallées & des villes, à cause des différentes formes & degrés que prennent ces élémens, pour ôter aux ignorans la connoissance des choses qu’ils écrivent, & qu’il n’y ait que ceux de leur école qui les comprennent25.

12Cette dernière phrase nous rappelle le goût du secret d’un Pietro Bono, quatre siècles plus tôt. Mais si Libois propose bien une étude exhaustive et même vertigineuse des fables, nous touchons ici du doigt les limites d’une pratique herméneutique poussée à l’extrême, qui tend à voir de l’alchimie réellement partout, et qui souligne par conséquent ou un manque de recul inquiétant de la part du mythographe, ou, de manière plus étonnante pour un ancien professeur, un manque de culture géographique et historique flagrant. Malgré ces exubérances, l’Encyclopédie connut toutefois une nouvelle édition dès 1776, et fut même citée dans une traduction des Fastes d’Ovide publiée en 1783 par un avocat rouennais, M. Bayeux26 ; cela ne l’empêcha pas de tomber rapidement dans l’oubli.

Conclusion

13Nous terminons ici ce rapide tour d’horizon de l’interprétation alchimique de la mythologie gréco-romaine. Courant exégétique qui irrigua discrètement tous les xvie, xviie, et xviiie siècles européens, objet d’intérêt, de controverses, voire de fantasmes, il reste encore aujourd’hui méconnu bien que possédant une richesse insoupçonnée. Il n’est par exemple pas possible d’établir une grille de lecture universelle de toutes ces interprétations alchimiques ; quelques concordances peuvent, au mieux, suggérer des sources propres à tel ou tel auteur. Chaque traité propose généralement des variantes et des nuances dans les exégèses avancées car, comme l’écrivait Wallace Kirsop, « c’est au lecteur et avant tout à l’apprenti alchimiste [lui-même] de percer les mystères de ces histoires27 ». Ces interprétations, par leur ampleur, par leur longévité, ainsi que par leur expansion géographique, méritent par conséquent d’être étudiées avec sérieux et de retrouver leur place dans la longue histoire de l’exégèse des mythes antiques. Mais il ne faut pas perdre de vue que, loin d’apparaître comme un baroque amusement littéraire, un tel « mytho-hermétisme » cherchait avant tout à justifier de manière spéculative la pratique et l’antiquité de l’alchimie, et à rattacher tant bien que mal cette « science sacrée » à l’ancienne théologie poétique28. Le discrédit progressif dans lequel tomba la pratique alchimique tarit, par extension, les discussions théoriques et exégétiques qui l’accompagnaient ; seule demeura l’image, construite en grande partie par les Romantiques, du savant maudit à la recherche du secret de la transmutation des métaux. Souvenir lointain de l’important héritage littéraire laissé par les alchimistes, ceux-ci continuent, encore aujourd’hui, à être représentés entourés d’alambics, de cornues, et surtout de vieux livres.

Une liste de mythes gréco-romains accompagnés de leur interprétation alchimique, par Pietro Bono29

14– Les Anciens ont caché cet art [l’alchimie] sous le voile des fables poétiques.
– Sous la fable d’Hercule et d’Antée, ils ont caché la préparation du soufre.
– Ils ont dit que Jupiter s’était transformé en une pluie d’or et ont caché par-là la distillation de l’or des Philosophes.
– Par les yeux d’Argos transformés en queue de paon, ils signifièrent notre soufre, qui passe d’une couleur à l’autre.
– Sous la fable d’Orphée, ils cachèrent la douceur de la quinte essence et de l’or potable.
– Selon le sentiment d’Empédocle, ils cachèrent sous la douceur de la fable de Pyrrha et Deucalion la matière et la pratique de cet art.
– Ils cachèrent la fixation de l’Élixir en disant que Gorgone transformait en pierres tous ceux qui la regardaient.
– Ils cachèrent la distillation en disant que Jupiter transformé en aigle s’était élevé dans les cieux avec Ganymède.
– Sous la fable de Dédale et Icare, ils cachèrent la putréfaction et la distillation.
– Ils cachèrent la distillation de l’or des philosophes en disant que le rameau d’or étant arraché, il en pousse aussitôt un autre pareillement en or.
– Ils cachèrent encore cette distillation en disant que Jupiter avait coupé les parties génitales de son père Saturne.
– L’eau mercuriale est le char de Phaéton.
– Par Minerve armée, ils entendirent cette eau distillée dans laquelle est la part très subtile de ce soufre appelé fer.
– Par Vulcain, qui suit Minerve, est signifié le soufre, qui suit cette eau, et son sel dans la putréfaction.
– Par la nuée épaisse dont Jupiter entoura Io, est signifiée la pellicule apparaissant dans la coagulation de l’Élixir.
– Les pellicules noires apparaissant dans la calcination du soufre sont les voiles noires avec lesquelles Thésée revint à Athènes.
– Sous le nom du déluge et de la génération des animaux, ils décrivirent la distillation et la génération du soufre.
– Par Mars, ils signifièrent notre soufre, et par Junon l’élément de l’air et parfois l’élément de la terre.
– Par Latone confinée dans l’île de Délos, ils signifièrent notre cuivre qui, placé dans le vase, engendre le Soleil et la Lune.
– Ils cachèrent la préparation du soufre en disant que Vulcain fut précipité en raison de sa difformité dans l’île de Lemnos.
– Atalante, c’est-à-dire notre eau très vive et très légère, et se coagulant et se solidifiant avec les soufres.
– Les soufres sont les boulettes avec lesquelles Thésée englua la bouche du Minotaure dans le labyrinthe, c’est-à-dire notre eau mercurielle dans le vase.
– Par le Phénix, qui revit toujours, ils entendirent la multiplication de l’Élixir.
– Sous le nom et la fable de Démogorgon, ils cachèrent la matière et la pratique de cet art.

Notes

1 Jean Seznec, La Survivance des dieux antiques, Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, 2011 (1939).

2 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1976 (1966), p. 44.

3 Hervé Baudry, Contribution à l’étude du paracelsisme en France au xvie siècle (1560-1580), De la naissance du mouvement aux années de maturité : Le Demosterion de Roch le Baillif (1578), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 73.

4 John Needham & Lu Gwei-Djen, Science and Civilisation in China, Cambridge / New-York / Port Chester / Melbourne / Sydney, Cambridge University Press, 1990 (1974), t. V-2.

5 Jean Pépin, Mythe et allégorie, Les Origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études Augustiniennes, 1976 (1958).

6 Robert Halleux, Le Problème des métaux dans la science antique, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 149-160.

7 Marcellin Berthelot & Rubens Duval, La Chimie au Moyen Âge, Paris, Imprimerie nationale, 1893, t. II, p. 316.

8 José Rodriguez Guerrero, « Algunos datos desconocidos sobre las relaciones entre alquimia y mitologia », Azogue, 5 (2002-2007), p. 9-29, ici p. 10.

9 Sylvain Matton, « L’influence de l’humanisme sur la tradition alchimique », Micrologus, III (1995), p. 279-345, ici p. 311-314. Voir également Antoine Faivre, Toison d’or et alchimie, Milan, Archè, 1995.

10 Denis Diderot & Jean le Rond d’Alembert (éd.), Encyclopédie […], Paris, Briasson & alii, 1753, t. III, p. 421-422.

11 Pietro Bono, Margarita pretiosa, dans Jean-Jacques Manget (éd.), Bibliotheca chemica curiosa, Genève, Chouet / G. de Tournes / Cramer / Perachon / Ritter/S. de Tournes, 1702, t. II, p. 42-43 ; traduction dans Sylvain Matton, « L’herméneutique alchimique de la fable antique », introduction à Antoine-Joseph Pernety, Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe, Paris, La Table d’émeraude, 1991 (1982) (non paginé).

12 Henri de Lubac, Exégèse médiévale, Les Quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier Montaigne, 1964, t. IV-2, p. 233.

13 Giovanni Bracesco, La Espositione di Geber philosopho, Venise, Gabriel Giolito, 1544 (non paginé).

14 Natale Conti, Mythologiae, sive explicationum fabularum, Venise, Fontana, 1568, fo 40, et fo 49.

15 Sylvain Matton, « L’interprétation alchimique de la mythologie », Dix-huitième siècle, 27 (1995), p. 73-87, ici p. 78-79.

16 François Secret, « Notes pour une histoire de l’alchimie en France », Australian Journal of French Studies, IX-3 (1972), p. 217-236, ici p. 220-225.

17 Noémi Hepp, Deux amis d’Homère au xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1970, p. 47-56.

18 Gabriel Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie, Paris, François Targa, 1625, p. 582-584.

19 Antoine Banier, Explication historique des fables, Paris, François Le Breton, 1711, t. II, p. 108, et p. 125.

20 André-François Boureau-Deslandes, Histoire critique de la philosophie, Amsterdam, François Changuion, 1737, t. I, p. 166-167, et t. III, p. 344.

21 Gilbert-Charles Le Gendre, Traité historique et critique de l’opinion, Paris, Briasson, 1741, t. VI, p. 228-229.

22 Micheline Meillassoux-Le Cerf, Dom Pernety et les Illuminés d’Avignon, Milan, Archè, 1992.

23 Antoine-Joseph Pernety, Les Fables egyptiennes et grecques dévoilées & réduites au même principe, avec une explication des hiéroglyphes, et de la guerre de Troye, Paris, Bauche, t. I, p. 1-2.

24 Ibid., p. 536-544.

25 Étienne Libois, L’Encyclopédie des dieux et des héros sortis des qualités des quatre élémens et de leur quintessence, suivant la science hermétique, Paris, Veuve Étienne, 1773, t. I, p. 441.

26 Ovide, Traduction des Fastes d’Ovide, Avec des Notes & des Recherches de Critique, d’Histoire & de Philosophie, tant sur les différens objets du Systême allégorique de la Religion Romaine, que sur les détails de son culte & les Monumens qui y ont rapport ; Avec figures : Par M. Bayeux, Avocat au Parlement de Normandie, Rouen / Paris, Boucher le Jeune / Veuve Ballard & Fils/Barrois l’aîné, 1783.

27 Wallace Kirsop, « L’exégèse alchimique des textes littéraires à la fin du xvie siècle », Dix-septième siècle, 120 (1978), p. 145-156, ici p. 150.

28 Jean-François Maillard, « Mercure alchimiste dans la tradition mytho-hermétique », dans Marie-Madeleine de La Garanderie (dir.), Mercure à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1988, p. 117-130, ici p. 118.

29 Giovanni Bracesco, La Espositione di Geber philosopho, Venise, Gabriel Giolito, 1544, p. VII-XI (non paginé dans l’original ; nous avons commencé notre pagination en attribuant I à la première page de la dédicace adressée à Bartholomeo Martinengho). Nous reprenons la traduction française donnée par Sylvain Matton, « L’herméneutique alchimique de la fable antique », art. cité, p. 12-13 (voir n. 12).

Pour citer ce document

Tom Fischer, « Pantheum alchemicum, ou quand l’alchimie s’intéresse à la mythologie gréco-romaine » dans Littérature et occulture,

Programme de recherche
Coordination scientifique : Frank Greiner, Sylvain Ledda et Catherine Douzou

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 29, 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1532.