Première partie : Lectures ésotériques des textes littéraires – Coord. scientifique : Frank Greiner

Quelques caractéristiques d’une herméneutique ésotérique. Le Märchen de J. W. von Goethe lu par Oswald Wirth et Rudolf Steiner

Agnès Parmentier


Texte intégral

1Chausser des lunettes ésotériques pour lire un texte littéraire constitue un acte herméneutique souvent mal compris, faute de définition claire et empirique. Une telle absence s’explique principalement par la disqualification dont fait l’objet ce type d’interprétation, à qui l’on peut reprocher sa démarche méthodologique boiteuse ainsi qu’une tendance à ne voir dans un texte que ce qui lui sied le mieux. Plutôt que d’évaluer, par exemple, l’influence que d’éventuelles lectures ou pratiques dûment documentées ont pu exercer sur la création littéraire, l’herméneutique ésotérique repose en effet sur la conviction, explicitée ou non, qu’il existe derrière la lettre un « plus hault sens » nimbé de mystère que le commentateur entend dévoiler au public néophyte. Dans la mesure où un tel parti pris interprétatif repose toujours, au bout du compte, sur une croyance et non sur des faits précis, il est juste de le présenter comme irréductiblement subjectif et de lui refuser la capacité à fournir d’un texte l’interprétation la plus convaincante. Il possède toutefois plus d’un point commun avec, par exemple, la lecture psychanalytique ; c’est-à-dire avec des méthodes parfois décriées, mais qui ne pâtissent pas de la même sulfureuse réputation. L’herméneutique ésotérique adopte pourtant comme toute autre une démarche qui lui est propre. Ainsi convient-il de la définir, de la situer par rapport à d’autres types d’interprétations de la littérature et d’en proposer une critique, indépendamment du degré de pertinence qu’on entend lui concéder. On ne saurait s’en tenir à l’idée qu’elle prétend desceller l’esprit de l’écriture, dissimulé volontairement ou non par l’auteur dans son texte ; il faut s’intéresser à la façon dont concrètement elle prétend y parvenir.

2À partir d’une comparaison de deux commentaires du Märchen (1795)1 de Johann Wolfgang von Goethe, nous proposons dans les lignes qui suivent de dégager quelques-unes de ses caractéristiques et spécificités. La première interprétation, celle de Rudolf Steiner (1861-1925), a été présentée de façon éparse dans plusieurs de ses conférences à partir de 18902, à commencer par celle qu’il a prononcée le 28 août 1899 sous le titre « Goethes geheime Offenbarung3 » à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de l’auteur. Sous ce même titre, il en a proposé d’autres versions, à Berlin en février 19054 et en octobre 19085. Notre étude se fonde sur cette dernière, ainsi que sur le texte intitulé « Goethes Geistesart in ihrer Offenbarung durch sein “Märchen von der grünen Schlange und der Lilie6” », dont il existe une traduction française7. On a choisi de laisser de côté les textes critiques de Steiner où le Märchen ne joue qu’un rôle secondaire, comme « Die okkulte Grundlage in Goethes Schaffen8 ». Si son interprétation est intéressante, c’est bien entendu en raison de la place centrale que Goethe a occupé dans son existence et dans le développement de sa pensée, que l’on pense à son travail de collaborateur au Goethe-Schiller-Archiv de Weimar, à l’édition partielle de ses écrits scientifiques ou au nom de « Goetheanum » donné au siège de la Société anthroposophique à Bâle. Il faut aussi dire que sa lecture du Märchen a été relativement influente après sa mort, quoique discrète9.

3Oswald Wirth (1860-1943) est quant à lui principalement connu pour avoir été le secrétaire de Stanislas de Guaita et pour avoir publié des essais sur le symbolisme hermétique, alchimique et franc-maçonnique. Son « Exégèse du Serpent vert » a paru en complément de la traduction qu’il a proposée du Märchen en 192210. D’une longueur qui excède celle du récit traduit, elle alterne paraphrase, essais d’interprétation et remarques didactiques à tendance mystico-morale.

Les grandes interprétations du Märchen

4Avec le Märchen, Goethe avait pour ambition de créer le modèle du conte parfait, à une époque où le genre de la nouvelle n’était pas implanté dans la littérature de langue allemande comme il l’était depuis longtemps en italien, en espagnol ou en français. Publié en 1795 dans l’éphémère revue de Friedrich Schiller intitulée Die Horen11, il a souvent fait l’objet de réimpressions autonomes, mais il était à l’origine l’appendice des Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten12. Publiée en six livraisons, fondée sur le modèle des Mille et une nuits et surtout du Décaméron, l’œuvre adopte pour toile de fond la Révolution française et raconte comment des émigrés allemands ayant fui l’arrivée des armées ennemies en se réfugiant sur la rive droite du Rhin, se racontent à la nuit tombée des histoires pour passer le temps.

5Le Märchen, dont l’enjeu est la réunion de deux rives séparées par un fleuve, repose sur une dynamique qui joint à la progression narrative et géographique une forme de symbolisme initiatique. Dans la situation initiale, les seuls moyens de traverser sont de payer le passeur avec des « fruits de la terre » pour un voyage à sens unique, d’emprunter la voie du serpent à midi ou l’ombre du géant au lever et au coucher du soleil. Les personnages qui « font » le conte13 choisissent au moment de la mort du jeune homme d’allier leurs forces et de lutter contre l’adversité en vue d’une ère nouvelle, qui advient une fois accomplis le sacrifice du serpent et sa transformation en pont. Le jeune homme ressuscité épouse le personnage de Lilie14 et se voit conférer par les trois rois d’or, d’argent et de bronze leurs trois pouvoirs – la couronne, le sceptre et l’épée.

6Ce texte a inspiré d’innombrables commentaires, parfois contradictoires, et suscité des interrogations dès sa publication15. Parmi celles-ci, on trouve deux lectures opposées. La première, celle de Wilhelm von Humboldt, propose de voir dans le Märchen un agréable divertissement, simple fruit des merveilles dont est capable la fantaisie imaginative16. D’autres ont voulu à toute force y voir un récit à clefs, ou cru y reconnaître des personnes que Goethe aurait fréquentées. Au milieu, on trouve deux grandes familles de lectures17. La première propose de voir dans le Märchen une utopie politique, où la collaboration des personnages et la réconciliation finale des deux rives serviraient à montrer que l’on peut toujours construire une société harmonieuse, à condition de la fonder sur la participation de femmes et d’hommes de bonne volonté qui acceptent d’œuvrer pour le bien commun en plaçant au second plan leurs intérêts personnels et leurs spécificités. Les interprétations dites « idéalistes » en constituent la seconde, et tendent à voir dans le Märchen une allégorie ou un ensemble de symboles représentant une réalité abstraite, par exemple un mystère cosmogonique. Les lectures ésotériques de Steiner et de Wirth relèvent bien entendu de cette dernière catégorie, puisqu’elles proposent de lire le conte comme une parabole de l’âme humaine.

Quatre caractéristiques d’une lecture ésotérique

7La première tendance des lectures ésotériques consiste à minimiser, voire à ignorer la dimension contextuelle de la création littéraire. C’est pour cette raison que Steiner et Wirth s’opposent explicitement aux interprétations politiques du Märchen :

Gœthe était forcément hanté par les idées de son époque, d’où les allusions révolutionnaires teintant le symbolisme d’un conte composé pendant la Révolution. Ce n’est là, cependant, que le côté accidentel de la composition. Si séduisante qu’elle soit au début, l’exégèse politique ne mène pas très loin18.

8Ils s’efforcent au contraire de présenter le texte littéraire comme un objet figé, et non comme le résultat d’une maturation, d’un processus. À une compréhension réaliste du travail d’écriture, Wirth préfère ainsi le mythe du génie, c’est-à-dire l’idée que la création artistique serait spontanée et ne coûterait aucun effort :

Nous savons que le conte qui nous occupe n’a été rédigé qu’en 1795. Mais depuis quand était-il en gestation dans la sphère mentale du poète ? Il se peut, d’ailleurs, que cette gestation ait été inconsciente, sub ou surconsciente, si bien qu’un beau jour Gœthe n’ait plus eu qu’à laisser courir à la fois sa plume et son imagination pour accoucher d’une œuvre génialement coordonnée. Il a expliqué lui-même que ses plus belles poésies furent le fruit d’une sorte de somnambulisme poétique. Elles se sont présentées sous sa plume sans qu’il les ait cherchées, et, pour ainsi dire, sans qu’il en ait eu conscience19.

9La deuxième caractéristique des lectures ésotériques consiste à ignorer la littérarité du texte. Le fait que ni Steiner ni Wirth ne parlent jamais de la dimension humoristique du Märchen en est vraisemblablement une conséquence. Goethe avait pourtant insisté sur l’importance de la dérision, qu’il voyait comme une façon de compenser l’aspect didactique de son récit. Ce qui pourrait sembler paradoxal est en réalité logique dans ce contexte, car si l’on prétend s’intéresser à l’esprit, la lettre risque de passer au second plan : « M’écartant de toute préoccupation de forme, je me suis borné à fixer des images dont la haute signification m’avait frappé20. » Devenu quantité négligeable, le style n’a plus pour fonction que de rendre la lecture plus agréable et divertissante. Rudolf Steiner ne propose pas une seule remarque d’ordre stylistique, et l’on ne trouve que le commentaire suivant chez Wirth :

[…] Si le sujet du Märchen est déconcertant, mal choisi au gré du lecteur peu subtil, la forme en est admirable. Gœthe semble s’être surpassé en cette prose limpide, aux phrases sobres, où aucun mot n’est superflu21.

10Ces deux premières caractéristiques se placent au service d’une troisième, qui consiste à envisager le texte littéraire comme un réservoir d’images, de situations et de personnages que l’on peut réduire à des symboles, et dont la signification doit être décodée afin d’en extraire le sens le plus profond et le plus complexe. Le personnage, par exemple, n’est pas conçu comme une donnée mouvante et en construction, mais comme une entité abstraite et faiblement psychologisée qui demeure égale à elle-même du début à la fin du récit. C’est ce qui permet à Wirth de donner de chacun une interprétation univoque et d’adopter comme plan de son essai le passage en revue de tous les « acteurs du drame de la vie22 ». On retrouve aussi cette conception chez Steiner, qui interprète le personnage comme étant l’incarnation (Verkörperung) d’une idée, et l’ensemble du conte comme une représentation de la vie psychique.

11Ce mode de lecture est perçu comme le meilleur parce qu’il représente aux yeux des herméneutes un univers riche de promesses. Pour Wirth, par exemple, « le symbole ouvre une fenêtre sur l’infini23 ». Steiner quant à lui décrit ainsi sa démarche : « […] Goethe éprouva le désir de personnifier dans le Conte les différentes facultés de l’âme […]. Le Conte donc est image de l’âme en son évolution comme en son essence24. » Si Steiner et Wirth s’accordent sur le principe du symbole, ils n’en développent pas forcément les mêmes interprétations. À leurs yeux, les Feux Follets incarnent par exemple l’intelligence subtile et l’esprit vif dans ce qu’ils peuvent avoir de superficiel. Ils seraient une représentation fantaisiste des philosophes de salon français pour Wirth25, et pour Steiner des êtres stériles, qui jouissent des créations d’autrui sans savoir rien produire par eux-mêmes26. Toutefois, ils ne sont pas d’accord sur le symbole du fleuve et de ses deux rives : pour Wirth, elles représentent le passé et l’avenir coulant de part et d’autre du prosaïsme de la vie quotidienne27, tandis que pour Steiner, le fleuve incarne la possibilité d’une réconciliation entre les mondes sensible et suprasensible28.

12Si les démonstrations de Wirth et de Steiner ne sont pas superposables, c’est qu’elles poursuivent des objectifs différents. Le premier, plus didactique que le second, n’hésite pas à expliciter sa démarche :

Je ne consignerai donc ici que les interprétations qu’il m’aura été possible de discerner, en m’appuyant sur la connaissance générale du symbolisme. […] Les indications générales qui précèdent vont nous permettre de passer maintenant en revue chacun des personnages imaginés par Goethe et de préciser leur signification symbolique29.

13Outre cette différence d’ordre formel, c’est surtout la subjectivité de l’occultiste qui oriente l’interprétation : la quatrième caractéristique de la lecture ésotérique est sa tendance à ajouter aux remarques interprétatives des considérations à caractère mystique ou moral qui ne sont que très indirectement liées au texte. Ce dernier semble même parfois n’être qu’un point de départ servant d’introduction à la pensée du commentateur, ou un prétexte pour laisser libre cours à ses rêveries :

Les rayons qui émanent de ces idées fondamentales vont se perdre à l’infini du monde spirituel30.

L’homme est d’ailleurs si étroitement limité, qu’il est incapable de mentir intégralement, même quand il s’y applique, à plus forte raison se rattache-t-il au vrai quand il est sincère31.

Sachons conquérir la Lumière. Quand elle éclairera tous les hommes, ils se corrigeront de leurs travaux, deviendront bons et mériteront d'être heureux, car ils ne sont pas maudits et ne tombent que pour se relever glorieusement. Mais la vie individuelle est courte, alors que l’Art rédempteur est long et difficile32.

14L’occultiste s’octroie outre la casquette d’herméneute celle d’éclaireur spirituel. En se servant de ses compétences d’interprétation symbolique, il entend contribuer à une meilleure compréhension du texte, mais également aux progrès d’une supposée lumière universelle.

Le texte comme justification

15Cette dernière caractéristique pourrait toutefois sembler entrer en contradiction avec l’apparente humilité adoptée par Steiner et Wirth. Ils soulignent en effet tous deux leurs dettes intellectuelles et relativisent parfois l’originalité de leurs interprétations. Steiner, qui n’est pas particulièrement connu pour sa modestie, reconnaît ainsi s’être inspiré des Goethes Märchendichtungen (1879)33 de Friedrich Meyer von Waldeck et dit s’efforcer de « percer les secrets de la connaissance goethéenne34 », c’est-à-dire se placer au service de l’auteur. Wirth affirme quant à lui n’avoir pas « la prétention de révéler tout ce que Goethe a voulu taire35 » et cite trois sources d’inspiration, parmi lesquelles l’« exégèse théosophique » de Steiner lui-même36. S’il reprend l’idée que le fleuve représente le Rhin, alors que rien dans le texte n’invite explicitement à le croire, c’est que ce choix interprétatif est celui de la « plupart des interprètes37 ». Il entend éclairer les « conceptions les plus intimes38 » d’un écrivain dont la « pensée se perd dans des profondeurs insondables39 ».

16Cette humilité toute rhétorique ne doit toutefois pas être prise au pied de la lettre. La lecture ésotérique, quoique l’auteur prétende, n’a pas d’abord pour fonction de dévoiler le sens profond et/ou caché du texte. Elle sert plutôt à l’interprète de faire-valoir, de témoignage auprès du lectorat que ses opinions et croyances se trouvent ailleurs que dans ses propres discours. C’est de cette façon que l’on peut expliquer l’usage personnel qui est fait de la boîte à outils ésotériques, dont la pertinence n’est pas mesurée à l’aune du texte, mais à celle des compétences et préférences de l’herméneute. Wirth se fonde par exemple sur le symbolisme maçonnique, indéniablement utile pour comprendre les références du Märchen à la franc-maçonnerie, notamment dans le passage de la crypte où les trois rois interrogent l’homme à la lampe. Que dire toutefois de l’usage du tarot, de l’expression « Homme transcendant de la Kabbale40 » pour désigner le vieux, ou encore de l’emploi du concept moderne d’astralité pour expliquer comment le panier de la vieille parvient à flotter au-dessus de sa tête41 ? On voit que la tendance à faire du symbolisme un phénomène universel et à percevoir la création artistique de façon anhistorique a des conséquences sur la méthode interprétative : elle permet à l’occultiste à la fois d’être libre de déployer sa subjectivité et de s’approprier le texte comme il le souhaite, mais l’encourage également à fonder ses interprétations sur de simples analogies.

17Steiner s’efforce tout de même de prendre en compte le contexte de publication, puisqu’il voit dans le Märchen la forme fictionnelle de la théorie développée par Schiller dans Über die ästhetische Erziehung des Menschen42, texte paru lui aussi dans Die Horen en 1795 et qui présente l’esthétique comme une solution au problème de la liberté politique. Steiner n’en prévient pas moins d’éventuels reproches en se défendant de vouloir proposer du Märchen une lecture allégorique :

Cette assertion peut nous exposer à encourir le reproche suivant : une interprétation de cette sorte, nous dira-t-on, arrache le poème au monde imaginaire dont il est issu pour en faire une allégorie dépourvue de beauté, une aride représentation de doctrines abstraites43 […].

18Ces dénégations ne sauraient dissimuler le fait que Steiner voit dans ce texte une confirmation fictionnelle de ses propres théories. Les concepts qu’il mobilise dans ses conférences sont empruntés en particulier à Die Philosophie der Freiheit (1893)44. Le Märchen serait une allégorie de la vie intérieure dans son progressif cheminement vers l’accomplissement de la liberté personnelle. Par le biais de l’union de la volonté (le jeune homme) aux forces inconscientes (Lilie), le dualisme du sensible et du suprasensible se trouverait surmonté. Steiner n’hésite pas à suggérer que la pensée de Goethe importe peu, en fin de compte, au risque de se contredire : « Nous avons, de même, le droit d’analyser le sens qui commande à l’imagination du Conte, sans que Goethe se le soit jamais, peut-être, formulé de cette manière. Car l’idée est au Conte ce que la loi est à la plante45. »

19Pourquoi Steiner et Wirth hésitent-ils sur la stratégie rhétorique à adopter en naviguant entre humilité devant l’œuvre et affirmation de leurs propres vues ? Il pourrait s’agir là d’une forme de prudence liée à la mauvaise réputation de l’ésotérisme, qui les aurait poussés à vouloir conquérir avec davantage d’insistance l’assentiment des lecteurs.

Les illustrations, ou comment « ésotériser » la réception d’un texte

20L’essai de Wirth se distingue par son travail de mise en page et ses choix iconographiques, qui ont pour but d’« ésotériser » la réception du Märchen. Quarante-cinq illustrations y sont disséminées, parmi lesquelles des lettrines et des dessins ayant pour fonction d’ouvrir ou de fermer un chapitre et qui se trouvent, plus rarement, incrustées dans le texte.

21Certaines sont attendues et aisées à comprendre, comme celles qui offrent un support visuel à des épisodes du récit – l’ombre du géant, le serpent phosphorescent ou le serpent protégeant le cadavre du jeune homme. D’autres sont des symboles maçonniques incontournables, tels le Delta lumineux, le temple, le compas ou l’équerre. Si ces illustrations ont indéniablement pour but de mettre en valeur l’inspiration franc-maçonnique, quitte à en négliger d’autres, elles n’en sont toutefois pas moins à leur place dans une interprétation du Märchen.

22Certaines sont beaucoup plus inattendues car elles n’entretiennent pas de rapport direct avec le contenu du conte. On s’aperçoit en cherchant leur origine qu’elles sont des reproductions, et qu’on les trouve également dans d’autres ouvrages d’Oswald Wirth. Le dragon entourant une orbe crucigère ornée d’une lune et d’un soleil apparaît par exemple à la fin du premier chapitre du Symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’alchimie et la franc-maçonnerie (1909)46. Il en va de même pour de nombreux autres petits dessins, repris tels quels d’un ouvrage à l’autre en raison de l’atmosphère de lecture « ésotérique » qu’ils permettent de créer. Les lettrines de l’« Exégèse » ont été réutilisées par Wirth dans Le Symbolisme occulte de la franc-maçonnerie (1928), et fonctionnent comme des devinettes : le « A » représente un alchimiste, le « P » Persée, le « N » Neptune. Les symboles disséminés dans les lettrines sont expliqués par Wirth lui-même dans ses ouvrages, ce qui crée un ludique aller-retour du texte aux images : le carré surmonté d’une croix dans la lettrine du « P » correspond par exemple à la pierre philosophale47 ; les quatre triangles du « E » symbolisent quant à eux les quatre éléments48.

23Dans son texte, Wirth réussit à convoquer douze arcanes majeurs sur les vingt-deux que compte le tarot. Si les raisons qui le poussent à en préférer certains à d’autres ne sont pas systématiquement expliquées, il y a lieu d’y voir une invitation à la participation du lecteur et une volonté de le divertir. Si la dimension humoristique du texte de Goethe a été, on l’a vu, évacuée, Wirth parvient à recréer dans son exégèse une dimension ludique en renvoyant à ses propres ouvrages et à son propre usage des outils de l’ésotérisme. Il invite implicitement le lecteur à jouer dans le décodage un rôle actif, qu’il explicite d’ailleurs en affirmant mener son interprétation « avec le concours de [s]es lecteurs49 ».

Quelle pertinence pour l’herméneutique ésotérique ?

24La meilleure lecture d’un texte aussi riche et complexe que le Märchen est nécessairement ouverte ; elle devrait permettre la coexistence des grandes interprétations avec la subjectivité de chaque lecteur. Il n’y a pas lieu de croire, comme le rappelle Jean-Yves Masson, que les lectures politiques et idéalistes s’excluent mutuellement50. Les lectures ésotériques ne sauraient donc être les plus convaincantes en raison de leur caractère très subjectif, qui met de côté le contexte et le style pour promouvoir une interprétation de type symbolique. Toutefois, elles ne diffèrent pas fondamentalement dans leur fonctionnement d’autres lectures « idéalistes », car toutes ont tendance à poser sur le texte une grille qui lui est au mieux passablement liée, au pire complètement étrangère. Cette herméneutique présente en revanche des spécificités intéressantes. Les occultistes ont ainsi tendance à se contredire en affirmant servir les intentions de l’auteur ou en feignant l’humilité pour prévenir les procès en illégitimité, tout en se servant des textes littéraires pour justifier leurs propres idées. Ils s’appuient librement sur de nombreux outils – boîte à outils ésotérique, iconographie, etc. – à la fois pour laisser libre cours à leur imagination, divertir le lecteur et influencer la réception des textes dans un sens ésotérique.

Notes

1 Johann Wolfgang von Goethe, « Märchen zur Fortsetzung der Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten », Wilhelm Meisters Theatralische Sendung. Wilhelm Meisters Lehrjahre. Unterhaltungen Deutscher Ausgewanderten, Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche in vierzig Bände, vol. 9, éd. Wilhelm Voßkamp et Herbert Jaumann, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 1082-1114.

2 Rudolf Steiner s’est intéressé au Märchen dès 1888, et a constamment remanié son travail d’exégèse après 1890. Voir Rudolf Steiner, lettre du 30 novembre 1890 à Richard Specht, Briefe. Band II (1890-1925), Gesamtausgabe 39 (GA 39), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1987, p. 37 : « Meine “Märchen”-Exegese habe ich vorläufig zurücklegen müssen […] » (« J’ai dû mettre provisoirement mon exégèse du Märchen de côté […] »).

3 Rudolf Steiner, « Goethes geheime Offenbarung. Zu seinem hundertfünfzigsten Geburtstage: 28. August 1899 », Methodische Grundlagen der Anthroposophie (1884-1901). Gesammelte Aufsätze zur Philosophie, Naturwissenschaft, Ästhetik und Seelenkunde, Gesamtausgabe 30 (GA 30), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1989, p. 86-99. Le texte de la conférence avait été publié le 26 août 1899 dans le Magazin für Literatur.

4 Rudolf Steiner, « Goethes geheime Offenbarung I. Das Märchen von der grünen Schlange und der schönen Lilie » et « Goethes geheime Offenbarung II. Das Märchen von der grünen Schlange und der schönen Lilie », Ursprung und Ziel des Menschen. Grundbegriffe der Geisteswissenschaft. Dreiundzwanzig öffentliche Vorträge, gehalten in Berlin zwischen dem 29. September 1904 und 8. Juni 1905, Gesamtausgabe 53 (GA 53), Rudolf Steiner Verlag, Dornach, 1981, p. 329-348 et p. 349-368.

5 Rudolf Steiner, « Goethes geheime Offenbarung – exoterisch. Berlin, 22. Oktober 1908 » et « Goethes geheime Offenbarung – esoterisch. Berlin, 24. Oktober 1908 », Wo und wie findet man den Geist? Achtzehn öffentliche Vorträge gehalten zwischen dem 15. Oktober 1908 und dem 6. Mai 1909 im Architektenhaus zu Berlin, Gesamtausgabe 57 (GA 57), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1984, p. 23-50 et p. 51-84. Pour une traduction en français, voir J. W. von Goethe, « La Révélation occulte de Goethe. D’après deux conférences de Rudolf Steiner, faites à Berlin les 22 et 24 octobre 1908 », Le Serpent vert. Conte suivi du poème Les Mystères accompagnés d’une étude de Rudolf Steiner, trad. André Tanner et René Vittoz, Genève, Éditions anthroposophiques romandes, 1970, p. 97-151.

6 Rudolf Steiner, « Goethes Geistesart in ihrer Offenbarung durch sein “Märchen von der grünen Schlange und der Lilie” », Goethes Geistesart in ihrer Offenbarung durch seinen Faust und durch das Märchen von der Schlange und der Lilie, Gesamtausgabe 22 (GA 22), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1979, p. 63-83.

7 Rudolf Steiner, « L’Esprit de Goethe d’après le “Conte du serpent vert et du lis” », L’Esprit de Goethe d’après Faust et le Conte du Serpent vert, trad. Germaine Claretie, Paris, Presses Universitaires de France, 1926, p. 69-92.

8 Rudolf Steiner, « Die okkulte Grundlage in Goethes Schaffen », Philosophie und Anthroposophie. Gesammelte Aufsätze (1904-1923), Gesamtausgabe 35 (GA 35), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1984, p. 19-42. Cette conférence a été prononcée à Londres le 10 juillet 1905, à l’occasion d’un congrès de la Fédération européenne de la Société théosophique.

9 Gonthier Louis-Fink, « Les Mille et une lectures du “Conte” de Goethe. Bilan de la critique », Goethe, « Cahiers de l’Hermétisme », Paris, Albin Michel, 1980, p. 55 : « L’influence qu’a exercée R. Steiner est plus importante qu’on ne le soupçonnerait aujourd’hui. » Cette influence est réelle mais elle n’est pas toujours signalée. Jean-Yves Masson cite par exemple la conférence berlinoise de 1918 dans la bibliographie d’une préface qu’il a écrite pour une traduction du Märchen, mais le nom de Steiner n’apparaît pas dans son texte. Voir Jean-Yves Masson, « De l’enchantement à l’initiation. Une lecture des contes de Goethe », dans J. W. von Goethe, Trois Contes et une Nouvelle, trad. Alexandre Benzion et Pierre Leyris, Paris, José Corti, 1995, p. 103.

10 J. W. von Goethe, « L’exégèse du “Serpent vert” », dans Le Serpent vert. Conte symbolique traduit et commenté par Oswald Wirth, Paris, Dervy, 1999 [1922], p. 81-180.

11 Die Horen a accueilli les textes d’importants contributeurs, parmi lesquels Johann Gottlieb Fichte, Johann Gottfried von Herder ou Friedrich Hölderlin.

12 L’ouvrage a été traduit en français sous le titre Entretiens, ou encore Causeries d’émigrés allemands (trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Imprimerie nationale, « La Salamandre », 1997).

13 L’expression vient d’une des Xenien de Friedrich Schiller et J. W. von Goethe. Voir Friedrich Schiller, Xenien aus dem « Musen-Almanach für das Jahr 1797 », Gedichte, éd. Georg Kurscheidt, Werke und Briefe in zwölf Bände, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 594 : « Mehr als zwanzig Personen sind in dem Märchen geschäftig, / Nun, und was machen sie denn alle? Das Märchen, mein Freund. »

14 Le nom de ce personnage est diversement traduit. Oswald Wirth l’appelle par exemple Fleur de Lys.

15 Pour un bilan synthétique des interprétations du Märchen, voir Gonthier Louis-Fink, op. cit., p. 37-71.

16 Friedrich von Schiller et Wilhelm von Humboldt, Der Briefwechsel zwischen Friedrich Schiller und Wilhelm von Humboldt, éd. Siegfried Seidel, Berlin, Aufbau Verlag, 1962, vol. 1, lettre du 20 novembre 1795 de Humboldt à Schiller, p. 222.

17 Ce résumé n’entend pas rendre justice à l’ensemble des interprétations du Märchen ; certaines sont difficiles à classer. Camilla Lucerna propose par exemple de voir dans certains épisodes du conte la transcription fictionnelle des réflexions scientifiques de Goethe, en écho à des interrogations alors d’actualité dans le domaine des sciences naturelles, comme la phosphorescence.

18 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 100-101.

19 Ibid., p. 87.

20 Ibid., p. 83.

21 Ibid., p. 91.

22 Ibid., p. 21.

23 Ibid., p. 14.

24 Rudolf Steiner, « Étude », op. cit., p. 116 et p. 121.

25 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 100 : « Ces flammes légères et mobiles représentent la philosophie raisonneuse du xviiie siècle. »

26  Rudolf Steiner, « Étude », op. cit., p. 134.

27 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 101.

28 Rudolf Steiner, « L’Esprit », op. cit., p. 82.

29 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 83 et p. 103.

30 « Von beiden Gedankenmittelpunkten aus gehen Strahlen, welche im Übersinnlichen endigen müssen. ». Voir Rudolf Steiner, GA 22, p. 70 ; « L’Esprit », op. cit., p. 75.

31 Ibid., p. 111.

32 Ibid., p. 145.

33 Rudolf Steiner, GA 22, p. 68 ou GA 30, p. 90.

34 Rudolf Steiner, GA 57, p. 35 ; « Étude », op. cit., p. 111-112.

35 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 15.

36 Ibid., p. 84.

37 Ibid., p. 99.

38 Ibid., p. 86.

39 Ibid., p. 83.

40 Ibid., p. 163.

41 Ibid., p. 142.

42 Friedrich Schiller, Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen / Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992.

43 Rudolf Steiner, GA 22, p. 70-71 ; « L’Esprit », op. cit., p. 76.

44 Rudolf Steiner, Die Philosophie der Freiheit. Grundzüge einer modernen Weltanschauung, Gesamtausgabe 4 (GA 4), Dornach, Rudolf Steiner Verlag, 1958.

45 Rudolf Steiner, « Étude », op. cit., p. 121. Le texte de Steiner (GA 57, p. 51-53), avec lequel les traducteurs ont pris de grandes libertés, est beaucoup plus long en version originale.

46 Oswald Wirth, Le Serpent vert, op. cit., p. 95 et Le Symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’alchimie et la franc-maçonnerie, Paris, Dervy, 2009, p. 54.

47 Ibid., Le Serpent vert, op. cit., p. 99.

48 Ibid., p. 89.

49 Ibid., p. 84.

50 Jean-Yves Masson, « Préface », op. cit., p. 44.

Pour citer ce document

Agnès Parmentier, « Quelques caractéristiques d’une herméneutique ésotérique. Le Märchen de J. W. von Goethe lu par Oswald Wirth et Rudolf Steiner » dans Littérature et occulture,

Programme de recherche
Coordination scientifique : Frank Greiner, Sylvain Ledda et Catherine Douzou

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 29, 2023

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