Politiques de l'air

Poly-caco-phonies pour catastrophes inodores. De Tchernobyl à Somaland

Bertrand Guest


Texte intégral

Pour ma sœur Elsa, philosophe de la lucidité.

1Récit hybride de la « littérature de terrain1 », Somaland (Paris, Allia, 2012) se présente comme la retranscription de paroles enregistrées. Un matériau documentaire d’entretiens qui semble au moins en partie retravaillé voire fictionnalisé, tant il présente un monde à la fois excessif et intensément semblable au nôtre. On y assiste notamment à une série de réunions d’experts en acceptabilité du risque, qui à l’aide de powerpoints, perles de jargon managérial désespérément creux, enseignent l’art de persuader les populations précaires exposées au risque d’un gaz industriel, de la relativité voire de l’absence de ce risque. Loin d’être un détail, cette caricature de l’art du vide exhibe une sorte de novlangue aussi désémantisée qu’elle est efficace en termes de gouvernance. Ainsi nous sont livrés les éléments de langage de Jean-Kevin Dehandscherwaerker, expert en communication, ses slogans ajustés dans la police de caractères à même d’amadouer les « riverains » (plutôt que les habitants) « concertés » du quartier de Thoreau, classé en zone à risque. L’observation participante du narrateur-enquêteur nous plonge dans cette marge de la métropole épargnée, Patrimonia, dont les experts dépêchés sur place travaillent à l’acceptabilité sociale de l’usine et de ses rejets dans l’air.

(I. H., au chômage depuis toujours, explique qu’« ils [les responsables du centre social] ont reçu les résultats du testing de CV et que c’est pire que ce qu’ils pensaient ». À CV égal, toutes les entreprises à risques qui entourent le quartier privilégient les candidatures n’émanant pas de Thoreau. S. T. tire sur son pétard d’un air dépité. L’odeur de l’herbe se mêle à celle, amère et étrangement sucrée – familière ? – du photack, un solvant qui provient des cheminées d’AMPECK FA-2, qui, à intervalles réguliers, portée par le vent d’ouest, se répand dans l’écrin du quartier. Les ingénieurs des administrations locales affirment que le photack est inoffensif, que son odeur ne prouve rien ; plus encore : à les entendre, assimiler une odeur comme le photack à un danger est anti-scientifique [Impact, comme le danger immédiat].)2.

2Ce polluant est le point obsessionnel du récit, si l’on en croit Yacine G., intérimaire sur le site avec qui le narrateur entre en sympathie, et qui se charge de l’alerter sur les dangers pressentis de l’air contaminé. Il est convaincu que le produit est responsable d’une altération psycho-physiologique de son ex-petite amie, Loretta, ayant entraîné leur rupture. Le solvant qui envahit l’intime et laisse sa trace sur les vêtements n’est selon lui qu’une enveloppe cachant un gaz, ironiquement nommé silène, possible écho au double visage du livre rabelaisien où le frivole côtoie la sagesse, et le fictif la vérité3. Le narrateur, en transfuge du groupe des experts peu à peu convaincu des méfaits du silène, se distancie des décideurs froids pour témoigner de l’injustice socio-environnementale, mais surtout de la catastrophe épistémologique et langagière de cette situation (langage opacifié par le brouillard de la désinformation). Rien ne peut être prouvé, toute possibilité d’un discours vrai étant suspendue par l’incertitude d’un régime invérifiable du risque permanent, l’enceinte supposément étanche du site clos imposant le secret et le silence d’un ésotérisme hermétique structurellement entretenu4.

3Comparer pareil texte au classique documentaire des non-fictions post-catastrophe, La Supplication de Svetlana Alexievitch, n’a rien d’évident. Dix-huit ans avant d’obtenir le Prix Nobel de Littérature (2015) pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage de notre époque », l’autrice y recueillait les voix des témoins de Tchernobyl, auxquelles elle donnait par son titre – la molitva, c’est-à-dire la prière psalmodiée de Tchernobyl5 – la tonalité lyrique et élégiaque d’une véritable épopée de la souffrance. Cette composition originale devint un longseller traduit en plus de vingt langues mais demeure aujourd’hui interdite en Biélorussie.

4Citant le philosophe Merab Mamardachvili, « Nous sommes l’air, pas la terre6 », l’exergue du livre suggère notre participation à l’atmosphère en tant qu’êtres de parole respirants. Le livre collecte les mots de celles et ceux qui ont vécu et continuent de vivre Tchernobyl, discours en rhapsodie plusieurs fois mis en scène depuis pour le théâtre ou l’industrie des séries. Ces voix décrivent la mort spectaculaire des corps troués, déformés, l’évacuation chaotique dans une forêt rousse et sous la pluie noire (tout change de couleur après l’explosion nucléaire), l’interdiction de raconter, les femmes lavant inlassablement le linge irradié, les lieux précipitamment abandonnés aux pillards et aux animaux esseulés qui deviennent agressifs, les livres soudain inutilisables et effrayants, la zone et ses trafics (vodka contre passage clandestin), l’exil et la honte d’être sale, le retour résigné à la récolte de tout ce qui continue à pousser, l’inexistence de l’héroïsme humain pourtant affiché, les mensonges, rumeurs et superstitions, l’humour enfin comme ultime recours. Pour ceux qui en ont, les souvenirs de guerre sont le seul comparant bien qu’imparfait, l’année 1941 où « la terre sentait le malheur7 ». Selon le critique Lev Anninski, le livre est composé comme un « requiem en trois parties, avec prélude et finale8 », où les monologues amènent toujours un chœur : soldats, conducteurs, liquidateurs et dosimétristes achèvent de dire « La terre des morts » ; le chœur des médecins, résidents évacués et femmes de liquidateurs clôt « La couronne de la création » ; c’est sur celui des enfants, enfin, que se ferme « Admiration de la tristesse ».

Recueillir les voix des témoins de l’imperceptible

5Ce qui rapproche Somaland et La Supplication tient à une poétique partagée de la parole rapportée, polyphoniquement agencée dans une narration documentaire9. Ce procédé laisse trembler les mille nuances du vécu narré par chaque individu, une poétique que Mathilde Zbaeren a identifiée à propos de divers écrits de Chauvier comme « recueil de voix » (non sans lien avec ce qu’Alexievitch elle-même dit de son écriture comme « genre des voix humaines10 »), un dispositif où « peuvent se lire des témoignages entremêlés et en partie réécrits », dans une ambivalence entre « retrait de l’instance enquêtrice » voire « effacement de la voix narrative », et maintien de « l’identité de l’écrivain sur la couverture du livre et dans le paratexte », le paradoxe consistant à « construire une œuvre et une identité auctoriale qui prétend donner la parole à des témoins11 ».

6Ce qui rapproche encore ce monument de voix, cette Supplication qu’il est difficile de lire sans pleurer, ce « livre qui se lit avec le ventre12 », de l’étrange ovni satirique Somaland, rapportant les témoignages d’un insituable13 site Seveso qui n’a pas (encore) explosé, où la moindre fuite n’est pas même avérée, où tout se déroule sur le plan du soupçon, de l’hypothèse d’un danger, c’est leur saisie magistrale de l’ambiance d’un monde où l’air se charge d’un irrémédiable risque industriel. Les deux textes sont scandés par plusieurs voix qui documentent le « fait social total » qu’est la pollution létale et indiscernable de l’air, qu’il s’agisse de radionucléides ou d’un gaz toxique. La comparabilité de La Supplication avec le texte de Chauvier, par-delà leurs différences, réside dans leur appartenance à la littérature de terrain et à la littérature de voix, au croisement de cette démarche d’enquête recueillant la parole des victimes, témoins et acteurs, et du souci de saisir ce qui est dans l’air, et qui n’y est paradoxalement que de façon imperceptible, un horizon indéfinissable en manière de défi pour l’écriture de l’enquête. Comment dire l’invisible et inodore catastrophe en cours (que l’on se situe après, avant ou pendant), son impalpable déroulement et sa durée ordinaires, son intangible impact de chaque instant, la condition nouvelle qu’elle modèle chez celles et ceux qui l’habitent ?

7Les transcriptions successives des entretiens avec Mme Tsuno, maire de Somaland (pays du corps ou de la somatisation ? rappel du soma de Brave New World d’Aldous Huxley ?), avec Yacine G. ou avec un toxicologue épidémiologiste, nous livrent un verbatim que vient enrichir l’interprétation du narrateur, qui commente ses échanges entre parenthèses, comme lorsqu’il dialogue avec un employé du magasin discount Monstros, qu’il tente d’interroger sur la piste des mouches mortes à côté des bouches d’aération :

Lui (mi-incrédule, mi-agacé) – Les mouches ça meurt, celles-là, elles sont mortes là et pis c’est tout.
Moi (insistant franchement, au mépris du caractère possiblement absurde de ma question) – Oui, mais elles n’ont aucune raison de mourir là-haut.
Lui (ahuri) – Pourquoi pas ?
Moi (franchement, lourdement insistant) – Pourquoi ?
Lui (soufflant, irrité) – Je sais pas, parce qu’il y a eu du sucre dessus, peut-être. Faut me laisser travailler monsieur14.

8Élargissant le terrain de l’anthropologie à cette vie quotidienne dont il guette les failles et impensés d’un langage à l’autre, le narrateur cherche à manifester la grammaire ordinaire de l’événement en cours, dans les mots (et silences) mêmes où affleure l’impalpable. Il joue sur les différentes polices, l’empâtement, le gras et l’italique, pour rendre les aspérités vocales de la parole retranscrite. Henry Kuytt, expert en sciences du danger et beau parleur, prend avant de répondre au narrateur « une grande inspiration, qui est peut-être une affectation15 », un air pénétré de gravitas alors qu’il répond sur un sujet glissant où chaque parole pourrait être retenue contre lui. Voilà qui suppose un engagement constant de l’enquêteur, qui doit instaurer la confiance et prendre le temps d’écouter pour écrire.

9Le long de son patient recueil, huit ans après l’explosion, des près de 300 voix qui disent la conflagration continue de Tchernobyl, Alexievitch s’interviewe aussi elle-même, « sa vie faisant partie de l’événement », dans un pays qui n’est « plus une terre, mais un laboratoire » où l’on expérimente en avance que « l’ancien monde n’existe plus », même si l’homme « pris de court […] n’a pas envie d’y penser16 ». Hors de toute chronologie, la série de « monologues » restitue moins des paroles brutes qu’un matériau patiemment retravaillé, orchestré mais authentique17, dont les voix se modulent selon toute une palette d’inflexions, de l’humour noir au lamento tragique :

Et moi, je demeure plongée dans mes pensées… Sur les tombes… Certains se lamentent à voix haute. D’autres pleurent en silence. D’autres encore psalmodient : « Ouvre-toi, sable jaune. Ouvre-toi, nuit noire. » Tu peux attendre que quelqu’un revienne de la forêt mais, de la terre, jamais. Je demande doucement : « Ivan… Ivan, comment dois-je vivre ? » Et il ne me répond rien, ni en bien, ni en mal. (Anna Petrovna Badaïeva, résidente sans autorisation)18.

L’air vicié ou la contamination du milieu parlant

10Le grand paradoxe olfactif de la catastrophe industrielle, passée ou à venir, est qu’elle peut produire une odeur désagréable (comme le photack), mais aussi bien être (ou devenir) inodore, voire effacer la notion même d’odeur, comme l’explique Sergueï Gourine, opérateur de cinéma, à l’autrice de La Supplication :

J’ai vu un pommier en fleur et j’ai entrepris de le filmer. Des bourdons vrombissaient… Du blanc, couleur de noces… devant ma caméra, des gens travaillaient dans les vergers en fleurs, mais je sentais que quelque chose m’échappait. Que quelque chose clochait. Et soudain, cela m’a frappé de plein fouet : il n’y avait pas d’odeurs ! Le verger était en fleurs, mais il ne sentait rien ! Plus tard, j’ai appris que l’organisme réagit aux fortes radiations en bloquant certains organes. […] J’ai eu alors le sentiment que tout ce qui m’entourait était faux. Que je me trouvais au milieu d’un décor19

11Si le motif de la pollution de l’air a une longue histoire, remontant à la théorie des miasmes et aux inquiétudes sur les cheminées d’usine de la première Révolution industrielle20, la nouveauté consiste, dans cette littérature de l’ère Seveso et de l’ère Tchernobyl21, en ce que le monde bascule, de la puanteur à l’indécelable, dans un nouveau régime de doute généralisé quant aux sensations mêmes, aucun sens ne permettant de percevoir la radiation ou la toxicité. C’est le comble d’une modernité qui a progressivement remplacé la perception sensible par la mesure technique des émissions. Que peuvent valoir le bon sens et les sensations de Yacine G. face à la science sûre d’elle du « méta-géographe » autoproclamé Basset, qui renvoie tout ce qui n’est pas la mesure technique à « l’irrationnel22 » ?

Basset (faisant véritablement corps avec son PowerPoint – belle virtuosité technique) – Je vais vous sembler provocant, peut-être même provocateur, mais aussi curieux que cela puisse paraître, je ne me suis jamais rendu dans les usines de Somaland, pas davantage dans les quartiers de Somaland, et pourtant, c’est cela ma force (regard fixe et scrutateur). Ma distance (conviction de prédicateur), ma supériorité méthodologique (Century, bleue comme l’inventivité et la fraicheur de ce regard éloigné) provient de là23.

12Ce filtre faitichiste24 du seul mesurable passe à côté de l’essentiel. Au-delà de leur aspect risible, les slides du powerpoint sont ce discours autoritaire de la « langue fasciste », selon la suggestion de Barthes en exergue de Somaland, pour qui « le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire25 ». Comme le dit un autre expert pontifiant lors d’une formation en « management par les risques » rapportée par le narrateur, « Nous on est là pour parler le même langage, celui qui va nous réunir, un langage commun, objectif, dépassionné, celui de la démocratie », conçu pour contrer les « plaintes en tous genres26 ». Voilà qui pose la question de la politique du dire, et qui rejoint la démarche d’Alexievitch, qui donne elle aussi à entendre la façon dont une société est contrainte à parler d’une certaine façon de ce qui lui arrive, cantonnant l’atmo-sémio-sphère à un milieu confiné.

13Avec l’atteinte de l’air, plus qu’aucune autre pollution, c’est le véhicule même du sens, son milieu d’expression, de partage et de propagation qui se déplace et mute. Ce sont les ondes et molécules d’un possible sens, de l’espoir de partager une grammaire commune, de jouer à des jeux de langage, qui se trouvent suspendues ou altérées, d’où l’attention précise d’Alexievitch et de Chauvier aux modalités et tonalités même du dire. Ce dernier déploie de riches et nombreuses didascalies en parenthèses, qui permettent l’analyse conversationnelle et rappellent un travail théâtral comme celui de l’Encyclopédie de la Parole27, entre retranscription anthropologique et saisie artistique, une pratique à même de saisir les subtiles inflexions vocales et énonciatives des discours recueillis (silences, euphémismes, périphrases, rumeurs, déplorations, accusations, etc.), dont il s’agit de faire entendre tout l’éventail de la musique troublée.

Poly-, caco- ou sym-phonie ?

14Or c’est bien dans leur mise en musique, leur réécriture de la matière orale, que contrastent les deux livres, la polyphonie tournant dans Somaland à une forme de cacophonie, et plutôt à la symphonie dans La Supplication. Si ce roman à voix d’Alexievitch (ainsi que La guerre n’a pas un visage de femme) peut être qualifié de « symphonie28 », c’est qu’il donne à entendre les voix qui habitent le milieu devenu irrespirable, jusqu’à restituer leurs grains, leurs béances et leurs hésitations, c’est-à-dire à rendre la texture même du milieu où circule tant bien que mal la parole, l’air malmené de l’apocalypse, le tout d’une façon qui présente encore une harmonie d’ensemble. Chauvier partage une même volonté d’écrire en resituant le cœur de la catastrophe – la centrale ou l’usine – dans le tissu des voix qui composent l’habitat humain qui l’entoure, celles et ceux qui y travaillent, qui vivent à côté et subissent ses rejets sans toujours le savoir. Il se singularise en ce qu’il ne cherche pas à conserver (ou induire) quelque harmonie que ce soit entre les voix, mais plutôt à montrer leurs dissensus et dissonances jusque dans une sous-conversation, comme lorsque le narrateur échange avec Yacine au sujet de ses soupçons sur le photack, inaudibles pour le comité d’alerte pourtant chargé de recueillir les plaintes des citoyens.

Moi – […] Enfin bon (réalisant que Gonzales ne pourra recevoir la plainte de Yacine G. puisqu’elle ne repose sur aucune observation empirique), il faudra tourner votre plainte d’une certaine façon, il faudra la mettre en forme.
Lui (protestant) – Elle est pas acceptable ma plainte ?
Moi (que pourrais-je dire maintenant ?) – C’est pas ce que je veux dire. Il faut trouver des mots pour la rendre efficace (ne supportant plus l’idée de lui parler comme à un cas-type ; souhaitant que cette mystification cesse, que quelqu’un entende son point de vue, quelqu’un d’autre que moi, quelqu’un d’habilité, un expert en science du danger29).

15Les ondes étant brouillées, « la crise commence où finit le langage30 » et le paysage vocal est mis au défi de faire sens. C’est la raison profonde pour laquelle il importe de donner la parole à ceux qui en sont dépossédés, les victimes d’injustices environnementales étant souvent les moins en capacité de se faire entendre. Les zones impactées sont surtout rurales concernant Tchernobyl, péri-urbaines dans Somaland, les populations frappées d’autant plus fragiles et loin du pouvoir. Recevant le Prix des libraires allemands pour la Paix en 2013, Alexievitch revendique elle-même le terme de symphonie, alors qu’elle explique vouloir transcrire la parole de ceux qui ne laissent jamais de trace et ne sont jamais écoutés31 :

Je vais chez ceux qui sont silencieux. Je les écoute, je prête l’oreille à ce qu’ils disent, je guette. La rue est pour moi un chœur, une symphonie. […] Dans l’homme et dans la vie humaine, il y a tant de choses qui non seulement n’ont jamais été décrites par l’art, mais dont l’art ne devine même pas l’existence. Tout cela a brillé un instant, et a aussitôt disparu32.

16Les deux écrivains travaillent significativement en stylistes et en enquêteurs. Formée comme journaliste, Alexievitch œuvre en « historienne des âmes33 », soucieuse de faire émerger l’inouï. Anthropologue de l’ordinaire, Chauvier informe sa prose par les méthodes sociologiques de l’ethnométhodologie de Garfinkel (qui laisse les acteurs dire d’eux-mêmes leur perception du milieu). Le social scientist réflexif et critique « dénonce les stratégies d’écriture académiques qui refoulent les scories de l’enquête dans un hors-champ afin de mieux en instituer l’autorité34 ». Le collage des paroles individuelles forme un chant plus ou moins composite et euphonique. Mais là où Chauvier semble choisir de ne pas retravailler vers la beauté le matériau brut enregistré, Alexievitch évoque l’art de la composition musicale :

Il importe que les confessions […] prennent une forme littéraire, que chaque récit soit comme une nouvelle, même s’il ne contient que quelques phrases. Je le construis comme une nouvelle, avec sa musique, son rythme, son contrepoint. Mais à la base d’un document ! Je me fie à mon intuition, à mon ouïe… c’est ainsi que naît une symphonie, je crois, à partir de sons, de leurs combinaisons, quand se construit finalement un bâtiment commun35.

17La symphonie est donc à la fois « dans la rue », latente dans la situation qu’il s’agit d’écouter, et l’effet de sa réécriture contrapuntique. Pour Valeri Lipnevitch (revue Novy Mir), cette « diversité des points de vue rend le tableau multidimensionnel, stéréoscopique36 ». Donner voix aux invisibles et aux subalternes n’empêche pas de magnifier leur verbe dans une prose composée avec une certaine gravité comme chorale funèbre, tragique et épurée, là où Somaland fait éclater de dysphoriques paroles désordonnées, brutes et comme satiriques, tant elles comportent de trouble et de parasitage. Alexievitch se fait chef d’orchestre d’une déflagration de voix, quand Chauvier, en maître du montage, compose une partition de couacs et de mots creux.

Pneumatique de l’atmo-sémio-sphère du soupçon

18Parmi ces couacs, Somaland exhibe les failles d’un discours d’évaluation du risque fondé sur les données théoriques plutôt que sur le terrain, discours surplombant qui s’en remet à la carte, censée établir à l’avance la circonscription d’un périmètre (ridiculement restreint) impacté par l’usine. Les témoignages récoltés par Alexievitch montrent bien, au contraire, que des personnes évacuées car proches de la centrale s’en sont parfois mieux sorties que d’autres, pourtant éloignées, à cause de vents et de phénomènes atmosphériques jamais prévisibles ou quantifiables, liés à une distribution incalculable du risque (les retombées de césium 137 se disposant en tâches de léopard). Reproduisant la carte des zones de danger autour de l’usine, Chauvier en affadit progressivement la portée et la justesse, suggérant que la vérité du risque vécu n’obéit pas à la raison graphique et tabellaire de l’écrit, ni ne se laisse gouverner par les nombres, qu’elle s’exprime plutôt dans les nuances vocales du sentiment et du souvenir. Comment pourrait-on mesurer en effet l’inestimable perte vécue par chaque être pris dans la catastrophe ?

19Il s’agit donc d’organiser la libre circulation des paroles en les déterritorialisant, en levant leur assignation à des contraintes ou des lieux confinés, ainsi que le relève Tiphaine Samoyault à propos d’Alexievitch :

[Que ses récits semblent en apparence faire disparaître la fonction d’auteur] est d’ailleurs un des enjeux du procès qui lui est intenté en 1992 pour Les Cercueils de zinc. À qui appartiennent les propos qu’elle rapporte ? Qui en est le responsable ? Un désaccord profond naît entre ceux qui assignent à la parole un territoire, qui en font une propriété et celle qui défend la profonde atopie de la parole. Il est recouvert par un autre désaccord, regroupant les mêmes forces d’opposition, entre ceux qui identifient la littérature au beau style et celle qui ne cherche pas à étouffer la parole dans l’écrit. Alors l’auteure est, pour ses détracteurs, doublement responsable : de voler la parole et de la laisser voler37.

20C’est là tout le potentiel subversif de ces deux textes d’investigation, qui reproduisent dans leur lettre même les effets de pouvoir et d’intimidation qui régissent les paroles, quant à savoir qui dit censément la vérité ou non, qui occupe une position écoutée ou pas. L’accusation mutuelle de désinformation sert de fil rouge à Somaland, qui s’émaille de citations associant la supposée déviance de Yacine à l’hérésie décrétée du meunier frioulan Menocchio, redécouvert par Carlo Ginzburg38. Or la rumeur, phénomène volatile s’il en est, structure aussi La Supplication :

À la radio, on nous fait toujours peur avec la radiation, mais nous vivons mieux avec elle. […] [La radiation] comment est-elle ? Vous l’avez peut-être vue au cinéma ? De quelle couleur ? Certains disent qu’elle n’a ni couleur ni odeur, et d’autres qu’elle est noire. Comme la terre ! Et si elle n’a pas de couleur, alors elle est comme Dieu. Dieu est partout, mais personne ne le voit. On nous fait peur, mais il y a des pommes sur les branches, et des feuilles sur les arbres. Et des pommes de terre dans les champs… Je crois qu’il n’y a pas eu de Tchernobyl. Qu’on a tout inventé… On a trompé les gens… (Anna Petrovna Badaïeva, résidente sans autorisation)39.

21Sans que le scepticisme généralisé ne prenne toujours cet accent de déni, le texte des paroles – dans Somaland tout aussi bien – est miné par les indéfinis, littéralement troué par ses suspensions et silences, ses émotions et trous de mémoire, ses parasitages et hésitations, ses dits et non-dits. Les voix sont nombreuses à insister sur la brèche indécidable ouverte par l’air vicié entre le réel et l’imaginaire, à l’image d’Alexievitch elle-même qui constate l’avènement d’un monde inconnu et fantastique dans lequel « la nature ne [ressemble] à rien de connu40 ». Une ère du soupçon Seveso-Tchernobyl dans laquelle le recours à la littérature ne peut subitement plus être le même41, dans laquelle ce qu’est un être humain se transforme sur tous les plans, et notamment celui de la parole et du langage :

Chaque chose reçoit son nom lorsqu’elle est nommée pour la première fois. Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer42.

22Cette écriture qui est d’abord une écoute sensible relève d’une approche non pas systématique43, mais contingente, essayiste, consistant à transcrire le vécu par une phénoménologie des comportements et des paroles. Somaland et La Supplication posent, non pas en les additionnant, mais dans un même geste liant la forme au sens, deux questions en une : celle de la pollution de l’air (mais aussi des sols et des eaux) et celle, poéthique, des conditions de la parole, des régimes variés de la respirabilité du texte, rythmé par de courtes interventions vocales comme autant de thrènes, de sanglots, de blagues relevant de l’humour noir, de colère éclatante, mais aussi de moments de gêne où l’interlocuteur noie le poisson, d’interventions aux tons changeants et à l’oralité marquée. Si une telle musicalité n’est pas toujours d’une lecture agréable, elle est profondément révélatrice d’une nouvelle grammaire, liée à une nouvelle atmosphère.

23Pour écrire l’« histoire manquée », post-apocalyptique, des « sensations et sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu44 », il s’agit de faire face avec une nouvelle grammaire à l’hybris technicienne d’un monde absurde. La catastrophe inodore révèle tous les liens invisibles qui tissaient le monde d’avant l’apocalypse, un monde défait qu’il s’agit de recomposer, à partir de ce liant mis à mal, insoupçonnable et non questionné, l’élément aérien auquel nul ne prêtait attention. Tout sens de l’histoire disparaissant dans ce « monde fantastique, mélange de fin du monde et de l’âge de pierre45 », ou dans ces zones instables où plus rien n’est certain, seule demeure l’exploration langagière de ce qu’un air pollué (pour ne rien dire des eaux et de la terre) fait aux discours qui y circulent. C’est le champ d’enquête qui permet à la fois d’admirer tragiquement la tristesse et de décrypter avec malice le storytelling. En étudiant les mots et les tons pour dire ou taire le risque chimique ou nucléaire, les deux essais-partitions étudiés montrent que l’écologie est affaire de richesse et d’indépendance de nos vocabulaires pour dire les milieux où nous vivons, donc les dangers auxquels nous sommes exposés. La littérature montre ici que la structure de toute crise socio-environnementale est aussi langagière, que l’atmosphère véhicule une sémiosphère et qu’inversement, les paroles, heureuses ou « malheureuses », configurent cette atmosphère en retour46. Au-delà du constat d’impuissance qui semblerait s’imposer, cette littérature parfois âpre, à même l’expérience, encourage à nommer la chimie qui nous entoure, à décrire nos sensations partagées et évolutives, à chanter les sentiments que nous inspirent les changements d’atmosphère, à faire vibrer, tout vicié soit-il, l’air même que nous respirons.

Notes

1 Voir Florent Coste, « Propositions pour une littérature d’investigation », Journal des anthropologues, nos 148-149, 2017, p. 51 : si « l’écriture tend […] à éloigner du terrain, à occulter les situations d’interlocution qui s’y tramaient et à effacer derrière elle les traces hésitantes et tâtonnantes du travail ethnographique […] la littérature d’investigation fait le choix du terrain, plutôt que du cabinet. » Voir aussi Alison James et Dominique Viart (dir.), « Littératures de terrain », Revue critique de Fixxion française contemporaine, no 18, juin 2019. En ligne : https://doi.org/10.4000/fixxion.1254, page consultée le 12 février 2024.

2 Éric Chauvier, Somaland, Paris, Allia, 2012, p. 19.

3 Le prologue du Gargantua de Rabelais [1535] place le livre sous l’ambivalent patronage de Platon et de Bacchus, le comparant à cette boîte des apothicaires antiques dont l’aspect bouffon cache de précieux pharmaka. Cette référence est moins assurément voulue que celle qui donne au lieu le nom du philosophe de Walden, pionnier de l’écologie.

4 Voir Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité : introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 1983.

5 Entre oraison et litanie, le terme implique l’adresse du croyant et renvoie aussi bien à la pratique de la prière qu’au texte canonisé d’invocation.

6 Svetlana Alexievitch, La Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse [Чернобыльская молитва. Хроника будущего, Moscou, Ostojié, 1997], trad. Galia Ackerman et Pierre Lorrain, Paris, J’ai lu, 1999, p. 5.

7 Ibid., p. 56.

8 Lev Anninski, cité par Galia Ackerman dans La Force de vivre : Hugo, Les Contemplations, Nietzsche, Le Gai savoir, Alexievitch, La Supplication, Neuilly, Atlande, 2020, p. 210.

9 Voir Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, 2012/2, no 166, p. 13-25.

10 Expression du discours d’honoris causa à l’Université de Genève en 2017, citée par Galia Ackerman (La Force de vivre, op. cit., p. 225), qui précise que l’autrice « reste une journée entière avec la même personne, si elle sent que celle-ci produit un texte nouveau ou ajoute une facette à notre connaissance de l’âme humaine », recherchant « quelque chose d’évanescent et de fragile, la partie parlée de la vie, envers laquelle nous nous montrons si peu attentifs, si négligents, et qui, dans l’agitation des jours, disparaît dans la nuit des temps », un ordinaire qu’il s’agit d’extraire de l’oubli : « je voudrais, moi, transformer tout ce qu’est notre vie en littérature. Y compris la parole du quotidien. »

11 Mathilde Zbaeren, « Singularité et réflexivité dans les récits d’enquête contemporains » COnTEXTES [En ligne] : http://journals.openedition.org/contextes/10133, page consultée le 3 mai 2021.R

12 La Force de vivre, op. cit., p. 206. Formule du sociologue expert de Tchernobyl Jean Rossiaud, qui élit ce texte comme le plus touchant sur cet événement.

13 Si l’auteur situe en entretien Somaland sur un terrain réel, décrit au bec d’Ambès, on peut s’appuyer sur le changement des noms propres pour lire ce texte comme généralisable, transposable, interchangeable avec bien des non-lieux analogues.

14 Éric Chauvier, Somaland, op. cit., p. 141-142.

15 Ibid., p. 17.

16 Svetlana Alexievitch, La Supplication, op. cit., p. 31.

17 Svetlana Alexievitch, « J’écris l’histoire des âmes », entretien avec Michel Etchaninoff, dans Œuvres, Arles, Actes Sud, 2015, p. 14 : « je nettoie un peu ce qu’on me dit, je supprime les répétitions. Mais je ne stylise pas et je tâche de conserver la langue qu’emploient les gens. »

18 Svetlana Alexievitch, La Supplication, op. cit., p. 56-57. « Résidente sans autorisation » traduit le concept de samiossoly, ces habitants déracinés ayant refusé le relogement, revenus en clandestins dans les villages abandonnés.

19 Ibid., p. 114-115.

20 Roussel Isabelle, « Air », dans Guide des humanités environnementales, dir. A. Choné, I. Hayek, P. Hamman, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 356 : « La révolution industrielle, bâtie sur le paradigme de l’hygiénisme, confie aux progrès technologiques le bien-être de l’humanité qui s’affranchit des microbes. En objectivant la pollution, la mesure efface le poids de la perception sensible ; les pollutions invisibles prennent le pas sur la fumée et les odeurs ».

21 Dans les deux cas, le toponyme devient unité de mesure et ouvre une nouvelle ère du rapport au risque, l’espace-temps référentiel repoussant les limites jusqu’alors admises d’une échelle d’évaluation toujours à revoir.

22 Éric Chauvier, op. cit., p. 155.

23 Ibid., p. 146.

24 Selon les termes de Marc Lenglet, recensant Sur le culte des dieux faitiches. Suivi de Iconoclash, de Bruno Latour, pour la revue Lectures (compte-rendu mis en ligne le 9 janvier 2010, URL : http://journals.openedition.org/lectures/896, page consultée le 12 février 2024), la notion de faitiche « permet d’agréger les faits et les fétiches, les réalités dont l’objectivité n’est pas interrogée (réalisme) et les faits fabriqués par un sujet (constructivisme) ».

25 Éric Chauvier, op. cit., p. 7. Barthes Roland, Œuvres Complètes, Paris, Le Seuil. 2002, t. V, p. 432.

26 Éric Chauvier, op. cit., p. 44.

27 Voir www.encyclopediedelaparole.org, page consultée le 12 février 2024, un projet pluridisciplinaire qui répertorie des enregistrements « en fonction de phénomènes particuliers de la parole telles que la cadence, la choralité, le timbre, l’emphase, l’espacement, le résidu, la saturation ou la mélodie ».

28 Svetlana Alexievitch, « J’écris l’histoire des âmes », op. cit., p. 7.

29 Éric Chauvier, Somaland, op. cit., p. 62-63.

30 Éric Chauvier, La Crise commence où finit le langage, Paris, Allia, 2009.

31 Une telle démarche est par ailleurs proposée par exemple dans le « Parlement des invisibles » de Pierre Rosanvallon.

32 La Force de vivre, op. cit., p. 225.

33 Svetlana Alexievitch, « J’écris l’histoire des âmes », op. cit., p. 14 : « Je n’écris pas l’histoire des faits mais celle des âmes. »

34 Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard, Paris, Anacharsis, 2012, Quatrième de couverture.

35 Svetlana Alexievitch, entretien à la revue Znamia, 2019, cité dans La Force de vivre, op. cit., p. 226.

36 Ibid., p. 206.

37 Tiphaine Samoyault, « Verba volant », dans La littérature au-delà de la littérature : autour de Svetlana Alexievitch, Genève, La Baconnière, 2019, p. 122-123.

38 Ginzburg Carlo, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle [1976], trad. Monique Aymard, Paris, Flammarion, 2019.

39 Svetlana Alexievitch, La Supplication, op. cit., p. 60.

40 Svetlana Alexievitch, « J’écris l’histoire des âmes », op. cit., p. 12.

41 Voir Svetlana Alexievitch, La Supplication, op. cit., p. 108, avec cette femme qui a toujours trouvé appui sur Tchekhov dans l’adversité mais ne le peut plus.

42 Ibid., interview de l’auteur par elle-même, p. 31-32.

43 Voir Freek Lomme, Brian Holmes, Bureau d’Études (Léonore Bonaccini et Xavier Fourt), An Atlas of Agendas : Mapping the Power, Mapping the Commons, Eindhoven, Bureau d’Études, 2013, pour une approche tabellaire, encyclopédique, cartographiant les canaux financiers et les effets de l’industrie.

44 Svetlana Alexievitch, La Supplication, op. cit., p. 30.

45 Ibid., p. 95.

46 Voir Céline Curiol, Paroles malheureuses, Marielle Macé, Parole et pollution, Paris, AOC, « Imprimés d’AOC », 2021.

Pour citer ce document

Bertrand Guest, « Poly-caco-phonies pour catastrophes inodores. De Tchernobyl à Somaland » dans L’Air des livres. Respirations, inspirations,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets du vivant », n° 1, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1568.

Quelques mots à propos de :  Bertrand Guest

Universités d’Angers et du Mans
3LAM, EA 4335