Miasme et histoire

À la recherche du bon air… L’éventail : souffle, respiration, mouvement

Sylvain Ledda


Texte intégral

1Que valent de délicats éventails à l’heure de Lubrizol et des catastrophes écologiques qui condamnent l’air à devenir irrespirable ? Le sujet peut paraître bien frivole et même bien superficiel pour prendre place dans un ensemble de textes qui traite d’un sujet d’écocritique sérieux. Ou pour le dire autrement, peut-on harmonier une démarche sociocritique à l’analyse écopoétique d’un objet ? Sans doute la réponse réside-t-elle dans le choix de considérer d’emblée l’éventail comme l’un des moyens écologiques les plus rudimentaires pour changer d’air. Si s’éventer à l’aide d’un bel objet est un geste que nous percevons peut-être comme daté ou fortement connoté socialement, il s’agit aussi d’un mouvement aussi simple que d’employer sa main pour se ventiler. La dimension écologique de l’objet ne saurait être discutée : au moyen d’un petit « meuble » de bois, de papier, de plume ou de tissu, il s’agit de brasser l’air pour le rendre plus respirable. À l’heure où l’on se soucie de la qualité de l’air, l’éventail fait un retour en force et supplante le vrombissement des petits ventilateurs de poche et d’autres formes de climatisation individuelle. En effet, avant d’être un accessoire pour se donner un air, une contenance, voire un genre, l’éventail est l’objet élémentaire pour qui veut rafraîchir l’atmosphère quand l’oxygène vient à manquer ou que la température monte.

2Les circonstances de la vie dans lesquelles on cherche à produire de l’air sont nombreuses, mais s’il est un petit instrument qui traverse l’espace et les frontières, qui insinue son aile mobile dans les pages des livres, c’est bien l’éventail. Est-il exclusivement féminin ? Non sans humour, un compte-rendu de la célèbre Histoire des éventails, publiée par Blondel en 1875, fait remonter son origine à la Genèse :

Le premier éventail fut vraisemblablement contemporain de la première femme et du premier coup de soleil. Il y a lieu de croire que le couple bienheureux de qui nous descendons n’en ignorait pas l’usage et la feuille de figuier, biblique vêtement un peu court même sous le beau ciel de l’Éden, devait être au contraire dans les mains de notre commune aïeule un éventail aussi élégant que confortable1.

3Or, agiter un éventail ne refroidit qu’en apparence l’air qu’il meut, puisqu’il ne fait que le déplacer. Le rafraîchissement grâce à l’éventail est à cet égard un phénomène physique que les traités mécaniques et autres ouvrages consacrés à la ventilation ont très bien expliqué depuis le xviiie siècle. Aussi l’éventail fait-il partie d’un ensemble de moyens de se procurer un bon air, mais son usage mécanique alluvionne aussi un jeu d’illusions qu’on se donne à soi-même et aux autres, de préférence en société ; ce jeu consiste à penser que s’éventer sert uniquement à créer de l’air, alors qu’il anime bien d’autres significations sociales et morales. Dès lors, cet artefact écologique produit presque systématiquement un régime sémiotique suggestif dans toute fiction. Si la fonction première de l’éventail est bien de s’éventer, son rôle est aussi multiculturel et il se commue souvent en un marqueur de classe ; longtemps il a été un objet de pouvoir, de castes et, quand il surgit dans la fiction, l’air qu’il introduit est toujours un indice fort donné sur la nature et le rôle du personnage qui s’évente, ainsi que sur les relations qui lient les protagonistes.

4C’est le cas dans la littérature du xixe siècle, qui servira de cadre à cette étude. Si l’on se fonde sur la production de l’âge romantique, l’éventail apparaît certes dans la fiction quand il s’agit de s’éventer, de faire circuler l’air, mais il est surtout chargé de toute une symbolique attachée à des questions de genre (masculin / féminin), d’extraction sociale (bourgeoisie / aristocratie / peuple), d’idéologie, de code de séduction. L’air qu’il mobilise est donc lourd de sens et riche de valeurs. Dénotations et connotations sont nombreuses, dès qu’on scrute la présence et la circulation de l’éventail dans une scène littéraire, qu’elle soit romanesque, théâtrale ou poétique. Dans ce contexte de fiction, l’éventail est l’un des objets le plus souvent détourné de sa fonction initiale. Il n’est plus un moyen plaisant de se rafraîchir, il est un objet symbolique, le médiateur des désirs ou des interdits. Quelles définitions sont données de l’éventail au siècle de Balzac, de l’industrialisation et de la commercialisation de masse ? Comment l’éventail passe-t-il d’un usage pragmatique à des enjeux plus symboliques ? Suaves ou délétères, quelles atmosphères produit-il ? Comment finalement cet artefact oriente-il la signification historique et sociale des scènes où il apparaît ?

Définir l’éventail

5Les analogies entre l’éventail, le livre et la page sont nombreuses et bien connues – on parle même d’une technique de « reliure à l’éventail » pour désigner une certaine manière de disposer les dorures. Composition réduite à sa plus simple expression, l’éventail est aussi le feuillet où se trace une pensée fugace, à l’image du poème éphémère déposé par Maupassant en 1889 pour la princesse Potocka2. À l’image du livre, il s’ouvre, se déploie ou se reploie, selon la fantaisie de celui qui le tient.

6Selon les érudits du xixe siècle, l’éventail serait un objet passionnant pour au moins deux raisons : d’une part, son origine est lointaine et exotique – il aurait été rapporté de Chine au xvie siècle. Et d’autre part, ce petit meuble fait partie de ceux qui ont subi la plus grande distorsion entre leur usage originel, leur emploi effectif et la fonction qu’ils occupent dans la fiction. Les explications, depuis le xviie siècle, s’accordent certes sur le rôle pragmatique qui lui est dévolu. Selon Richelet et Furetière, il s’agit tout bonnement d’« un instrument qui fait du vent ». Cette acception générale évolue rapidement au xixe siècle. Ainsi, pour Littré, « c’est une sorte d’écran avec lequel les dames s’éventent3 ». La destination féminine de l’éventail suggérée par telle définition ne va pas de pair avec son genre. Jusqu’au xviie siècle en effet, l’éventail est gender fluide, féminin aussi bien que masculin.

7Avec les progrès techniques, les méthodes pour produire une aération artificielle se développent et de nombreux traités paraissent, qui témoignent de l’intérêt croissant pour la circulation de l’air et sa production. Dans La Clé de la science, une série de définitions rappelle à quels phénomènes physiques obéit précisément l’éventail :

794. Pourquoi en été se rafraichit on le visage en l’ÉVENTANT ? Parce que l’éventail met l’air en mouvement et le fait passer plus rapidement sur le visage. Comme la température de l’air est plus basse que celle de notre corps chaque bouffée emporte une portion de la chaleur de ce dernier.
795. L’éventail REFROIDIT-il l’air même ? Non, l’on échauffe de plus en plus l’air lorsqu’on se rafraichit le visage avec un éventail4.

8La vie des éventails subit toutefois l’évolution des sciences de la ventilation. Tout en s’inscrivant dans le sillage des définitions d’Ancien régime, l’éventail fait piètre figure face aux progrès de l’hygiénisme qui incitent à ouvrir les fenêtres, à aérer les espaces de vie et de travail ; tout en se démocratisant, il devient un objet d’apparat, un accessoire qui obéit à un code et à des rites sociaux. Dans son Traité de la ventilation publié en 1868, Victor-Charles Joly consacre un chapitre à « l’histoire de l’aération » ; il rappelle la place qu’occupe l’éventail dans la déjà longue histoire de l’aération artificielle, tout en notant qu’il appartient désormais au passé :

La première ventilation artificielle dont l’histoire fasse mention est celle qu’avait conseillée Hippocrate lors d’une épidémie à Athènes et celle qu’on a appliquée dans ces derniers temps dans quelques villes du Midi pendant le choléra ; je veux dire l’allumage de vastes foyers sur les places publiques. Ces foyers brûlaient une partie des miasmes aériens et déterminaient un certain courant dans l’atmosphère ambiant, mais ils exigeaient une masse énorme de combustible et, on le comprend, ils n’agissaient que sur des surfaces très restreintes.
À ce moyen imparfait de ventilation, il faut ajouter le modeste éventail employé en Chine depuis les temps les plus reculés et devenus entre les mains de nos modernes Espagnoles un instrument si mobile et si prompt de leurs pensées. Mentionnons aussi le Punkah usité dans les Indes et aux Antilles pour agiter l’air des appartements ; enfin le grossier « manche à vent » de nos navires, instrument essentiellement imparfait, puisqu’il ne fonctionne pas en temps de calme faute de force motrice, ni en cas de tempête, parce qu’il faut fermer les écoutilles5.

9Une telle réflexion sur l’histoire de l’éventail est à mettre en parallèle avec le courant hygiéniste qui traverse tout le xixe siècle, et en particulier romanesque – l’on songe, par exemple, à l’emblématique scène du bal de Madame Bovary, durant laquelle une femme laisse sciemment tomber son éventail pour qu’un soupirant le ramasse et qu’elle puisse lui glisser un mot ; mais dans le même bal, on casse une vitre pour changer d’air, l’éventail est aussi un détail hygiéniste. Il s’agit de partir en guerre contre la corruption de l’air, contre les formes les plus manifestes de saleté et d’exhalaisons désagréables. Comme le note Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille, « traquer l’air confiné et les odeurs enfermées à l’intérieur des pièces de la maison, devient ici la grande entreprise hygiéniste6. » En 1855, dans son essai L’Hygiène, ou l’art de conserver sa santé, le médecin Émile Beaugrand rappelle le rôle prophylactique de l’éventail en cas de vent :

Règles hygiéniques : Il faut se soustraire à l’action des vents froids soit en se vêtant convenablement, soit par une marche rapide, soit enfin en évitant de s’exposer à leur action. Quant aux vents chauds on cherchera un abri où l’on puisse se tenir au frais ; on agitera l’air avec un éventail, un mouchoir ; nous n’avons pas besoin d’insister sur ces précautions7.

10Au siècle de l’hygiénisme, l’éventail peut-il rivaliser avec les trouvailles et avec toutes les machines imaginées pour une meilleure circulation et purification de l’air ? Ayant traversé le temps, l’éventail redevient la manière la plus rudimentaire, pour ne pas dire la plus élémentaire, de produire de l’air à l’échelle individuelle.

11Outre ces observations physiques, l’éventail est aussi soumis à une théorie des climats. Il est en effet l’objet de débats, fondés sur les mœurs de chaque contrée. En France, selon Adolphe Fosset, auteur d’une Encyclopédie domestique, l’éventail a très vite perdu sa fonction première, parce que « l’esprit français » appelle la séduction plus que la ventilation. Il explique ce glissement de la pratique à l’apparat mondain en fonction de la longueur de l’objet. En effet, dès leurs premières importations, les éventails étaient de grands objets, à l’image de celui qu’exhibe la Comtesse d’Escarbagnas dans la pièce homonyme de Molière ; ils sont devenus, au fil du xviiie siècle, de petits outils charmants et décorés et donc plus faciles à manier, partant plus familiers des scènes de genre, dans le roman ou au théâtre. Parce que son usage évolue, les expressions qui lui sont liées changent également. Ainsi peut-on lire : « Mignon petit meuble dont la disparition de l’utilisation a entraîné celle de l’expression devenue obsolète “Recourir à son éventail”, qui se dit d’une femme qui l’ouvre pour se cacher quand il se dit ou se fait quelque chose qu’elle a une certaine honte à entendre8. » Étudier l’évolution de la place de l’éventail dans la société occidentale à travers ses représentations littéraires permet donc de comprendre comment la valeur éthique et érotique de l’objet épouse son évolution technique, et finalement la supplante.

Chaleur, exaltation, névrosisme

12Certes, quand on aborde la figuration descriptive de l’éventail, on est souvent contraint de penser l’objet et ses liens avec la « respiration », l’air ou « l’atmosphère » sur un mode métaphorique ou analogique, et de prendre davantage en compte les effets poétiques qu’il entretient avec la réalité que ses effets strictement physiques. Même dans la fiction, la fonction pragmatique, celle de se procurer de l’air, sert souvent de point de départ à une séquence descriptive aux enjeux supérieurs à un courant d’air. De nombreux auteurs, en particulier au théâtre, font ainsi apparaître l’éventail pour contextualiser une scène. Concrètement, il permet de situer l’intrigue dans une saison chaude, créant à proprement parler une atmosphère et produisant sur le spectateur le ressenti de chaleur qu’éprouvent les personnages qui agitent l’aile d’un éventail. L’éventail est donc un indicateur météorologique ou climatique, sans que cette fonction ne soit jamais univoque. L’éventail est certes un accessoire mondain, mais il est aussi un baromètre qui renseigne sur la température émotionnelle ambiante. Dans le théâtre du xixe siècle, notamment dans la comédie, cet usage est très fréquent. Comment indiquer qu’une scène se déroule l’été et que l’air est difficilement respirable ? Certes des costumes légers, des croisées ouvertes sur un jardin offrent des signifiants estivaux. Les personnages peuvent verbalement exprimer la chaleur qu’ils subissent, comme le suggère finement Tchékhov dans Oncle Vania :

Elèna Andréevna, ouvrant la fenêtre. – L’orage est passé. Quel bon air ! (Un silence.) Où est le docteur9 ?

13Mais il suffit aussi de montrer une femme qui s’évente pour dire la saison ; il s’agit là d’un des codes les plus simples pour indiquer l’absence d’air sans avoir à la verbaliser. L’objet participe ainsi de la compréhension du hors-scène climatique, et d’une réalité de l’existence des personnages qui cimente la vérité de leurs pensées et de leurs actions. Un détail d’éventail permet de préciser les saisons et les jours. Dans On ne badine pas avec l’amour, Musset n’est pas très généreux en termes de didascalies et de références liées aux décors, ou de manière générale aux espaces où se déroule l’action. Or à la scène 4 de l’acte II, l’usage détourné d’un éventail dans un bref récit permet tout à la fois de situer la scène l’été et de confirmer des indices estivaux précédemment mentionnés dans le texte :

Maître Blazius. – Je ne puis rien affirmer là-dessus, cela se peut ; mais elle s’écriait avec force : Allez-y ! trouvez-le ! faites ce qu’on vous dit ! vous êtes une sotte ! je le veux ! et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation10.

14Camille possède un éventail qui ne sert visiblement pas seulement à s’éventer. Le détail rapporté par Blazius, outre qu’il confirme la saison, a de quoi surprendre pour une jeune fille sage qui, dans la scène précédente, a annoncé qu’elle entrait au couvent. Le geste de Camille renseigne en outre le lecteur / spectateur sur l’état d’esprit dans lequel se trouve Camille : l’éventail est aussi un manomètre de température intérieure, qui indique le niveau d’agacement, de colère voire d’excitation. La très forte chaleur dont l’éventail prémunit a des conséquences sur le caractère, sur les humeurs des uns ou des autres. Il suggère une atmosphère lourde, irrespirable au propre comme au figuré. Tchékhov en donne une autre illustration remarquable au début de la pièce en un acte La Noce (1889). C’est l’été, il fait chaud, et un mariage se prépare. Nastasia Timoféievna supplie Épaminonde Maksimovitch de l’éventer. Au bord de la crise de nerfs, elle éprouve un besoin physique de respirer et l’éventail qui s’agite en tous sens produit un effet comique, qui annonce le grand désordre à venir.

Mme Zméioukina. – Non, je ne suis pas en voix aujourd’hui… Tenez, éventez-moi donc… Quelle chaleur ! (À Aplombov.) Épaminonde Maksimovitch, pourquoi être mélancolique ? Est-ce permis à un jeune marié ?
Comment n’avez-vous pas honte, vilain ?… Voyons ; à quoi songez- vous ?

Aplombov. – Le mariage est un acte sérieux ! C’est une chose à examiner sous toutes les faces et en détail.

Mme Zméioukina. – Quels vilains sceptiques êtes-vous tous! J’étouffe auprès de vous… Donnez-moi de l’atmosphère ! Vous entendez ?… Donnez-moi de l’atmosphère11 !

15Associé à la physiologie et aux prétendues vapeurs féminines, l’éventail apparaît comme le signe d’un besoin d’air en cas de crise (terme qu’il faut ici prendre au sens psychologique comme dramatique), en cas d’attaque de nerfs, selon l’expression ancienne. Si le spectacle de l’éventail est un lieu commun du geste féminin au théâtre, il participe aussi du spectacle de la salle. L’été 1874 fut chaud, et une chronique assez amusante de Charles Duval dans L’Année théâtrale passe en revue chaque théâtre parisien en fonction de la manière dont on y manie l’éventail :

Par ces temps de chaleur, savez-vous ce que les dames font au théâtre ? Elles écoutent ? Point. Elles dorment. Nenni – on est laid quand on dort. Elles rient ? Que non pas, cela ride la figure. Elles pleurent ? Encore moins cela rougit les yeux et contracte désagréablement la bouche. Que font elles donc ? Elles s’éventent. L’éventail à l’heure où j’écris a remplacé la lorgnette, les raisins glacés, le programme12.

16Ramené à son usage initial, faire de l’air en cas de chaleur, l’éventail ne saurait cependant plus se limiter à cette fonction prosaïque. Il est surtout l’occasion de traits d’esprit, objet d’observations sociales et de saillies ; il est devenu essentiel parce qu’accessoire. Mais il permet aussi de jouer avec la temporalité historique, en introduisant dans les livres un air ancien ou l’atmosphère d’un autre temps.

Un air ancien

17La littérature du xixe siècle hérite de la modification sensible qui veut que l’éventail ne serve plus à s’aérer et devienne une véritable œuvre d’art dans l’œuvre d’art, voire un objet symbolique qui réunit en se déployant tous les mystères de la séduction, telle que les écrivains romantiques imaginent qu’elle pouvait être au temps de Louis XV et de Watteau. Respirer les senteurs d’alcôve, humer l’air libertin d’un Ancien régime idéalisé, telle est la mission que bien des auteurs prêtent à l’éventail, a fortiori ceux qui, comme Musset, Janin ou Houssaye, éprouvent une vive dilection pour le xviiie siècle, et en particulier pour la Régence et le règne de la Pompadour. Deux récits presque contemporains, Le Cousin Pons de Balzac (1847) et La Mouche de Musset (1853) illustrent la fonction rétrospective et symbolique dévolue à l’objet. Dans les deux cas, le point de départ est le même : un éventail du siècle passé de grande valeur fait l’objet de commentaires diégétiques et extradiégétiques ; mais l’interprétation sociocritique qu’on en peut tirer est très différente.

18L’un des chapitres du Cousin Pons s’intitule « À propos d’un éventail » ; il attire l’attention du lecteur sur un objet exceptionnel car peint par Antoine Watteau. Formidable, l’éventail l’est aussi par le pouvoir magique que lui prête Sylvain Pons : « moi je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font : Chit ! Chit13 ! » Dans le dernier roman de Balzac, l’éventail n’est ni fonctionnel ni décoratif : il incarne l’obsession du collectionneur à l’affût de la pièce rare. Mais il fait également entrer dans le récit l’air mystérieux des choses anciennes, dont la valeur se mesure à l’aune des airs de salons qu’ils ont traversés. Or il revêt une valeur historique, testimoniale et patrimoniale car, selon Pons, il aurait appartenu à la Pompadour. Cet éventail occupe une fonction économique et sociale : grâce à sa valeur prétendue inestimable, il permet au cousin d’être réinvité chez sa cousine Camusot, qui convoite l’objet. Il incarne enfin l’habileté du Cousin à dénicher de bonnes affaires. Comme dans le conte de Musset, l’éventail de Balzac exhume l’air d’une époque révolue et se charge d’une forte connotation idéologique : il représente la Pompadour, dont il est la survivance, la synecdoque en somme ; mais il représente aussi tout ce que l’Ancien régime avait d’élégant, et dont Balzac et Musset sont des nostalgiques. Or Balzac joue ici de manière très subtile avec ce qui est devenu un cliché dans les années 1840 : l’éventail de la Pompadour (dont beaucoup circulent chez les marchands), ce que le romancier nomme déjà en 1844 dans Modeste mignon : « le pauvre reliquat du règne de Madame de Pompadour ».

19Quel souffle en effet l’éventail balzacien introduit-il dans le récit ? Vient-il rafraîchir le lecteur ou le laisse-t-il baigner dans les remugles de la vie étroite de Sylvain Pons ? Dans son article, « Balzac et le coup d’éventail », Boris Lyon-Caen voit dans l’éventail « le foyer d’une appréhension métatextuelle du roman14 ». Sa fonction consisterait à faire circuler dans le livre l’air d’un siècle passé, d’une société révolue, ce qui permet de relier l’échec de Pons au tableau suranné d’un siècle de Louis XV qui a conduit au désastre de la Révolution. L’objet est donc plus inquiétant qu’il n’y paraît, car l’air qu’il brasse est mortifère. Pire : contrairement au récit de Musset, le roman de Balzac montre que l’éventail de la Pompadour n’apporte aucun souffle charmant. Balzac renverse même habilement tout à la fois la fonction première de l’objet (il n’est déployé que pour observer le travail de Watteau, jamais pour produire de l’air frais), il n’incarne plus la féminité de la marquise, mais celle du cousin Pons, avec sa maniaquerie obsessionnelle ; il emblématise enfin la concupiscence des cousins Camusot qui attendent l’héritage. L’éventail de Balzac exhale un air funèbre, quand celui de Musset conserve une respiration plus sensuelle, celui d’une atmosphère érotique.

20Un air de cour et de cœur féminin souffle donc sur les pages où apparait l’éventail de Musset, illustrant les célèbres vers du poète libertin Mérard de Saint-Just :

Dans les temps reculés comme aux siècles où nous sommes
Les rois le sceptre en main commandèrent aux hommes
L’Éventail plus puissant commande même aux rois15.

21Cent ans plus tard, le conte assez passéiste de Musset, La Mouche (1853), qui se déroule à la fin du règne de Louis XV, applique la leçon de Mérard de Saint-Just. L’intrigue se noue autour de l’éventail de la Pompadour. Un jeune homme naïf, fraîchement débarqué à Versailles, le chevalier de Vauvert, ramasse celui de la marquise en ignorant qui elle est ; ce quiproquo fournit la trame dramatique, et l’éventail, qui se révélera finalement être un chef d’œuvre de Boucher, devient l’objet par lequel le chevalier accédera à sa promise, une nièce de la marquise.

– Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.
Et elle lui jeta son éventail.
C’était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre dorée. Il n’y avait pas à en douter, c’était l’éventail de madame de Pompadour16.

22Mentionné à douze reprises dans la nouvelle, l’éventail apporte une sorte de respiration plaisante, alors que le palais labyrinthique semble étouffant. Il introduit une légèreté papillonnante, l’atmosphère d’un siècle libertin dont Musset idéalise la nostalgie, comme l’a bien montré Valentina Ponzetto17. Chez Musset, l’éventail apporte aussi une respiration érotique à la fiction, un souffle de sensualité conforme aux clichés qui circulent autour de la marquise de Pompadour.

23Dans les deux récits, l’éventail a perdu sa fonction initiale de ventilation, qui s’est déplacée sur le plan poétique et métaphorique : il procure un rythme, un mouvement et un souffle à la narration. Plus précisément, il devient le symbole des aléas du destin qui, en l’occurrence, conduisent Pons à une fin tragique et le chevalier de Vauvert à un mariage heureux. Le choix de Watteau pour l’un et de Boucher pour l’autre influe sur la valeur esthétique et symbolique qu’on peut accorder à l’objet. Si le premier n’a jamais fait le portrait de la Pompadour, le second a laissé d’elle la célèbre toile de 1756 ; on y voit sa robe de taffetas vert, son regard tendre et mutin, la profusion de rubans roses de son corsage et enfin le livre qu’elle tient ouvert comme un éventail. C’est la sensualité légère et la profondeur de l’intelligence de la favorite que suggère Boucher. Dans les deux cas enfin, l’éventail raconte une histoire dans l’histoire. En se faisant éventaillistes, Watteau et son élève narrent des petites aventures à celles qui ouvrent grand leurs yeux en déployant les feuilles de l’éventail – des fêtes galantes à l’atmosphère champêtre, quelque sérénade costumée dans un parc de château, ou encore des scènes pastorales qui feront rêver à ce locus amoenus des amours idylliques. Ouvrir l’éventail, c’est changer d’air, au sens figuré, voyager en contemplant la délicatesse des œuvres miniatures de Watteau et de Boucher. Leur préciosité se mesure enfin à la rareté des matériaux qui les façonnent : brins de nacre finement sculptés, dont la nitescence le dispute aux guirlandes de fleurs pailletées, aux médaillons dorés, aux pièces d’ivoire sculptées.

Érotisme social

24Pour les femmes et les hommes du xixe siècle, l’éventail est l’accessoire indispensable de la féminité, ce qui explique l’air de sensualité qu’il fait planer dans les pages et les scènes qu’il occupe. Cette spécificité traverse tout le siècle, comme le montre le frontispice de l’ouvrage Les Ornements de la femme, l’éventail, l’ombrelle, le manchon, publié par Uzanne en 1882. L’éventail est un accessoire qui joue souvent un rôle primordial dans les scènes à connotation érotique. Dans la comédie en trois actes au titre prometteur, Voltaire et Madame de Pompadour, représentée en 1832 à la Comédie-Française, l’éventail a une valeur indicielle relative à la sensualité de la favorite :

L’abbé. – N’est-ce pas madame ? (Il se rapproche ici de la marquise qui s’est assise et qui pour cacher son émotion se sert de son éventail, sous lequel elle jette à l’abbé un coup d’œil de plus en plus favorable) La véritable passion, celle qui part de là, est timide, embarrassée, elle craint de risquer un aveu parce qu’elle redoute une réponse. Tenez, madame, sur cet éventail vous m’avez permis autrefois de tracer quelques lignes qui ressemblent mieux à ce qu’on éprouve alors. Il cherche à prendre l’éventail.

La Marquise. – Que faites-vous ?

L’abbé, prenant l’éventail qu’on lui abandonne l’ouvre doucement et fait suivre de l’œil à la marquise. –
L’amour est un enfant, mon maître
Il est, charmante Iris, du berger et du roi
Il est fait comme vous, il pense comme moi
Mais il est plus hardi peut être.

La Marquise attendrie. –Ah ! monsieur le comte, pourquoi me rappeler un temps où j’étais si sûre de votre cœur18 ?

25Le geste de l’éventail est un lieu commun des scènes de séduction ; quand l’action s’enflamme, il permet d’attirer l’attention par un mouvement suggestif, vif et subreptice. Dans le récit d’Arsène Houssaye, Les Grandes dames, publié en 1868, le personnage d’Octave, qui voyage en Chine, assiste à une sorte de révolte et avant de quitter le pays, il veut rapporter quelques souvenirs de voyage : « Octave fit main basse sur deux choses : une jeune chinoise qu’il emmena à Paris et un éventail Pompadour pour la première marquise qu’il rencontrerait au faubourg Saint-Germain. » Le zeugma plus indélicat que drôle établit un parallèle entre deux formes de pulsions sexuelles : l’éventail est ritualisé et intégré dans les codes sociaux et les échanges érotisés.

26Cette codification est certes historique, mais elle fait aussi écho à des impératifs économiques et commerciaux. En 1827, le célèbre Jean-Pierre Duvelleroy relance la mode de l’éventail et fonde sa maison. Son succès est presque immédiat. En 1829, la Duchesse de Berry donne un bal et exhibe un bel éventail, ce qui constitue une publicité immédiate pour le jeune créateur – il devient le fournisseur de la reine Victoria, d’Eugénie de Montijo, de l’impératrice de Russie… mais la haute bourgeoisie s’empare également de ce code du luxe pour en faire un instrument d’affichage social. Plumes, dentelles, soies, perles, paillettes… Le coup de génie commercial de Duvelleroy est d’avoir imaginé un langage, à partir des gestes d’aération et du mouvement que produit l’éventail, renouvelant dans une certaine mesure le langage des mouches au xviiie siècle. En introduisant un discours social à partir de l’éventail, le créateur confirme le déplacement d’usage et de valeur de l’objet. S’éventer tout simplement pour se rafraîchir constitue le niveau zéro de la sociabilité. Se noue ici un dialogue entre les stratégies publicitaires inventées pour vendre les éventails et les séquences littéraires de séduction, telles qu’on les retrouve dans le roman. Le code de l’éventail, nouvelle Carte de Tendre romantique, déploie tous les possibles de la rencontre amoureuse, de la plus pudique à la plus directe.

S’éventer lentement : Je suis mariée.
S’éventer rapidement : Je suis fiancée.
Le porter à ses lèvres : Embrassez-moi.
Le garder fermé : Vous avez changé.
Dans la main droite face au visage : Suivez-moi
Dans la main gauche face au visage : Envie de vous connaître
En effleurant l’oreille gauche : Laissez-moi tranquille
Virevoltant dans la main gauche : Nous sommes surveillés
Placé derrière la tête : Ne m’oubliez pas
Avec l’auriculaire tendu : Au revoir19

27Ce jeu inventé à partir d’un accessoire destiné à s’aérer reflète en vérité l’évolution des mœurs et la surdétermination des atmosphères de rencontres. Ces codes commerciaux sont répercutés dans les situations romanesques et théâtrales. Le roman de Houssaye cité plus haut met en œuvre toute cette comédie de l’éventail. Le personnage d’Octave retrouve à l’Opéra une jeune femme croisée au bois de Boulogne, durant une représentation du Prophète de Meyerbeer :

C’était bien le même profil, idéalement sculpté, c’était la même chevelure abondante, retenue dans sa révolte, blonde comme des gerbes mûres. Elle était, ce soir-là, plus belle encore : ses bras admirablement modelés, ses épaules de marbre, son cou ferme et ondoyant à la fois, sa main qui agitait l’éventail avec la simplicité du haut style, achevaient de séduire Octave20.

28Le geste qui consiste à s’aérer, dont la simplicité le distingue des autres manières de produire de l’air frais, est devenu un art qui requiert « la simplicité du haut style », autrement dit à une maîtrise supérieure de la forme comme expression du fond, le « haut style » étant, en langage précieux, indispensable à la beauté rhétorique du langage. On le voit, dans la littérature du xixe siècle, l’éventail brasse essentiellement un air mondain, dans une société codée ; il participe de la partition genrée des hommes et des femmes dans les différents espaces de la vie sociale : salon, théâtre, concert, etc. Présent dans la description ou le portrait d’une femme, l’éventail surdétermine d’autres enjeux : sociaux, sentimentaux, érotiques.

29Le papier qui compose l’éventail peut le cas échéant être à la fois aérien et littéraire, produire de l’air et produire du texte. Cette double fonction de l’éventail littéraire est moins un artefact qu’une mise en scène dans l’espace d’un dialogue entre la création et l’atmosphère. Dès le xviie siècle, l’éventail se commue parfois en billet doux ; il offre aux précieuses la délicate possibilité de s’éventer ou de se protéger tout en lisant des sentences, des maximes, quelques jolis vers. Cette tradition ne s’est jamais perdue, qu’elle vienne de la préciosité ou de la Chine. Mallarmé et Claudel se rejoignent ici dans l’attention qu’ils portent à l’éventail21 ; support de poèmes voué à trouver une place autre que dans celle des rayonnages d’une bibliothèque. Hommage quand Claudel les inscrit sur la page, métamorphosant l’expérience orientale en Cent phrases pour éventail. Gravés sur de véritables éventails ou des parchemins japonais, ces gestes scripturaires nous ramènent à l’objet de « L’Air des Livres ». Comment faire respirer les livres ? Peut-être en se désarrimant de la pesanteur des normes éditoriales, des contraintes typographiques, en faisant souffler sur une aile de papier un air de liberté qui reconfigure les usages visuels de la mise en page. En somme, l’éventail rend à la poésie son origine pneumatique et réalise le vœu formulé par Victor Hugo dans Les Contemplations, celle d’une poésie aérienne et mobile :

Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’oiseau22.

30Ou, pour le dire à la manière de Claudel : « Éventail / De la parole du poète, il ne reste plus que le souffle. »

Annexes

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George Sand à l’éventail, par Alfred de Musset en 1833.
©Bibliothèque de l’Institut. Collection Louvenjoul

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Portrait de George Sand derrière son éventail, par Alfred de Musset
Private Collection / bridgemanimages.com

Notes

1 Spire Blondel, Histoire des éventails chez tous les peuples, à toutes les époques, Paris, Renouard, 1875.

2 « Vous voulez des vers ? – Eh bien non, / Je n’écrirai sur cette chose / Qui fait du vent, ni vers, ni prose ; / Je n’écrirai rien que mon nom ; / Pour qu’en vous éventant la face, / Votre œil le voie et qu’il vous fasse / Sous le souffle frais et léger, / Penser à moi sans y songer. »

3 Dictionnaire Littré : https://www.littre.org/definition/%C3%A9ventail, page consultée le 22 janvier 2024.

4 La Clé de la science, ou les Phénomènes de tous les jours, Paris, Renouard 1855, p. 162. [Capitales présentes dans l’ouvrage d’origine]

5 Victor-Charles Joly, Traité pratique du chauffage, de la ventilation et de la distribution des eaux, Paris, Baudry, 1873, p. 271.

6 Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’Odorat et l’imaginaire social (xviiie-xixe siècle), Paris, Champ Histoire, 2016 [1982], p. 38.

7 L’Hygiène, ou l’Art de conserver la santé, Paris, Hachette, 1855, p. 10.

8 Maurice Lachâtre, Nouveau dictionnaire universel, Paris, 1854 ; cité dans Histoire et archéologie spadoise, Bulletin trimestriel, no 68, décembre 1991, p. 169.

9 Anton Tchékhov, Oncle Vania, acte II, Théâtre complet II, éd. Renaud Matignon, trad. Génia Cannac et Georges Perros, Paris, Gallimard, « Folio », 1974, p. 211.

10 Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, éd. Simon Jeune, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, acte II, scène 4, p. 271.

11 Anton Tchékhov, Une noce, Théâtre complet II, éd. citée, p. 519-520.

12 Charles Duval, L’Année théâtrale, nouvelles, bruits de coulisses, indiscrétions, racontars, etc., vol. I, p. 174.

13 Balzac, Le Cousin Pons, Les Parents pauvres, éd. Georges Castex et alii, Paris, Gallimard, 1976, p. 512.

14 Boris Lyon-Caen, « Balzac et le coup de l’éventail, dans Lecture du Cousin Pons », Poétique, vol. 184, no 2, 2018, p. 195.

15 Cité dans Octave Uzanne, Les Ornements de la femme, Paris, Librairies imprimeries réunies, 1892, p. 77.

16 Alfred de Musset, La Mouche, Contes, éd. Sylvain Ledda, Paris, GF-Flammarion, 2010, p. 322.

17 Musset, ou la Nostalgie libertine, Genève, Droz, 2009, passim.

18 Jean-Baptiste Lafitte, Charles Desnoyers, Voltaire et Madame de Pompadour, scène 5, Paris, Barba, 1832, p. 33.

19 Voir Bernadette de Boysson, Autant en porte le vent : éventails, histoire de goût, Somogy, 2004, p. 130.

20 Arsène Houssaye, Les Grandes dames, Paris, Dentu, 1868, p. 237.

21 Voir Flora Souchard, « Le souffle d’une aile : poétiques de l’éventail chez Mallarmé et Claudel », Romantisme, vol. 184, no 2, 2019, p. 116-127.

22 Victor Hugo, Les Contemplations, éd. Pierre Laforgue, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 84. [éd. mise à jour en 2008].

Pour citer ce document

Sylvain Ledda, « À la recherche du bon air… L’éventail : souffle, respiration, mouvement » dans L’Air des livres. Respirations, inspirations,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets du vivant », n° 1, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1558.

Quelques mots à propos de :  Sylvain Ledda

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229