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Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations

Les articles rassemblés dans ce dossier sont issus d’un colloque qui a eu lieu à Rouen en novembre 2014. Celui-ci a eu pour but de questionner la notion d’« américanité ». Coordonné par Sandra Gondouin et Lissell Quiroz, le dossier s’intéresse aux voix qui participent à la construction d’une identité « américaine » des années 1970 à nos jours depuis la littérature, la musique et la politique. Privilégiant une approche pluridisciplinaire, les travaux réunis interrogent cette notion depuis différentes régions du continent. Il propose de faire entendre une polyphonie de voix, souvent marginales, traçant les contours d’un continent qui s’invente et se réinvente sans cesse.

Couverture de

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El Zorro de arriba y el zorro de abajo : images fictionnelles de la modernité péruvienne

Rosana Orihuela


Texte intégral

1En 1984 se publie avec un certain retentissement Desborde popular y crisis del Estado1, un essai de l’anthropologue José Matos Mar qui pointe du doigt l’incapacité de l’État péruvien à intégrer dans le système urbain officiel les flux de migration des populations andines vers les villes de la côte, en particulier vers la capitale, Lima. Ce « desborde popular » provoque une rencontre – une confrontation ? – entre deux cultures, celle de la sierra, et celle de la côte. Cette migration dessine un nouveau visage de Lima : autour de l’ancienne ville créole se développent des quartiers entiers de barriadas où s’installent les migrants serranos. La Lima moderne donne ainsi à voir le visage de « tous les sangs »2 qui composent la société péruvienne. Conjointement se mettent en place une économie parallèle et un système informel touchant la plupart des infrastructures étatiques. La conception de la nation péruvienne telle qu’elle a été pensée pendant plusieurs décennies est également remise en question :

Este desborde popular abrió el camino y los cauces para hacer posible una toma de conciencia de que había que construir una sociedad nacional auténtica, un Estado nacional y moderno y ser una nación soberana. Puso en el tapete los requerimientos básicos para que millones de peruanos marginados y discriminados aspiraran a ser ciudadanos plenos de una real sociedad nacional, con la cual habría un Estado sólido, fuerte, soberano, creativo y desarrollado3.

2Ce « desborde popular » a en effet rompu la délimitation entre la sierra (les Andes) et la costa (la côte). Comme l’écrit José Matos Mar, ce phénomène « sentó las bases para acabar con la tremenda diferenciación entre costa y sierra »4.

3Qualifiée de « ville bazar » par l’anthropologue, Lima ressemble à la ville de Chimbote telle que l’a décrite José María Arguedas dans El Zorro de arriba y el zorro de abajo5. Voyant en effet dans Chimbote une Lima de « laboratoire » – selon ses propres dires – Arguedas a anticipé la transformation des villes de la côte : dans son roman sont déjà préfigurés les traits de la Lima d’aujourd’hui, et, notamment, le questionnement identitaire et les tensions socioculturelles qui touchent le Pérou actuel. Le portrait que dresse Arguedas de la ville est pourtant loin d’être une description sacrifiant à une esthétique réaliste ou documentaire : en effet, dans les pages d’El Zorro de arriba y el zorro de abajo6, Chimbote se dresse à travers une représentation fantasmée. Arguedas crée une poétique du desborde cultural, c’est-à-dire qu’il montre la pénétration de la culture quechua dans le monde de la costa. Comme le souligne Antonio Melis « [l]a danza e la musica, insieme ad altri elementi, rappresentano l’ingresso nel romanzo della cultura quechua, non piú oggeto, ma soggetto che impone i suoi ritmi e le sue regole alla narrazione »7. Aux migrations internes des populations de la sierra vers les villes de la côte, Arguedas fait ainsi correspondre une migration de la culture quechua dans l’univers de la costa.

4Notre réflexion se propose d’analyser ce « desborde cultural » et d’élucider la manière par laquelle Arguedas insère des référents mythologiques quechuas dans cette fresque de la modernité que constitue El Zorro. Nous étudierons tout d’abord le rapport qu’entretien l’écrivain avec Chimbote ainsi que la représentation fantasmée de la ville avant de nous pencher, dans un second temps, sur l’actualisation des mythes que réalise Arguedas.

Chimbote, entre phantasmes et représentations 

5Métis culturel, José María Arguedas a toujours cherché à livrer une représentation juste et authentique du monde de la sierra qu’il a connu durant son enfance. Toute son œuvre se construit autour de cet impératif. El Zorro sonne comme une note discordante dans la trajectoire littéraire de l’auteur : ce texte constitue un objet hors-norme, un « monstre » difforme qui ne ressemble en rien aux ouvrages antérieurs. Le texte est en effet composé de seuils autobiographiques intitulés diarios, qui, en réalité, sont les journaux intimes de l’écrivain. Arguedas traverse une période de crise psychologique majeure durant la rédaction de l’œuvre : profondément abattu, en proie à des pulsions autodestructrices, il fait de ses diarios l’espace d’une écriture cathartique. L’écriture, à ses yeux, doit parvenir à le sauver. El Zorro est par ailleurs ordonné autour de référents mythologiques qui renvoient à des récits quechuas précoloniaux recueillis au xvie siècle8. À ces deux catégories, s’en ajoute une troisième, romanesque, qui décrit la ville de Chimbote.

6Ville portuaire péruvienne, Chimbote est demeurée célèbre grâce au formidable essor économique qu’elle a connu dans les années 1950. Attirant à elle des milliers de migrants en quête d’une vie meilleure, la cité portuaire doit alors faire face à des défis et des ruptures socioéconomiques qui la dépassent9. Dans El Zorro, l’anarchique et massive urbanisation constitue le terreau de la pauvreté, de la violence et de la corruption. La ville se déploie tout en semblant dévorer ceux qui viennent à elle. Grâce à ces activités économiques florissantes, Chimbote devient rapidement une mosaïque culturelle où se rencontrent, parfois dans une confrontation brutale, « tous les sangs » du Pérou. Dans le roman, la ville se meut en un pôle tentaculaire où se jouent rencontres et confrontations qui se manifestent, entre autres, dans un face-à-face culturel entre deux langues : l’espagnol et le quechua. Chimbote, qu’Arguedas avoue ne pas parvenir à comprendre ni à saisir, se dit à travers une représentation hallucinée et déroutante. Le texte est saturé de violence et de vulgarité : les personnages s’élèvent les uns contre les autres dans un climat de tensions raciales et de haine. Les migrants de la sierra sont regardés avec mépris et condescendance par les patrons et les hommes de pouvoir, issus de la côte. El Zorro dépeint ces migrants comme une population déracinée et confrontée à une absence totale de recours étatiques. Perte de repères culturels, menace d’acculturation, pauvreté et corruption, déliquescence et violence, telles sont les ombres noires qui planent sur l’arrivée et l’installation des migrants à Chimbote.

7Phantasme, lieu de résidence des marginalités, nouvelle Babel où se côtoient diverses langues, Chimbote est une « ville-monstre ». La fascination que produit la ville est par ailleurs évoquée par José María Arguedas dans nombre de ses lettres : 

Esta es la segunda vez que me encuentro en Chimbote. Vine con el objeto de explorar en la inmensa colonia ancashina la difusión del mito de Adaneva […]. Pero quedé fascinado por la ciudad. Es una Lima de laboratorio. Grabé algunas entrevistas y desvié por entero a la etnología. […] Pero si venzo las dos o tres obsesiones que todavía me agobian, haré une gran novela, John, realmente una gran novela […]. Necesito, para eso, recuperar mi energía […]10.

8L’écrivain perçoit dans la ville bouillonnante les changements du Pérou moderne. Toutefois, il avoue que Chimbote lui échappe, qu’il ne parvient pas à la saisir dans toute sa complexité :

Y no es que pretenda describir precisamente Chimbote. No, ustedes lo saben mejor que yo. Esa es la ciudad que menos entiendo y más me entusiasma. ¡Si ustedes la vieran! ¡Tengo miedo, no puedo comenzar este maldito capítulo III, de veras! 11

9L’auteur retrace le boom économique et urbain engendré par l’exploitation des ressources maritimes et l’installation d’industries. Cet essor a contribué à créer une urbanisation anarchique face à laquelle l’État péruvien ne parvient à fournir aucune réponse. La ville croît dans un désordre urbain, mais aussi spirituel. Comme l’attestent certaines de ses lettres, le projet de l’écrivain est de donner à voir la pauvreté, l’exploitation et la misère sordide qui touchent les migrants, étourdis par le spectacle offert par Chimbote. Les personnages du roman sont constitués des catégories socioprofessionnelles suivantes : pêcheurs, patrons, employés d’usines et petits commerçants. Ces professions sont principalement occupées par des hommes. Parallèlement à ces activités, l’on croise des prêtres américains, un harangueur à moitié fou, un syndicaliste ambigu et, surtout, des prostituées. Les personnages de femmes sont en effet, pour la très grande majorité, représentés dans une totale sujétion économique. Chimbote est par ailleurs désignée tout au long du roman comme étant la plus grande prostituée, la plus grande zorra au monde. Elle se donne à tous, mais de manière différente : en effet, si elle se donne entièrement aux capitaux étrangers, aux criollos, aux puissances financières de la ville, elle se laisse seulement désirer par les migrants et les pauvres. Avec cette superposition des images de la baie et du sexe féminin, Arguedas réactualise le parallèle historique établi entre la sierra viril et la costa femenina. Ce sont majoritairement les migrants serranos qui sont représentés dans leur désir de conquérir la baie de Chimbote et les prostituées. Par exemple, le personnage d’Asto paie une fortune pour passer une nuit avec la Argentina, femme blonde à la peau blanche : après avoir passé la nuit avec elle, Asto ne se considère alors plus comme serrano mais comme criollo : « Yu12… criollo, carajo, argentino, carajo. ¿Quién serrano ahura ? » hablando se acercó a uno de los automóviles de la plaza »13. La femme blanche est ainsi liée à l’image de la conquête de la ville, de la côte et, par extension, de l’ascension sociale. Quant aux autres migrants, trop pauvres, ils restent fascinés sur le seuil des chambres à regarder la zorra des prostituées :

Las prostitutas, vestidas de trajes de algodón, aparecían sentadas en el fondo de los cuartos, sobre cajones bajos. Casi todas permanecían con las piernas abiertas, mostrando el sexo, la “zorra”, afeitada o no. Algunos serranos quedaban paralizados, mirando, y entraban. Ellas les recibían lo que podían darles, desde cinco soles, pero no se quebrantaban ante los ruegos de algunos que se estrujaban las manos delante de las rameras, ni aceptaban prendas, como chaquetas, anillos baratos o sombreros de paja, que les ofrecían. […] La mayor parte de esos clientes venía a pie desde la carretera, y muchos venían a ver. No tenían dinero14.

10La pêche et la prostitution sont les deux visages de Chimbote : il est à ce titre significatif que les premières scènes se situent dans ces deux environnements. La première scène est celle du départ à la pêche d’une centaine de bateaux qui quittent le port à l’aube. La seconde se déroule dans le plus grand bordel de la ville qui accueille quantité d’étrangers et de migrants, tous liés au microcosme de la pêche. Le lieu devient le reflet de la grande diversité de la cité portuaire : « Negros, zambos, injertos, borrachos, cholos insolentes o asustados, chinos, flacos, viejos, pequeñas tropas de jóvenes, españoles e italianos curiosos, caminaban por el “corral” »15. Zavala, syndicaliste, réunit ces deux figures de Chimbote alors qu’il observe, fasciné, les prostituées : « Esa es la gran “zorra” ahora, mar de Chimbote – dijo –. Era un espejo, ahora es la puta más generosa “zorra” que huele a podrido. Allí podían caber cómodamente, juntas, las escuadras del Japón y de los gringos, antes de la guerra »16. Plus loin, il s’exclame :

Poeta tartamudo, avaro; señor de pueblo que era, ése solo fornica a la gran “zorra” que es la bahía – se quedó reflexionando Zavala. – Antes espejo, ahora sexo millonario de la gran puta, cabroneada por cabrones extranjereados, mafiosos. Y, y el indio ése, pendejo, discípulo arrepentido del Tinoco, ¡que se vaya a la mierda! […] Tiburonazos cabrones, cabronean a Chimbote, cabronean al Perú desde el infierno puto17.

11De son côté, le personnage du Bègue fusionne ville et prostitution, lorsqu’il s’écrie : « Yo voy a la gran chucha’e tu madre que n-n-nos alimenta, que-que-que parió a Braschi a Rincón. Chimbote re-re-resplandece hu-hu-humo, llama vi-vi-via. ¡Chucha vida ! »18 La représentation de la ville n’obéit pas à une esthétique réaliste, bien au contraire : elle est dite à travers le prisme déformant du désir, du phantasme, de l’attirance et du rejet. À cette voix singulière se mêle une seconde voix tout aussi puissante : celle de la mythologie quechua.

Modernité(s) du mythe 

12Arguedas livre une mythologie du Pérou moderne à partir de figures quechuas présentes dans les récits de Huarochirí, présentés de la façon suivante par l’écrivain :

Dioses y hombres de Huarochirí es el único texto quechua popular conocido de los siglos xvi y xvii y el único que ofrece un cuadro completo, coherente, de la mitología, de los ritos y de la sociedad en una provincia del Perú antiguo19.

13Le travail de traducteur et d’ethnologue de l’écrivain l’a en effet conduit à ce texte ancien et singulier qui constitue une des premières manifestations des voix indiennes dans la littérature, ce que souligne par ailleurs l’avant-propos contenu dans le recueil de Francisco de Avila :

Si los indios de la antigüedad hubieron sabido escribir, la vida de todos ellos, en todas partes, no se habría perdido. Se tendrían también noticias de ellos como existen sobre los españoles y sus jefes; aparecerían sus imágenes. Así es, y por ser así y como hasta ahora no está escrito eso, yo hablo aquí sobre la vida de los antiguos hombres de este pueblo llamado Huarochirí, antiguos hombres que tuvieron un progenitor, un padre; sobre la fe que tenían y de cómo viven hasta ahora. De eso, de todo eso, ha de quedar escrito aquí (la memoria), con respecto a cada pueblo, y cómo es y fue su vida desde que aparecieron20.

14Arguedas voit dans ces récits le formidable témoignage d’un monde révolu où se lit le traumatisme lié à l’avènement d’un nouvel ordre, celui de la domination espagnole. C’est ainsi en ces termes qu’il souligne l’intérêt tout particulier de faire découvrir ces récits antiques :

Este libro muestra con el poder sugerente del lenguaje no elaborado, limpio de retórica, la concepción total que el hombre antiguo tenía acerca de su origen, acerca del mundo, de las relaciones del hombre con el universo y de las relaciones de los hombres entre ellos mismos. Y, además, alcanza a transmitirnos mediante el poder que el lenguaje antiguo tiene, las perturbaciones que en este conjunto habían causado ya la penetración y dominación hispánica21.

15Les mythes s’ordonnent autour du concept du Pachacuti, c’est-à-dire la disparition d’un ancien monde qui voit naître un ordre nouveau22. Les voix de Huarochirí tentent d’interpréter la rupture culturelle et l’inédit que constituent l’arrivée des Espagnols et la mise en place du régime colonial. Arguedas, qui a souligné l’effort de ces textes pour comprendre et décrire la rencontre de deux mondes, a recours, à son tour, à cette fonction d’interprétation des mythes pour décrire et analyser la rupture constituée par l’avènement non plus de la société coloniale, mais de la pénétration du système capitaliste et le développement de la modernité dans les villes côtières du Pérou.

16Le titre du roman, El Zorro de arriba y el zorro de abajo, crée déjà un cadre mythologique avec la mention des renards présents dans Dioses y Hombres de Huarochirí. Quelques siècles plus tard, c’est José María Arguedas, avec l’historien Pierre Duviols, qui se fait le passeur de cet héritage culturel en entreprenant la traduction de l’ouvrage en espagnol, une traduction publiée en 1966. Arguedas puise dans ce recueil un matériau poétique et métaphorique pour son dernier roman et réemploie la figure des deux renards, un d’ « en haut », un d’ « en bas », qui se rencontrent et évoquent des faits fabuleux. Ils contemplent la ville babylonienne, Chimbote, sur laquelle semble désormais s’ériger la modernité péruvienne. L’histoire du présent s’énonce ainsi par la voix ancestrale du mythe23.

17Comme au temps jadis, le monde est encore divisé en deux instances, hanan, le haut, et urin, le bas : « Este mundo de abajo es el mío […]. ¿Suceden ahora, en este tiempo, historias mejor entendidas, arriba y abajo? »24, déclare un renard. Mais le gouffre entre urin et hanan s’est creusé comme le révèle le renard d’en haut : « Oye: yo he bajado siempre y tú has subido. Pero ahora es peor y mejor. Hay mundos de más arriba y mundos de más abajo »25. Gardiens des mythes quechuas, les deux zorros apparaissent à la fin du premier diario et leur présence constitue le seuil d’entrée dans l’espace mythologique et fictionnel du roman26. Avec eux, les structures de pensée du monde ancien imprègnent le texte : il en va ainsi, par exemple, du Pachacuti, qui structure l’ensemble de la narration. Comme le souligne Martin Lienhard : « En El Zorro, el narrador evoca un mundo a partir de las formas expresivas de otro »27. C’est le monde d’en haut, de la sierra, qui décrit le monde urbain de la côte. Cette idée est d’ailleurs exprimée par Arguedas dans un de ses diarios28 :

¿Tendrás razón, negro? Yo soy de la lana, como me decías; de la altura, que en el Perú quiere decir indio, serrano29, y ahora pretendo escribir sobre los que tú llamabas del pelo, zambos criollos, costeños civilizados, ciudadanos de la ciudad; los zambos y azambados de todo grado, en largo trabajo de la ciudad. En esa categoría de azambados no considerabas tú a los indios y serranos incaicos recién amamarrachados por la ciudad. Según tú, los de la lana, los oriundos, los del mundo de arriba, que dicen los zorros - ¿a qué habré metido estos zorros tan difíciles en la novela? – olemos pero no entendemos a los del pelo: la ciudad30.

18Si elle est demeurée des décennies intactes, la frontière entre costa et sierra n’en est pas moins en train de s’effacer et les imaginaires liés aux espaces se redéfinissent : dans la mythologie quechua, par exemple, l’eau représente l’espace matriciel qui accueille la fusion entre les mondes anciens et nouveaux. Origine du monde renouvelée, la baie de Chimbote fait ainsi perdurer l’imaginaire rattaché à l’eau, un imaginaire défini par Alejandro Ortiz Rescaniere de la façon suivante : « [e]l agua, símbolo del Presente, síntesis de los mundos pasados de la Noche y del Fuego. Este valor doble del agua lo encontramos con claridad en la mitología huarochirana antigua y moderna. »31 Un autre aspect de la réactualisation de l’imaginaire lié à l’eau retient tout particulièrement notre attention : on peut lire en effet au chapitre II de Dioses y Hombres de Huarochirí qu’« [e]n aquel tiempo, dicen, no existía ni un solo pez en el mar. »32 L’apparition des poissons dans la mer est due à la curiosité du guerrier Cuniraya. Ce dernier épie une femme car il est à la recherche de Cavillaca dont il est amoureux ; en surveillant le puits de la femme, il remue l’eau stagnante et rejette alors à la mer l’élevage de poissons qu’elle possédait :

À cette époque, il n’y avait pas de poissons dans la mer. Urpayhuachac les élevait dans un petit étang. Cuniraya, fâché de ce qu’elle était entrée dans la mer pour visiter Cahuillaca, jeta tous les poissons dans la mer. C’est pourquoi de nos jours la mer est remplie de poissons33.

19Arguedas prend comme substrat un univers où aucun poisson ne peuple la mer et, pourtant, il dépeint une société qui, elle, fonde toute sa richesse et sa puissance sur la surexploitation des ressources maritimes. Les compagnies de pêche pillent sans vergogne la mer, menacée de redevenir stérile.

20Le récit est placé, dès les premières pages, sous le signe du mythe lorsqu’est rapportée la sortie en mer des bateaux de pêche. La description imprègne de référents culturels quechuas les éléments environnants :

El cerro El Dorado, cortado a pico sobre el mar, con santuarios preincas en la cima, se elevaba, alto, muy a los lejos y separado de la cordillera por una honda garganta. Tutaykire está trezando allí, durante dos mil quinientos años, una red de plata y de oro. […] vigila a los pescadores, ahora más que nunca. Tutaykire quedó atrapado por una “zorra” dulce y contraria, entre los yungas. Desde el cerro El Dorado, ve arriba y abajo34.

21La mention du héros Tutaykire est, par ailleurs, loin d’être anodine : en effet, dans les récits de Huarochirí, il est rapporté que c’est à partir de ses conquêtes que l’espace s’est divisé de façon binaire, entre le « haut » et le « bas »35. Plus loin, c’est le renard d’en haut qui fait référence à l’histoire de Tutaykire et qui relate son aventure :

Hace dos mil quinientos años, Tutaykire (Gran jefe o Herida de la Noche), el guerrero de arriba, hijo de Pariacaca, fue detenido en Urin Allauka, valle yunga del mundo de abajo; fue detenido por una virgen ramera que lo esperó con las piernas desnudas, abiertas, los senos descubiertos y un cántaro de chicha. Lo detuvo para hacerlo dormir y dispersarlo36.

22La fortune malheureuse de Tutaykire est rapportée de la façon suivante dans la traduction de Gerald Taylor :

Ce fut Tutayquire qui descendit le premier. Une des sœurs de Chuquisuso l’attendait dans un champ et, pour le séduire, lui montra ses parties honteuses et ses seins. « Repose-toi un peu, mon père ; prends un peu de cette chicha et de ce ticti », lui dit-elle. Alors, il resta. Les autres frères, voyant cela, restèrent aussi37.

23Le territoire de la côte, d’en bas, est ainsi celui de la luxure : territoire fantasmé et dangereux, il retient prisonniers les hommes de la sierra38. De la même façon que pour Tutaykire, les pêcheurs de Chimbote sont retenus par une zorra, la baie de Chimbote mainte fois appelée la plus grande chatte du monde. Les descriptions des files d’hommes qui déambulent dans le bordel ainsi que celle des serranos ébahis qui restent paralysés devant les chambres où s’exhibent les prostituées, rappellent un autre épisode des mythes de Huarochirí où une femme qui se refuse à Huatyacuri est transformée en pierre sur un chemin. Devant elle défilent des hommes pour voir « sa partie honteuse », comme cela est décrit dans la traduction de Gerald Taylor :

Pendant qu’il dansait, Huatyacuri, qui se trouvait dehors, se mit à crier et entra en courant. Cet homme, effrayé, se transforma en cerf et s’enfuit. Sa femme courut après lui en disant : « Je mourrai avec mon mari ». Alors, le pauvre, fâché, la poursuivit. « Idiote ! » lui dit-il, « vous m’avez tellement persécuté. Je vais te tuer toi aussi ! » Il l’attrapa sur la route d’Anchicocha. « Les gens qui montent et qui descendent par ce chemin verront tes parties honteuses » dit-il et, la renversant, il la plaça la tête en bas. Aussitôt, elle se transforma en pierre. Cette pierre, ayant l’apparence de jambes humaines montrant leurs cuisses et leur sexe, existe encore. Même de nos jours, avant d’entreprendre quelque chose, les gens y mettent de la coca39.

24Un épisode qui est également rapporté dans El Zorro par le renard d’en bas, qui, après avoir relaté les exploits de Huatyacuri, conclue de la façon suivante : « […] espantó a su rival y lo convirtió en venado, y a la mujer de su rival en milagrosa ramera de piedra »40.

25Dans El Zorro, de nombreuses métamorphoses, directes ou indirectes, ont lieu : travestissements, changements brusques de comportement, comparaisons animales, les transformations imprègnent le texte. Certains personnages reproduisent même quelques-uns des destins narrés dans les récits anciens : c’est le cas, par exemple, de la prostituée nommée Orfa, une jeune mère criolla, tombée dans la misère et la prostitution, qui refuse tout contact avec les migrants :

Orfa, la señorita ramera cajamarquina, se retiró unos pasos atrás, y se fue en seguida. Cholas – dijo –. Ni más con ellas. Se malogró ¡asco! mi castigo. Apretó el paso y se alejó de la procesión. ¡Asco! […] Resolvió ahogar a su hijo cualquier noche o día y tomar con ella la estricnina que guardaba en una cajita desde que salió, a escondidas y deshonrada, de la aristocrática ciudad de Cajamarca41.

26L’identité du père de l’enfant d’Orfa demeure mystérieuse, mais plusieurs voix chuchotent autour d’elle que le géniteur n’est autre que Tinoco, le proxénète de la ville. Le parcours d’Orfa est tragique : elle se suicide en se jetant à la mer du haut du cerro El Dorado, avec son bébé dans les bras. Cette funèbre destinée n’est pas sans rappeler celle de Cavillaca relatée dans les mythes de Huarochirí : femme orgueilleuse, Cavillaca choisit, elle aussi, de se noyer avec son enfant lorsqu’elle découvre que le père de la fille qu’elle a mise au monde se présente à elle sous l’aspect d’un misérable vagabond.

¡Qué asco! ¿Es que yo pude parir el hijo de un hombre tan miserable?, exclamando, alzó a su hija y corrió en dirección del mar. Viendo esto: «Ahora mismo me ha de amar», dijo Cuniraya Viracocha y, vistiéndose con su traje de oro, espantó a todos los huacas; y como estaban así, tan espantados, los empezó a arrear, y dijo: Hermana Cavillaca, mira a este lado y contémplame; ahora estoy muy hermoso. […] Pero ella ni siquiera volvió les ojos hacia el sitio en que estaba Cuniraya; siguió huyendo hacia el mar. «Por haber parido el hijo inmundo de un hombre despreciable, voy a desaparecer» dijo, y diciendo, se arrojó al agua. Y allí hasta ahora, en ese profundo mar de Pachacamac se ven muy claro dos piedras en forma de gente que allí viven. Apenas cayeron al agua, ambas [madre e hija] se convirtieron en piedra42.

27Arguedas choisit d’entrelacer la mort d’Orfa avec la figure de Tutaykire qui, comme cela est rapporté dans les premières pages du roman, surveille les pêcheurs et les habitants de Chimbote et tisse une toile d’or et d’argent : Orfa part en effet à sa recherche, mais, ne le trouvant pas, elle choisit, désespérée, de se jeter dans la mer.

Ni el suicidio de Orfa que se lanza desde la cumbre de El Dorado al mar, desengañada por todo y más, porque allí, en la ciudad, no encuentra a Tutaykire, trenzando oro ni ningún otro fantasma y sólo un blanqueado silencio, el del guano de isla. En su propia casa, el pescador Asto, […] le había dicho que en la ciudad de El Dorado, un fantasma protector y grande trenzaba una red de oro. Pero ella no lo pudo ver porque tenía los ojos con una cerrazón de feroces arrepentimientos, de ima sapra, y saltó al abismo con su huahua en los brazos, a ciegas43.

28Orfa, comme Cavillaca, sont toutes deux aveuglées et ne voient pas ce qui leur est montré : que ce soit Cavillaca qui ignore l’apparence transformée de Cuniraya ou bien Orfa qui, aveuglée de tristesse et d’amertume, ne trouve aucune réponse dans le mythe. Toutes deux sont, d’une certaine façon, trompées par ceux qui l’entourent, une façon de lier le personnage contemporain d’Orfa aux caractéristiques dévolues aux femmes dans les mythes quechuas44.

29Tout au long de El Zorro, Arguedas insiste sur la division de l’espace mythologique et réel qui opposait le monde de la côte et le monde de la sierra : s’il y a séparation nette, toutefois, aucun des deux mondes ne peut exister sans l’autre, explique le renard d’en bas. Le monde d’en bas commence dans celui d’en haut et vice versa comme le conçoit le Pachacuti. Les espaces antiques d’urin et d’hanan sont désormais appelés à fusionner dans la modernité péruvienne, une réalité traduite dans El Zorro par cette image du débordement populaire et culturel de la sierra sur la côte. Cette réalité est par ailleurs illustrée par la figure de la lloqlla, l’avalanche torrentielle d’eau chargée de « terre » andine qui se déverse sur la côte, charriant avec elle, hommes, langue et culture45.

30Arguedas, le métis culturel, fusionne le passé et le présent dans ce qui constitue son dernier roman : le passé éclaire le présent et le féconde en inscrivant les valeurs d’une culture et d’un monde dans un autre qui lui a été si souvent contraire. Si Arguedas voit les difficultés et les défis que doit relever le Pérou moderne qui se construit sous ses yeux, il demeure toutefois fidèle à son idéal premier : celui de réconcilier « tous les sangs » et tous « les fleuves profonds » qui composent le Pérou. Redonner toute sa place à la langue et à la culture de la sierra, telle est la voix singulière portée par la poétique plurielle et hybride de El Zorro. Si le titre illustre la séparation – maintes fois affirmée dans le texte – entre deux mondes, la poétique du texte, quant à elle, exprime l’idée que cette frontière à la fois géographique, culturelle, historique et symbolique, est en train de vivre ses derniers instants, fragilisée par le « desborde cultural » qui, à l’image de la lloqlla charrie avec elle la voix du monde quechua dans un espace qui, jusqu’à alors, avait fermé ses yeux et ses oreilles à sa musique millénaire.

Notes

1 Réédité en 2004, l’essai de José Matos Mar se double pour la nouvelle édition d’une seconde partie intitulée « La nueva Lima. 2004 ». Voir José Matos Mar, Desborde popular y crisis del Estado – Veinte años después, Lima, Fondo Editorial del Congreso del Perú, 2004

2 Pour reprendre un titre de José María Arguedas, Todas las sangres.

3 José Matos Mar, Desborde popular…, op. cit., p. 147, « Ce débordement populaire a ouvert le chemin et les voies pour rendre possible une prise de conscience de la nécessité de construire une société nationale authentique, un État national et moderne, et une nation souveraine. Elle a mis en avant les points essentiels pour que des millions de Péruviens marginalisés et discriminés puissent aspirer à devenir les citoyens à part entière d’une véritable société nationale qui développerait un État solide, fort, souverain, créatif et développé. Sa volonté a été de pouvoir contribuer à faire du Pérou andin une réalité […] ». [Sauf mention contraire, c’est nous qui traduisons.]

4 José Matos Mar, Desborde popular…, op. cit., p. 148, « [Ce débordement populaire] a constitué l’assise pour en finir avec l’immense différenciation entre la côte et la sierra ».

5 El Zorro de arriba y el zorro de abajo constitue le dernier roman de l’écrivain : débuté en 1965, l’auteur s’y consacre entièrement à la fin des années 1960 avant de mettre fin à ses jours en 1969. L’œuvre, inachevée, est publiée en 1971.

6 Nous désignerons désormais l’œuvre par l’abréviation El Zorro.

7 José María Arguedas, La volpe di sopra e la volpe di sotto – A cura di Melis A., Torino, Giuolo Einaudi Editores, 1990, p. xi, « La danse et la musique, s’ajoutant à d’autres éléments, représentent l’arrivée dans le roman de la culture quechua désormais non plus objet mais bien sujet qui impose son rythme et ses règles à la narration ».

8 Mythes recueillis en quechua au xvie siècle par le prêtre missionnaire et extirpateur d’idolâtries, Francisco de Ávila. Nous citerons dans ce travail les traductions établies par José María Arguedas dans Obras completas, t. 12, Lima, Editorial Horizonte, 2012, p. 331-431 et par Gerald Taylor dans Rites et traditions de Huarochirí : manuscrit quechua du début du xviie siècle, Paris, Éditions L’Harmattan, 1980.

9 Entre 1940 et 1972, Chimbote voit sa population grimper de 4 233 habitants à 159 045. Lima, quant à elle, passe de 1 067 732 habitants à 5 518 881. Source : Oficina Nacional de Estadísticas y Censos, Boletín de Análisis Demográfico, 1974, no 14, Lima, [s.n.], p. 71

10 José María Arguedas, « Carta a John Murra, 20 de febrero 1967 », in El Zorro de arriba y el zorro de abajo, éd. Ève-Marie Fell, Madrid, C.S.I.C, 1990, p. 390-391, « C’est la seconde fois que je me trouve à Chimbote. Je suis venu avec l’objectif d’explorer la diffusion du mythe d’Adaneva […]. Mais je suis resté fasciné par la ville. C’est une Lima de laboratoire. J’ai fait quelques enregistrements et j’ai totalement laissé l’ethnologie. […] Mais si je vaincs les deux ou trois obsessions qui continuent de m’étouffer, je ferai un grand roman, John, réellement un grand roman […]. J’ai besoin, pour cela, de retrouver mon énergie ».

11 José María Arguedas, El Zorro de arriba y el zorro de abajo, Lima, Editorial Horizonte, 1983, p. 84, « Je ne prétends guère décrire exactement Chimbote. Non, et vous le savez mieux que moi. Chimbote est la ville que je comprends le moins mais qui m’enthousiasme le plus. Si vous pouviez la voir ! J’ai peur, je n’arrive vraiment pas à commencer ce maudit chapitre III ! ».

12 Nous reproduisons le discours « déformé » du personnage en soulignant en gras les variations linguistiques.

13 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, 1983, p. 43, « Moi, moi criollo, putain, argentin, putain ! C’qui l’serrano maintenant ? » disait-il en se dirigeant vers une des voitures de la place ».

14 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, p. 45, « Les prostituées, vêtues de robe de coton, étaient assises au fond des chambres, sur des caisses basses. Presque toutes se tenaient jambes écartées, montrant leur sexe, leur “chatte” rasée ou pas. Certains serranos restaient paralysés en les regardant et entraient. Elles acceptaient ce qu’ils pouvaient leur donner, même juste cinq soles, mais elles n’allaient pas jusqu’à céder aux prières de certains qui se tordaient les mains devant les prostituées et elles n’acceptaient pas non plus les objets – des vestes, des bagues de pacotille ou des chapeaux de paille – qu’ils leur proposaient. […] La grande part de ces clients venait à pied depuis la route et beaucoup ne venaient que pour voir. Ils n’avaient pas d’argent ».

15 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, p. 45, « Des noirs, des zambos, des sangs mêlés, des hommes saouls, des cholos insolents ou apeurés, des Chinois, des maigres, des vieux, des petits groupes de jeunes, des Espagnols et des Italiens curieux, tous traînaient autour du bordel ».

16 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, p. 46, « Mer de Chimbote, aujourd’hui la grande « chatte » – dit-il. C’était un miroir, maintenant c’est la putain de “chatte” la plus généreuse qui pue le pourri. Avant la guerre, elle pouvait contenir commodément ensemble les escadrilles du Japon et des gringos ».

17 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, p. 47, « Poète bègue, avare; lui était le patron dans son village, il fornique seulement la grande “chatte” qu’est la baie – pensa Zavala. Auparavant miroir, aujourd’hui sexe millionnaire de la grande pute, baisée par des connards étrangécisés, des mafieux. Et cet Indien-là, ce con, ce disciple repenti de Tinoco, qu’il aille se faire foutre ! […] Sales bandes de requins, vous baisez Chimbote, vous baisez le Pérou depuis ce maudit enfer ».

18 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit, p. 47, « Moi, je je je vais à la grande pute qu’est ta mère, qui qui qui nous ali-li-li-mente, qui a fait naître Braschi, Rincón. Chimbote re-re-resplendit de fumée, vi-vi-vivante flamme. Maudite vie ! »

19 José María Arguedas, Obras completas…, op. cit, t. 12, vol. 7, 2012, p. 335. Dioses y Hombres de Huarochirí est l’unique texte quechua populaire des xvie et xviie siècles connu et le seul qui offre un cadre complet, cohérent, de la mythologie, des rites et de la société d’une province de l’ancien Pérou.

20 « Dioses y Hombres de Huarochirí », in José María Arguedas, Obras completas…, op. cit, t. 12, vol. 7, 2012, p. 343, « Si les Indiens de l’ancien temps avaient su écrire, la vie de tous ceux d’entre eux, de tous lieux, ne se serait pas perdue. Nous aurions également des informations sur leur façon de coexister avec les Espagnols et leurs chefs ; leurs images apparaitraient. C’est ainsi, et pour être ainsi et comme jusqu’ici rien de cela n’a été écrit, je parle ici de la vie des hommes anciens de ce peuple appelé Huarochirí, des hommes anciens qui eurent un géniteur, un père, de la foi qu’ils avaient et de comment ils vivent aujourd’hui encore. Cela, tout cela, doit être registré ici (la mémoire), particulier à chaque peuple, et comment a été et est leur vie depuis qu’ils sont apparus ».

21 « Este libro muestra con el poder sugerente del lenguaje no elaborado, limpio de retórica, la concepción total que el hombre antiguo tenía acerca de su origen, acerca del mundo, de las relaciones del hombre con el universo y de las relaciones de los hombres entre ellos mismos. Y, además, alcanza a transmitirnos mediante el poder que el lenguaje antiguo tiene, las perturbaciones que en este conjunto habían causado ya la penetración y dominación hispánica », « Ce livre montre, avec le pouvoir suggestif du langage non élaboré et pur de toute rhétorique, la totale conception qu’avait l’homme ancien de son origine, du monde, des relations entre l’homme et l’univers et entre les hommes entre eux. Ce livre réussit à nous transmettre à travers le pouvoir que possède le langage ancien, les perturbations que dans cet ensemble la pénétration et la domination espagnoles avaient provoquées ».

22 Terme défini de la façon suivante par Alejandro Ortiz Rescaniere : « Ambos textos tratan de un Pachacuti: del fin del mundo del Pasado, a la vez rico y enfermo, y del nacimiento de un Presente, mixto, y por lo tanto más pobre que el anterior », Alejandro Ortiz Rescaniere, « Los Zorros devoradores », Revista de la Universidad Católica, 1977, no 2, p. 88-89, « Les deux textes évoquent un Pachacuti : la fin du monde du Passé, à la fois riche et malade, et la naissance d’un Présent, mixte, et pourtant plus pauvre que l’antérieur ».

23 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 53, « Ahora hablas desde Chimbote; cuentas historias de Chimbote », « Maintenant, tu parles depuis Chimbote, tu racontes des histoires de Chimbote ».

24 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 53, « Ce monde d’en bas est le mien […]. Est-ce qu’il arrive encore, de nos jours, des histoires mieux comprises, en haut et en bas ? »

25 José María Arguedas, El Zorro, p. 54, « Écoute, moi je suis toujours descendu et toi, tu es monté. Mais, maintenant, c’est à la fois mieux et pire. Il existe des mondes encore plus hauts, et encore plus bas ».

26 Alejandro Ortiz Rescaniere, « Los Zorros devoradores… », art. cit., p. 91, « El rol de los zorros, en los dos mitos mencionados, parece explicar algunos de los aspectos esenciales de la última novela de Arguedas. En los mitos de Huatyacuri y de Cajatambo, el papel que cumplen los zorros, la visión apocalíptica que nos muestran, constituiría la base y no el pretexto de la última novela de Arguedas », « Le rôle des renards, dans les deux mythes évoqués, semble expliquer quelques-uns des aspects essentiels du dernier roman d’Arguedas. Dans les mythes de Huatyacuri et de Cajatambo, le rôle que jouent les renards, la vision apocalyptique qu’ils nous font voir, constituerait la base et non le prétexte du dernier roman d’Arguedas ».

27 Martin Lienhard, Cultura popular andina y la forma novelesca. Zorros y danzantes en la última novela de Arguedas, Lima, Latinoamericana/Tarea, 1981, p. 17. Dans El Zorro le narrateur évoque un monde à partir des formes expressives d’un autre. 

28 Les diarios constituent des seuils au statut générique hybride : sorte de journal intime de l’auteur, ils sont insérés à la fiction romanesque de Zorros. C’est par ailleurs dans ces diarios que José María Arguedas dévoile les pulsions de mort qui lui feront préférer le silence à la vie. L’écrivain se suicide avant d’achever Zorros : il meurt le 2 décembre 1969.

29 Souligné dans le texte.

30 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 85, « Aurais-tu raison, mon ami ? Moi je suis de la laine, comme tu me disais, des hauteurs, ce qui, au Pérou, veut dire indien, serrano, et, aujourd’hui, je prétends écrire sur ceux que toi tu nommais ceux del pelo, zambos créoles, gens de la côte civilisés, citoyens des villes ; les zambos et les azambados de tout genre, purs produits de la ville. Dans cette catégorie d’azambados, tu ne rangeais ni les Indiens ni les serranos incaícos tout juste rendus ridicules par la ville. D’après toi, ceux de la laine, les natifs, ceux du monde d’en haut comme les appellent les renards – pourquoi suis-je allé chercher ces renards ! – nous sentons mais nous ne comprenons pas ceux del pelo, de la ville ».

31 Alejandro Ortiz RescaniereHuarochirí400 años después, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1980, p. 58, « L’eau, symbole du Présent, synthèse des mondes révolus de la Nuit et du Feu. Cette valeur double de l’eau se retrouve très clairement dans la mythologie ancienne et moderne de Huarochirí ».

32  José María Arguedas, Obras completas…, op. cit., t. 12, vol. 7, 2012, p. 348, « En ces temps-là, on dit qu’il n’y avait aucun poisson dans la mer ».

33  Gerald Taylor, Rites et traditions de Huarochirí…, op. cit., p. 37.

34 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 34, « La colline El Dorado, taillée à pic sur la mer, avec à sa cime des sanctuaires pré-incas, s’élevait haut, loin, séparée de la cordillère par une profonde gorge. Tutaykire y tisse, depuis deux mille cinq cents ans, une toile d’or et d’argent. […] il surveille les pêcheurs, aujourd’hui plus que jamais. Tutaykire est resté captif d’une “chatte” douce et contraire, parmi les vallées. Depuis la colline El Dorado, il voit en haut et en bas ».

35 « Luego, por las conquistas de Tutayquiri, por su intervención, los checa se separan de los quinti: las comunidades tomaron su fisonomía « actual », lo alto y lo bajo se constituye en una dicotomía que caracteriza el nuevo orden », Alejandro Ortiz RescaniereHuarochirí…, op. cit., p. 114.

36 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 53, « Il ya deux mille cinq cents ans Tutaykire (Grand chef ou Blessure de la Nuit), le guerrier d’en haut, fils de Pariacaca, fut retenu à Urin Allauka, vallée yunga du monde d’en bas, par une prostituée vierge qui l’attendait jambes dénudées et écartées, les seins nus, avec un pichet de chicha. Elle le retint pour le faire dormir et le détourner de son chemin ».

37  Gerald Taylor, Rites et traditions de Huarochirí…, op. cit., p. 101

38 Il est à ce titre significatif de noter que dans les récits mythologiques, souvent, l’espace d’en bas, l’urin, est décrit comme le lieu du chaos et de l’inconnu, figurant le passé et le futur, à l’inverse de l’hanan, l’en haut, qui représente le présent et l’ordre. Voir sur ce point Alejandro Ortiz RescaniereHuarochirí, op. cit., p. 122

39  Gerald Taylor, Rites et traditions de Huarochirí…, op. cit., p. 54-55

40 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 53, « […] il effraya son rival et le transforma en cerf et changea la femme de son rival en miraculeuse prostituée de pierre ».

41 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 71, « Orfa, la demoiselle prostituée de Cajamarca, recula de quelques pas, et s’enfuit aussitôt. « Cholas – dit-elle. Plus jamais, plus jamais avec elles ! Quelle horreur ! Ma punition s’est aggravée. » Elle accéléra le pas et s’éloigna de la procession. « Quelle horreur ! » […] Elle décida de noyer son fils un de ces jours, une de ces nuits, et de prendre avec elle la strychnine qu’elle gardait dans une petite boîte depuis qu’elle avait quitté, déshonorée et en cachette, l’aristocratique ville de Cajamarca ».

42 José María Arguedas, Obras completas…, op. cit., t. 12, vol. 7, 2012, p. 347, « “Quelle horreur ! Comment ai-je pu mettre au monde l’enfant d’un homme aussi misérable ?” s’exclama-t-elle, elle attrapa sa fille et courut en direction de la mer. En voyant cela, Cuniraya Viracocha pensa “Maintenant, elle doit m’aimer” et, revêtant ses habits d’or, il effraya les huacas et, comme ils restaient là, transis de peur, il commença à les bousculer, puis dit “Sœur Cavillaca, regarde par ici et contemple-moi, je suis maintenant très beau”. […] Mais elle ne se retourna même pas vers lui et continua de fuir vers la mer. “Pour avoir donné naissance à l’immonde enfant d’un homme méprisable, je vais disparaître” dit-elle et, disant cela, elle se jeta à la mer. Et jusqu’à maintenant on peut voir dans la profonde mer de Pachacamac deux pierres de forme humaine qui vivent là. A peine entrées dans l’eau, toutes deux – la mère et la fille – se transformèrent en pierre ».

43 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 234, « Ni le suicide d’Orfa qui se jette à la mer depuis le sommet El Dorado, désenchantée de tout mais surtout déçue de ne pas trouver Tutaykire, là-haut, en train de tresser de l’or, ni aucun autre fantôme, mais seulement un blanc silence, celui du guano de l’île. Dans sa propre maison, Asto le pêcheur […] lui avait dit que dans la ville de El Dorado, un fantôme grand et protecteur tissait une toile d’or. Mais elle ne put le voir parce qu’elle avait les yeux fermés par l’étroitesse d’esprit que faisaient naître ses féroces regrets, ses regrets d’ima sapra, et elle se jeta, aveuglée, dans l’abîme avec son bébé dans les bras ».

44 Alejandro Ortiz RescaniereHuarochirí…, op. cit., p. 30, « Ser tonta, salvaje, viuda y, en el mito de Cuniraya, virgen y engañada, es decir, mujer disminuida en el plano intelectual, cultural, social o sexual, constituye uno de los rasgos comunes de los personajes asociados a la Madre Tierra en mitos provenientes de distintos horizontes », « Être stupide, farouche, veuve et, dans le mythe de Cuniraye, vierge et abusée, c’est-à-dire une femme diminuée aussi bien sur le plan intellectuel, culturel, social ou sexuel, constitue un des traits communs des personnages associées à la terre-Mère de mythes originaires d’horizons divers ».

45 José María Arguedas, El Zorro…, op. cit., p. 87, « ¿Quién, carajo, mete en un molde a una lloqlla? ¿Usted sabe lo que es una lloqlla? – La avalancha de agua, de tierra, raíces de árboles, perros muertos, de piedras que bajan bataneando debajo de la corriente cuando los ríos se cargan con las primeras lluvias en estas bestias montañas », « Mais qui pourrait bien faire entrer dans un moule une lloqlla ? Vous savez ce que c’est qu’une lloqlla ? – L’avalanche d’eau, de terre, de racines d’arbres, de chiens morts, de pierres qui roulent en se cognant sous le courant quand les fleuves se chargent des premières pluies dans ces fichues montagnes ».

Pour citer ce document

Rosana Orihuela, « El Zorro de arriba y el zorro de abajo : images fictionnelles de la modernité péruvienne » dans « Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations », « Travaux et documents hispaniques », n° 9, 2018 Licence Creative Commons
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