9 | 2018
Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations

Les articles rassemblés dans ce dossier sont issus d’un colloque qui a eu lieu à Rouen en novembre 2014. Celui-ci a eu pour but de questionner la notion d’« américanité ». Coordonné par Sandra Gondouin et Lissell Quiroz, le dossier s’intéresse aux voix qui participent à la construction d’une identité « américaine » des années 1970 à nos jours depuis la littérature, la musique et la politique. Privilégiant une approche pluridisciplinaire, les travaux réunis interrogent cette notion depuis différentes régions du continent. Il propose de faire entendre une polyphonie de voix, souvent marginales, traçant les contours d’un continent qui s’invente et se réinvente sans cesse.

Couverture de

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Manuel Scorza, la voix de l’Indien

Venko Kanev


Texte intégral

1Il y a de cela quelques jours, TELESUR diffusait l’information suivante : « Le gouvernement colombien a récupéré plus de vingt-cinq mille hectares qui étaient aux mains de Víctor Carranza, surnommé “le Seigneur des Émeraudes” et accusé de constitution de groupes paramilitaires. Les surfaces récupérées représentent l’équivalent de trente mille hectares ».

2Ce qui est ici nouveau, dans ce problème séculaire de la terre, c’est que le gouvernement récupère les terres. Les motivations des dirigeants politiques n’ont pas toujours été très claires. L’histoire n’oublie pas les expropriations décidées par Stroessner au Paraguay, dont l’objectif affiché était de les proposer aux paysans, mais à un prix tellement élevé que seuls les grands propriétaires pouvaient les acheter. Les gouvernements ont toujours massacré les indigènes qui revendiquaient la restitution de leurs terres. À cet égard, les dernières pensées de Genaro Ledesma, personnage de Manuel Scorza dans son roman La tumba del relámpago n’ont rien de gratuit : « … Sintió la insondable desgracia de ser peruano: hombres extraviados en el sufrimiento, en el abuso, en la impotencia. En el Perú donde se pone el dedo salta la pus »1.

3L’information mentionnée plus haut indique également que le problème central dans les romans de Manuel Scorza, 1928-1983, celui de la terre, reste toujours d’actualité. L’œuvre de Manuel Scorza est l’héritière de la littérature indigéniste latino-américaine. Le thème de l’Indien, qui apparaît avec les premiers Chroniqueurs des Indes, est ensuite abordé par l’indianisme du romantisme et la vision du bon sauvage, il passe par le réalisme des indigénistes, au Pérou avec Ciro Alegría dans El mundo es ancho y ajeno ou avec José María Arguedas et ses romans Yawar Fiesta et Los ríos profundos

4Les grands thèmes traités par les meilleurs écrivains de l’indigénisme sont présents chez Manuel Scorza. Ce sont des romans de dénonciation, qui ont une portée politique et sociale. Ses romans refusent l’individualisme exacerbé de la littérature postmoderne ; pour reprendre les mots de l’écrivaine péruvienne Rosa Arciniega, ses romans « se saisissent des grands conflits collectifs », ils présentent des masses essentiellement paysannes, et leur personnage est « l’homme-millions d’hommes », « le cas-millions de cas ». Ce sont des romans d’un peuple, de mouvements de foules frappées par des problèmes sociaux généralisés. Les mythes recréés et créés sont également collectifs et l’expression de peuples ancestraux appréhendés dans leur globalité.

5Manuel Scorza reprend ces thèmes, mais il utilise une autre méthode littéraire. Il appartient au « boom » de la littérature latino-américaine des années 60-70 et peut être considéré comme un des écrivains pratiquant le réalisme magique. Chez lui, le réalisme prime peut-être sur le magique, son attachement à la réalité est plus marqué que chez les autres auteurs de ce courant.

6Manuel Scorza est l’auteur d’un cycle de romans qui forment une Ballade ou Les Cantates, parfois intitulé La Guerre Silencieuse : Redoble por Rancas (RPR, 1970) ; Historia de Garabombo el Invisible (HGI, 1972) ; El jinete insomne (JI, 1977) ; Cantar de Agapito Robles (CAR, 1977) et La tumba del relámpago (TR, 1979)2.

7Nous pourrions ajouter La danza inmóvil (1983), son dernier roman. Par leurs thèmes, leurs personnages, leurs actions et la méthode littéraire employée, ses romans forment un long récit retraçant les luttes indigènes. La mort prématurée de l’écrivain au cours d’une catastrophe aérienne fait taire cette voix qui défend des indigènes à une époque rebelle, où les mouvements pour la terre connaissaient leur plein essor en Amérique Latine.

8Manuel Scorza connut et subit dans sa chair cette dure réalité. Par deux fois, il dut s’exiler : sous la dictature d’Odría en 1948, alors qu’il avait tout juste 20 ans, et plus tard, en 1968, en raison de son implication dans le mouvement indigéniste. Le thème central de son œuvre est la lutte perpétuelle des indigènes pour sortir du système médiéval qui régit la possession de la terre et les relations dans le monde du travail. Les paysans sont des serfs qui n’ont pas le droit de quitter les haciendas. Elle a pour cadre les Andes Centrales, les latifundios d’altitude, la ville minière de Cerro de Pasco qui vit sous la domination des entreprises étrangères extractrices de minerai.

9Ses romans représentent une dénonciation des abus, de l’emprisonnement des leaders et des simples paysans s’ils osent protester, des assassinats massifs d’indigènes, de la corruption des instances gouvernementales et des organes judiciaires. C’est une dénonciation de la misère et de la pauvreté, de la violence extrême que subissent les peuples autochtones, ainsi que de l’ignorance dans laquelle ils restent plongés. « En los Andes las masacres se suceden con el ritmo de las estaciones. En el mundo hay cuatro, en los Andes cinco: primavera, verano, otoño, invierno y masacre » (CAR, p. 19), dit l’auteur3. Ainsi naissent les personnages, qui sont toujours typologiques, comme le juge Montenegro, omniprésent et omnipotent, la figure de l’hacendado tout-puissant qui commande dans la vie et dans la mort, de ses acolytes et des Indiens félons, devenus ses caporaux.

10Les romans de M. Scorza livrent un tableau fidèle de l’oligarchie terrienne péruvienne et de son entourage : serviteurs dénués de scrupules, épouses pingres et insatiables, collusion des pouvoirs économique et politique, etc. C’est le plus grand des maux de ce pays. Les romans développent le thème des abus, dans toute leur variété : la prison par un caprice des autorités et de la garde civile, les massacres que commettent les troupes d’assaut, les tortures et, surtout, la spoliation des terres et l’expulsion des paysans, les Indiens qui ne connaissent pas l’argent, les enfants qui n’ont jamais vu de livres… (JI, p. 50). Dans La tumba del relámpago, il ne leur reste plus que « un espolón de roca negra » (TR, p. 51)4 entre les terres inondées par le barrage de la Cerro de Pasco Corporation et l’hacienda gardée par les fusiliers. Une phrase d’un des romans cités condense toute la rancœur accumulée des paysans : « Así me di cuenta que el Perú es propiedad de un puñado de hijos de puta que nos mantienen a todos con la cabeza en la mierda, mientras ellos se banquetean y se cagan de risa de los que trabajamos » (JI, p. 58)5.

11Dans les six romans qui sont l’objet de notre étude sont décrites toutes les variantes des abus, parfois reproduits sur la base de faits réels, qui sont parfois atténués par les procédés typiques du réalisme magique. M. Scorza a réussi à créer un monde au moyen d’histoires réelles, qui donnent froid dans le dos et qui acquièrent une résonnance littéraire de haute volée grâce à la méthode qu’il utilise.

12L’auteur crée une ambiance magique où tout est possible. Les exemples sont nombreux mais, parmi les abus, nous pouvons citer celui du juge Montenegro qui bouleverse le temps, les années, les jours, les heures, au gré des caprices de son épouse : « el tiempo se salió de sus márgenes, fluyó demencial y se estrelló contra el flanco rojizo de las montañas… » (JI, p. 149)6. Le juge porte un halo mythique, les Indiens le croient invincible : « Los humanos no pueden combatirlo. Ha detenido los ríos, ha encarcelado los meses y si se encapricha ordenará oscurecer el sol » (CAR, p. 10)7. Dans sa province, le courrier disparaît, les relations avec le monde extérieur s’interrompent et, ainsi, comme dit l’auteur, les soucis disparaissent avec eux. « ¡ Todo está confundido! Lo que debe crecer, muere. Lo que debe morir, crece. Los niños serán viejos sin haber sido jóvenes. Y los viejos no encontraremos el alivio de la muerte… » (JI, p. 114)8.

13Un calme soporifique pèse sur la région : « No se escucharon los avisperos de enconadas elecciones; ni se conocieron las traiciones de los politicastros; ni la infame derrota del seleccionado de fútbol, ay, frente a Bolivia; ni las amenazas atómicas; ni el espectáculo de las guerras […]. Gracias a la benevolencia del doctor se ignoraron las vociferaciones del mundo. Desterrada de preocupaciones, cerrada y perfecta, la provincia engordó, los relojes se pudrieron, el Chaupihuaranga se volvió lago, los niños y las plantas dejaron de crecer » (JI, p. 97)9. Les habitants voient avec embarras les cours d’eau se figer, les fleuves s’assèchent, que les « cataratas cuelgan sin vida sobre los peñascos » (JI, p. 114)10. Un des personnages s’aperçoit de « la pereza del agua », de « la flojera del río » (JP, p. 7)11. Le ciel s’immobilise (CAR, p. 19). Grâce au réalisme magique, une file de chapeaux cheminent sur l’eau (JI, p. 52) (on suppose que, sous les chapeaux, il y a des hommes), l’ingénieur échafaude des plans insensés, comme celui de se rendre au Japon pour aller prendre le thé avec l’Empereur, ou de se faire nommer Concessionnaire Exclusif de la Mort pour la vendre et faire de bonnes affaires (JI, p. 107-108). Les fêtes imposées, dont la célébration s’éternise, dont l’ampleur est indécente, sont des orgies qui ruinent peu à peu tout le monde, car « Los hombres son mortales, pero las deudas inmortales » (JI, p. 140)12.

14Le réalisme magique permet de tout bouleverser avec de bons résultats littéraires : la date réelle est 1962 mais, selon le juge, nous sommes en 2300 et quelques. Les horloges tombent malades, agonisent et meurent, exhalant une odeur terriblement pestilentielle (JI, p. 30-35), les gens, quant à eux, ne vieillissent et ne meurent pas.

15Cependant, le réalisme magique s’ancre toujours dans la réalité. Dans le cas précis, il régit la réalité du temps arrêté au Pérou, son système agraire qui le maintient au Moyen Âge, l’absence de justice, l’arbitraire des oligarques. Lorsque l’ouvrier agricole s’immobilise, horrifié, dans la montagne que les Indiens disent enchantée, la rationalité explique qu’elle contient un aimant et qu’elle empêche les gens de décoller du sol leurs semelles ferrées (JI, p. 65). Souvent, ce que crée le réalisme magique est détruit car démythifié. Quand Nuño, le peintre-né, marche sur l’eau, ce fait est démythifié, car on le retrouve noyé. Dans la nouvelle Historia de Garabombo, el invisible, les indigènes croient en l’invisibilité de Garabombo, qui traverse des clôtures, pénètre dans des garnisons sans que personne ne le voie, ce qui suscite l’admiration des Indiens. Le réalisme magique utilise parfois le procédé habituel du réel merveilleux : se glisse dans le texte, quelque part, une cause rationnelle qui explique rationnellement ce qui est irrationnel. Par exemple, la légende de l’invisibilité de Garabombo n’est pas jugée recevable par les blancs. Les puissants ne le voient pas car ils ne veulent pas le voir, ils ne veulent pas répondre aux plaintes et aux réclamations qu’il formule. Au cours d’un enterrement, les nuages s’immobilisent et la garde civile tue les comuneros par dizaines. Dans la plus pure tradition du réalisme magique, les mères des paysans assassinés poursuivent les troupes en marchant sur l’eau, qui a pris une couleur rouge. Lors d’un défilé aux flambeaux, les porteurs de torches marchent eux aussi sur l’eau, et l’explication est que l’eau souffre d’être figée et que les torches sont les souvenirs de l’eau (JI, p. 71). Toujours dans l’esprit du réalisme magique, citons l’aveugle Añada, qui tisse sur ses ponchos le futur des hommes et des communautés, qui dessine le choc des montagnes, les hommes oiseaux, la tour infinie, etc. Elle parle avec les plantes et les animaux, elle leur demande instamment de construire un long mur (CAR, p. 118). La beauté inouïe de Maca ensorcelle tous les hommes, elle est presque un personnage mythologique qui joue un rôle démythificateur pour ce qui est des puissants, elle montre leur misère spirituelle et ridiculise les autorités.

16Quand un Indien se proclame parent de Dieu, l’archange Cecilio Encarnación, il joue son rôle démythificateur dans sa plénitude, le mythe ne dure pas bien longtemps, car il est faux (CAR, p. 120 et suivantes). En plus des mythes, le réalisme magique utilise la sorcellerie comme dans le Cantar de Agapito Robles (p. 49-50). L’incroyable peinture de Nuño, un handicapé mental qui réalise des fresques dans les églises, copie les grands maîtres de l’Humanité et les dépasse. Il participe également du réalisme magique (CAR, p. 63).

17Face aux abus des hacendados, les Indiens résistent pendant des siècles. Le personnage dit que tout naît, croît et meurt, mais « la seule chose qui survive, c’est notre plainte ! » (JI, p. 156) et, plus loin : « La seule chose qui n’est pas sortie de son lit, ce sont nos peines ! » (JI, p. 160).

18L’auteur disait qu’il ne voulait pas écrire de romans fantastiques. Il mentionne l’existence de soulèvements indiens depuis l’époque coloniale. Il raconte que, selon les études menées par un sociologue péruvien, « sólo en el sur de Perú, entre 1922 y 1930, estallaron 697 rebeliones, un promedio ¡de ochenta rebeliones por año! »13 La dénonciation concerne également les guerres contre le Chili. La conscience populaire évolue, le personnage apprend au jeune que les hommes ne se divisent pas entre Chiliens et Péruviens, mais entre bons et mauvais, voire même plutôt entre riches et pauvres (JI, p. 159). Manuel Scorza assiste à l’un des plus grands soulèvements paysans du Pérou entre 1960 et 1963. Voici une des composantes du réalisme magique : sa relation avec la réalité. Dans une interview accordée à Martín Osorio, l’écrivain déclare : « En mi caso personal yo partía de circunstancias extremadamente precisas: lugares, personajes y hechos »14.

19Les formes de la lutte évoluent elles aussi. Depuis les formes ingénues et ingénieuses pour se venger de leur situation en recourant à la ruse, comme lorsque l’Indien fait manger des excréments au sous-préfet comme s’il s’agissait d’un antidote contre la piqûre d’une vipère (JI, p. 46), on évolue ensuite vers d’autres formes de lutte. Au début, les Indiens s’obstinent à chercher les titres de propriété de la terre, expédiés par le roi d’Espagne en 1705. C’est là leur seul espoir de récupérer la terre. Ils les trouvent dans des endroits oubliés, parfois conservés par hasard, ils essaient de les protéger des hacendados qui les poursuivent pour les détruire. Le Titre avec une majuscule acquiert la valeur d’un symbole, d’une bannière, il suscite des espoirs. Le Titre qu’ils trouvent brille d’une lumière forte lorsqu’ils l’ouvrent mais, un jour, le Titre s’éteint. Les Indiens comprennent que ce n’est pas par cette voie qu’ils obtiendront justice. Agapito « de golpe intuyó por qué el Título se había rendido. Durante 257 años la comunidad creyó poder recuperar sus tierras legalmente. Al precio de mortandades, persecuciones, cárceles… » (CAR, p. 12)15

20Dans son roman Gringo viejo, Carlos Fuentes crée la même scène, le gardien des titres les brûle devant les Indiens intimidés en disant que les titres parlaient pour les Indiens, et que l’heure est venue pour les Indiens de s’exprimer eux-mêmes. Le titre servait aux formalités judiciaires, et à embaucher des géomètres. Ils refusent tous, à cause des menaces et des pots-de-vin des hacendados. Dans le récit s’intercale l’histoire du cacique indien Katari « que hace siglos viajó tres veces de La Paz a Buenos Aires para quejarse al Virrey. Cada viaje […] le consumía un año. Y siempre le faltaba algo a su recurso: una certificación…16 » (CAR p. 115). Puis se succèdent les procès interminables où tous les intéressés meurent, et qui se poursuivent les générations suivantes. Dans La tumba del relámpago, on parle d’un jugement qui dure 76 ans, et le tribunal ne rend pas de sentence.

21Le désespoir pousse les indigènes à la rébellion, à l’invasion des haciendas, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que, du fait qu’ils sont propriétaires de ces terres, ils ne les envahissent pas et ne font que les récupérer. Un personnage de El jinete insomne dit au sujet des titres : « ¡Razón de más para olvidarse de papeles! ¡Aquí lo que cabe es la fuerza, hermanos!17 » (JI, p. 78) C’est un pas en avant dans la prise de conscience des Indiens quant au chemin à suivre, un motif qui est repris dans tous les romans de M. Scorza.

22Dans cette opposition contre l’injustice structurelle ou systémique, comme on dirait maintenant, se trouve l’utopie ; les Indiens de la communauté entreprennent un long voyage qui s’inscrit dans le mythe de la terre promise, mais ils perdent encore une fois leurs illusions, et le mythe est démythifié (JI, p. 186-188). Dans les romans, l’écrivain transcrit certains mythes indigènes originaux (JI, p. 188). Dans l’interview déjà citée, M. Scorza déclare : « … el problema del mito en América Latina no es un problema individual; el mito es un hecho histórico social antes que literario18 ».

23Massacrés par les sbires des hacendados et par l’armée après chaque occupation des haciendas, les indigènes commencent à envisager une révolution armée. C’est un nouveau pas en avant dans la lente prise de conscience que nous avons mentionnée. Ils comprennent que, par des moyens pacifiques, ils n’obtiendront jamais leurs droits. L’auteur est particulièrement virulent vis-à-vis des politiciens. Il fustige les créoles qui traitent les Indiens encore plus mal que des bêtes. Il rejoint leur cause car il connaît les mécanismes du pouvoir.

24Cependant, Manuel Scorza ne tombe pas dans un schéma simpliste. Parallèlement au récit, la notion de société évolue chez l’auteur. La récupération de la terre ne signifie pas l’évolution automatique du problème. L’auteur, témoin de la réalité péruvienne, met en garde contre le risque de voir apparaître de nouveaux caciques. Il décrit le cas de l’Indien qui devient l’exploiteur de sa propre tribu. Il va même plus loin. Lorsque plus tard il adopte la conception marxiste de Mariátegui de l’organisation de la société, persiste une interrogation oblique, révélée dans la question « et si les libres se trompent ? »

25Dans La tumba del relámpago, le dernier roman de la ballade, l’auteur s’étend sur d’autres idées et interrogations (TR, p. 62-63). La notion d’un leader mythologique comme Garabombo l’invisible qui guiderait les Indiens vers la victoire évolue vers un leader comme Genaro Ledesma, qui s’est forgé dans les luttes paysannes et ouvrières, qui s’est formé professionnellement et idéologiquement. Il est l’avocat des Indiens, n’est emprisonné que parce qu’il défend les Indiens. C’est lui qui guide les indigènes de la lutte spontanée vers une lutte organisée en fonction d’objectifs précis. Dans Cantar de Agapito Robles, les Indiens insurgés écoutent Radio Habana, les idées d’une autre organisation de la société progressent. La voix de Cuba devient voix indigène (CAR, p. 168). Quand les communautés descendent vers les haciendas et les collines se couvrent de silhouettes humaines, on devine la phrase de Che Guevara : « La Humanidad ha dicho basta y ha echado a andar19 ». Lorsque les indigènes prennent possession des haciendas, Agapito Robles « se levantó y gritó: En nombre de la comunidad de Yanacocha declaro a Huarautambo libre e independiente por la voluntad general de los pueblos y la justicia de su causa que Dios defiende. Eran las mismas palabras con que el Libertador San Martín declaró la libertad del Perú en 1821. Las célebres frases habían demorado 152 años para sonar en Huarautambo20 » (CAR p. 201).

26Alors, le fleuve se remit à couler, les gens recommencèrent à vieillir, le temps reprit son cours. Agapito Robles commença une danse finale qui incendia toute la vallée, dans laquelle la troupe avançait pour venir écraser pour la énième fois la rébellion indigène. On pourrait conclure cette étude en disant que l’Indien Evo Morales est la consécration de l’esprit rebelle sur lequel se construit l’Amérique bolivarienne multiculturelle proclamée par le Métis Hugo Chávez. Et Manuel Scorza restera dans l’histoire littéraire de l’Amérique Latine comme l’écrivain qui aura de vive voix, et avec une admirable maestria, exprimé les revendications des peuples andins.

Bibliographie

Scorza Manuel, Redoble por Rancas, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2008. [RPR, 1970]

Scorza Manuel, Historia de Garabombo el Invisible, Barcelona, Editorial Planeta, 1975. [HGI, 1972]

Scorza Manuel, El jinete insomne, Buenos Aires, La Plata, De la Campana, 2008. [JI, 1977]

Scorza Manuel, Cantar de Agapito Robles, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2008. [CAR, 1977]

Scorza Manuel, La tumba del relámpago, Madrid, Siglo xxi, 1979. [TR, 1979]

Scorza Manuel, La danza inmóvil, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2010. [DI, 1983]

Notes

1 « … Il ressentit l’insondable malheur d’être péruvien : des hommes désorientés par la douleur, les abus, l’impuissance. Au Pérou, le pus gicle là où l’on pose le doigt » [Notre traduction].

2 Manuel Scorza, Redoble por Rancas, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2008 [RPR, 1970] ;
Manuel Scorza, Historia de Garabombo el Invisible, Barcelona, Editorial Planeta, 1975 [HGI, 1972] ;
Manuel Scorza, El jinete insomne, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2008 [JI, 1977] ;
Manuel Scorza, Cantar de Agapito Robles, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2008 [CAR, 1977] ;
Manuel Scorza,
La tumba del relámpago, Madrid, Siglo xxi, 1979 [TR, 1979] ;
Manuel Scorza, La danza inmóvil, Buenos Aires/La Plata, De la Campana, 2010 [DI, 1983].
Tout au long de notre texte, afin d’éviter de le surcharger avec les titres de ces romans que nous sommes amenés à citer fréquemment, nous utiliserons les abréviations figurant ci-dessus entre crochets.

3 « Dans les Andes, les massacres se succèdent au rythme des saisons. Dans le reste du monde, il y en a quatre, et cinq dans les Andes : le printemps, l’été, l’automne, l’hiver et le massacre » [Nous traduisons].

4 « un éperon de roche noire » [Nous traduisons].

5 « Je me suis ainsi rendu compte que le Pérou appartient à une poignée de fils de pute qui nous maintiennent à tous la tête dans la merde tandis qu’ils festoient et se pissent dessus de rire en pensant à nous qui travaillons » [Nous traduisons].

6 « le temps est sorti de son lit, son cours s’est affolé, et il est allé se fracasser sur le flanc rougeâtre des montagnes… » [Nous traduisons].

7 « Les humains ne peuvent pas le combattre. Il a figé les fleuves, il a emprisonné les mois et il peut lui prendre le caprice d’ordonner d’assombrir/de couvrir d’ombre le soleil » [Nous traduisons].

8 « Tout est sens dessus-dessous ! Ce qui doit croître meurt. Ce qui doit mourir croît. Les enfants seront vieux sans avoir été jeunes. Et nous, les vieux, ne connaîtrons pas le repos de la mort » [Nous traduisons].

9 « On n’a pas entendu bourdonner les nids de guêpes d’élections disputées ; on n’a pas entendu parler des trahisons des politicards, ni de l’infâme défaite de la sélection nationale de football, hélas, devant la Bolivie, ni des menaces atomiques, ni du spectacle des guerres […] Grâce à la bienveillance du docteur, on a ignoré les vociférations du monde. Exilée de toute préoccupation, fermée et parfaite, la province a grossi, les horloges ont pourri, le Chaupihuaranga est devenu lac, les enfants et les plantes ont cessé de pousser » [Nous traduisons].

10 « les chutes d’eau restent suspendues, sans vie, aux rochers » [Nous traduisons].

11 « la paresse de l’eau, la faiblesse du fleuve » [Nous traduisons].

12 « Les hommes sont mortels, mais les dettes, immortelles » [Nous traduisons].

13 « rien que dans le sud du Pérou, entre 1922 et 1930, ont éclaté 697 rébellions, une moyenne de 80 par an ! » (nous traduisons). Osorio Manuel, « Desde sus orígenes toda la literatura latinoamericana es mítica », conversación con Manuel Scorza, El País, 15 de julio de 1979.

14 « Dans mon cas personnel, je partais de circonstances extrêmement précises : lieux, personnages et faits » [Nous traduisons].

15 « soudain, il comprit pourquoi le Titre s’était rendu/avait capitulé. Pendant 257 ans, la communauté a cru pouvoir récupérer ses terres légalement. Au prix d’une forte mortalité, de persécutions et de détentions… » [Nous traduisons].

16 « qui, il y a des siècles, a fait trois fois le voyage de La Paz à Buenos Aires pour aller se plaindre au Vice-Roi. Chaque voyage […] lui prenait toute une année. Et il manquait toujours quelque chose à son recours : une certification… » [Nous traduisons].

17 « Raison de plus pour oublier ces papiers ! Ici, ce qu’il convient, mes frères, c’est d’utiliser la force ! » [Nous traduisons].

18 « … le problème du mythe en Amérique Latine n’est pas un problème individuel ; le mythe est un fait historique plutôt social que littéraire… » [Nous traduisons].

19 « L’Humanité a dit ça suffit, et elle s’est mise en marche » (nous traduisons)

20 « il se leva et cria : Au nom de la communauté de Yanacocha, je déclare Huarautambo libre et indépendant par la volonté générale des peuples et la justice de leur cause défendue par Dieu. C’est par ces mêmes mots que le Libertador San Martín a déclaré la liberté du Pérou en 1821. Ces célèbres phrases avaient attendu 152 ans pour se faire entendre à Huarautambo » [Nous traduisons].

Pour citer ce document

Venko Kanev, « Manuel Scorza, la voix de l’Indien » dans « Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations », « Travaux et documents hispaniques », n° 9, 2018 Licence Creative Commons
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