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Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations

Les articles rassemblés dans ce dossier sont issus d’un colloque qui a eu lieu à Rouen en novembre 2014. Celui-ci a eu pour but de questionner la notion d’« américanité ». Coordonné par Sandra Gondouin et Lissell Quiroz, le dossier s’intéresse aux voix qui participent à la construction d’une identité « américaine » des années 1970 à nos jours depuis la littérature, la musique et la politique. Privilégiant une approche pluridisciplinaire, les travaux réunis interrogent cette notion depuis différentes régions du continent. Il propose de faire entendre une polyphonie de voix, souvent marginales, traçant les contours d’un continent qui s’invente et se réinvente sans cesse.

Couverture de

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Identités à la marge dans les nouvelles d’Eduardo Antonio Parra

Geneviève Dragon


Texte intégral

1Dans ses recueils de nouvelles, Les Limites de la Nuit1 (Los Límites de la noche, 1996) et Terre de Personne2 (Tierra de nadie, 1999), l’écrivain mexicain Eduardo Antonio Parra explore le nord du Mexique et l’espace de la frontière avec les États-Unis. Il interroge par là une zone crépusculaire de l’identité et de l’individualité en un lieu-limite, une région des confins où peut émerger l’idée d’une humanité extrême. La frontière avec les États-Unis semble capable d’exprimer une situation-limite, dans une exploration tour à tour brutale et poétique des marges à la fois individuelles, sociales et culturelles. Les confins géographiques deviennent l’expression tout à la fois métaphorique et hyperbolique de la marginalité identitaire et individuelle, le lieu propice d’un mouvement double d’éclosion et d’explosion d’une humanité en proie à la violence et la sauvagerie. Prostituées, transsexuels, flics ripoux et meurtriers sont éclairés par la nuit, espace-temps privilégié par Eduardo Antonio Parra. Cette nuit dévoile une marginalité éclatée, d’un clair-obscur où se brouillent et se troublent les frontières de la sexualité et de la légalité. Du point de vue fictionnel, le choix générique de la nouvelle n’est pas anodin. Il permet d’explorer par la voie narrative les différentes voix de la frontière, pour en travailler la réalité et le mythe et ainsi tenter de définir une identité complexe dont l’unité est constamment questionnée. Notre but sera donc d’étudier la définition de ces identités à la marge, qui apparaissent comme tout autant de voix diverses pour éclairer et définir une américanité en question.

Typologie des personnages frontaliers

2Les titres des deux recueils (Les Limites de la nuit et Terre de Personne) permettent d’entrer dans l’univers romanesque de l’auteur. En effet, le dessein de d’Eduardo Antonio Parra y apparaît : la nuit, d’un côté, réelle et métaphorique, entre obscurité assassine et obscénité brutale ; et la terre de personne, désert de solitude et d’anonymat soustrait au regard et à la foule, un véritable no man’s land3. Cet espace narratif est d’abord un endroit que l’on peut situer sur une carte, celui de la zone frontalière plus ou moins étendue entre les États-Unis et le Mexique autour de deux pôles, d’une part les villes jumelles d’El Paso et de Ciudad Juarez, ou plus au sud, Monterrey, ville d’origine de l’écrivain. La nuit et la frontière forment ainsi un véritable espace-temps dans lequel se meuvent des personnages divers et tous écorchés, une scène où évoluent des anonymes terribles, aux prises avec eux-mêmes, aux limites mêmes de leur identité, voire de leur humanité.

3Le terme « espace » s’emploie d’ailleurs ici avec toute son ambivalence sémantique : s’il est d’abord l’espace (géographique et narratif) qui définit le cadre de l’action, il est aussi l’espace entre les personnages, une frontière invisible qui relie autant qu’elle sépare. Ainsi, par moments, les personnages, pourtant réunis au sein d’une courte nouvelle et liés par la trame narrative, ne semblent souvent pas évoluer dans le même espace ou la même temporalité. Le lieu se charge alors de modalités individuelles et subjectives. Par exemple, dans « La Vitrine aux rêves »4, le poste-frontière d’El Paso n’est pas le même endroit pour un marchand ambulant, errant entre les postes-frontière et les files de voitures américaines et pour une petite fille nord-américaine, à l’abri, dans « l’hiver »5 de sa voiture climatisée. La frontière est présente, de façon à la fois matérielle et immatérielle. Ainsi, dans « La Nuit la plus obscure »6 dans Les Limites de la nuit, un jeune homme, Mario, converse avec le veilleur de nuit d’un immeuble cossu alors que la foudre plonge la ville dans l’obscurité d’une coupure de courant. Il rêve aux vies qu’il imagine heureuses derrière les portes vitrées et les digicodes sans concevoir une seule seconde qu’une tragédie est en train de s’y dérouler : Edna, malade paranoïaque, sombre dans le délire après la coupure de courant et tue son mari. Enfermés dans leur tour à cause de l’absence d’électricité, la paranoïa redouble cette séparation par un fossé entre le mari et sa femme, dont la démence devient une frontière infranchissable. La folie de cette femme constitue ici la frontière invisible qui la sépare des autres de façon irrémédiable. La zone frontalière n’existe donc pas par une délimitation nette, mais se rejoue constamment dans les drames individuels qu’Eduardo Antonio Parra met en scène tout au long de ses deux recueils.

4Le lieu unique de la frontière entre les États-Unis et le Mexique se transforme alors en une zone narrative marquée par la démultiplication des démarcations et de franges plus ou moins visibles rendues explicites par la narration nerveuse et elliptique de Parra. Ces frontières sont multiples : entre les mexicains et les nord-américains, entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes, entre les hétérosexuels et les homosexuels, entre les policiers et les meurtriers. Eduardo Antonio Parra construit le lieu de la narration comme un espace de questionnement d’une altérité à la fois proche et terriblement inquiétante. Il s’agit sans doute de se confronter à l’abîme que constitue la frontière. Les personnages souvent hébétés, saouls, fous ou déséquilibrés semblent être tous saisis de vertige face à cet abîme, dont Henri Maldiney donnait une belle définition, comme « l’inversion et la contamination du proche et du lointain »7.

5Il est vrai que les frontières se brouillent et semblent parfois s’effacer, manquant d’assigner une place définie et précise à l’individu. Ainsi, dans « Ne me prenez pas le peu que j’ai »8, (Terre de personne), Estrella, un transsexuel rêvant de l’opération qui ferait de lui une femme se prostitue. Estrella est emmenée dans un terrain vague par des policiers qui la dépouillent de son argent, sans la violer. La nouvelle est emblématique de ce brouillage des catégories que Parra exploite dans toute sa crudité et sa violence. Les policiers, garants de l’ordre, sont ici des voleurs et des violeurs, et Estrella est torturée par l’idée de son propre corps hybride, insupportable à ses yeux et éveillant pourtant dans les yeux d’autres hommes des désirs étranges et bizarres.

6La ville frontalière se trouve elle-même divisée par des séparations invisibles qui ne font que rendre plus prégnante la solitude extrême et désespérée des personnages. Ainsi les lieux nocturnes, le bar, le nightclub, ne sont qu’un assemblage de solitudes, sans offrir la possibilité d’une rencontre. Par exemple, une très courte nouvelle, « Nocturne fugace »9 (dans Les Limites de la Nuit) est le monologue intérieur d’un homme seul, dans un club de Monterrey, attablé à un bar. Il semble écrasé par le poids de sa propre solitude. Le club est une sorte de miroir où l’on contemple chez les autres l’étendue de sa désespérance et de son isolement :

[] aujourd’hui, la ville est géante, les bars sont bondés, la musique ne se prête plus à cela. Et ils sont des centaines comme toi. Des noctambules solitaires à la recherche d’un semblant d’amour qui comblerait leur vide10.

7Cette proximité physique des corps est ainsi la marque paradoxale d’une grande solitude et d’une séparation insurmontable entre les êtres. L’homme s’adresse à lui-même et l’emploi de la deuxième personne du singulier dans une fausse situation dialogique ne rend que plus douloureuse l’absence d’interlocuteur réel. Dans la nouvelle qui suit, « Le Vide ultime »11, la situation semble se répéter avec le monologue intérieur d’un homme que l’on devine dans la dernière partie de sa vie, un homosexuel seul, abandonné par son dernier grand amour qui a préféré le quitter pour épouser une femme et ainsi une vie conforme aux normes sociales. Le monologue intérieur, mené une fois de plus à la deuxième personne, est un va-et-vient entre le présent solitaire dans un bar et l’évocation (en italiques) de moments passés et perdus irrémédiablement. Les pensées sont une autopsie terrible et lucide de son désespoir et de la vie qui l’attend :

Tu connais déjà le scénario et son dénouement : celui des mélodrames et des feuilletons à la mode. Un abandon qui peut conduire au suicide, tu le sais, ou à l’alcoolisme dans le meilleur des cas ; ou peut-être même sur le trottoir, en folle qui racole les passants, les chauffeurs de taxis, le visage tartiné de maquillage et cette allure efféminée qui représente pour toi le summum de la dégradation et qui t’inspire le dégoût12.

8L’autre lieu solitaire est la chambre de motel dont Michel Foucault a si bien parlé dans Des Espaces autres et qui apparaît comme le paradigme de l’hétérotopie moderne : on y pénètre mais cette entrée ne fait que souligner l’exclusion hors du monde et de la société :

Il y en a d’autres, au contraire, qui ont l’air de pures et simples ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses exclusions; tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu. Je songe, par exemple, à ces fameuses chambres qui existaient dans les grandes fermes du Brésil et, en général, de l’Amérique du Sud. La porte pour y accéder ne donnait pas sur la pièce centrale où vivait la famille, et tout individu qui passait, tout voyageur avait le droit de pousser cette Porte, d’entrer dans la chambre et puis d’y dormir une nuit. Or ces chambres étaient telles que l’individu qui y passait n’accédait jamais au cœur même de la famille, il était absolument l’hôte de passage, il n’était pas véritablement l’invité. Ce type d’hétérotopie, qui a pratiquement disparu maintenant dans nos civilisations, on pourrait peut-être le retrouver dans les fameuses chambres de motels américains où on entre avec sa voiture et avec sa maîtresse et où la sexualité́ illégale se trouve à la fois absolument abritée et absolument cachée, tenue à l’écart, sans être cependant laissée à l’air libre13.

9Une nouvelle de Terre de Personne est exemplaire à ce titre : « Traveler Hotel », dont le nom symbolise l’exclusion et l’exil qui empêche de trouver un point d’ancrage. Deux migrants illégaux, Gonzalo et David, trouvent refuge dans un hôtel miteux de San Antonio, ville du Texas. Ils ont traversé à Laredo. Comme Gonzalo est en proie à une fièvre terrible à cause du froid, ils se retrouvent dans cet hôtel étrange qui fait pension pour de vieilles personnes, rebuts de la société et de l’humanité. D’abord saisis par un sentiment d’étrangeté face à ces êtres, les deux amis ressentent finalement la fraternité des désespérés :

Des vieux et des vieilles, noirs, blanc, hispanos, et même des orientaux. Tous avaient atteint les limites de leur existence, et on aurait dit qu’ils faisaient la queue en attendant leur tour de mourir [] Gonzalo ne s’était jamais senti aussi proche d’êtres humains sur le point de s’éteindre14.

10La nouvelle est donc un huis clos, à l’intérieur du Traveler Hotel, qui rejoue en son cœur des échanges incessants entre l’intérieur et l’extérieur :

Comme elles étaient sinistres, ces deux rangées de portes closes, chacune pareille à la précédente, telles des dalles de pierres, scellées sur ceux qui vivaient derrière. Arrivé devant la sienne, il eut l’impression de se trouver à l’intérieur d’une caverne étroite, aux murs couverts de moisissures, d’où il était impossible de s’échapper. Et toute réalité s’évanouit devant lui15.

11La description transforme ici les portes des chambres en pierres tombales derrière lesquelles des vies s’éteignent et disparaissent. L’hôtel devient peu à peu un espace mental, pris dans l’esprit fiévreux de Gonzalo, sur le seuil de sa chambre, dans un échange permanent et inquiétant entre le proche et l’étranger.

Son irruption dans un lieu nouveau l’étourdit, l’obligeant à s’arrêter sur le seuil. Une lumière moins violente que celle du couloir s’infiltre dans la fenêtre, et Gonzalo croit y reconnaître la voie de son salut... Le pan de ville qui s’offre à ses yeux, solitaire et immobile, lui donne l’impression de s’être perdu dans un méandre du temps, où les hommes ne sont plus qu’un souvenir et où les édifices sont sur le point de s’écrouler à force d’être laissés à eux-mêmes16.

12L’autre caractéristique de l’hétérotopie est de superposer des espaces dont les fonctions diffèrent et qui se conjuguent pour donner naissance à un « espace autre ». Dans les nouvelles de Parra, l’espace de la frontière, qu’il soit urbain ou rural, se superpose à de nombreuses reprises à l’espace du cimetière, comme par exemple, un îlot au milieu du Rio Grande, où viennent mourir les migrants, dans la nouvelle qui ouvre Les Limites de la nuit, « Le Serment » :

Ce jour-là on déterre une trentaine de cadavres, certains datant de plusieurs années, d’autres plus récents. Le temps les a recouverts de terre et la végétation a fini de les enfouir. Personne ne sait avec certitude comment ils sont morts [] A la nuit tombée, on continue à déterrer des cadavres. Il ne pourra jamais oublier la puanteur, ni le spectacle grotesque de ces corps décomposés qui se disloquent à la moindre tentative de les déplacer [] Ils vont chercher des restes dans la terre, comme on explore un cimetière abandonné17.

13Ces corps abandonnés sont ceux d’apatrides, puisqu’au milieu du fleuve, ils n’appartiennent déjà plus au Mexique mais pas plus aux États-Unis, figés dans leur condition de passants. L’îlot apparaît encore une fois comme l’expression géographique et symbolique du no man’s land. Les rives du Rio Grande font figure de « non-lieux »18 pour reprendre l’expression de Marc Augé, ces zones de transit où l’homme n’est que de passage, dans l’anonymat de son mouvement.

Le choix de la forme de la nouvelle : de la fragmentation à la polyphonie

14Le lieu hétérotopique se fait aussi par moments utopie de soi-même dans le rêve d’une autre vie, à la manière du miroir qui, chez Michel Foucault, est une utopie qui fonctionne comme une hétérotopie :

Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas19.

15Ainsi, « La Vitrine des rêves » (Terre de Personne) évoqué plus haut, met en scène un vendeur ambulant, Reyes, qui travaille dans les files d’attente du poste-frontière entre Juarez et El Paso. Le rêve de l’autre côté s’incarne de façon très concrète dans les vitres des voitures américaines que le personnage scrute sous le soleil plombant. La vitre, devenant vitrine, est ce à travers quoi on regarde, rêvant à une autre vie qui est la vie des autres, des américains, « une famille de gringos encapsculée20 dans l’hiver de sa Mercedes-Benz »21 qui retourne de l’autre côté. Mais la vitrine se donne aussi comme miroir : la vitre est une vitrine dans lequel Reyes contemple l’utopie de sa propre existence, dans une rencontre impossible avec l’autre. Le soleil oblique transforme les vitres des voitures en miroirs : « Ses rayons tombaient obliquement maintenant, donnant à la file de voitures l’aspect de miroirs qu’allumait l’éclat de l’immense ciel vide »22. Et une chose étrange se passe entre Reyes et une petite fille américaine, à l’intérieur de la voiture :

Reyes lui retourna son sourire et descendit du trottoir pour s’approcher, mais il s’arrêta net quand il vit le reflet de son propre visage dans la vitre [...] sa peau portait les marques d’une interminable attente exposée aux intempéries. [] Il allait se retirer quand la fillette se déplaça derrière la vitre et qu’au reflet de son visage à lui se superposèrent les traits de la petite en une confusion spectrale qui donna naissance à un Reyes enfantin, étranger à ses préoccupations et à ses échecs23.

16Si la rencontre se fait de part et d’autre du verre de la vitre, elle ne peut être que passagère et éphémère, illusoire à travers ce mur transparent. N’oublions pas que Carlos Fuentes a nommé cette frontière « la frontière de verre »24, dans un roman datant de 1995. Le titre évocateur est calqué sur l’expression apparue dans les années 1970 et bien connue en sciences sociales, the glass ceiling, le plafond de verre, métaphore de l’impossibilité pour un employé d’accéder aux étages supérieurs de son entreprise et donc d’évoluer. Il n’y a donc ni traversée ni rencontre.

17Eduardo Antonio Parra met ainsi en scène des personnages pour qui le désir d’être un autre va de pair avec le désir de l’Autre. On peut ici évoquer « Comme une déesse »25 qui, dans Les Limites de la Nuit, met en scène Julia qui arpente dans l’ensemble de la nouvelle des trottoirs nocturnes. Mais on découvre à la fin qu’elle n’est pas une prostituée, elle ne passera jamais à l’acte et rentre chez elle frustrée, auprès d’un mari indifférent dormant d’un sommeil aviné. Elle se rêve autre, marginale, afin de se sentir exister, mais elle reste désespérément sur le seuil de cette autre vie rêvée.

18Ce désir est souvent douloureux et brutal, marqué par les deux pôles de l’acquisition et de la perte. Les êtres, confrontés à des formes d’altérité radicales et irréductibles sont souvent meurtriers, confirmés, en devenir ou naissants et démontrent chacun à leur manière que le désir de possession peut se lire à l’aune d’une pulsion de destruction. Le corps, – féminin, la plupart du temps –, devient un objet dont on dispose à sa guise. Dans « Le Plaisir de mourir »26, (Les Limites de la nuit), Roberto trouve enfin, après des années de quête, la source du plaisir ultime : tuer au moment de l’acte sexuel. La sexualité apparaît ici comme le terrain intime d’un individu mettant à l’épreuve les limites du corps de l’autre mais aussi les siennes propres. Il s’effondre, dans la dernière phrase de la nouvelle, « en tremblant de la satisfaction d’avoir franchi la dernière frontière du plaisir »27. Le meurtre se donne ici un rite de passage, permettant donc de franchir cette frontière, en un point de non-retour, dans une expérience-limite, que l’écrivain tente de définir et de circonscrire de façon récurrente dans l’ensemble de son œuvre.

19Cette zone de marge ou en marge est alors la frontière elle-même, zone paradoxale puisque une profonde ressemblance, une unité thématique est construite autour de ces êtres fragmentés et esseulés. Il s’agit de mettre en voix ces marginaux qui sont les voix mineures et minoritaires de la frontière. On l’a vu, par exemple, le monologue intérieur à la deuxième personne, ou encore la dimension orale, comme dans « Le Puits »28, nouvelle des Limites de la Nuit, que Parra a entendue raconter par les vieilles femmes de sa famille. Une définition de l’art narratif d’Eduardo Antonio Parra pourrait être l’éclair qui illumine l’obscurité de « La Nuit la plus obscure », nouvelle des Limites de la Nuit. Le lieu est unique : la ville de Monterrey, une nuit d’orage, mais l’endroit se trouve démultiplié en plusieurs endroits et plusieurs personnages qui se croisent de façon plus ou moins brutale. Un éclair plonge la ville dans une nuit obscure, coupant l’électricité. Cette obscurité inattendue va permettre de jeter paradoxalement une lumière crue (celle de l’éclair) sur une réalité violente et sordide. S’il y a des points de rencontre, ils sont synonymes de destruction : ainsi, l’habitacle d’une voiture est le cadre de l’agression d’une jeune femme, violée par une bande désœuvrée qui laisse son compagnon pour mort. L’éclair est bien ici le symbole d’un éclairage brutal, celui de la nouvelle qui par sa concentration et sa condensation met au jour des choses cachées et invisibles, dans une forme de mise en scène de l’obscène. L’éclair aussitôt suivi d’une nuit encore plus sombre apparaît comme l’expression métaphorique de la nouvelle : celle-ci permet de préserver l’ellipse qui se garde bien de donner un liant explicatif. Parra envisage d’ailleurs la forme de la nouvelle, son intensité, comme un knock out.

La vérité de la condition humaine se situe aux marges

20On voit bien ici l’ambition de l’écrivain dans l’exploration de situations-limites, d’expériences qui amènent aux marges. Il s’agit par là de rejoindre le centre par la marge, de définir le chœur de l’humanité par ce qui habituellement en constitue sa périphérie et de réévaluer certaines voix marginales là où paradoxalement règne le non-respect de la vie humaine. Je cite l’auteur lui-même :

[] quand nous ne sommes pas dans une situation limite, dans une situation extrême, ce qui pèse sur nous, ce sont toute une éducation et une culture qui en réalité en sont que des déguisements, un vernis. Et quand je dis ce qui nous sépare des animaux c’est tout cela, cela signifie que ce qui nous sépare des animaux est tout ce qui est artificiel, c’est-à-dire que si la véritable humanité n’est pas artificielle, alors elle sera plus proche de l’animalité qu’on ne le pense. Alors les situations-limites aident à s’extraire de l’animalité qui, je le répète, souvent peut être désagréable, mais est ce qu’il y de plus authentique et d’unique en nous29.

21Il y a une étrange fraternité chez ces êtres, que l’on peut considérer comme des îlots de solitude immense. Dans « Le Chasseur »30, issu des Limites de la Nuit, deux monologues intérieurs s’affrontent et se mêlent : celui du chasseur, chasseur de primes nord-américain et le chassé, mexicain qui a tué dans un accès de jalousie un gringo. Le mexicain ne supporte pas d’avoir ôté la vie à un homme, expérience limite qui le sépare à jamais des autres hommes. À la fin de la nouvelle, les deux hommes se retrouvent dans un nightclub et le chasseur se trompe de cible et tue la mauvaise personne. Joel, le meurtrier « commence à éprouver une infinie pitié pour l’assassin »31. Une étrange fraternité se noue dans la solitude mais sans qu’il y ait de rencontre.

22Les personnages, voix minoritaires de la frontière s’élèvent alors au rang de figures tragiques, presque mythologiques. Le Rio Grande, lui-même personnage, circule entre les nouvelles et prend chez Eduardo Antonio Parra l’apparence d’un monstre, d’une figure mythologique, réceptacle des peurs mais aussi mémoire des récits de la frontière. Ainsi, « Monterrey est une ville qui engendre des animaux nocturnes assoiffés de sang »32 songe le personnage solitaire de la nouvelle « Nocturne fugace ». Ils deviennent alors le miroir de l’humanité elle-même.

Bibliographie

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Fuentes Carlos, La Frontière de Verre, roman en neuf récits, trad. Céline Zins, Paris, Gallimard (coll. « Du monde entier »), 1999.

Maldiney Henri, Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973.

Parra Eduardo Antonio, Les Limites de la Nuit, trad. François Gaudry, Paris, Zulma, 2011.

Parra Eduardo Antonio, Terre de Personne, trad. Jean Bernier, Paris, Boréal, 2004.

Vilar Fernanda, Entretien avec Eduardo Antonio Parra, trad. Anna Rojas, Anne Joyeux, Irene Giménez, Hadjer Boukhedenna, Najma Moratti, Lyon, 2011, Disponible en ligne : <http://cle.ens-lyon.fr/espagnol/entretien-avec-eduardo-antonio-parra-141448.kjsp?RH=CDL_ESP110000>, Consulté le 30 mars 2015.

Notes

1 Eduardo Antonio Parra, Les Limites de la Nuit, trad. François Gaudry, Paris, Zulma, 2011.

2 Eduardo Antonio Parra, Terre de Personne, trad. Jean Bernier, Paris, Boréal, 2004.

3 Rappelons ici que le titre original de Tierra de nadie est la traduction espagnole de l’expression no man’s land qui désigne l’espace inhabité situé entre deux frontières.

4 Eduardo Antonio Parra, Les Limites…, op. cit., p. 79.

5 Ibid., p. 81.

6 Eduardo Antonio Parra, Terre, op. cit., p. 73.

7 Henri Maldiney, Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 150.

8 Eduardo Antonio Parra, Les Limites…, op. cit., p. 57.

9 Eduardo Antonio Parra, Terre…, op. cit., p. 99.

10 Ibid., p. 101.

11 Ibid., p. 107.

12 Ibid., p. 119.

13 Michel Foucault, « Des espaces autres. Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967 », Architecture, Mouvement, Continuité, octobre 1984, no 5, p. 46-49, Disponible en ligne : <http://desteceres.com/heterotopias.pdf>, Consulté le 30 mars 2015, p. 8.

14 Eduardo Antonio Parra, Les Limites…, op. cit., p. 101.

15 Ibid., p. 104.

16 Ibid., p. 109.

17 Ibid., p. 16.

18 Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la modernité, Paris, Le Seuil (coll. « La Librairie du xxe siècle »), 1999.

19 Michel Foucault, « Des Espaces autres… », op. cit.

20 Sic.

21 Eduardo Antonio Parra, Les Limites…, op. cit., p. 81.

22 Ibid., p. 81.

23 Ibid., p. 89-90.

24 Carlos Fuentes, La Frontière de Verre, roman en neuf récits, trad. Céline Zins, Paris, Gallimard (coll. « Du monde entier »), 1999.

25 Eduardo Antonio Parra, Terre…, op. cit., p. 51.

26 Ibid., p. 27.

27 Ibid., p. 48.

28 Ibid., p. 125.

29 Fernanda Vilar, Entretien avec Eduardo Antonio Parra, trad. Anna Rojas, Anne Joyeux, Irene Giménez, Hadjer Boukhedenna, Najma Moratti, Lyon, 2011, Disponible en ligne : <http://cle.ens-lyon.fr/espagnol/entretien-avec-eduardo-antonio-parra-141448.kjsp?RH=CDL_ESP110000>, Consulté le 30 mars 2015.

30 Eduardo Antonio Parra, Terre…, op. cit., p. 155.

31 Ibid., p. 198.

32 Ibid., p. 102.

Pour citer ce document

Geneviève Dragon, « Identités à la marge dans les nouvelles d’Eduardo Antonio Parra  » dans « Les voix par lesquelles se construisent les Amériques : histoire, fiction, représentations », « Travaux et documents hispaniques », n° 9, 2018 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Geneviève Dragon

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