Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes

Une anti-confession : La Chute d’Albert Camus

Pierre Descotes


Résumés

En 1936 à l’université d’Alger, un jeune Albert Camus consacra une partie substantielle de son diplôme d’études supérieures à la pensée d’Augustin. Ce mémoire a été jugé très durement, et à juste titre – une partie était plagiée, les références approximatives ou franchement fausses abondaient. L’œuvre romanesque de Camus manifeste pourtant une connaissance remarquable de la doctrine de l’évêque d’Hippone : La Chute propose par exemple en creux une relecture sarcastique et sévère des Confessions d’Augustin et constitue ainsi une forme d’anticonfession, dans laquelle un narrateur non fiable porte de rudes coups non seulement à la doctrine augustinienne de la grâce, mais également à la forme littéraire qu’Augustin choisit pour son grand œuvre.

In 1936 at the University of Algiers, a young Albert Camus devoted a substantial part of his « diplôme d’études supérieures » to the thought of Augustine. This dissertation was judged very harshly, and rightly so – part of it was plagiarised, and downright false references abounded. Camus’s novels, however, reveal a remarkable knowledge of the doctrine of the Bishop of Hippo: La Chute, for example, offers a sarcastic and severe rereading of Augustine’s Confessions, and is thus a form of « anti-Confession », in which an unreliable narrator strikes hard blows not only at the Augustinian doctrine of grace, but also at the literary form that Augustine chose for his main work.

Texte intégral

1Augustin n’était pas homme à se bercer d’illusions : les Confessions signalent expressément que leur auteur n’ignorait nullement que son œuvre rencontrerait de mauvais lecteurs, qui pratiqueraient le contresens comme un art – des lecteurs non seulement incompétents, mais franchement malveillants1, qui n’ouvriraient les Confessions que pour y trouver des armes contre leur auteur, sans compter le moins du monde en tirer un quelconque profit spirituel :

Qu’y a-t-il donc entre moi et les hommes pour qu’ils entendent mes confessions, comme si eux devaient guérir toutes mes langueurs ? Race curieuse de connaître la vie d’autrui, paresseuse à corriger la sienne ! Pourquoi cherchent-ils à entendre de moi ce que je suis, eux qui ne veulent pas entendre parler moi-même de moi-même, si je dis vrai, puisqu’aussi bien nul ne sait parmi les hommes ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui2 ?

2L’évêque d’Hippone pouvait bien sûr trouver un certain réconfort dans l’idée qu’existeraient également des lecteurs inspirés par la charité, qui lui feraient confiance et prieraient fidèlement pour, et avec lui. Mais ceux qui m’intéressent dans ces pages sont précisément les lecteurs malintentionnés qui refusent de croire à la sincérité des motifs d’Augustin, traitent ses confessions comme le symptôme d’une embarrassante névrose de culpabilité, l’aveu d’un refus honteux d’affronter les difficultés de l’existence, une trahison envers l’homme et les possibilités de sa nature. Non seulement ces mauvais lecteurs ont existé dès l’Antiquité, mais ils ont continué à irriguer, au fil des siècles, l’histoire de la réception des Confessions – j’en ai dans d’autres pages donné un exemple, à partir du Retour de l’enfant prodigue, dans lequel André Gide jouait avec le genre même de la confession augustinienne, moquant un certain nombre de points saillants du récit augustinien, et tournant en ridicule la forme même littéraire de la confession3. J’ai employé, pour caractériser ce jeu malveillant avec la tradition inaugurée par Augustin4, le terme d’anticonfession, et c’est sur cette notion que je voudrais revenir dans ces pages, car il me semble qu’il y a, dans cette perspective, plus intéressant encore que l’œuvre de Gide. L’auteur du Retour de l’enfant prodigue éprouvait à l’évidence une franche aversion pour l’œuvre de l’évêque d’Hippone5, ce qui invite à considérer avec quelque précaution sa lecture, caricaturale et sarcastique, des Confessions. Il en va très différemment d’Albert Camus, qui non seulement possédait, depuis son diplôme d’études supérieures, une bonne connaissance d’Augustin, mais éprouvait surtout vis-à-vis de l’Hipponate des sentiments partagés et complexes – une forme d’admiration et de répulsion mêlées qui est bien illustrée, par exemple, par le personnage de Paneloux prêchant, dans La Peste, ses sermons sur la chute d’Oran. La meilleure preuve de cette ambivalence se trouve toutefois dans La Chute – et je m’intéresserai, pour le montrer, à deux aspects complémentaires du roman : tout d’abord à la critique vigoureuse que l’on y trouve de l’augustinisme, accusé de condamner l’homme au désespoir ; ensuite, au fait que la confession de Jean-Baptiste Clamence constitue, en sa forme même, un piège littéraire diabolique, une anticonfession qui s’attaque à la possibilité même d’aborder désormais l’œuvre d’Augustin comme son auteur souhaitait qu’on la lise.

I. Une réécriture des Confessions

3Comme c’était le cas pour le Retour de l’enfant prodigue, on remarque aisément dans La Chute une série de coïncidences qu’il vaut la peine d’énumérer, parce qu’elles permettent de répondre à une question essentielle, celle de la légitimité d’une recherche, dans des œuvres du xxe siècle, de traces d’augustinisme ou d’antiaugustinisme – jusqu’à quel point une telle recherche est-elle raisonnable, et à quel moment risquons-nous de verser dans une forme de délire interprétatif6 ? Il faut des points de contact tout à fait frappants pour justifier une lecture « augustinienne » de La Chute, et il me semble qu’on les trouve aisément.

Un passage : quand l’éloge devient insupportable

4Un premier indice se lit dans la section de La Chute en laquelle Clamence raconte les débuts de sa déchéance – un passage qui sonne étrangement aux oreilles d’un lecteur familier des Confessions, et spécifiquement de leur dixième livre. Clamence, depuis un épisode traumatisant survenu sur le pont des Arts, sait désormais à quel point les éloges dont on il est quotidiennement accablé sont immérités. L’admiration et les louanges de ses contemporains lui deviennent chaque jour plus insoutenables, au point qu’il cherche à toute force un moyen de s’en débarrasser une fois pour toutes. Cette étrange réaction psychologique offre au lecteur l’un des passages les plus divertissants d’un texte par ailleurs extrêmement sombre, puisque Clamence met au point un programme ingénieux pour s’attirer l’opprobre public, dont on regrette qu’il n’ait pas appliqué certaines des mesures les plus hardies :

Un jour vint où je n’y tins plus. Ma première réaction fut désordonnée. Puisque j’étais menteur, j’allais le manifester et jeter ma duplicité à la figure de tous ces imbéciles avant même qu’ils la découvrissent. Provoqué à la vérité, je répondrai au défi. Pour prévenir le rire, j’imaginai donc de me jeter dans la dérision générale. […] Je méditais par exemple de bousculer des aveugles dans la rue, et à la joie sourde et imprévue que j’en éprouvais, je découvrais à quel point une partie de mon âme les détestait ; je projetais de crever les pneumatiques des petites voitures d’infirmes, d’aller hurler ‘sale pauvre’ sous les échafaudages où travaillaient les ouvriers, de gifler des nourrissons dans le métro. […] Vous devez trouver cela puéril. Pourtant, il y avait peut-être une raison plus sérieuse à ces plaisanteries. Je voulais déranger le jeu et surtout, oui, détruire cette réputation flatteuse dont la pensée me mettait en fureur7.

5Cette méthode, dont nous avons cité seulement quelques applications possibles parmi celles que Clamence envisage avec le plus grand sérieux, est indéniablement séduisante, mais elle renvoie surtout un lecteur augustinien à l’un des passages les plus importants du dixième livre des Confessions, dans lequel l’évêque d’Hippone analyse, des années après sa conversion, les tentations qu’il a surmontées et celles qu’il doit encore affronter chaque jour. Parmi ces dernières, c’est l’amour-propre qui lui pose encore le plus délicat des problèmes. Le goût que l’évêque d’Hippone éprouve pour les louanges de ses contemporains l’inquiète au plus haut point, parce qu’il ne voit aucun moyen d’éprouver les degrés de complaisance et d’amour-propre qui s’y mêlent : il est en effet possible de vérifier si l’on est enclin à l’ivrognerie ou à la gloutonnerie en entreprenant une période de jeûne ; pour les tentations de la sexualité, bien connues autrefois d’Augustin, il existe toujours l’abstinence. Mais comment éprouver à quel point est coupable le goût que l’on éprouve pour les louanges, comment décider s’il est inspiré par un saint amour de la justice, ou par un amour-propre coupable ? Il semble exister une seule solution, qu’Augustin n’évoque évidemment que pour la repousser aussitôt :

Dans les tentations d’un autre genre, en effet, j’ai une possibilité quelconque de m’explorer ; ici, presque aucune. Par exemple pour les voluptés charnelles et aussi pour la vaine curiosité de connaître, je vois dans quelle mesure j’ai obtenu le pouvoir de refréner mon esprit, lorsque je suis privé d’elles ou volontairement ou du fait de leur absence ; car alors je m’interroge pour savoir combien il m’est plus pénible ou moins pénible de ne pas les avoir. […] Mais la louange ? Pour en être privé et mesurer par là quel est notre pouvoir sur elle, faudra-t-il que nous menions une vie mauvaise, si dépravée et si monstrueuse que nul ne puisse nous connaître sans nous détester ? Peut-on dire ou même concevoir plus grande folie8 ?

6Sur le fond, les deux mouvements que nous venons de citer disent très exactement la même chose : la seule stratégie qui permettrait de se débarrasser une fois pour toutes de louanges qui tourmentent ou inquiètent est de cesser, résolument et méthodiquement, de se conduire avec justice. Chez Augustin, cette hypothèse est envisagée sous la seule forme d’une question rhétorique horrifiée ; chez Camus, elle est très sérieusement considérée et, au moins dans une certaine mesure, mise en application par le héros du roman. Ce n’est, selon toute probabilité, pas une coïncidence, car Camus s’attaque là à un passage des Confessions non seulement émouvant, par l’angoisse qu’il trahit en l’évêque d’Hippone, mais tout à fait essentiel dans l’économie du dixième livre, puisqu’il s’agit du cœur de la confession que l’évêque d’Hippone juge avoir encore à livrer, alors même qu’il est converti, baptisé et évêque. Camus écrit en quelque sorte le programme qu’Augustin aurait pu mettre en application s’il avait cédé face au poids de son amour-propre et décidé de mal se conduire, plutôt que de s’en remettre à la grâce qui l’aide, chaque jour depuis l’été 386, à lutter contre l’amour-propre, la plus pressante des tentations depuis qu’il a surmonté celles de la chair.

7On pourrait certes juger que le rapprochement entre les deux passages relève de la coïncidence – Augustin ne possède pas, après tout, l’exclusivité du thème de l’amour-propre et de la louange ; dès lors toutefois que l’on commence à prêter attention à ce genre de coïncidences, on se trouve contraint de constater qu’elles s’accumulent de manière étonnante.

Une scène : le jardin de Milan et le pont des Arts

8Prenons la scène centrale des Confessions. S’il est difficile de déterminer la structure d’ensemble de l’œuvre d’Augustin, il est en revanche peu contestable que le tournant de son existence, comme le point culminant de son texte, se situe au huitième livre et dans un jardin milanais. Je ne cite pas l’ensemble de la scène, au cours de laquelle Augustin entend une voix dont il lui est impossible de déterminer l’origine9 mais qui décide du reste de son existence : à cause de cette voix s’enchaînent l’abandon des ambitions terrestres, la conversion, le baptême et finalement un départ pour l’Afrique où Augustin devient le prédicateur et l’autorité intellectuelle la plus en vue de l’Occident chrétien. Lisons maintenant l’une des scènes centrales de La Chute :

J’étais monté sur le pont des Arts, désert à cette heure, pour regarder le fleuve qu’on devinait à peine dans la nuit maintenant venue. Face au Vert-Galant, je dominais l’île. Je sentais monter en moi un vaste sentiment de puissance et, comment dirais-je, d’achèvement, qui dilatait mon cœur. Je me redressai et j’allais allumer une cigarette, la cigarette de la satisfaction, quand, au même moment, un rire éclata derrière moi. Surpris, je fis une brusque volte-face : il n’y avait personne. J’allai jusqu’au garde-fou : aucune péniche, aucune barque. Je me retournai vers l’île et, de nouveau, j’entendis le rire dans mon dos, plus lointain, comme s’il descendait le fleuve. Je restais là, immobile. Le rire décroissait, mais je l’entendais encore distinctement derrière moi, venu de nulle part, sinon des eaux. En même temps, je percevais les battements précipités de mon cœur10.

9Clamence entend un rire dont il ne parvient pas à déterminer l’origine, sur un pont, c’est-à-dire un lieu dont la symbolique est dévoilée plus tard dans le roman, lorsqu’on apprend que cette scène fait l’écho à un moment où le personnage a refusé de se jeter à l’eau – une eau explicitement comparée, un peu plus loin, à celle du baptême :

Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années auparavant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n’avait pas cessé, porté par le fleuve vers les eaux de la Manche, de cheminer dans le monde, à travers l’étendue illimitée de l’océan, et qu’il m’y avait attendu jusqu’à ce jour où je l’avais rencontré. Je compris aussi qu’il continuerait de m’attendre sur les mers et les fleuves, partout enfin où se trouverait l’eau amère de mon baptême11.

10Cette voix change le cours de l’existence de Clamence, qui part lui aussi pour un port étranger, où il devient à son tour prédicateur, et une autorité intellectuelle peu contestée, à défaut d’être moralement incontestable. La symétrie inversée, en somme, est presque parfaite : l’existence d’Augustin, après la scène du jardin de Milan, se rétablit spectaculairement, quand celle de Clamence, après la scène du pont des Arts, s’effondre de manière aussi brutale que définitive.

Une série de détails

11Nous lisons donc, dans La Chute, l’histoire d’un héros au nom (pardon, au pseudonyme12) qui sonne comme un participe présent latin autant qu’un jeu de mots sur la figure biblique de Jean le Baptiste, mais qui surtout affirme « n’aimer que les confessions13 ». Le crime qu’il confesse à son lecteur est d’avoir laissé une femme se jeter à l’eau, comme Augustin se reproche douloureusement, dans l’un des passages les plus sombres de son œuvre, d’avoir contraint sa concubine à traverser la mer14 ; un avocat d’un côté, un rhéteur professionnel de l’autre ; Clamence habite Amsterdam, port à la croisée des chemins, quand Augustin accomplit toute sa carrière ecclésiastique à Hippone, d’où il rayonne dans toute l’Afrique. Les coïncidences s’accumulent – mais justement, le problème est que l’on peut toujours se suspecter de ne trouver que parce que l’on cherche, et de retrouver l’évêque d’Hippone à chaque page précisément parce que nous avons choisi d’adopter une grille de lecture augustinienne. Il faut donc dépasser ces coïncidences, si troublantes qu’elles paraissent indéniablement, pour regarder le roman de Camus de manière plus systématique. Quoique l’on considère généralement qu’il est de mauvaise politique de séparer la forme et le fond, c’est pourtant ce que je vais faire, en commençant par montrer que La Chute contient une attaque en règle contre la doctrine augustinienne de la grâce.

II. La nature et la grâce

12Pour dépasser le simple relevé de marqueurs augustiniens, il faut commencer par revenir brièvement sur la présentation d’Augustin et de Pélage que l’on trouve dans le diplôme d’études supérieures que soutint Camus en 1936 à l’université d’Alger15. L’une des parties du mémoire était consacrée par le jeune étudiant à Augustin, et spécifiquement à sa doctrine de la grâce. Quoique l’auteur du mémoire se garde bien de prendre parti ouvertement pour l’une ou l’autre des positions qu’il expose dans les pages consacrées à la controverse pélagienne, on ne peut qu’être frappé par le ton qu’il adopte à propos de Pélage, laissant transparaître une certaine sympathie pour ce dernier – ou, au moins, une forme de compréhension envers les inquiétudes que conçut l’adversaire d’Augustin, quoiqu’il ne cache pas les difficultés théologiques majeures qu’impliquait le pélagianisme :

D’une façon générale, [la doctrine pélagienne] fait confiance à l’homme et répugne aux explications par l’arbitraire divin. C’est aussi un acte de foi dans la nature et l’indépendance de l’homme. […] Mais, des conséquences plus graves suivaient. La chute niée, la Rédemption perdait son sens. La grâce était un pardon et non une protection. Surtout, c’était déclarer l’indépendance de l’homme à l’égard de Dieu et nier ce besoin constant du créateur qui est au fond de la religion chrétienne16.

13La forme, apparemment neutre, ne trompe guère. Camus retrouve dans ces lignes un ton qui rappelle, par exemple, la présentation que Jorge Luis Borges livre de la lutte entre Augustin et Pélage dans son Histoire de l’éternité – un texte dans lequel Pélage représente à l’évidence le parti de l’homme du bon sens, qui refuse d’envoyer toute l’humanité, les enfants les premiers, à la damnation17. Il est peu vraisemblable que Camus ait considéré que Pélage offrait une alternative pleinement satisfaisante à l’augustinisme, mais il juge visiblement que l’intention du moine breton est saine, et compréhensible – c’est même l’une des inquiétudes fondamentales de Camus que cet abandon que le christianisme et Augustin lui semblent consentir de toute une partie de l’humanité, comme le rappelle la belle formule des Carnets : « Sens de mon œuvre : tant d’hommes sont privés de la grâce. Comment vivre sans la grâce ? Il faut bien s’y mettre et faire ce que le Christianisme n’a jamais fait : s’occuper des damnés18. » Ce qui est clair, c’est que la solution proposée par Augustin – ou plutôt éprouvée par Augustin dans sa chair, ne satisfaisait pas pleinement Camus.

La nature

14À ce constat répond un premier élément frappant dans La Chute : ce qui caractérise Jean-Baptiste Clamence avant sa déchéance est un semblant de vertu impeccable, que personne ne penserait à mettre en doute. À des années de distance, Clamence lui-même rit de cette apparente perfection, moquant par exemple le choix des causes qu’il choisissait de défendre :

J’avais une spécialité : les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit, je ne sais pourquoi, car enfin il y a des veuves abusives et des orphelins féroces. Il me suffisait cependant de renifler sur un accusé la plus légère odeur de victime pour que mes manches entrassent en action. Et quelle action ! Une tempête ! J’avais le cœur sur les manches. On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous les soirs19.

15Clamence emploie en particulier une formule particulièrement lourde de sens pour un lecteur habitué à l’œuvre de l’évêque d’Hippone :

Je jouissais de ma propre nature, et nous savons tous que c’est là le bonheur bien que, pour nous apaiser mutuellement, nous fassions mine parfois de condamner ces plaisirs sous le nom d’égoïsme. Je jouissais, du moins, de cette partie de ma nature qui réagissait si exactement à la veuve et à l’orphelin qu’elle finissait, à force de s’exercer, par régner sur toute ma vie20.

16L’avocat brillant que tout Paris admire est donc avant tout quelqu’un qui se trompe lui-même et jouit de sa propre nature, ce qui lui permet d’entretenir un délicieux sentiment de supériorité et d’occuper une position surplombante vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité – ce qui explique soit dit en passant qu’une scène décisive de La Chute se joue sur un pont. En un adjectif, que Clamence emploie à son propos, il est un homme naturel ; en ce sens, il illustre admirablement une alternative centrale dans la pensée d’Augustin – celle sur laquelle se clôt le quatorzième livre de la Cité de Dieu21 et qui s’offre à l’homme entre amour de soi et amour de Dieu ; comme il n’est pas question de Dieu dans le roman de Camus, pour le moment du moins, disons entre amour de soi et amour de la justice.

17En somme, Clamence, dans cette première période, illustre parfaitement ce qui dans la pensée d’Augustin, définit le pélagien22 – non pas tel ou tel point de doctrine mal compris qui ferait de lui un hérétique, mais la profonde satisfaction que celui-ci éprouve lorsqu’il considère sa propre nature, et la conviction qu’il doit à lui-même des mérites qui le rendent admirable – le manque en somme de tout intellectus gratiae23.

L’intention

18L’expérience que raconte la suite du roman est en conséquence celle de la désillusion progressive d’un pélagien – une expérience de pensée intéressante, puisque rien n’atteste qu’elle fut vécue par aucun des adversaires que l’évêque d’Hippone dut affronter. Après l’expérience traumatisante du rire du pont des Arts, qui fut pour le malheureux Clamence sa scène du jardin de Milan, le héros de La Chute se trouve victime de deux phénomènes simultanés. D’abord il est l’involontaire protagoniste de quelques épisodes peu glorieux qui lui font entr’apercevoir sa lâcheté et sa médiocrité ; surtout, la mémoire lui revient sur ses fautes passées – avec, évidemment, un mouvement de crescendo dans ce qui est avoué page après page. Après la satisfaction du pélagien, une forme de confession du pécheur, donc – et tous les épisodes narrés par Clamence posent une seule et unique question, centrale pour Augustin, celle de l’intention dans la vie morale de l’homme. Répétons-le, la conduite du brillant avocat, comme de tout bon pélagien, était aux yeux des hommes irréprochable : il fallait que Clamence en personne prît conscience, en plongeant son regard en lui-même, que chacune de ses actions était guidée par l’unique volonté de jouir de sa nature, et constituait donc, au-delà des apparences, une lourde faute morale. Cela vaut pour le plus insignifiant des gestes comme pour un amusant lapsus :

Tenez, peu de temps après le soir dont je vous ai parlé, j’ai découvert quelque chose. Quand je quittais un aveugle sur le trottoir où je l’avais aidé à atterrir, je le saluais. Ce coup de chapeau ne lui était évidemment pas destiné, il ne pouvait pas le voir. À qui donc s’adressait-il ? Au public. Après le rôle, les saluts. Pas mal, hein ? Un autre jour, à la même époque, à un automobiliste qui me remerciait de l’avoir aidé, je répondis que personne n’en aurait fait autant. Je voulais dire, bien sûr, n’importe qui. Mais ce malheureux lapsus me resta sur le cœur. Pour la modestie, vraiment, j’étais imbattable24.

19De ces petits détails, il est malheureusement possible de tirer une règle générale :

Seulement, mes élans se tournent toujours vers moi, mes attendrissements me concernent. Il est faux, après tout, que je n’aie jamais aimé. J’ai contracté dans ma vie au moins un grand amour, dont j’ai toujours été l’objet25.

20Et cette règle trouva son application tragique lors de la scène la plus célèbre du roman, qui décrit le moment où Clamence ne sut se résoudre à porter secours à une jeune femme qui venait de se jeter dans la Seine :

Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi vers le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps26.

21Cette faiblesse irrésistible, dont Clamence fait soudain l’épreuve, lui révèle qu’il n’a jamais aimé que lui-même, et qu’au-delà des satisfactions d’amour-propre que lui valaient le fait de secourir la veuve, l’orphelin ou l’aveugle, il se révèle incapable d’aider son prochain dès lors que cette aide lui coûte véritablement. Cette scène des quais explique à l’évidence que le rire qu’il entend, quelque temps plus tard, sur le pont des Arts constitue un appel, à examiner de manière authentique sa conduite comme il s’est si longtemps refusé à le faire.

Toujours est-il qu’après de longues études sur moi-même, j’ai mis au jour la duplicité profonde de la créature. J’ai compris alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer27.

22Inutile de préciser que cet examen se révèle douloureux à l’extrême, ricane amèrement Clamence : « revenir sur nous-mêmes » risque de pousser l’homme à devenir « fou de douleur, ou même modeste, tout est à craindre28 ». À nouveau, le parallèle avec la doctrine augustinienne est frappant. Le travail de mémoire et d’introspection (livres I à IX pour la mémoire, livre X pour l’introspection) effectué, sans doute douloureusement, dans les Confessions constitua pour Augustin une délivrance : la fin des illusions que le jeune Augustin avait, malgré une conscience aigüe de ses limites sur le plan spirituel, un temps entretenues sur sa nature lui permit de se tourner vers Dieu et d’implorer l’aide de la grâce. Pour Clamence en revanche, ce même travail n’offre qu’un aperçu désespérant et vertigineux sur le sort qui l’attend inéluctablement : la damnation. Si le mérite humain n’existe pas, si toute bonne action n’est qu’un péché déguisé, si sans cesse l’amour-propre nous trompe jusque dans les moments où nous paraissons irréprochables, vers qui ou vers quoi se tourner ? Clamence, contrairement à Augustin, demeure incapable de fournir une réponse à cette question essentielle.

23En somme, ce qui doit attirer l’attention du lecteur est moins le fait que Clamence révèle progressivement des crimes de plus en plus sinistres que le mouvement intérieur qu’il accomplit – pour Augustin, c’était un mouvement de conversion ; Clamence illustre symétriquement ce que l’évêque d’Hippone appelle l’auersio. La technique narrative impeccable que déploie le héros de La Chute, et grâce à laquelle il hameçonne si efficacement son interlocuteur son visage et son lecteur, souligne en définitive le mouvement intérieur d’aversion qui l’a progressivement plongé dans une folie autodestructrice qui le laisse monologuer sans fin au Mexico-City, sur le port d’Amsterdam.

La grâce

24Au désespoir de Clamence, les Confessions répondent que l’homme n’est pas condamné à s’autodétruire. L’infirmité de la nature humaine est une triste et indéniable réalité, mais il existe une solution, qui est la grâce – le meilleur exemple en est Augustin en personne, dont les Confessions constituent une expérience in uiuo de l’efficacité de cette grâce divine29. C’est à cela que répond le dernier élément radicalement antiaugustinien de la narration de Clamence – le plus frappant sans doute.

25Le chrétien Augustin et le pélagien Clamence, s’ils partagent la même désillusion quant à la nature et au mérite humains, en tirent des conclusions radicalement antagonistes. Qu’a retenu Clamence de son aventure ? Alors que, je cite, « autrefois, [il] n’avai[t] que la liberté à la bouche », « sur les ponts de Paris, [il a] appris [lui] aussi [qu’il] avai[t] peur de la liberté30 ». L’idée que l’homme serait pleinement libre lui est terrifiante sans doute, parce qu’elle implique qu’il est également responsable de ses actes, et qu’« au bout de toute liberté, il y a une sentence, voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu’on souffre de fièvre, ou qu’on a de la peine, ou qu’on n’aime personne31 ». C’est là que se joue le tournant de l’existence de Clamence : admettons qu’il n’existe pas de liberté au sens pélagien du terme, c’est-à-dire que l’homme ne soit pas libre, avec les forces de sa seule nature, de se conduire justement et d’éliminer toute trace d’amour-propre en ses actions ; il n’y a pas de raison de se désespérer ou de se juger d’avance condamné à la damnation – il reste après tout la liberté au sens que l’évêque d’Hippone donne à la notion, qui se déploie au sein de la grâce divine.

26L’infirmité de sa nature, l’idée qu’il est pleinement coupable de ses actes et de ses crimes, apparaît donc radicalement insupportable à Clamence, qui reconnaît avoir connu une époque où il « ignorai[t], à chaque minute, comment [il] pourrai[t] atteindre la suivante32 » – ce qui, soit dit en passant, ne semble pas une mauvaise description de l’état d’Augustin avant la scène du jardin de Milan, tel qu’il est décrit au huitième livre des Confessions33. Le problème de Clamence est moins cet état psychologique indéniablement préoccupant que son refus obstiné d’implorer le seul recours qui s’offre à l’homme, et que lui recommande l’évêque d’Hippone – celui de la grâce, que le héros de La Chute présente systématiquement, en des termes extrêmement péjoratifs, comme une méprisable solution de faiblesse :

Alors, la seule utilité de Dieu serait de garantir l’innocence et je verrais plutôt la religion comme une grande entreprise de blanchissage. […] Le savon manque, nous avons le nez sale, et nous nous mouchons mutuellement. Tous cancres, tous punis, crachons-nous dessus, et hop ! au malconfort34.

27Plus spécifiquement encore, Clamence pousse l’impiété jusqu’à se moquer de la foi en le Christ :

On a bien essayé, naturellement, de s’aider un peu de sa mort. Après tout, c’était un coup de génie de nous dire : « Vous n’êtes pas reluisants, bon, c’est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail ! On va liquider ça d’un coup, sur la croix ! » Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu’on les voie de plus loin35

28Clamence conçoit en conséquence un mépris des chrétiens pris dans leur ensemble, et condamne en la doctrine augustinienne ce qu’il juge comme le symptôme d’un goût pour la facilité :

La grâce, voilà ce qu’ils veulent, le oui, l’abandon, le bonheur d’être et qui sait, car ils sont sentimentaux aussi, les fiançailles, la jeune fille fraîche, l’homme droit, la musique36.

29La foi en la grâce, utile mensonge, offre le pouvoir aux prêtres et condamne le reste de l’humanité à un honteux asservissement autant qu’au désespoir ; c’est à peu près l’idée que certains pélagiens, au cinquième siècle de notre ère, devaient se faire de la doctrine que prêchait inlassablement Augustin dans les églises d’Afrique, et qu’il exposa dans les Confessions.

30Résumons ce que ce parcours des différentes étapes de la vie de Clamence nous a appris : nous avons eu affaire à un pélagien qui, au moment où il dut affronter une expérience comparable à celle d’Augustin (la révélation de sa misère et de l’hypocrisie de sa nature), refusa conversion et confession pour préférer une aversion (une image plus augustinienne que celle de chute !) – de Dieu autant que de lui-même. Le drame de Clamence n’est pas vraiment qu’il déteste son infirmité (c’est là plutôt une réaction saine) ; c’est qu’il ne supporte pas davantage l’idée de demander de l’aide à celui qui seul peut la lui apporter. De ce désespoir et de ce refus naît une forme d’autodestruction dans laquelle Clamence veut entraîner l’humanité entière – du moins celle qui s’arrête au Mexico-City. Cette autodestruction lui offre d’ailleurs, paradoxalement, la consolation de se trouver à nouveau en surplomb de l’humanité, qu’il juge depuis sa position de juge-pénitent – nous y reviendrons.

31Déception face à la nature humaine et refus radical de la grâce : Clamence donne une idée de la manière de ce qu’aurait pu être la vie d’Augustin si celui-ci, dans son jardin milanais, avait refusé d’entendre la voix mystérieuse dont il ne parvenait à déterminer l’origine, ou s’il avait refusé de lui obéir. Camus propose en somme des Confessions alternatives, dans lesquelles celui qui ne serait jamais devenu évêque d’Hippone n’aurait jamais pris et lu, et aurait en conséquence cédé à la tentation du désespoir évoquée au huitième livre des Confessions – une forme d’uchronie, en somme. Et c’est peut-être là le plus intéressant, tant il n’est pas anodin de détourner, ainsi que le fit l’auteur de La Chute, un genre comme celui des Confessions – cela a même des conséquences littéraires fort graves.

III. Un piège littéraire

32Il faut bien reconnaître que la construction théologique que finit par édifier Clamence est assez nébuleuse – littéralement fiévreuse, comme le montre la dernière section du roman, dans laquelle le héros grelotte au fond de son lit37. La question du rapport qu’entretient l’auteur avec son personnage rajoute une strate de complexité supplémentaire : Camus considère sans doute que s’en remettre à la grâce n’est pas une solution satisfaisante – c’est encore le sujet d’une discussion centrale, dans La Peste, entre le jésuite Paneloux et le docteur Rieux38 ; la grâce augustinienne a le désavantage certain de ne pas « s’occuper des damnés », qui sont condamnés à vivre sans elle. Il est assez clair également que Camus, qui croit avec Rieux qu’il y a en l’homme plus à admirer qu’à mépriser, n’est pas davantage représenté par Clamence – mais l’ensemble de son roman n’en constitue pas moins une attaque redoutable contre l’œuvre d’Augustin.

33Dans les Confessions, Augustin s’adresse, sous les yeux de son lecteur, à un interlocuteur qui brille par son absence – O’Donnell, dans son commentaire suivi de l’autobiographie de l’évêque d’Hippone, emploie une image frappante : lorsqu’il découvre les premières pages des Confessions, le lecteur est saisi par l’impression de pénétrer dans une pièce en laquelle gesticule un homme qui s’adresse à un absent, ce qui n’est guère rassurant – et, en tout cas, certainement pas à lui39. La Chute adopte en apparence un dispositif assez nettement différent, puisque Clamence s’entretient avec un autre client du Mexico-City, qu’il entraîne par la suite dans ses interminables promenades dans Amsterdam ; il n’est toutefois pas certain que ce client existe vraiment, et soit autre chose que le produit de l’imagination fiévreuse de Clamence, si bien que le lecteur se découvre bientôt prisonnier d’un tête-à-tête avec un menteur pathologique, auquel il serait insensé d’accorder le moindre crédit.

34Or ce qui se met en place dans ce tête-à-tête est un double piège. Le lecteur se trouve tout d’abord confronté à ce que Clamence lui-même appelle un juge-pénitent. Sa confession sombre, résolument pessimiste (quand celle d’Augustin est lumineuse et pleine d’espérance), livre une vision désespérante non tant de sa propre nature que de l’humanité tout entière :

Ne croyez pas en effet que, pendant cinq jours, je vous aie fait de si longs discours pour le seul plaisir. Non, j’ai assez parlé pour ne rien dire, autrefois. Maintenant mon discours est orienté. Il est orienté par l’idée, évidemment, de faire taire les rires, d’éviter personnellement le jugement, bien qu’il n’y ait, en apparence, aucune issue40.

35La seule manière qu’a trouvée Clamence d’éviter le jugement est de convaincre ses auditeurs qu’il est aussi coupable que celui dont il recueille la confession ; Clamence, à partir de son cas personnel, étend progressivement la condamnation qu’il porte à l’ensemble de l’humanité, dont son interlocuteur hypothétique et son lecteur bien réel constituent des échantillons. Il « refuse l’innocence à l’homme41 », pour traiter l’humanité en coupable – en masse de péché, soit dit en termes augustiniens. La confession devient ainsi, pour qui se plie à l’exercice, le moyen littéraire de rendre ses crimes plus légers, puisqu’en s’accablant soi-même on s’arroge du même coup le droit de juger ses auditeurs et ses semblables. Les Confessions de Clamence n’ont pas pour but de libérer leur auteur, tâche impossible, mais d’emprisonner avec lui leurs lecteurs – ce qui offre une nouvelle occasion de surplomber l’humanité et de retrouver une situation aussi satisfaisante que celle dont jouissait Clamence, allumant une cigarette sur le pont des Arts :

Depuis que j’ai trouvé ma solution, je m’abandonne à tout, aux femmes, à l’orgueil, à l’ennui, au ressentiment, et même à la fièvre qu’avec délices je sens monter en ce moment. Je règne enfin, mais pour toujours. J’ai encore trouvé un sommet, où je suis seul à grimper et d’où je peux juger tout le monde. Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment belle, j’entends un rire lointain, je doute à nouveau. Mais, vite, j’accable toutes choses, créatures et création, sous le poids de ma propre infirmité, et me voilà requinqué42.

36Ce n’est donc pas seulement le fond de la pensée d’Augustin qui est attaqué, mais la forme littéraire même qu’elle a choisi de revêtir. Ce n’est toutefois que le premier piège, et sans doute pas le plus diabolique. Le roman de Camus constitue en effet une forme particulièrement retorse du paradoxe du menteur. Son héros ne cache en effet pas le moins du monde qu’il ment constamment – sur son nom, sur ses mobiles, sur les actions qu’il révèle progressivement. Le lecteur, trop confiant, se laisse pourtant convaincre progressivement que l’aversion de Clamence fut causée par la scène de la noyée des quais de Seine, dont l’avocat entendit ensuite un écho accusateur sur le pont des Arts. Mais si vraiment Clamence ment constamment, alors on doit juger probable, lorsqu’il prétend que la cause de sa chute est le suicide d’une femme à Paris, qu’il soit en fait hanté par un crime tout à fait différent – le meurtre d’un homme en Afrique, par exemple. Or, si l’on lit attentivement le roman jusqu’à son terme, sans se laisser hypnotiser par les confessions trompeuses de son héros, alors on doit convenir qu’on a lu le récit d’un crime bien réel, nettement plus grave que la non-assistance à personne en danger dont Clamence s’accuse si complaisamment, jusque dans les célèbres dernières lignes du roman43. Un crime dont on comprend aisément que le coupable trouve désormais insupportable toute mention de noyade, de fleuve, de baptême ou, simplement, d’eau : dans un camp de prisonniers où Clamence avait été enfermé pendant la guerre, et dans lequel il s’était trouvé choisi, au terme d’une bien étrange élection, comme responsable de la distribution de l’eau44, le héros de La Chute a privé l’un de ses amis de la ration qui lui aurait, peut-être, permis de survivre :

Disons que j’ai bouclé la boucle le jour où j’ai bu l’eau d’un camarade agonisant. Non, non, ce n’était pas Duguesclin, il était déjà mort, je crois, il se privait trop. Et puis, s’il avait été là, pour l’amour de lui, j’aurais résisté plus longtemps, car je l’aimais, oui, je l’aimais, il me semble du moins. Mais j’ai bu l’eau, cela est sûr, en me persuadant que les autres avaient besoin de moi, plus que de celui-ci qui allait mourir de toutes façons, et je devais me conserver à eux45.

37Se joue là une véritable trahison, dont on peut aisément comprendre qu’elle hante le narrateur des années plus tard – et qui fait écho à un aveu consenti à demi-mots dans la première section du roman, lorsque Clamence décrivait les canaux concentriques d’Amsterdam :

Quand on arrive de l’extérieur, à mesure qu’on passe ces cercles, la vie, et donc ses crimes, devient plus épaisse, plus obscure. Ici, nous sommes dans le dernier cercle. Le cercle des… Ah ! Vous savez cela ? Diable, vous devenez plus difficile à classer46.

38Le texte ne donne pas la solution de l’énigme littéraire suggérée par Clamence, comptant sur la culture de son lecteur : le dernier cercle de l’enfer de Dante est celui où sont éternellement tourmentés les traîtres – Caïn, Anténor, Judas. Le crime dont se sent véritablement coupable Clamence n’est sans doute pas celui qu’il avoue, ni la foule de fautes, plus ou moins graves, qu’il relate au fur et à mesure des pages. Le héros de La Chute, avec une habileté consommée, dissimule le meurtre dont le souvenir le tourmente au sein d’une multitude d’autres qui embarrassent sans doute nettement moins sa conscience – et en ce sens, La Chute utilise de manière particulièrement brillante et inattendue le mécanisme mis en place vingt ans plus tôt par Agatha Christie dans ABC contre Poirot.

39Clamence rit d’ailleurs ouvertement de l’incapacité de son lecteur à voir clair dans son jeu :

Je sais ce que vous pensez : il est bien difficile de démêler le vrai du faux dans ce que je raconte. Je confesse que vous avez raison. Moi-même… Voyez-vous, une personne de mon entourage divisait les êtres en trois catégories : ceux qui préfèrent n’avoir rien à cacher plutôt que d’être obligés de mentir, ceux qui préfèrent mentir plutôt que de n’avoir rien à cacher, et ceux enfin qui aiment en même temps le mensonge et le secret. Je vous laisse choisir la case qui me convient le mieux. […] D’ailleurs, je n’aime plus que les confessions, et les auteurs de confession écrivent surtout pour ne pas se confesser, pour ne rien dire de ce qu’ils savent. Quand ils prétendent passer aux aveux, c’est le moment de se méfier, on va maquiller le cadavre. Croyez-moi, je suis orfèvre47.

40Clamence a bel et bien maquillé le cadavre qui l’embarrasse en celui d’une jeune femme – et avec une ironie diabolique, puisqu’un cadavre déshydraté se trouve déguisé en celui d’une noyée. Le plus terrible est que mécanisme amène à mettre en doute la possibilité même, pour un lecteur, de faire confiance à aucune confession : si tous les auteurs de confessions « maquillent les cadavres » qu’ils exposent aux yeux de leurs lecteurs, alors on doit conclure qu’il faudrait peut-être, aussi, lire les premières d’entre elles comme un roman policier – après tout, on trouve quelques morts inexpliquées jusque dans les Confessions d’Augustin…

41Voilà le coup de maître de Camus, porté moins contre la doctrine d’Augustin que sur son œuvre littéraire, sur laquelle il jette une ombre sinistre, en révélant qu’un exercice spirituel exigeant peut être dévoyé. Camus met en scène un anti-augustinien radical, qui longuement présente la doctrine augustinienne comme une solution de faiblesse, et la foi en la grâce comme une échappatoire commode et illusoire. Ce n’est certes pas Camus qui s’exprime quand Clamence monologue, mais c’est néanmoins longuement donner la parole à un pélagien désabusé, qui refuse absolument de se ranger à la solution augustinienne. Le pire n’est toutefois pas là : Clamence donne surtout l’exemple d’une anticonfession, non au sens où il se refuserait simplement à imiter l’évêque d’Hippone, mais parce qu’il tente d’empêcher son lecteur de lire les Confessions comme Augustin espérait qu’on les lirait – avec confiance. L’auteur de La Chute répond ainsi, à travers les siècles, à l’inquiétude que l’évêque avait exprimée au dixième livre des Confessions – Augustin n’avait seulement pas prévu à quel point un mauvais lecteur pouvait aussi se révéler, à son tour, un auteur virtuose.

Notes

1 Sur cette notion complexe, voir le récent ouvrage de Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Paris, Minuit, 2021.

2 Augustin, Confessiones, 10, 3, 3 (Bibliothèque Augustinienne 14, p. 144-145).

3 Pierre Descotes, « Un exemple surprenant de la postérité des Confessions : le Retour de l’enfant prodigue d’André Gide », Recherches Augustiniennes, 39, 2021, p. 77-90.

4 Sur la tradition symétrique, des admirateurs d’Augustin pour dire les choses un peu rapidement, voir l’ouvrage classique de Pierre Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1963.

5 André Gide, Journal, tome II, éd. M. Sagaert, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 1012 : « J’ai voulu reprendre saint Augustin. Nausée mystique. C’est à vomir » (février 1945).

6 Sur cette notion, voir Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, 1998.

7 Albert Camus, La Chute, dans Théâtre. Récits. Nouvelles, éd. R Quilliot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1520-1521.

8 Augustin, Confessiones, 10, 37, 60 (Bibliothèque Augustinienne 14, p. 250-251).

9 Augustin, Confessiones, 8, 7, 16 / 12, 30.

10 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1493.

11 Ibid., p. 1529.

12 Ibid., p. 1482 : « Bien entendu, je ne vous ai pas dit mon vrai nom. »

13 Ibid., p. 1535-1536.

14 Augustin, Confessiones, 6, 13, 23 / 15, 25.

15 Albert Camus, Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, dans Essais, éd. R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1224-1310 (et spécifiquement sur Augustin, p. 1293-1306). Sur le travail fourni par Camus dans ce mémoire, on peut consulter l’article sévère mais méticuleux de Paul Archambault, « Augustin et Camus », Recherches Augustiniennes, 6, 1969, p. 193-221.

16 Albert Camus, Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, éd. citée, p. 1300.

17 Jorge Luis Borges, Histoire de l’éternité, dans Œuvres complètes, éd. J.-P. Bernès, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. 1, p. 377-378 : « Quatre cents ans après la croix, le moine anglais Pélage provoqua un scandale en osant dire que les innocents qui meurent sans baptême connaissent la gloire du Seigneur. Augustin, évêque d’Hippone, réfuta sa thèse avec une indignation dont se félicitent ses éditeurs. Il mit en relief les hérésies de cette doctrine, détestée des justes et des martyrs : elle nie qu’en l’homme Adam, nous ayons déjà tous péché et péri ; elle oublie de façon abominable que cette mort se transmet de père en fils par la procréation charnelle, elle méprise la sueur de sang, l’agonie surnaturelle et le cri de Celui qui mourut sur la Croix ; elle répugne à croire aux secrètes faveurs du Saint-Esprit ; elle restreint la liberté du Seigneur. Le Britannique avait eu l’audace d’invoquer la justice. Le saint – comme toujours, extraordinaire juriste – accorde que selon la justice tous les hommes méritent le feu sans rémission mais que Dieu a décidé d’en sauver certains “selon ses voies impénétrables”, ou comme dira Calvin avec quelque brutalité, ‘parce que tel est son bon plaisir’ (quia uoluit). Ce sont les prédestinés. L’hypocrisie ou la pudeur des théologiens a réservé l’emploi de ce mot pour les prédestinés au ciel. »

18 Albert Camus, Carnets janvier 1942-mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p. 129-130.

19 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1482-1483.

20 Ibid., p. 1483-1484.

21 Augustin, De ciuitate Dei, 14, 28.

22 La notion est hautement problématique, et discutée : voir la mise au point historiographique de Winrich Löhr, Pélage et le pélagianisme, Paris, École Pratique des Hautes Études, 2015.

23 C’est ainsi qu’Augustin caractérise ses adversaires, dès ses tout premiers ouvrages « antipélagiens » : voir par exemple Augustin, De gratia noui Testamenti, 37, 83-84 (Bibliothèque Augustinienne 20/B, p. 390-397).

24 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1498.

25 Ibid., p. 1503.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 1516.

28 Ibid., p. 1497.

29 Sur cette question (qui est au fond celle du rapport entre l’Ad Simplicianum et les Confessions), voir Pierre-Marie Hombert, Gloria gratiae. Gloria gratiae. Se glorifier en Dieu, principe et fin de la théologie augustinienne de la grâce, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1996, p. 91-129.

30 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1543.

31 Ibid., p. 1542.

32 Ibid., p. 1531.

33 Voir par exemple Augustin, Confessiones, 8, 5, 12 ; 7, 16-18, etc.

34 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1530.

35 Ibid., p. 1532.

36 Ibid., p. 1543.

37 Ibid., p. 1535 : « Je suis confus de vous recevoir couché. Ce n’est rien, un peu de fièvre que je soigne au genièvre. J’ai l’habitude de ces accès. Du paludisme, je crois, que j’ai contracté du temps que j’étais pape. »

38 A. Camus, La Peste, dans Théâtre. Récits. Nouvelles, éd. citée, p. 1292-1298 et 1397-1404.

39 James J. O’Donnell, Augustine, Confessions, t. II: Commentary On Books 1-7, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 8-9: « This opening can give rise to the disconcerting feeling of coming into a room and chancing upon a man speaking to someone who isn’t there. He gestures in our direction and mentions us from time to time, but he never addresses his readers. As literary text, conf. resembles a one-sided non-fiction epistolary novel, enacted in the presence of the silence (and darkness) of God. »

40 Albert Camus, La Chute, éd. citée, p. 1541.

41 Ibid., p. 1541 : « En philosophie comme en politique, ne suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. »

42 Ibid., p. 1546-1547.

43 Ibid., p. 1549 : « Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche : “O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux !” Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez, cher maître, qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr... ! l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! »

44 Ibid., p. 1536-1539.

45 Ibid., p. 1539.

46 Ibid., p. 1481.

47 Ibid., p. 1535-1536.

Pour citer ce document

Pierre Descotes, « Une anti-confession : La Chute d’Albert Camus » dans Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes,

Actes des IVe journées augustiniennes de Carthage (11-13 novembre 2022).
Textes réunis par Tony Gheeraert.

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 30, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1647.

Quelques mots à propos de :  Pierre Descotes

Sorbonne Université
Centre d’études patristiques
Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris) et maître de conférences, HDR, à l’université Sorbonne Université (Centre d’études patristiques – UMR 8584), Pierre Descotes a consacré sa thèse de doctorat à l’édition, la traduction et le commentaire du De gratia noui Testamenti d’Augustin d’Hippone, et son mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches à la question de la louange dans la correspondance du même auteur. Il enseigne la langue et la littérature latines à la Sorbonne depuis 2017, après l’avoir fait à l’École Normale Supérieure de 2013 à 2017.