Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes

La mise en scène de l’africanité de saint Augustin dans la Vie d’Augustin de Possidius de Calame

Moritz Kuhn


Résumés

Le présent article se penche sur la question de savoir dans quelle mesure Augustin est présenté comme un représentant de l’Afrique du Nord dans la Vie d’Augustin. Il s’avère que Possidius, le biographe du saint, fait de lui le modèle pour tous les habitants de l’Afrique du Nord. Il y parvient en réunissant sur Augustin tous les traits de caractère qu’il souhaite attribuer au Nord-Africain idéal. Possidius veut obtenir que les chrétiens nord-africains s’identifient à Augustin, afin de pouvoir faire face aux Vandales.

This article examines the extent to which Augustine is presented as a representative of North Africa in the Life of Augustine. It turns out that Possidius, the saints biographer, makes him the model for all the inhabitants of North Africa. He does this by bringing together in Augustine all the traits that he wishes to attribute to the ideal North African. Possidius wanted North African Christians to identify with Augustine, so that they would be able to confront the Vandals.

Texte intégral

1[Note de l’auteur1]

2La vie d’Augustin se caractérise par le fait qu’elle s’est déroulée entre l’Afrique du Nord, la patrie du Père de l’Église, et l’Europe, plus précisément l’Italie. Même si Augustin a passé la majeure partie de sa vie en Afrique du Nord et n’a séjourné que quelques années à Rome et à Milan, cette période a marqué sa vie de manière décisive : C’est à Milan qu’il s’est converti au catholicisme, qu’il s’est résolu à mener une vie ascétique et qu’il s’est fait baptiser.

3En raison de ces deux zones géographiques où Augustin a laissé ses traces, on a souvent attribué à Augustin une identité « romano-africaine » : Augustin porterait donc en lui tant des caractéristiques typiquement romaines pour avoir grandi dans un milieu fortement romanisé que des caractéristiques typiquement africaines qui se complèteraient2.

4La présente contribution tentera tout d’abord, à l’aide de passages choisis de l’œuvre augustinienne, de cerner l’identité qu’Augustin construit lui-même dans ses écrits. Ensuite, la question centrale sera de savoir si le premier biographe d’Augustin, son ami et coévêque Possidius de Calame, tient compte de l’image qu’a construite Augustin de lui-même et dans quelle mesure l’Augustin de sa Vita Augustini y correspond ou s’en écarte.

5L’hypothèse selon laquelle il y avait, du vivant d’Augustin, une identité romaine bien distincte d’une identité africaine peut paraître surprenante si l’on considère que l’Afrique du Nord était sous influence romaine depuis la fin de la IIIe guerre punique. Cependant, des groupes ethniques remontant à l’époque des royaumes berbères ont continué à exister et ont conservé leur langue et leurs coutumes malgré la romanisation progressive3. Dans le cas d’Augustin, il est probable que sa famille ait obtenu la citoyenneté romaine au iiie siècle après J.-C., comme l’indique le nom de gentilice Aurelius4. Le père d’Augustin, Patricius, était membre des curiales qui occupaient des postes importants au sein de l’administration municipale5. Augustin a grandi dans un milieu urbain, il a profité du système scolaire romain et a pu fréquenter une école de rhétorique6. Augustin s’identifie fortement à sa patrie. Un exemple marquant est une lettre adressée au fonctionnaire impérial Marcellinus dans laquelle Augustin vante les qualités littéraires du poète Apulée en faisant référence à son origine africaine. Pour ce faire, Augustin utilise le substantif afer et s’implique lui-même par le pronom personnel nobis7. Cependant, Apulée, tout comme Augustin, était issu d’un milieu fortement romanisé et n’a laissé, tout comme Augustin lui-même, que des textes latins qui s’inscrivent dans l’environnement de la littérature romaine. Dans cette affirmation d’Augustin, c’est donc principalement l’origine géographique commune qu’il veut mettre en relief. Ailleurs, dans une lettre à Maxime de Madaure, Augustin fait également référence à la langue africaine et à des noms qui semblent être typiques de la région d’Afrique du Nord. Dans une lettre adressée à Augustin, Maxime s’était exprimé de manière péjorative sur la langue de la population africaine, en particulier sur les noms propres des martyrs qui y étaient répandus. C’est Augustin qui le réprimande sévèrement en lui reprochant de ne pas connaître les qualités des savants africains, pourtant reconnues par d’autres personnes érudites. Augustin conclut en constatant que Maxime doit avoir honte de vivre dans une région dont la langue et la littérature sont florissantes bien qu’il les considère comme si inférieures8.

6Aussi ardente que soit cette argumentation, il est surprenant qu’Augustin lui-même n’ait pas eu de connaissances, ou alors très rudimentaires, de la langue punique9 et, semble-t-il, ne sache pas non plus nommer les acquis des penseurs africains, s’il ne veut ou ne peut pas citer, dans cette lettre, d’exemples dignes d’être imités.

7Comme Augustin ne parlait pas ou peu le punique10, il rencontrait de nombreux problèmes dans son activité pastorale. Les fidèles de certaines paroisses appartenant au diocèse d’Hippone ne parlaient et ne comprenaient que très peu le latin, ce qui a rendu Augustin tributaire de clercs de langue punique à certains endroits. Le besoin d’Augustin en clercs capables d’assumer cette tâche était si grand, surtout après 411, lorsque de nombreux donatistes s’étaient convertis au catholicisme, qu’il a nommé un lecteur de son monastère, un certain Antonin, comme évêque de la communauté de Fussala ; or, celui-ci ne s’était pas révélé être un candidat approprié par ses qualités cléricales, mais seulement par sa connaissance du punique11.

8Selon Serge Lancel, la langue de la population nord-africaine était considérée par Augustin comme « vecteur principal d’une identité, sinon d’une “conscience” africaine12 ». La prononciation des Nord-Africains semble également avoir été différente de celle des habitants d’autres provinces. Augustin mentionne par exemple que les Milanais se sont moqués de la manière dont il prononçait quelques mots13.

9Beaucoup plus tard, dans sa fonction de prédicateur à Hippone, il s’est rendu compte que les habitants d’Afrique du Nord ne percevaient pas la différence entre ōs (bouche) et ŏs (os), car ils ne distinguaient pas entre une voyelle longue et une voyelle brève14.

10Le fait qu’Augustin ne maîtrisait pas la langue autochtone exclut que sa propre identité africaine ait été fondée sur cette langue. Il faut plutôt partir du principe que deux autres aspects constituaient l’« africanité » d’Augustin. D’une part, il semble se sentir lié à l’Afrique du Nord parce qu’il y a grandi et qu’il y voit ses racines. D’autre part, il s’identifie à la région par son engagement dans l’Église catholique15 d’Afrique. Celle-ci se trouvait, lorsqu’Augustin est devenu prêtre en 391 et évêque en 395, dans une situation de concurrence avec les donatistes16, qui se considéraient comme la seule église africaine. Nés d’une querelle survenue après la persécution des chrétiens par Dioclétien, ils se demandaient si et à quelles conditions les clercs qui avaient collaboré avec les Romains païens pouvaient revenir dans la communauté ecclésiale. Ils pratiquaient le rebaptême lequel Augustin refusait strictement17. Contrairement aux représentants de l’Église catholique, les donatistes ne se considéraient pas comme faisant partie de l’Église universelle mais enseignaient que la vraie foi ne se trouvait que dans l’Église africaine, c’est-à-dire chez eux18.

11Parmi les donatistes, la connaissance de la langue africaine semble avoir été plus répandue que parmi les catholiques19. Étant donné cette relation conflictuelle entre eux et les catholiques en Afrique du Nord, Augustin avait du mal à se référer à son appartenance à l’Afrique, laquelle il veut mettre au service d’une Église universelle20. Les donatistes dominaient le paysage ecclésiastique de l’Afrique du Nord : au début du presbytérat d’Augustin, ils avaient plus de partisans que les catholiques et exerçaient par conséquent une plus grande influence sur les fidèles. La coexistence des deux Églises était inacceptable pour Augustin, c’est pourquoi il cherchait à imposer l’unité des deux Églises qu’il n’a toutefois pu établir, du moins nominalement, qu’avec l’aide des décideurs publics tels l’empereur21. Certes, Augustin critiquait l’Église donatiste pour son attachement régional, mais l’Église catholique africaine, malgré sa prétention à l’universalité, s’établissait, elle aussi, comme une communauté égale à l’Église européenne, disposant d’un primat dont la position était équivalente à celle de l’évêque de Rome. Ainsi, dès qu’elle le jugeait nécessaire, l’Église africaine avait la possibilité de défendre ses intérêts théologiques face à l’Église romaine22.

12Il s’avère que l’attachement d’Augustin à l’Afrique est avant tout garanti par son enracinement dans la région et l’engagement qui en résulte pour l’Église catholique, dont la croissance devait remettre en question la suprématie des donatistes. En même temps, on peut supposer que sa formation romaine et la doctrine qu’il a reçue d’Ambroise ont fort influencé la pensée d’Augustin. À la lumière de ce constat, il s’agit maintenant d’examiner si et dans quelle mesure la biographie de Possidius nous renseigne sur cette identité romano-africaine d’Augustin. Auparavant, nous ferons quelques brèves remarques sur la structure de la Vita Augustini.

13La Vita Augustini a été rédigée quelques années après la mort d’Augustin par son ami Possidius de Calame23. Après la description chronologique de la vie d’Augustin jusqu’à la fin de la crise pélagienne (chap. 1-18), Possidius nous renseigne sur la vie quotidienne d’Augustin qui se montre tiraillé entre sa fonction d’évêque et sa décision de mener une vie ascétique (chap. 19-27). La dernière partie de la Vita (chap. 28-31) aborde le siège d’Hippone par les Vandales et la mort d’Augustin. Afin d’éviter que les évêques n’abandonnent leurs communautés en raison du danger que représentaient les Vandales, Possidius cite une lettre qu’Augustin a écrit à Honoratus, l’évêque de Thiabe, dans laquelle celui-ci appelle les évêques à rester auprès de leurs communautés même en cas de danger. À la fin de la Vita, Possidius met l’accent sur l’amitié qui aurait lié les deux hommes et déclare qu’il veut imiter son modèle toute sa vie24.

14Dans la préface de la Vita Augustini, Possidius annonce qu’il ne veut rien reprendre de ce qu’Augustin lui-même a déjà exposé dans ses Confessiones : « nec adtingam ea omnia insinuare, quae idem beatus Augustinus in suis Confessionum libris de semetipso, qualis ante perceptam gratiam fuerit qualisque iam sumpta viveret, designavit25. »

15Il ne peut cependant pas s’empêcher de faire référence aux Confessions dans le premier chapitre tout en faisant un choix judicieux. Il convient d’examiner de plus près ce premier chapitre.

1 Ex provincia ergo Africana, civitate Tagastensi, de numero curialium parentibus honestis et Christianis progenitus erat alitusque ac nutritus eorum cura et diligentia inpensisque, saecularibus litteris eruditus adprime, omnibus videlicet disciplinis inbutus quas liberales vocant. 2 Nam et grammaticam prius in sua civitate et rhetoricam in Africae capite Carthagine postea docuit, consequenti etiam tempore trans mare in urbe Roma et apud Mediolanium, ubi tunc imperatoris Valentiniani minoris comitatus fuerat constitutus. 3 In qua urbe tunc episcopatum administrabat adceptissimus Deo et in optimis viris praeclarissimus sacerdos Ambrosius. Huius interea verbis Dei praedicatoris frequentissimis in ecclesia disputationibus adstans in populo intendebat suspensus atque adfixus. 4 Verum aliquando Manichaeorum apud Carthaginem adulescens fuerat errore seductus, et ideo ceteris suspensior aderat, ne quid vel pro ipsa vel contra ipsam haeresim diceretur. 5 Et provenit Dei liberatoris clementia sui sacerdotis cor pertractantis, ut contra illum errorem incidentes legis solverentur quaestiones, atque ita edoctus sensim atque paulatim haeresis illa miseratione divina eius ex animo pulsa est ; protinusque in fide catholica confirmatus, proficiendi in religione eidem amoris ardor innatus est, quo propinquantibus diebus sanctis paschae salutis aquam perciperet. 6 Et factum est divina praestante opitulatione, ut per illum tantum ac talem antistitem Ambrosium et doctrinam salutarem ecclesiae catholicae et divina perciperet sacramenta26.

16La Vita Augustini commence par indiquer qu’Augustin est originaire de Thagaste, en Afrique du Nord, et se poursuit par la formation d’Augustin27, son séjour en Europe et son éloignement du manichéisme auquel il s’est adhéré à Carthage, la conversion et le baptême28 d’Augustin. Ces derniers deux événements ont eu lieu à Milan et Possidius les associe fortement à Ambroise. Aussi Possidius fait-il référence à Milan en tant que ville épiscopale, mais le lieu s’efface derrière la figure emblématique d’Ambroise. Cette approche distingue fortement le récit de Possidius de la description des événements chez Augustin. Comme il a été montré à plusieurs reprises, l’expérience de conversion d’Augustin dans les Confessions se caractérise par une description détaillée des circonstances locales29. En revanche, dans le récit de Possidius, c’est l’action de l’évêque de Milan qui est déterminante pour la conversion d’Augustin qui, ému et instruit par les sermons d’Ambroise et avec l’aide de la grâce divine, s’approche de la foi catholique et se détourne du manichéisme30. Il en va de même pour le baptême. Alors qu’Augustin le relie à la ville de Milan sans mentionner le nom de celui qui l’a baptisé31, Possidius fait à nouveau référence à Ambroise qui, en tant que médiateur de la grâce divine, accomplit le baptême.

17Le deuxième chapitre de la Vita Augustini présente la décision d’Augustin de vivre désormais en ascète. Alors que dans les Confessions, cette décision est liée à la retraite d’Augustin dans la propriété de Verecundus à Cassiciacum32, Possidius ne la localise pas. L’adverbe mox, avec lequel il introduit le chapitre, indique seulement que le passage à la vie ascétique a eu lieu après le baptême. Si l’on part du principe que les destinataires de la Vita Augustini connaissaient les Confessiones, on peut supposer qu’en raison de leurs attentes de lecteurs, ils ont directement associé le renoncement au monde à Milan, même dans le récit de Possidius ; il est toutefois évident que le lieu de l’événement n’avait pas d’importance pour la description de Possidius. Une indication de lieu ne suit qu’au troisième chapitre : « ac placuit ei percepta gratia cum aliis civibus et amicis suis Deo pariter servientibus ad Africam et propriam domum agrosque remeare33. » Le début du premier chapitre et le début du troisième forment une structure circulaire. Alors qu’Augustin arrive en Italie depuis l’Afrique du Nord (« ex provincia ergo Africana »), il retourne finalement dans sa patrie (« ad Africam et propriam domum agrosque ») qu’il ne quittera plus. En regardant le début de la Vita Augustini, il est clair que Possidius lie étroitement la vie d’Augustin à l’Afrique. Il ne peut évidemment pas passer sous silence les événements importants de la période milanaise, mais il peut affaiblir leur lien avec un lieu extra-africain en mettant au premier plan de ses considérations la personne d’Ambroise et non la ville de Milan.

18On a déjà vu qu’Augustin cherchait à souligner ses origines en s’identifiant à ses compatriotes par l’utilisation du terme afer. Il est donc frappant de constater que Possidius n’utilise le substantif afer qu’une seule fois, à savoir dans le septième chapitre de sa Vita. Ce chapitre résume les mérites d’Augustin dans la propagation de la foi catholique et dans la lutte contre les autres communautés religieuses. Bien qu’encore prêtre, il avait déjà réussi à réfuter le manichéen Fortunatus dans un débat public et à renforcer la foi catholique à Hippone par ses sermons34. Possidius parle également des afri dans ce contexte :

atque Dei dono levare in Africa ecclesia catholica exorsa est caput, quae multo tempore illis convalescentibus haereticis praecipueque rebaptizante Donati parte maiore multitudine Africorum seducta et pressa et obpressa iacebat35.

19Possidius mentionne ici les donatistes, qui avaient de nombreux adeptes à Hippone. En les qualifiant d’hérétiques, Possidius, en détournant ainsi l’état historique de l’époque dont il parle, souligne la forte opposition entre la foi droite, qui n’était selon lui représentée que par l’Église catholique, et la foi des donatistes qui s’en écartait36. Ainsi, lorsque Possidius constate que la plupart des Nord-Africains adhéraient à la foi donatiste et qu’il n’utilise nulle part ailleurs le mot afri, il implique d’une certaine manière que la plupart de ses compatriotes n’adhéraient pas à la foi droite. En même temps, il souligne la grande détresse dans laquelle se trouvait l’Église catholique face à ces conditions, par les verbes premere, opprimere et iacere, qui montrent clairement l’incapacité d’agir des catholiques à l’époque précédant Augustin. Possidius donne donc l’impression que les mesures prises par Augustin et la destruction successive d’autres croyances religieuses dans son domaine d’action ont également eu une influence sur l’identité des fidèles en Afrique du Nord qui se sont détournés du donatisme et ont trouvé le chemin de la foi catholique. À ce stade, Possidius anticipe déjà les résultats des efforts d’Augustin qui, selon lui, ont conduit à l’établissement complet du catholicisme en Afrique du Nord. Il en résulte en même temps que les mesures prises par Augustin ont eu pour effet de modifier considérablement l’image des habitants d’Afrique du Nord : afer signifiait désormais, comme Possidius le suggère au lecteur, catholique. En expliquant dans le même chapitre que les succès de l’Église africaine ont été une source de joie et de profit pour l’Église européenne, Possidius suit la conception d’Augustin, qui, contrairement aux donatistes, revendiquait l’universalité de l’Église catholique et plaçait son identité africaine dans cet objectif37.

20Enfin, il reste à examiner si et dans quelle mesure Possidius fait référence au punique, qui représentait pour Augustin une caractéristique essentielle de la population nord-africaine. Dans la Vita Augustini, on ne trouve aucune référence à la langue punique. Possidius reprend cependant l’idée d’Augustin selon laquelle un prêtre doit être capable de bien s’exprimer dans la langue que parlent et comprennent les fidèles dont il est responsable. Ainsi, dans le cinquième chapitre de sa Vita, Possidius se tourne vers Valerius, le prédécesseur d’Augustin à l’épiscopat38. Après avoir ordonné Augustin prêtre sur l’insistance du peuple, il lui a permis de prêcher devant les fidèles bien qu’il s’agisse traditionnellement d’une fonction dont est chargée l’évêque de la paroisse (du moins dans l’Église occidentale39). Possidius justifie cette décision de Valerius par le fait que ce dernier, de langue maternelle grecque et de formation limitée, n’était pas en mesure de remplir aussi bien qu’Augustin la fonction de prédicateur et d’exégète de l’Écriture Sainte :

sanctus vero Valerius ordinator eius, ut erat vir pius et Deum timens, exsultabat et Deo gratias agebat suas exauditas preces [...], ut sibi divinitus homo concederetur talis, qui posset verbo Dei et doctrina salubri ecclesiam Domini aedificare, cui rei se homo natura Graecus minusque Latina lingua et litteris instructus minus utilem pervidebat40.

21Possidius suppose que les auditeurs de Valerius, c’est-à-dire la communauté catholique d’Hippone, devaient être en premier lieu de langue maternelle latine : le fait que Valerius, en raison de ses origines, parlait moins bien le latin qu’Augustin empêchait la communauté de progresser dans la foi. Cette constatation, dont il n’est d’ailleurs nulle part question chez Augustin, permet à Possidius d’aborder un thème qui, comme nous l’avons montré, joue un rôle chez Augustin : la recherche de clercs capables de communiquer de manière adéquate avec la communauté dont ils ont la charge, c’est-à-dire, chez Augustin, de personnes parlant le punique.

22Alors que chez Augustin, ceux qui parlaient uniquement le latin ne savaient pas, dans certains cas, communiquer avec la population autochtone qui parlait le punique, Possidius suggère à ses lecteurs que la langue maternelle de la population nord-africaine était en général le latin.

23Possidius veut donc mettre en scène la compétence linguistique d’Augustin comme un atout suprême et non, comme dans les écrits d’Augustin, souligner que l’ignorance du punique était un inconvénient. Possidius, qui connaissait certainement les problèmes d’Augustin41 et qui était peut-être confronté à des questions similaires dans son diocèse de Calama, dissimule l’existence de la langue punique en tant que caractéristique identitaire de la population nord-africaine ; le latin prend donc la place du punique, qui devient ainsi une caractéristique constitutive des afri. Alors qu’il apparaît clairement dans les textes d’Augustin que lui-même se distinguait d’un grand nombre de ses concitoyens par son ignorance du punique et sa socialisation dans le milieu romain, Possidius n’en tient pas compte.

24Le portrait que Possidius dresse d’Augustin et par lequel il réussit à mettre en évidence l’appartenance d’Augustin à la région africaine souligne l’intention de Possidius : il rédige la Vita Augustini pour consolider l’Église catholique africaine face aux Vandales42. La Vita Augustini s’adresse en particulier à ceux qui, après l’occupation ou la conquête de l’Afrique du Nord par les Vandales, veulent continuer à vivre leur foi dans l’esprit de l’Église catholique43. L’Augustin de la Vita Augustini est présenté à ses survivants comme un modèle à suivre. D’une part, il doit offrir aux ecclésiastiques nord-africains une figure d’identification et les empêcher d’abandonner leurs communautés44. D’autre part, Augustin sert également de surface de projection aux croyants. L’Augustin de Possidius fournit ce potentiel d’identification surtout parce qu’il se présente comme l’un d’entre eux, comme un Africain avec des traits typiquement africains : il est né en Afrique du Nord et il est attaché à sa patrie. Il est catholique, et non donatiste (et Possidius donne l’impression que tous les Africains sont devenus catholiques au plus tard en 41145) et il est le meilleur exemple d’un clerc qui a fait de sa foi une réalité. Il a pu affirmer sa foi face à des groupes de croyants différents46. Il est de langue maternelle latine, comme, dans le récit de Possidius, tous les Africains47.

25Possidius réussit en outre à mettre en évidence, à travers son personnage d’Augustin, la prétention à l’universalité qu’Augustin défend dans son engagement pour l’Église catholique. Possidius le montre à l’aide de deux passages qui traitent du mode de vie et des mœurs d’Augustin. Il y explique qu’Augustin a suivi les préceptes d’Ambroise, qui avait exhorté ses disciples à ne pas célébrer de mariage, à ne recommander personne au service de l’État et à rester à l’écart de banquets dans sa patrie48. De plus, Augustin incarne l’attitude idéale face à la mort que Cyprien de Carthage avait déjà exposée au milieu du iiie siècle dans son traité De mortalitate. Il y illustre en parlant d’un évêque qui ne veut pas mourir, que l’homme doit attendre et accepter sa mort à tout moment49. En inspirant son Augustin de ces deux figures marquantes de l’Église catholique, Possidius montre que son protagoniste, bien que résidant en Afrique, incarnait non seulement les doctrines de ses modèles africains, mais aussi celles des représentants de la tradition européenne : il réunissait donc en lui toutes les connaissances des docteurs de l’Église dont il pouvait prendre modèle.

26Alors que dans ses œuvres, Augustin fait souvent référence à sa patrie africaine et attire parfois l’attention sur les problèmes auxquels il doit faire face, Possidius poursuit une autre intention en situant fortement Augustin en Afrique du Nord romaine. L’idéalisation de son héros et sa représentation comme porteur idéal de l’identité africaine ne permettent pas seulement à Possidius d’ériger un monument littéraire à son ami, mais aussi de contribuer à l’édification de la population africaine exposée à la violence des Vandales. Tout comme l’Africain Augustin a été en mesure de vaincre les donatistes, les Africains survivants doivent s’opposer aux Vandales ariens. En faisant d’Augustin l’Africain modèle, Possidius peut encourager les destinataires de sa Vita Augustini dans leur volonté de s’inspirer d’Augustin et de défendre leur foi et leur identité contre la menace extérieure.

Notes

1 Le présent article a été publié pour la première fois en allemand : Moritz Kuhn, « Augustinus als Repräsentant Nordafrikas in der Vita Augustini des Possidius », Römische Quartalschrift, 114, 2019, p. 234-247. Voir aussi Moritz Kuhn, Philologischer Kommentar zur Vita Augustini des Possidius von Calama, Münster, Aschendorff, 2023.

2 Voir par exemple Calvin L. Troup, « Augustine the African. Critic of Roman Colonialist Discourse », Rhetoric Society Quarterly, 25, 1995, p. 91-106 ; Serge Lancel, « Entre africanité et romanité : le chemin d’Augustin vers l’universel », dans Pierre-Yves Fux et al. (dir.), Saint Augustin : africanité et universalité. Actes du colloque international Alger-Annaba, 1-7 avril 2001, Fribourg, Éditions universitaires, 2003, p. 53-59 ; Catherine Conybeare, « Augustini Hipponensis Africitas », The Journal of Medieval Latin, 25, 2015, p. 111-130.

3 Voir Serge Lancel, Claude Lepelley, « Africa », Augustinus-Lexikon, 1, 1986-1994, p. 180-219, en particulier p. 181-183.

4 La population libre d’Afrique du Nord a obtenu la citoyenneté romaine après la promulgation de la Constitutio Antoniniana par l’empereur Caracalla en 212, voir Ibid., p. 183. Dans la réception moderne, ce nom, qui souligne l’héritage romain d’Augustin, est souvent rejeté et remplacé par un nom berbère. Ainsi, l’auteur algérien Abdelaziz Ferrah appelle son protagoniste Aurègh, fils d’Aferfan de Thagaste, voir Abdelaziz Ferrah, Moi, saint Augustin. Aurègh fils de Aferfan de Thagaste, Alger, Éditions APIC, 2004.

5 Voir Possid. vit. Aug. 1,1 ; voir sur les curiales S. Lancel, C. Lepelley, op. cit., p. 197.

6 Voir sur le système scolaire romain en Afrique du Nord Konrad Vössing, Schule und Bildung im Nordafrika der römischen Kaiserzeit, Bruxelles, Latomus, 1997. C. Conybeare, op. cit., p. 113 souligne également le rôle que jouaient les écoles de rhétorique en Afrique du Nord.

7 Aug. ep. 138,19 (CSEL 44, 146) « Apuleius enim, ut de illo potissimum loquamur, qui nobis Afris Afer est notior […] » (« Apulée, pour ne parler que de lui (car, africain comme nous, nous le connaissons mieux) […] » [trad. : M. Poujoulat, dans Œuvres complètes de Saint Augustin, Bar-le-Duc, 1864-1872, en ligne : https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/lettres/s003/l138.htm, consulté le 3 mars 2023]).

8 Aug. ep. 17,2 (CSEL 34, 41) « neque enim usque adeo te ipsum oblivisci potuisses, ut homo Afer scribens Afris, cum simus utrique in Africa constituti, Punica nomina exagitanda existimares. […] quae lingua si inprobatur abs te, nega Punicis libris, ut a viris doctissimis proditur, multa sapienter esse mandata memoriae ; paeniteat te certe ibi natum, ubi huius linguae cunabula recalent » (« Vous avez pu vous oublier vous-même jusqu’à attaquer les noms uniques, vous, homme d’Afrique écrivant à des Africains, et lorsque l’un et l’autre nous sommes en Afrique. Si vous condamnez le punique, il faut nier ce qui est dit par de très-savants hommes, que les livres puniques renferment beaucoup de bonnes choses dont on se souvient ; il faut regretter d'être né ici au berceau de cette langue. » [trad. : M. Poujoulat, op. cit., https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/lettres/s001/l017.htm, consulté le 3 mars 2023]).

9 On peut supposer qu’Augustin fait référence à la langue punique (« lingua Punica ») lorsqu’il parle de « lingua afra », voir Peter Brown, « Christianity and Local Culture in Late Roman Africa », The Journal of Roman Studies, 58, 1968, p. 85 sq.

10 La comparaison linguistique dans Aug. in Rom. imperf. 13 entre un mot latin et un mot punique suggère qu’Augustin connaissait certains mots, mais ne maîtrisait pas la langue. Augustin rapporte ici que le mot punique pour « trois » (SLS) se rapproche dans sa forme vocalisée du mot latin salus « salut ». À partir de cette observation, Augustin construit un lien entre la Trinité divine et la doctrine chrétienne du salut. Cf. les autres passages où Augustin s’exprime sur certaines notions puniques dans W. M. Green, « Augustine’s Use of Punic », dans W. Fischel (dir.), Semitic and Oriental Studies presented to William Popper, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, en particulier p. 186.

11 Aug. ep. 20*, 3 (CSEL 88, 96) « […] quia et linguam Punicam scire audieram, ordinandum, ut offerrem utilem credidi […] » (« […] parce que j’avais entendu dire que par surcroît il savait la langue punique, je crus utile de le proposer pour l’ordination » [trad. : Serge Lancel, « Lettre 20* », dans Johannes Divjak (éd.), Œuvres de Saint Augustin 46B, Paris, Études Augustiniennes, 1987, p. 297-299]). En raison de nombreuses violations des règles de l’épiscopat, Augustin a dû prendre des mesures contre Antonin, notamment avec l’aide de l’Église romaine et de la justice ecclésiastique. Voir à ce sujet Ilona Opelt, « Augustins Epistula 20* (Divjak). Ein Zeugnis für lebendiges Punisch im 5. Jh. nach Christus », Augustinianum, 25, 1985, p. 121-135 ; Charles Munier, « Antoninus Fussalensis episcopus », Augustinus-Lexikon, 1, 1986-1994, p. 378-380.

12 S. Lancel, op. cit., p. 55.

13 Aug. ord. 2, 17, 45 (CCL 29, 131) « Me enim ipsum […] adhuc in multis verborum sonis Itali exagitant et a me vicissim, quod ad ipsum sonum attinet, reprehenduntur » (« […] car moi-même […] je suis encore taquiné par les Italiens sur l’accent de nombreux mots, comme je les reprends à mon tour sur la prononciation même. » [trad. : Régis Jolivet (éd.), Œuvres de Saint Augustin Ire série opuscules : IV. Dialogues philosophiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 440 sq.]). Le fait qu’Augustin ait défendu sa diction typiquement africaine face aux critiques européens est l'expression de la reconnaissance de ses origines nord-africaines.

14 Aug. doctr. Christ. 4, 10, 24 (CCL 32, 133) « cur pietatis doctorem pigeat imperitis loquentem ossum potius quam os dicere, ne ista syllaba non ab eo, quod sunt ossa, sed ab eo, quod sunt ora, intellegatur, ubi Afrae aures de correptione vocalium vel productione non iudicant ? » (« Et pourquoi un docteur chrétien, s’adressant à des ignorants, ferait-il difficulté de dire ossum pour os, dans la crainte que cette syllabe ne soit prise pour celle qui, au pluriel, fait ora, bouche ; et non ossa, os ; surtout quand on parle à des oreilles africaines ne sachant distinguer si une syllabe est longue ou brève ? » [trad. M. Hussenot, dans Œuvres complètes de saint Augustin, éd. citée, tome IV, 1866, en ligne : https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/doctrine/index.htm#_Toc15481438, consulté le 3 mars 2023]).

15 Lorsqu’il est question ici de l’Église catholique, il s’agit de l’Église qui, aux yeux d’Augustin et de son biographe Possidius, transmet les véritables contenus de la foi. Les donatistes défendaient l’exigence de catholicité au même titre que les catholiques et soulignaient ainsi leur orthodoxie, voir par exemple Conc. Carth. a. 411, 3,22 et Ivonne Tholen, Die Donatisten in den Predigten Augustins. Kommunikationslinien des Bischofs von Hippo mit seinen Predigthörern, Berlin, Lit-Verlag, 2010, p. 112.

16 Sur les donatistes voir par exemple Serge Lancel, Jane A. Alexander, « Donatistae », Augustinus-Lexikon, 2, 1996-2002, p. 606-638.

17 Les catholiques justifiaient leur refus du rebaptême en soutenant qu’un baptême ne perd jamais sa validité. Indépendamment de la position morale de celui qui administre le baptême, Jésus-Christ agit au moment du baptême et l’administre pour toute la vie. Aux yeux d’Augustin, un rebaptême n’est donc pas seulement absurde, il remet aussi en question l’autorité du Christ. Voir sur ce débat Vittorino Grossi, « Baptismus », Augustinus-Lexikon, 1, 1986-1994, p. 583-591, en particulier p. 589.

18 Cette impression résulte surtout des déclarations anti-donatistes d’Augustin, Voir I. Tholen, op. cit., p. 128, en particulier note 104 ; Anja Bettenworth, « Raumkonzepte und Antikenrezeption in Abdelaziz Ferrahs Roman Moi, saint Augustin », Römische Quartalschrift, 115, 2020, p. 50-67, en particulier p. 256 sq. ; J. Kevin Coyle, « The Self-Identity of North African Christians », dans Augustinus Afer, éd. citée, p. 61-73, en particulier p. 69 ; C. Conybeare, op. cit.

19 C’est du moins ce que suggère indirectement Aug. ep. 66,2 (CSEL 34, 236). Augustin s’adresse à l’évêque donatiste de Calama, Crispinus, qui a rebaptisé les habitants du village de Mappa. Augustin ne veut pas accepter cela et demande à Crispinus de mener avec lui un débat théologique à Mappa. À cette occasion, il a fallu des interprètes, car les Mappaliens ne maîtrisaient apparemment pas le latin : « Quid multa ? si voluntate sua Mappalienses in tuam communionem transierunt, ambos nos audiant, ita ut scribantur, quae dicimus, et […] eis Punice interpretentur […] » ( « Quoi de plus ? si c’est de leur propre mouvement que les gens de Mappale ont passé dans votre communion, qu’ils nous entendent tous les deux ; on écrira ce que nous dirons, nous le signerons, on le traduira en langue punique, […] » [trad. : M. Poujoulat, op. cit., https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/lettres/s002/l066.htm, consulté le 3 mars 2023]). On peut supposer que Crispinus, pour pouvoir pratiquer le rebaptême, a dû communiquer en punique avec la population de Mappa. On suppose que les donatistes s’efforçaient particulièrement de s’adresser à la population rurale dont les connaissances en latin étaient sans doute moindres que celles des citadins, voir W. M. Green, op. cit., p. 190 ; P. Brown, op. cit., p. 86 sq.

20 Voir C. Conybeare, op. cit., p. 130.

21 Voir sur l’ecclésiologie d’Augustin Émilien Lamirande, « Ecclesia », Augustinus-Lexikon, 2, 1996-2002, p. 687-719, en particulier p. 706-708. Augustin prenait les donatistes pour des frères qui adhéraient à la mauvaise foi. Après l’établissement de l’unité ecclésiale, ceux qui ne voulaient pas abjurer leur foi étaient menacés de lourdes peines, cf. Cod. Theod. 16, 5, 52. Il n’est cependant pas question d’une victoire claire sur le donatisme après 411. Des communautés donatistes ont continué à se maintenir, surtout dans des régions plutôt rurales, qui avaient déjà plus ou moins échappé à l’accès des autorités. La rencontre d’Augustin avec l’évêque donatiste Emeritus de Césarée en 418, qui refusait de renoncer à sa foi, en est un exemple. Voir plus généralement sur le sort des évêques donatistes après la Conférence de Carthage Serge Lancel, « Le sort des évêques et des communautés donatistes après la Conférence de Carthage en 411 », dans Cornelius Mayer, Karl-Heinz Chelius (dir.), Internationales Symposion über den Stand der Augustinus-Forschung vom 12. bis 16. April 1987 im Schloß Rauischholzhausen der Justus-Liebig-Universität Gießen, Würzburg, Augustinus-Verlag, 1989, p 149-167.

22 Cette tendance est particulièrement visible dans le contexte de la querelle pélagienne dans laquelle les évêques africains ont réussi à s'imposer face à l’évêque de Rome. Voir Winrich Löhr, « Augustin, Pelagius und der Streit um die christliche Lebensform », dans Therese Fuhrer (dir.), Die christlich-philosophischen Diskurse der Spätantike. Texte, Personen, Institutionen, Stuttgart, Steiner, 2008, p. 221-243.

23 En gros, la période entre 431 et 437 entre en ligne de compte pour la rédaction de la Vita Augustini, voir Eva Elm, Die Macht der Weisheit. Das Bild des Bischofs in der Vita Augustini des Possidius und andere spätantiken und frühhmittelalterlichen Bischofsviten, Leyde, Boston, Brill, 2003, p. 105. Konrad Vössing, « Hippo Regius, die Vandalen und das Schicksal des toten Augustinus: Datierungen und Hypothesen », Hermes, 140, 2012, p. 202-229, propose une nouvelle datation.

24 Voir Brigitta Stoll, « Die Vita Augustini des Possidius als hagiographischer Text », Zeitschrift für Kirchengeschichte 102, 1991, p. 1-13, en particulier p. 2 ; Possid. vit. Aug. 31, 11 « et mecum ac pro me oretis, ut illius quon- dam viri, cum quo ferme annis quadraginta Dei dono absque ulla amara dissensione familia- riter ac dulciter vixi, et in hoc saeculo aemulator et imitator exsistam, et in futuro omnipotentis Dei promissis cum eodem perfruar » (« et pour que vous priiez avec moi et pour moi afin que je me révèle, ici-bas, le digne émule et imitateur de celui avec lequel j’ai vécu – par le don de Dieu – plus de quarante ans d’une douce intimité, exempte de toute amère dispute, et qu’enfin, dans le futur, je profite avec lui des promesses de Dieu tout-puissant. » [trad. Jean-Pierre Mazières, « Vie d’Augustin », dans Nadine Plazanet-Siarri, Jean-Pierre Mazières, Trois vies par trois témoins : Cyprien, Ambroise, Augustin, Paris, Éditions Migne, 1994, p. 168 sq.]).

25 Possid. vit. Aug. praef. 5 : « […] [sans] tenter de glisser ma version de tout ce que notre bienheureux Augustin a consigné sur lui-même dans les livres de ses Confessions, touchant son état avant réception de la grâce ainsi que sa vie lorsqu’il l’eut reçue. » (trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 109).

26 Possid. vit. Aug. 1, 1 : « Il était donc originaire de la province d’Afrique, de la cité de Thagaste, où ses parents, chrétiens, jouissaient du prestige de ceux qui exercent une magistrature curiale. Ils mirent leurs soins à l’élever et le fortifier, leur application et leurs efforts financiers à lui fournir une connaissance approfondie de la littérature profane et assurément une imprégnation de tous ces enseignements que l’on dit “de culture générale”. De fait il fut d’abord instituteur dans sa propre ville, puis professeur à Carthage, capitale de l’Afrique. Dans les années qui suivirent, il résida de l’autre côté de la Méditerranée, à Rome et à Milan où s’était constituée alors la Cour du jeune empereur Valentinien. À Milan, le siège épiscopal était alors tenu par un homme particulièrement agréable À Dieu et au nombre des personnes les plus nobles, le clarissime évêque Ambroise. C’est alors qu’il assistait dans son église, au milieu de la foule, aux conférences très suivies de ce prédicateur de la Parole divine, qu’il y resta comme attaché et suspendu à ses lèvres. En fait il avait été naguère, dans sa jeunesse à Carthage, séduit par l’hérésie manichéenne ; aussi avait-il son attention plus soutenue que tous les autres, par peur d’entendre parler en faveur de cette hérésie ou bien contre elle. La clémence de Dieu libérateur vint au-devant du cœur perplexe de son futur évêque afin que les problèmes touchant l’Ancien Testament fussent résolus à l’encontre de cette doctrine erronée. Avec cet enseignement, lentement et progressivement, la miséricorde divine extirpa de son cœur cette hérésie. Bientôt, conforté dans la foi catholique, il vit naître en lui l’Ardent désir de faire un pas de lus dans notre religion d’amour, afin de recevoir l’eau du salut à l’approche des saints jours de Pâques. L’effet puissant de la divine Providence voulut qu’il reçût de ce même grand et bon évêque Ambroise à la fois l’enseignement salutaire de l’Église catholique et ses divins sacrements. » (trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 110 sq.).

27 On remarque déjà à ce stade que Possidius ne dépend pas en tout point des Confessions. Alors qu’il constate qu’Augustin est né de parents chrétiens, Augustin lui-même souligne que seule sa mère Monnica était une chrétienne pratiquante et que son père était catéchumène jusqu’à la veille de sa mort. Ce dernier n’aurait d’ailleurs guère cherché à gagner Augustin à la foi chrétienne, Aug. conf. 2,3,5 (CCL 27, 20) « […] cum interea non satageret idem pater, qualis crescerem tibi aut quam castus essem, dummodo essem disertus vel desertus potius a cultura tua, deus […] » (« Et entre temps, ce même père ne prenait pas la peine de se demander de quelle manière je grandissais devant toi, quelle était ma chasteté, pourvu que je fusse disert, ou plutôt un désert sans culture, sans la tienne, ô Dieu […]. » [trad. Eugène Tréhorel, André Boissou, dans Œuvres de saint Augustin 13, IIe série : Les Confessions, livres I-VII, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 339]).

28 Alors qu’Augustin suggère dans les Confessions que la conversion a été suivie d’une période de vie ascétique dans les environs de Milan et que cette résolution précède le baptême, Possidius change la chronologie donnée par Augustin. Chez l’hagiographe, le baptême précède le passage à la vie ascétique. Ce procédé a souvent été interprété comme l’incapacité de Possidius à restituer correctement les événements historiques, voir p. ex. Antoon A. R. Bastiaensen, « The inaccuracies in the Vita Augustini of Possidius », Studia Patristica, 16, 1985, p. 480-486. Pour un aperçu de la recherche sur la Vita Augustini, voir Eva Elm, « Die Vita Augustini des Possidius: The work of a plain man and an untrained writer? Wandlungen in der Beurteilung eines hagiographischen Textes », Augustinianum, 37, 1997, p. 229-240. Ce n’est que lorsque l’on s’est rendu compte que les textes hagiographiques ne devaient pas nécessairement être interprétés comme des sources historiques que l’on a commencé à étudier ces « erreurs » en fonction de leur valeur dans le texte. Voir sur ce courant de recherche Marc van Uytfanghe, Heiligenverehrung II (Hagiographie), Reallexikon für Antike und Christentum, 14, 1988, p. 150-183.

29 Voir par exemple Stefan Freund, « Bekehrungsorte. Rom und Mailand in Topographie und Topik von Konversionsschilderungen », dans Therese Fuhrer (dir.), Rom und Mailand in der Spätantike: Repräsentationen städtischer Räume in Literatur, Architektur und Kunst, Berlin, Boston, De Gruyter, 2012, p. 327-341, en particulier p. 332-334 ; Hartmut Leppin, « Et veni Mediolanium ad Ambrosium episcopum – Augustins Mailand », dans Rom und Mailand in der Spätantike, éd. citée, p. 343-355.

30 Possidius s’inspire fortement, dans le choix de ses mots, d’Aug. conf. 5, 13, 23 (CCL 27, 70) « et verbis eius suspendebar intentus, rerum autem incuriosus et contemptor adstabam et delectabar suavitate sermonis » (« À ses paroles je suspendais mon attention, mais pour le fond je restais indifférent et dédaigneux ; et je goûtais le charme d’un langage […]. » [trad. Eugène Tréhorel, André Boissou, op. cit., p. 509]). Cependant, alors qu’Augustin dit n’avoir écouté les propos d’Ambroise qu'en raison de son éloquence, Possidius explique qu’Augustin a été subjugué par les sermons d’Ambroise en général. Pour une comparaison des deux passages, voir Pierre Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité, Paris, Études Augustiniennes, 1963, p. 611.

31 Voir H. Leppin, op. cit., p. 351.

32 Voir Aug. conf. 9, 4, 7-12.

33 Possid. vit. Aug. 3, 1 : « Ayant reçu la grâce (baptismale) avec d’autres concitoyens et amis entrés au service de Dieu, il décida de regagner l’Afrique, sa maison et son domaine. » (trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 113).

34 Le débat théologique avec Fortunatus est présenté en détail dans Possid. vit. Aug. 6. Voir sur Fortunatus François Decret, Aspects du manichéisme dans lAfrique romaine. Les controverses de Fortunatus, Faustus et Felix avec saint Augustin, Paris, Études Augustiniennes, 1970, p. 39-50.

35 Possid. vit. Aug. 7, 2 : « C’est ainsi qu’avec l’aide du Seigneur l’Église catholique se prit à relever la tête en Afrique, elle qui était restée si longtemps abattue, à l’écart et opprimée, à l’époque où les hérétiques étaient en pleine force, en particulier quand la secte de Donat rebaptisait des foules considérables d’Africains. » (trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 118).

36 À la fin du quatrième siècle, les donatistes n’étaient pas encore considérés comme des hérétiques, mais comme des schismatiques. Les évêques catholiques ont cependant obtenu, au début du cinquième siècle, que le donatisme soit classé parmi les hérésies. Possidius semble ici parler dans une perspective rétrospective et anticiper ces développements historiques. Sur la différence entre les schismes et les hérésies Voir Alfred Schindler, « Die Unterscheidung von Schisma und Häresie in Gesetzgebung und Polemik gegen den Donatismus (mit einer Bemerkung zur Datierung von Augustins Schrift: Contra epistulam Parmeniani) », dans Ernst Dassmann, Karl Suso Frank (dir.), Pietas. Festschrift für Bernhard Kötting, Münster, Aschendorff, 1980, p. 228-236.

37 Voir C. Conybeare, op. cit., p. 130; Possid. vit. Aug. 7, 4 « et inde iam per totum Africae corpus praeclara doctrina odorque suavissimus Christi diffusa et manifestata est, congaudente quoque id comperto ecclesia Dei transmarina, quoniam sicut, dum patitur unum membrum, compatiuntur omnia membra, ita, cum glorificatur unum membrum, congaudent omnia membra » (« Par suite, c’est sur tout le corps de l’Afrique que ce merveilleux enseignement et le parfum si suave du Christ furent répandus et révélés ; et de même que lorsqu’un membre souffre, ce sont tous les membres qui souffrent, de même aussi lorsqu’un membre est à la fête, ce sont tous les membres qui se réjouissent ensemble. » [trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 119]).

38 Voir André Mandouze, Prosopographie de l’Afrique chrétienne s.v. Valerivs 2, Paris, Édition du CNRS, 1982, p. 1139-1141.

39 Possid. vit. Aug. 5, 3 « eidem presbytero potestatem dedit se coram in ecclesia evangelium praedicandi ac frequentissime tractandi, contra usum quidem et consuetudinem Africanarum ecclesiarum » (« À ce même prêtre il donna l’autorisation de prêcher l’Évangile dans l’église en sa présence et de faire des sermons très fréquents, bien que ce fût contraire à la tradition et à l’usage des Églises africaines. » [trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 116]).

40 Possid. vit. Aug. 5, 2 : « Or donc, le saint Valerius, qui l’avait ordonné et qui était un homme pieux et craignant de Dieu, était ravi et rendait grâce à Dieu d’avoir fait que ses prières […] aient été entendues par le Seigneur, en sorte que, providentiellement, un tel homme lui fût accordé, capable de construire l’Église du Seigneur par la Parole de Dieu et sa doctrine de salut ; une tâche pour laquelle lui, grec de naissance et peu versé en langue et littérature latines, se voyait bien peu propre. » [trad. J.-P. Mazières, op. cit., p. 115 sq.].

41 On peut supposer que Possidius connaissait très bien les écrits d’Augustin. D’une part, les citations des œuvres augustiniennes que Possidius intègre dans sa Vita Augustini en témoignent. D’autre part, Possidius est probablement l’auteur d’un catalogue des œuvres d’Augustin qu’il appelle indiculum. Il annonce son intention d’annexer ce catalogue à la Vita. Voir à propos de l’Indiculum, François Dolbeau, « Indiculum », Augustinus-Lexikon, 3, 2004-2010, p. 571-581.

42 Voir à propos des Vandales et leur conquête d’Afrique du Nord Konrad Vössing, Das Königreich der Vandalen. Geiserichs Herrschaft und das Imperium Romanum, Darmstadt, Zabern, 2004.

43 Voir Louis I. Hamilton, « Possidius’ Augustine and Post-Augustinian Africa », Journal of Early Christian Studies, 12, 2004, p. 85-105. Possidius montre qu’il était bien conscient de ses destinataires quand il intègre une lettre entière d’Augustin dans sa Vita Augustini.

44 Cette question est surtout traitée dans Possid. vit. Aug. 30.

45 Voir note 21.

46 Les catholiques se sont retrouvés dans la même situation après la mort d’Augustin et devaient s’affirmer face aux Vandales ariens. Voir sur l’arianisme des Vandales K. Vössing, Das Königreich der Vandalen, op. cit., p. 31-33.

47 Peut-être s’agit-il en outre pour Possidius d’opposer les latinophones d’Afrique du Nord aux envahisseurs qui parlaient une langue germanique.

48 Possid. vit. Aug. 27, 4.

49 Possid. vit. Aug. 27, 11.

Pour citer ce document

Moritz Kuhn, « La mise en scène de l’africanité de saint Augustin dans la Vie d’Augustin de Possidius de Calame » dans Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes,

Actes des IVe journées augustiniennes de Carthage (11-13 novembre 2022).
Textes réunis par Tony Gheeraert.

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 30, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1620.

Quelques mots à propos de :  Moritz Kuhn

Université de Cologne
Moritz Kuhn est postdoctorant en lettres classiques à l’Université de Cologne (Allemagne). Ses objets de recherche sont l’hagiographie latine, surtout la Vie d’Augustin par Possidius de Calame, et l’épopée flavienne.
Publications :
„Augustinus als Repräsentant Nordafrikas in der Vita Augustini“ In: Römische Quartalschrift 114 (2019), 234-247.
Philologischer Kommentar zur Vita Augustini des Possidius von Calama (Kleine Reihe Ergänzungsbände du Jahrbuch für Antike und Christentum), 2023.