Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes

Saint Augustin et la critique de l’idolâtrie : sur les pas des congénères

Zahia Amara


Résumés

Pour réfuter le grief d’impiété couramment formulé par les païens à l’encontre des chrétiens, les apologistes latins cherchaient dans le paganisme une réponse à la mesure de l’attaque. Confrontés à l’idolâtrie ambiante, ils étaient amenés à s’interroger sur les dieux adorés par les païens. Or, il se trouvait parmi la liste des dieux païens, des ouvriers divins insolites qui n’avaient pas de contour précis ni de légende, rien qui ressemble aux mythes des Grecs. Ceux-là offraient alors une piste de réfutation d’ensemble. Tertullien de Carthage, Arnobe de Sicca et Augustin d’Hippone faisaient des gorges chaudes de ces innombrables dieux des Indigitamenta. D’un ton souvent très agressif, nos trois apologistes nord africains passaient en revue ces divinités minuscules et dévoilaient les conceptions immorales et absurdes que les païens se faisaient de ces entités divines qu’ils prétendaient honorer. Leurs critiques sont fondées sur trois arguments majeurs qui sont : d’abord le morcellement infinitésimal des dieux des Indigitamenta, ensuite la transparence de leurs théonymes et enfin, la démonologie platonicienne.

To refute the common pagan grievance of impiety against Christians, Latin apologists looked to paganism for a powerful retaliation. Confronted with the ambient idolatry, they were led to wonder about the gods adored by the pagans. Now, among the list of pagan gods, there were unusual divine workers who have no precise outline or legend, nothing resembling the myths of the Greeks. These then offered a track of overall refutation. Tertullian of Carthage, Arnobius of Sicca and Augustine of Hippo made hot throats of these innumerable gods of the Indigitamenta. In an often very aggressive tone, our three North African apologists reviewed these tiny deities and exposed the immoral and absurd conceptions that the pagans had of these divine entities that they claimed to honor. Their criticisms are based on three major arguments which are: first, the infinitesimal fragmentation of the gods of the Indigitamenta. Then the transparency of their theonyms. Finally, Platonic demonology.

Texte intégral

1[Note sur le titre1]

2Pour réfuter le grief d’impiété couramment formulé par les païens à l’encontre des chrétiens, les apologistes latins cherchaient dans l’idolâtrie ambiante une réplique à la mesure de l’attaque. Confrontés au polythéisme, ils étaient amenés à s’interroger sur les dieux adorés par les païens. Sans doute, ils avaient prévenu le parti qu’ils pourraient tirer d’une étude approfondie de leurs origines ainsi que des conceptions désastreuses que les idolâtres se faisaient à leur sujet. Ce n’est qu’après qu’ils pourraient révéler leur inconsistance et retourner contre les païens, coupables d’adorer de faux dieux, leur accusation d’impiété. Or, il se trouvait parmi la liste des dieux païens, des ouvriers divins insolites qui offraient une bonne piste de réfutation. Tertullien, Arnobe et saint Augustin s’étaient rués sur les dieux des Indigitamenta afin d’exercer leur verve sarcastique à leurs dépens. D’un ton souvent très agressif, nos trois apologistes africains passaient en revue ces divinités minuscules et dévoilaient les conceptions immorales et absurdes que les païens se faisaient de ces multiples dieux qu’ils prétendaient honorer. Mais qui sont ces Indigitamenta ?

Les dieux des Indigitamenta

3Ces dieux n’ont pas de contour précis ni de légende. Ce sont de menues entités qui président aux actions les plus diverses de la vie quotidienne et n’ont pour toute existence que leurs noms. À vrai dire, cette même transparence de leurs théonymes traduit l’originalité de l’imaginaire religieux des Romains primitifs, probablement réfractaires aux mythes. Dépouillés, de ce fait, d’anthropomorphisme et de mythologie fabuleuse, ces multiples numina révèlent un sens du divin aigu mais abstrait qui amena les Romains à user d’un nom transparent pour désigner une divinité à laquelle est inhérente une fonction précise de caractère sacré. Ainsi, pour le consultant qui voudrait faire appel, non pas à toute la puissance divine, mais à une compétence bien déterminée, il sait à quel dieu exactement il devrait s’adresser. D’ailleurs, ces puissances occultes des Indigitamenta accompagnent l’homme dans tous les moments et tous les actes de son existence, de sa conception à sa mort. C’est pourquoi, la transparence des théonymes se révèle être indispensable puisqu’elle permet aux idolâtres de s’adresser sans peine à la divinité dont ils demandent le secours.

4C’est, sans doute, Tertullien qui avait préparé la voie à ses successeurs. Pour discréditer le paganisme, il était conduit, dans son Ad nationes, à s’interroger sur les dieux adorés par les païens, notamment « ceux qui étaient forgés par l’esprit humain2 ». Ensuite, Arnobe avait repris à son compte la critique des Indigitamenta en l’amplifiant, selon son habitude de rhéteur. Un siècle plus tard, c’est au tour de leur congénère d’Hippone de s’attaquer à cette tourbe de menus dieux. Pour discréditer le paganisme, nos trois apologistes nord-africains proposaient donc d’exercer leurs verves endiablées au détriment de « ces divinités spéciales » pour les tourner en dérision. Leurs critiques sont fondées sur trois arguments majeurs : d’abord, la transparence de leurs théonymes ; ensuite, le morcellement infinitésimal des dieux des Indigitamenta, et enfin, la démonologie platonicienne.

Premier argument : la transparence des théonymes des Indigitamenta

5Pour discréditer ces dieux innombrables des Indigitamenta, les apologistes latins n’étaient pas allés chercher trop loin. En effet et conformément à la tradition classique, une étiologie par l’étymologie suffirait à rendre compte de l’inconsistance de ces dieux minuscules et à dévoiler les conceptions détestables que les païens se faisaient de leurs dieux. Comme les dieux des Indigitamenta étaient dotés des noms transparents, Tertullien cherchait dans leur étymologie une explication de leur vraie nature. Le chapitre 11 du deuxième livre de son Ad nationes offre un bel exemple de cette analyse étymologique où Tertullien énumère, de façon systématique, le nom de l’idole et le substantif ou l’infinitif dont il est dérivé :

« Voilà que vous évoquez je ne sais quels fantômes incorporels, impalpables, êtres qui pour toute réalité ont un nom, et auxquels vous assignez, comme à autant de dieux, le soin de nous protéger pendant la vie, depuis le moment de notre conception. […] Quand il commence à marcher, Statina fortifie ses pas, jusqu’à ce qu’Abéona le conduise, et que Domiduca le ramène à la maison. Edéa garnit de dents sa mâchoire. Ce n’est pas tout ; Volumnus et Voléta gouvernent sa volonté…… ; Paventina lui inspire la peur, Vénilia l’espérance, Volupia la volupté ; Praestitia lui donne la supériorité sur ses rivaux. Ses actions sont la garde de Péragénor ; Consus guide ses pensées. Adolescent, Juventa lui donne la toge ; homme fait, la Fortune barbue le prend sous sa tutelle3.

6Cette analyse étymologique laisse percevoir la façon dont ces dieux ont été conçus par l’esprit humain. Il s’agit en réalité de noms creux dérivés des choses matérielles qui n’ont aucun rapport au divin. Et Tertullien de réduire ces entités divines à des nomina inania et conficta4, et de montrer qu’elles n’ont pas d’existence en dehors de ces noms qu’elles sollicitent vivement auprès des choses. Un siècle plus tard, Arnobe a repris à son compte cette critique des Indigitamenta. Certes, il avait prévenu, à son tour, le parti qu’il pourrait tirer de ces entités qui exprimaient l’essence du polythéisme. Bien qu’Arnobe ne cite aucun de ses prédécesseurs chrétiens, pourtant « il existe entre certains textes de Tertullien et d’Arnobe un parallélisme si étroit qu’un emprunt d’Arnobe à son prédécesseur ne fait presque pas de doute5 ». En effet, les douze chapitres du livre IV de l’Adversus nationes d’Arnobe, consacrés à l’étude des Indigitamenta, présentent de telles similitudes avec le texte de Tertullien qu’il est superflu de chercher ailleurs la source de notre apologiste. Pour vider ces dieux fonctionnels de toute charge sacrale, Arnobe s’attèle, comme Tertullien, à explorer le mécanisme de la création des divinités fonctionnelles. Encore une fois, c’est à leur dénomination qu’Arnobe s’en prend pour prouver leur inconsistance : « comment avez-vous pu savoir quels noms donner à chacun, alors que vous ignoriez complètement qu’ils existaient ou qu’ils avaient des pouvoirs déterminés6 ? » Comme Tertullien, Arnobe recourt donc à l’étymologie des théonymes des Indigitamenta qui contiennent en eux-mêmes l’office propre attribué à chaque auxiliaire divin :
Luperca vient de « lupa » car il s’agit selon Varron, de la louve secouriste de deux jumeaux ;
Praestana dérive son nom du verbe praestare qui signifie exceller ;
Panda ou Pantica est la déesse qui a permis à Titus Tatius d’ouvrir une voie pour prendre le mont Capitolin. Elle dérive son nom du verbe pandere qui signifie ouvrir ;
Pellonia dont la tâche consiste à expulser les ennemis des Romains, tire son nom du verbe pellere qui signifie expulser ;
– les Dii Laevi, dieux de la gauche sont favorables aux régions situées à gauche ;
Lateranus, dieu du foyer tire son nom des Laterculi, briques qui servaient à construire son domaine ;
Perfica, la déesse perfectionniste, veille sur l’aboutissement des plaisirs charnels et dérive son nom du verbe perficere qui veut dire aboutir ;
Pertunda, la déesse qui préside à l’acte de la défloration, dérive son nom du verbe pertundere qui signifie creuser ;
Puta, la déesse qui préside à la taille des arbres, tire son nom du substantif putatio qui signifie la taille des arbres ;
Peta, la déesse des demandes, vient de petere qui signifie demander ;
Patella et Patellana, les déesses de l’éclosion des épis, viennent de patere qui signifie ouvrir ;
Nodutius, qui veille sur la formation des nœuds sur les tiges des céréales dérive son nom du substantif nodus et Noduterensis, qui s’occupe du battage des céréales tire son nom de la contraction de nodus et terere ;
Orbona, qui console les parents privés de leurs enfants, vient de orbare qui signifie priver de ce qui est cher ;
Nenia, déesse qui assiste les morts, vient de nenia qui signifie le chant funèbre ;
Ossipago, qui fabrique aux enfants un solide squelette, vient de os et pagere ;
Mellonia, qui conserve au miel sa douceur, vient de mel qui signifie le miel ;
– les Dii Lucrii, qui patronnent la poursuite des gains, bien souvent malhonnêtes, dérivent leur nom du substantif lucra7.

7Ainsi, ces noms sont dérivés des réalités matérielles et prosaïques qui n’ont aucun trait au divin. Cette étiologie par l’étymologie avait déjà permis à Tertullien de révéler la vanité des dieux des Indigitamenta en les réduisant à de purs vocables. Arnobe va encore plus loin en précisant, dans certains exemples, les circonstances qui ont abouti à solliciter ces noms auprès des choses. Ainsi, Luperca a mérité son nom divin grâce à l’acte bénévole d’une louve (lupa) « non domestiquée » qui avait pourtant allaité Rémus et Romulus au lieu de les dévorer8. Le nom Praestana, dérivé du verbe praestare (« exceller ») a été donné en l’honneur de Quirinus qui excellait dans le lancer du javelot9. Le nom Panda ou Pantica dérivé du verbe pandere fut donné en l’honneur de Titus Tatius qui s’était emparé de la roche tarpéienne10. Toutefois, dire que ces divinités doivent leurs théonymes à des circonstances bien précises et surtout aux exploits des animaux et des humains, c’est admettre du même coup, non seulement leur dépendance des choses terrestres mais aussi la postérité de la res divina à la res humana. En effet, du moment que ce sont les choses de la terre qui commandent la mobilisation des dieux, il faut admettre qu’elles leur sont antérieures. Ceci va tout à fait à l’encontre du concept de l’éternité divine. Et Arnobe de mettre ses adversaires dans le défi de révéler les théonymes de leurs dieux avant ces exploits terrestres :

Avant ces exploits, ces divinités n’avaient donc jamais existé ? Et si Romulus n’avait pas saisi le Palatin par une telle traversée et que le roi sabin n’avait pas pu s’emparer de la roche tarpéienne, il n’y aurait aucune Pantica, aucune Praestana ? Et si vous dites que ces dernières ont existé avant la cause de leur nom, sujet qui fut discuté dans le chapitre précédent, dites-nous comment elles furent appelées11.

8Ainsi, Arnobe en vient à prouver que ces menus dieux sont tributaires des circonstances précises auxquelles ils sont donc postérieurs12 et qu’ils ne peuvent pas exister sans les noms qu’ils empruntent aux choses. Deux siècles après Tertullien, saint Augustin, père et docteur de l’Église, continue d’ironiser sur ces divinités minuscules mais innombrables. Certes, une étude étiologique de la dénomination de cette tourbe de menus dieux offrirait également à Augustin une bonne piste de réfutation comme elle l’avait déjà offerte à ses deux prédécesseurs africains. Dans sa cité de Dieu, Augustin énumère une série de divinités fonctionnelles en précisant, à chaque fois, l’étymologie de leurs théonymes :

Pour une œuvre si illustre et pleine d’une telle dignité, ils n’oseront pas, j’imagine, attribuer un rôle à Cluacina ; ni à Volupia qui tire son nom de la volupté ; ni à Lubentina qui tient le sien du libertinage ; ni à Vaticanus, qui préside aux vagissements des poupons ; ni à Cunina, qui veille sur les berceaux […], les plaines relèvent de la déesse Rusina, les crêtes des montagnes, du dieu Jugatinus ; les collines de la déesse Collatina ; les vallées de la déesse Vallonia… […] Ils ont donc préposé Proserpine à la germination du blé, le dieu Nodutus aux nœuds de la tige, la déesse Volutina à l’enveloppe de l’épi, la déesse Patelana à l’ouverture de l’enveloppe et a l’éclosion de l’épi, la déesse Hostilina à la tâche d’égaliser la barbe des épis, […] la déesse Flora à la floraison du blé, le dieu Lacturnus à l’office de le rendre laiteux, la déesse Matuta à sa maturation, la déesse Runcina à son enlèvement de la terre, c’est-à-dire son fauchage13.

9Ainsi, ces puissances divines ne portent en général d’autre nom que celui de leurs fonctions mêmes, comme si l’on voulait faire entendre qu’elles n’ont pas d’existence réelle en dehors de l’acte auquel elles président. Contrairement à ses deux prédécesseurs, c’est par la bouche des païens qu’Augustin tente d’élucider le mécanisme de la dénomination de ces multiples divinités fonctionnelles :

Est-il croyable, disent-ils, que nos aïeux aient été assez insensés pour ignorer que ce sont là des dons divins et non pas des dieux ? Sachant qu’on ne peut recevoir ces dons que de la largesse d’un dieu, faute de trouver les noms de ces dieux, ils leur ont donné le nom des choses qu’ils croyaient tenir d’eux ; de là ils dérivaient certains mots : ainsi, de bellum, ils ont tiré Bellona et non Bellum ; de cunae, Cunina et non Cuna ; de segetes, Segetia et non Seges ; de pomae, Pomona et non Poma ; de boues, Bubona, et non Bos. Pour le reste, ils les appellent du nom même des choses, sans aucune modification : ainsi est appelée Pecunia la déesse qui donne de l’argent, sans nullement considérer que l’argent lui-même soit un dieu ; Virtus, celle qui donne la vertu, Honos, le dieu qui donne l’honneur, Concordia, la déesse qui donne la concorde, Victoria, celle qui donne la victoire. De même, disent-ils, quand on appelle Félicité une déesse, on entend non pas la félicité qui est donnée, mais la divinité qui donne la félicité14.

10Tentant d’anticiper sur l’offensive des chrétiens, les païens essayaient de justifier les désignations de leurs divinités fonctionnelles par l’ignorance où ils étaient de leurs véritables noms. Cependant, obligés de reconnaître certaines manifestations de la bienveillance divine, ils préféraient alors les désigner par le nom des dons octroyés aux hommes. S’agissant des dieux des Indigitamenta, les païens empruntaient alors le nom du domaine de leurs actions en le modifiant légèrement. Cependant et s’agissant des abstractions divinisées15, ils les désignaient par le même nom des dons qu’ils croyaient tenir d’elles.

Deuxième argument : le morcellement de la puissance divine en petites besognes prosaïques et répugnantes

11À Rome, les pontifes avaient méticuleusement décomposé l’essence divine de ces dieux en plusieurs entités désignées par des noms sacrés et classées sur des tabulae afin de permettre aux consultants d’invoquer aisément la divinité dont ils espéraient la faveur. Rassemblés dans un recueil qui contient les noms à invoquer dans les circonstances différentes de la vie, ces dieux des Indigitamenta sont cantonnés dans des opérations extrêmement limitées. Comme ils accompagnaient les hommes dans tous les moments de leur existence, ces puissances occultes sont fractionnées en une multitude de petites besognes toutes aussi prosaïques les unes que les autres. Nos trois apologistes nord-africains s’étaient tous rués sur ce morcellement infinitésimal des dieux des Indigitamenta pour critiquer cet aspect du polythéisme. La conception si haute qu’ils se faisaient d’une divinité au pouvoir unique, les avait conduits à refuser ce fractionnement de l’ingérence divine en une multitude de petites besognes distinctes et accomplies par autant d’acteurs divins16. Tertullien avait déjà critiqué cette multiplicité de divinités fonctionnelles qui couvrent presque tous les domaines de la vie : « Il n’était pas un acte de la vie pour lequel les Romains aient oublié le ministère d’un dieu17. » Pour illustrer ses propos, il énumère une liste de menus dieux qui pourraient accompagner un homme depuis sa conception jusqu’à son mariage : des dieux qui veillent sur la conception de l’enfant dans le ventre de sa mère, il passe aux dii pueriles qui pourvoient à ses besoins les plus élémentaires. Ensuite, il énumère ces dieux qui l’assistent dans sa croissance et sa promotion à l’âge adulte pour en venir à ces dii nuptiales qui l’assistent effrontément jusque dans sa chambre conjugale la nuit de ses noces. L’impudence de leurs charges révolte à meilleur droit Tertullien qui s’écrie, scandalisé :

Parlerai-je du moment de son mariage ? Afferenda préside à sa dot. Puis viennent un Mutunus, un Tutunus, une Pertunda, un Subigus, une Préma […]. Dieux impudents, épargnez-moi le reste. On laisse enfin les époux se débattre ; on s’en va, faisant pour eux des souhaits dont ils devraient rougir18.

12Arnobe de Sicca a exploité à satiété cette multiplicité de personnels divins dont les rôles se réduisaient à une petite opération, la plupart du temps infâme et indigne des dieux. Pour faire face à ses adversaires, il s’évertue à souligner les conceptions détestables et indécentes que les païens se faisaient au sujet de leurs Indigitamenta. Faisant l’inventaire de ces petites besognes sordides accomplies par autant d’acteurs différents, notre rhéteur dénonce l’impudicité d’un peuple qui s’amuse avec la population divine, qui la manie à son gré, en lui faisant jouer les plus indignes des rôles et en lui octroyant les plus avilissantes des tâches. Indigné, notre polémiste s’applique à harceler verbalement ses adversaires sans ménagement et avec une ironie mordante tout en les sommant de lui dire si pareilles idoles méritent vraiment la transcendance divine : « Dites-le, je vous prie, afin que les déesses Puta, Peta, Patella et Patellana vous favorisent avec bienveillance19 ! »

13Saint Augustin, continue de railler la prolifération des attributs divins grâce à une minutieuse dissection du pouvoir divin, se moquant ouvertement des païens qui s’étaient manifestement plu dans leur polythéisme infinitésimal pour créer toute cette « tourbe de menus dieux20 » :

Eh quoi ? Ces fonctions des dieux morcelés de façon si mesquine et si minutieuse pour la raison qu’il faut les invoquer chacun d’après son office propre, et sur lesquelles, sans tout dire certes, nous avons déjà beaucoup parlé, ne s’accordent-elles pas à la bouffonnerie des mimes plutôt qu’à la majesté des dieux21 ?

14La multiplicité de ces menus dieux catalogués dans les Indigitamenta en fonction de l’office propre dévolu à chacun d’eux, révolte saint Augustin qui écrit : « mais comment pourrais-je énumérer en un seul chapitre de ce livre tous les noms des dieux et des déesses que peuvent à peine contenir de gros volumes où sont reparties les fonctions des divinités propres à chaque objet en particulier22 ? » C’est en effet Varron qui, selon Augustin, a sauvé de l’oubli ces indigitations en dressant leur liste et en précisant méticuleusement la fonction assignée à chacune d’elle. Auteur d’un ouvrage intitulé Antiquitates rerum divinarum, Marcus Terentius Varron citait dans le quatorzième livre de son traité théologique « plus des neuf dixièmes des noms […] représentant les divinités des Indigitamenta23 ».

15Selon lui,

« il ne sert de rien […] de connaître un médecin de nom et de vue, si l’on ignore qu’il est médecin. Pareillement, il ne sert de rien de savoir qu’Esculape est un dieu si l’on ignore qu’il soulage les malades et, par suite, pourquoi on doit l’implorer. […]. Il est impossible […] non seulement de bien vivre mais simplement de vivre, si l’on ignore qui est forgeron, qui est boulanger, qui est couvreur, à qui on peut demander tel ustensile, qui l’on peut prendre comme aide, comme guide, comme maître. […] Ainsi, […], nous serons à même de savoir quel dieu nous devons invoquer et appeler à notre secours et à cause de quoi nous devons le faire, pour ne pas nous méprendre, selon l’habitude des mimes en demandant de l’eau à Liber et du vin aux Nymphes24 ».

16Augustin tourne en dérision25 « ce prétendu grand service que Varron se vante de rendre à ses concitoyens26 » :

Voici des hommes parmi les plus experts et les plus pénétrants, qui se glorifient comme d’un rare service d’avoir précisé dans leurs écrits pour quel motif il faut supplier chaque dieu et quelle faveur il faut demander à chacun d’eux si l’on ne veut pas, par la plus lourde des méprises, comme il arrive dans les divertissements des mimes demander de l’eau à Liber et du vin aux Nymphes27.

17Pour rendre plus incisive et mordante sa critique, Augustin s’évertue à souligner les limites dans lesquelles les païens ont enfermé cette pépinière de menus dieux. Chacun est affecté à une petite besogne qu’il ne peut dépasser. Bien que couvrant parfois le même champ d’action, chacun s’attèle à une mission bien déterminée sans empiéter sur le terrain de son co-équipier. Et Augustin de railler ces équipes divines peu solidaires :

Car on n’a même pas cru devoir confier à un seul dieu l’administration des campagnes. Les plaines relèvent de la déesse Rusina ; les crêtes des montagnes, du dieu Jugatinus ; les collines de la déesse Collatina ; les vallées, de la déesse Vallonia28.

18En effet, leur champ d’action est tellement limité que saint Augustin s’étonne que la puissance de Rome doive un quelconque service à ces entités austères. Incapables d’accomplir une mission à part entière, ces divinités fonctionnelles ont toujours besoin du secours d’un autre auxiliaire divin pour en venir à bout :

Le peu que j’en ai dit suffit à montrer que jamais les païens ne peuvent avoir l’audace d’attribuer à ces divinités l’établissement de l’empire romain, son accroissement, sa conservation, elles qui sont si étroitement spécialisées dans les fonctions de détail qu’on n’a confié à aucune d’elles l’ensemble d’un emploi. […] on ne prépose à sa maison qu’un seul portier et, parce qu’il est un homme, il suffit pleinement à sa charge ; eux, c’est trois dieux qu’ils y sont installés : Forculus aux battants, Cardéa aux gonds, Limentinus au seuil. Ainsi Forculus était incapable de garder aussi les gonds et le seuil29.

19De la même manière, saint Augustin trouve ridicule de demander la vie éternelle à cette souche des dieux au « déferlement » orgiaque. S’étant rendu compte a posteriori de leur pluralité, les païens avaient senti l’utilité de leur repartir des tâches minuscules et triviales en fonction de leurs propres besoins terrestres30. Toutefois, il faut se garder de leur demander des choses au-delà de leurs compétences eux qui ne peuvent même pas se substituer les uns aux autres comme le montre l’exemple bouffon des mimes31 :

C’est donc le comble de l’impudence et de la bêtise que de demander à de tels dieux et d’en espérer la vie éternelle, alors que, pour ce qui touche à cette si misérable et si courte vie, où, en supposant qu’ils peuvent être de quelque secours et soutien, le domaine assigné à leur tutelle est si morcelé qu’à demander à l’un les faveurs relevant de la fonction et du pouvoir d’un autre, on commet une telle ineptie, une telle absurdité que cela ressemble tout à fait aux bouffonneries des mimes32.

Troisième argument : Indigitamenta et démonologie

20Pour critiquer l’idolâtrie, les apologistes chrétiens trouvaient dans la démonologie platonicienne les moyens d’alimenter leurs polémiques. Ne pouvant répudier complètement la divination, ils s’étaient montrés prudents et sélectifs dans leurs arguments. Ainsi, ils tentaient de démontrer aux païens que leurs dieux protecteurs sont incapables de se protéger eux-mêmes de l’usurpation démoniaque afin de révéler la faiblesse de ces nombreuses puissances des Indigitamenta que les païens vénéraient comme des dieux. En effet, le vrai danger venait des démons : ces « pseudo-dieux », pour reprendre l’expression d’Arnobe33, usurpent les noms des Indigitamenta pour se faire reconnaître comme des divinités à part entière. Dans son œuvre De idololatria, Tertullien a clairement expliqué cette démarche démoniaque qui vise à tromper les hommes et les détourner du culte du vrai Dieu34. C’est à travers cet argument que nos apologistes chrétiens ont su tirer parti de cette critique de l’idolâtrie. Aux païens qui tentaient de justifier leurs idoles par la réalisation de certaines prédictions annoncées par les prêtres et les haruspices, Arnobe oppose le maléfice démoniaque. Il explique comment les démons qui sont à l’origine des révélations fallacieuses, immorales et funestes, parviennent à tromper les hommes et se faire adorer à la place de Dieu :

Ne peut-il arriver, quoique vous le dissimuliez malicieusement, que l’un passe pour l’autre en trompant, jouant, abusant et en empruntant l’aspect de la divinité invoquée ? Si les magiciens, frères des haruspices, rappellent dans leurs évocations que les pseudo-dieux se substituent le plus souvent aux dieux évoqués, et que ceux-ci sont des esprits tirés de substances grossières qui se prennent pour les dieux et se jouent des ignorants grâce à des mensonges et des simulations, pourquoi ne croyons-nous pas de la même manière qu’ici aussi d’autres dieux se substituent à ceux qui n’existent pas pour consolider vos croyances et se réjouir à l’idée que des victimes leur sont sacrifiées sous des noms appartenant à autrui35 ?

21Sur ce point encore, l’apologiste de Sicca pouvait faire son profit de la réfutation de l’idolâtrie de Tertullien. Ce dernier avait déjà évoqué cette idée dans son traité De idololatria. Il avait montré que ces créatures maléfiques acquièrent par la consecratio les noms de ces pseudo-divinités pour garantir leur existence propre et s’individualiser36. Nos deux apologistes africains parviennent, de la sorte, à discréditer les idoles du paganisme de toute vis divina. Saint Augustin, quant à lui, rédigea tout un traité intitulé De divinatione daemonum pour aborder la question des oracles dont il restreint les supercheries et les impostures qu’il met au compte des démons. Pour lui, il existe des mauvais génies aériens qui ont des facultés supérieures aux nôtres et qui peuvent nous apprendre ce qu’il nous serait impossible de connaître sans leur aide. En effet, ces créatures surprennent la pensée de Dieu dans les prophéties ainsi que la pensée de l’homme dans la modification des organes physiques. Ces êtres puissants sont donc capables de tromper les chrétiens car ils imitent, autant qu’ils peuvent, les procédés divins37. Ainsi, cette plèbe de dieux minuscules est en réalité une tourbe de démons malfaisants qui se faisaient de la sorte adorer à la place du vrai Dieu et détournaient ainsi les hommes du culte du Dieu unique. De même, ce morcellement des personnalités prétendument divines dresse la suprématie du polythéisme contre le monothéisme comme en témoigne ce passage de saint Augustin :

Qui n’estimerait que cette Segetia ne suffise pour le blé depuis sa poussée en herbe jusqu’au dessèchement de son épi ? Pourtant, cela n’a pas suffi pour ces hommes avides d’une multitude des dieux, prostituant ainsi leur âme misérable à la tourbe des démons et dédaignant la chaste étreinte de l’unique vrai Dieu38.

Conclusion

22À travers notre étude, nous avons donc pu relever les idées communes à nos trois apologistes africains dans leur traitement des Indigitamenta. Cette ressemblance tient, sans doute, au fait que les trois apologistes se sont informés tous auprès de Varron. Si Tertullien avait ouvert la voie à Arnobe et à saint Augustin en leur offrant un matériau précieux pour la réfutation de l’idolâtrie, si un bon nombre d’arguments utilisés par le polémiste de Sicca et par l’évêque d’Hippone provenait en droite ligne de leur prédécesseur de Carthage, Arnobe et Augustin ont toutefois su se montrer autonomes et novateurs. En effet, alors que Tertullien passait en revue un amas de noms divins juxtaposés en indiquant de façon sommaire l’office divin et circonscrit attribué à chacun des dieux des Indigitamenta, son homologue de Sicca, a pris soin d’étaler les plus bizarres d’entre eux, d’étudier leur nature et d’analyser leurs compétences, poussant son investigation en tous sens pour faire ressortir les contradictions et l’incohérence de la théologie païenne. Saint Augustin, quant à lui, réfléchit davantage sur la coexistence de ces entités entre elles et entend démontrer que les païens tentent, par la multiplicité de personnels divins, de pallier les insuffisances de ces menus dieux et surtout de Jupiter. C’est ainsi qu’il parvient à justifier les chrétiens qui refusent d’adorer des idoles mesquines et impudiques. En outre, en dévoilant aux païens l’indécence des charges divines accomplies par les dieux des Indigitamenta, saint Augustin laisse voir que cette théologie civile des peuples ressemble parfaitement à la théologie mythique des poètes, celle qu’on condamne, réprouve et répudie :

Il me suffit, je pense, d’avoir montré, en suivant la division de Varron, que la théologie du théâtre et la théologie de la cité sont une seule et même théologie, et puisqu’elles sont toutes deux également honteuses, également absurdes, également pleines d’erreurs et d’indignités, il s’ensuit que toutes les personnes pieuses doivent se garder d’attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle39.

23Il ressort de ces propos que les chrétiens n’avaient pas pu irriter ces dieux, pour la bonne raison qu’ils n’existaient pas.

Bibliographie

Arnobe, Contre les Gentils, livre I, traduit et commenté par Henri Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1982.

Arnobe, Contre les Gentils, livre III, traduit et commenté par Jacqueline Champeaux, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2007.

Arnobe, The Case Against The Pagans, éd. George E. McCracken, Westminster (Maryland), The Newman Press, 1949.

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Notes

1 Congénère est ici pris dans son sens étymologique (cum et genus : du même genre), dans son sens familier qui signifie de même origine, région, pays, ethnie.

2 Tertullien, Ad nationes, éd. J. G. Borleffs, Leyde, Brill, 1954, II, 9, 10 : alios mente conceptos.

3 Tertullien, Œuvres complètes, traduit par Antoine-Eugène Genoud, Paris, Louis Vivès, 1852, tome II, p. 525-526.

4 Frédéric Chapot, « Étiologie et critique du paganisme. L’utilisation des indigitamenta chez les auteurs latins chrétiens », dans L’Étiologie dans la pensée antique, dir. Martine Chassignet, Turnhout, Brepols, 2008, p. 331-346. Pour l’expression latine, voir Tertullien, De idololatria, éd. J. H. Waszink et J. C. Van Winden, Leyde, Brill, 1987, 15, 5-6 : « noms creux et fictifs », p. 338.

5 Arnobe, Contre les Gentils, livre I, traduit et commenté par Henri Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1982, Introduction, p. 57.

6 Arnobe, Adversus nationes, IV, 7 : « et unde scire potuistis quae nomina singulis inderetis, cum esse illos ignoraretis omnino aut inesse potentias his certas ? » Toutes les traductions du livre IV de l’Adversus nationes sont les nôtres (dans Arnobe de Sicca et la critique des divinités fonctionnelles, traduction et commentaire d’Adversus nationes, IV, 1-3, mémoire de Master préparé par Zahia Amara et dirigé par Frédéric Chapot et Ridha Hacen, 2008).

7 Voir ibid.

8 Arnobe, Adversus nationes, IV, 3 : « Quod abiectis infantibus pepercit lupa non mitis, Luperca, inquit, dea est auctore appellata Varrone. » « Puisqu’une louve non apprivoisée a épargné les enfants abandonnés, on dit qu’une déesse fut appelée, selon l’auteur Varron, Luperca. »

9 Ibid., IV, 3 : « Praestana est, ut perhibetis, dicta, quod Quirinus in iaculi missione cunctorum praestiterit viribus. » « Le nom Praestana fut donné parce que, à ce que vous rapportez, Quirinus l’emporta sur la force de tous dans le lancer du javelot. »

10 Ibid., IV, 3 : « Et quod Tito Tatio, Capitolinum capiat ut collem viam pandere atque aperire permissum est, dea Panda est appellata vel Pantica.  » « Et parce que Titus Tatius fut autorisé à ouvrir et se frayer une voie pour prendre le mont Capitolin, une déesse fut appelée Panda ou Pantica. »

11 Ibid., IV, 3.

12 Ibid., IV, 3 : « Ex rerum ergo proventu, non ex vi naturae dea ista est prodita ? Et postquam feros morsus immanis prohibuit belua, et ipsa esse occepit et ipsius nominis significantiam traxit ? » « Ce fut donc suite aux circonstances et non à la loi de la nature que cette fameuse déesse a fait son apparition ? Et après que cette énorme bête eut cessé d’utiliser ses morsures féroces, la déesse elle-même commença à exister et traîna avec elle la signification de son nom ? »

13 Œuvres de saint Augustin. La Cité De Dieu, Livres I-V, trad. G. Gombès, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, IV, 8 : « Neque enim in hoc tam praeclaro opere et tantae plenissimo dignitatis audent aliquas partes deae Cluacinae tribuere aut Volupiae, quae a voluptate appellata est, aut Lubentinae, cui nomen est a libidine, aut Vaticano, qui infantum vagitibus praesidet, aut Cuninae, quae cunas eorum administrat […] rura deae Rusinae, iuga montium deo Iugatino ; collibus deam Collatinam, vallibus Valloniam praefecerunt […]. Praefecerunt ergo Proserpinam frumentis germinantibus, geniculis nodisque culmorum deum Nodutum, involumentis folliculorum deam Volutinam ; cum folliculi patescunt, ut spica exeat, deam Patelanam, cum segetes novis aristis aequantur, quia veteres aequare hostire dixerunt, deam Hostilinam, florentibus frumentis deam Floram, lactescentibus deum Lacturnum, maturescentibus deam Matutam ; cum runcantur, id est a terra auferuntur, deam Runcinam. »

14 Ibid., IV, 24 : « Vsque adeone, inquiunt, maiores nostros insipientes fuisse credendum est, ut haec nescirent munera diuina esse, non deos ? sed quoniam sciebant nemini talia nisi aliquo deo largiente concedi, quorum deorum nomina non iniueniebant, earum rerum nominibus appellabant deos, quas ab eis sentiebant dari, aliqua uocabula inde flectentes, sicut a bello Bellonam nuncupauerunt, non Bellum, sicut a cunis Cuninam, non Cunam ; sicut a segetibus Segetiam, non Segetem ; sicut a pomis Pomona, non Pomum ; sicut a bubus Bubonam, non Bouem :aut certe nulla uocabuli declinatione sicut res ipsae nominantur, ut Pecunia dicta est dea, quae dat pecuniam, non omnino pecunia dea ipsa putata est ; ita Virtus, quae dat uirtutem, Honos qui honorem, Concordia, quae concordiam, Victoria quae dat victoriam. Ita, inquiunt, cum Felicitas dea dicitur, non ipsa quae datur, sed numen illud adtenditur a quo felicitas datur. »

15 À vrai dire, nos trois apologistes latins africains confondent, dans certains cas, les dieux des Indigitamenta avec les abstractions divinisées. Alors qu’Augustin comptait Pecunia, par exemple, au nombre des abstractions divinisées, Arnobe la mentionnait dans la liste des divinités fonctionnelles des Indigitamenta. De la même manière, Arnobe rangeait Luperca parmi les Indigitations tandis que Tertullien la classait à la liste des hommes divinisés. Par ailleurs, leurs œuvres décèlent beaucoup de variantes nominales dans l’orthographe de certains théonymes des dieux des Indigitamenta. Ceci nous pousse à nous demander s’ils puisaient tous les trois à une seule et même source, en l’occurrence les Antiquités divines de Varron, si ces variantes sont imputées plutôt aux copistes et non à Varron, et enfin, si parmi eux, certains utilisaient Varron par l’intermédiaire de Cornélius Labéo (Arnobe) ?

16 Tertullien, fasciné par le miracle de la gestation humaine, s’est inspiré du modèle païen et reconnaît la présence des ministres angéliques au service de Dieu. Mais « alors que les païens se sont représenté la protection surnaturelle sous les traits d’une multitude de divinités autonomes et distinctes, les chrétiens reconnaissent une manifestation de la providence de Dieu unique à travers l’action de ses ministres angéliques » précise Frédéric Chapot (art. cité, p. 334).

17 Arnobe, Adversus nationes, II, 15.

18 Tertullien, Ad nationes, op. cit., II, 11 : « Si de nuptialibus disseram, Afferenda est ab afferendis dotibus ordinata; sunt, pro pudor ! Et Mutunus et Tutunus et dea Pertunda et Subigus et Prema mater […]. Parcite, dei impudentes : luctantibus sponsis nemo interuenit ; ipsi, quorum uotum est, foris gaudentes erubescunt. Non contenti eos deos asseverare, qui visi retro, auditi contrectatique sunt, quorum effigies descriptae, negotia digesta, memoris propagata, umbas nescio quas incorporales, inanimales, et nomina de rebus efflagitant deosque sanciunt, dividentes omnem statum hominis singulis potestatibus ab ipso quidem uteri conceptu, ut si deus Consevius quidam, qui consationibus coucubitalibus praesit, et Fluviona, quae infantem in utero… hinc Vitumnus, et Sentinus, per quen viviscat infans et sentiat… dehinc Diespiter, qui puerum perducat ad partum. Cum prin… et Candelifera, quoniam et candelae lumina pariebant, et quae… usdictae. Perverse natos… Ito Prosae carmentis esse provin… et ab effatu Farmus, et aliis alo… […]et statuendi infantis Statina. Ab adeundo Adeona, abeundo Abeona est. Domiducam et habent et deam e et malam, item uoluntatis Volumnium Voletamque. Habent et Pauentinam pauoris, spei Veniliam, uoluptatis Volupiam. »

19 Arnobe, Adversus nationes, IV, 8 : « dicite, o quaeso, ita ut vobis propitiae faveant Peta, Puta, Patella et Patellana. »

20 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., IV, 9.

21 Ibid., VI, 9, 1 : « quid ? Ipsa numinum officia tam viliter minutatimque concisa, propter quod eis dicunt pro uniuscuiusque proprio munere supplicari oportere, unde non quidem omnia, sed multa iam diximus, nonne scurrilitati mimicae quam divinae consonant dignitati ? »

22 Ibid., IV, 8 : « Quando autem possunt uno loco libri huius commemorari omnia nomina deorum et dearum, quae illi grandibus voluminibus vix comprehendere potuerunt singulis rebus propria disperpientes officia numinum ? »

23 Auguste Bouché-Leclerq, « Indigitamenta », dans Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, dir. C. Daremberg et E. Saglio, Paris, Hachette, 1900, tome III, première partie, p. 469.

24 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., IV, 21 : « Ita […] nihil prodesse scire deum esse Aesculapium, si nescias eum valetudini opitulari atque ita ignores cur ei debeas supplicare. Hoc etiam alia similitudine adfirmat dicens, non modo bene vivere, sed vivere omnino neminem posse, si ignoret quisnam sit faber, quis pistor, quis tector, a quo quid utensile petere possit, quem adiutorem adsumere, quem ducem, quem doctorem .[…] ex eo enim poterimus […] scire quem cuiusque causa deum invocare atque advocare debeamus, ne faciamus, ut mimi solent, et optemus a Libero aquam, a Lymphis vinum. »

25 Ibid. : « Magna sane utilitas. » « Oui, grande utilité vraiment ! »

26 Ibid. : « quid est ergo, quod pro ingenti beneficio Varro iactat praestare se civibus suis, quia non solumcommemorat deos, quos coli oporteat a Romanis, verum etiam dicit quid ad quemque pertineat ? » « Quel est dès lors ce prétendu grand service que Varron se vante de rendre à ses concitoyens, non seulement en leur rappelant quels dieux les Romains doivent honorer mais encore en indiquant la fonction assignée à chacun d’eux? »

27 Voir note 24.

28 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., IV, 8 : « […] nec agrorum munus uni alicui deo committendum arbitrati sunt, sed rura deae Rusinae, iuga montio deo Iugatino ; collibus deam Collatinam ; vallibus Valloniam praefecerunt. »

29 Ibid. : « haec autem paucissima ideo dixi, ut intellegeretur nullo modo eos dicere audere ista numina imperium constituisse auxisse conservasse Romanum, quae ita suis quaeque adhibebantur officiis, ut nihil universum uni alicui crederetur. […] unum quisque domi suae ponit ostiarium, et quia homo est, omnino sufficit : tres deos isti posuerunt, Forculum foribus, Cardeam cardini, Limentinum limini. Ita non poterat Forculus simul et cardinem limenque servare. »

30 Ibid., VI, 4 : « Du reste, ce pouvoir de donner la vie éternelle, ceux-là même n’osent pas le reconnaître aux dieux, qui pour les faire adorer par les peuples ignorants, leur ont confié ces tâches temporelles, les trouvant par trop nombreuses et craignant que quelqu’un d’entre eux ne demeurât oisif, les leur ont distribuées par portions minuscules. »

31 Augustin invoque l’exemple des mimes où on aurait par mégarde demandé de l’eau à Liber et du vin aux nymphes. Voilà la réponse des Nymphes que sa cocasserie imagine : « Nos aquam habemus, hoc a Libero pete. » « Nous autres, c’est l’eau que nous avons ; pour le vin, adresse-toi à Liber. »

32 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., VI, 1 : « […] Inpudentissimae igitur stulitiae est vitam aeternam a talibus diis petere vel sperare, qui vitae huius aerumnosissimae atque brevissimae et si qua ad eam pertinent adminiculandam atque fulciendam ita singulas particulas tueri asseruntur, ut, si id, quod sub alterius tutela ac potestate est, petatur ab altero, tam sit inconveniens et absurdum, ut mimicae scurrilitati videatur esse simillimum. »

33 Arnobe, Adversus nationes, IV, 12 : « antitheos. »

34 Tertullien, De idololatria, éd. citée, 15, 5-6 : « Et utique scimus, licet nomina inania atque conficta sint, cum tamen in superstitionem deducuntur, rapere ad se daemonia et omnem spiritum immundum per consecrationis obligamentum.Alioquin daemonia nullum habent nomen singillatim, sed ibi nomen inueniunt, ubi et pignus », « Nous savons bien sûr que, malgré le caractère creux et fictif de ces noms, lorsqu’ils sont appliqués à la superstition, ils attirent à eux les démons et tout esprit impur, en l’enchaînant par le moyen de la consécration. D’ailleurs, les démons n’ont individuellement aucun nom, mais ils trouvent un nom là où ils trouvent aussi une garantie. »

35 Arnobe, Adversus nationes, IV, 12 : « nonne accidere fiery, licet astu dissimuletis, potest ut alter pro altero subeat fallens ludens decipiens atque invocati speciem praestans ? Si magi, haruspicum fraters, suis in accitionibus memorant antitheos saepius obrepere proaccitis, esse autem hos quosdam materiis ex crassioribus spiritus, qui deos se fingant nesciosque mendaciis et simulationibus ludant, cur non ratione non dispari credamus hic quoque subicere se alios pro eis qui non sunt, ut et vestras opinationes firment et sibi hostias caedi alienis sub numinibus gaudeant ? »

36 Sur ce point, voir Frédéric Chapot, art. cité, p. 338-339.

37 Auguste Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2003.

38 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., IV, 8 : cui non sufficere videretur illa Segetia, quamdiu seges ab initiis herbidis usque ad aristas aridas perveniret ? non tamen satis fuit hominibus deorum multitudinem amantibus, ut anima misera daemoniorum turbae prostitueretur, umius Dei castum dedignata complexum.

39 Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., VI, 9 : « Nunc propter divisionem Varronis et urbanam et theatricam theologian ad unam civilem pertinere satis, ut opinor, ostendi. Unde, quia sunt ambae similes turpitudinis absurditatis, indignitatis falsitatis, absit a veris religiosis, ut sive ab hac sive ab illa vita speretur aeterna. »

Pour citer ce document

Zahia Amara, « Saint Augustin et la critique de l’idolâtrie : sur les pas des congénères » dans Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes,

Actes des IVe journées augustiniennes de Carthage (11-13 novembre 2022).
Textes réunis par Tony Gheeraert.

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 30, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1597.

Quelques mots à propos de :  Zahia Amara

Université de Monastir