Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes

Avant-propos. Saint Augustin, randonneur du sens

Tony Gheeraert


Texte intégral

1On l’appelle Augustin d’Hippone, mais on aurait aussi bien pu l’appeler Augustin de Carthage1. Le Docteur de la grâce est ici à Carthage un enfant du pays. Mais il en est un enfant terrible, difficile, et parfois mal-aimé. Il faut de la détermination pour entreprendre d’en célébrer l’œuvre et la mémoire, initiative à laquelle se consacre avec une grande énergie et une absolue persévérance Son Excellence Salah Hannachi depuis maintenant quatre ans, à l’occasion de ces Journées augustiniennes de Carthage devenues un rendez-vous automnal attendu.

2Augustin n’est pas a priori l’un de ces personnages séduisants susceptible d’attirer la sympathie immédiate des influenceurs sur les réseaux sociaux. L’historien chrétien Jean Delumeau voyait en Augustin le maître à penser d’une chrétienté médiévale placée sous le signe de la peur et du péché :

Le discours religieux sur le péché dans l’Occident chrétien s’est développé, certes, à partir des textes bibliques, mais il a autant et plus fonctionné à partir d’une définition de saint Augustin, lourde d’implications légalistes et juridiques. […] L’humanité, pécheresse depuis Adam et Ève, constitue une « masse de perdition », les élus étant beaucoup moins nombreux que les damnés2.

3Au crépuscule de l’Antiquité, Augustin a légué à l’Occident une vision noire de l’homme qui devait s’imposer jusqu’à l’époque moderne : l’humanité tout entière est décrite dans son œuvre comme une masse de perdition gangrenée par le péché, livrée au mal, et prédestinée aux souffrances infernales ; n’en sont exceptées qu’un petit nombre d’élus, discernés parmi les réprouvés sans qu’on puisse en percer la raison. Tel est le discours que répéta ad nauseam l’Église chrétienne pendant plus d’un millénaire. Pour beaucoup aujourd’hui, Augustin serait responsable non seulement d’une conception obscurantiste et terrifiante du christianisme, mais il aurait aussi inspiré de façon plus diffuse un moralisme bourgeois qui domina l’Europe jusqu’aux dernières décennies, fondé sur la haine des corps, la répression de la sexualité, l’angoisse de la faute et la culpabilité.

4Ici, au Maghreb, l’image d’Augustin n’est pas moins ambiguë. Berbère illustre, l’évêque d’Hippone est généralement respecté, mais il fait aussi l’objet d’interrogations. Des Algériens proches du marxisme comme Kateb Yacine, Ahmed Akkache3 ou plus récemment Ahmed Chenikii4, jugent sévèrement l’attitude d’Augustin pendant l’affaire donatiste : ils voient en lui l’instigateur d’une répression impériale dirigée contre une révolte de nature moins religieuse que socio-économique, sur fond de revendications identitaires nationales. Augustin apparaît à leurs yeux comme un traître à l’indépendance africaine, complice d’un pouvoir colonial étranger et impérialiste. Pour ces auteurs, le parallèle entre l’histoire du ive siècle et celle du xxe siècle est évident, au point qu’Yacine voyait dans Augustin « un autre général Massu5 ». Ce type de rapprochement ne fait pas l’unanimité : Claude Lepelley, par exemple, considérait cette lecture politique comme un anachronisme inacceptable au regard des vérités historiques ; il mettait en évidence le fanatisme intégriste des disciples de Donat, présents dans toutes les couches de la société nord-africaine, et vivant de brigandage6.

5Quoi qu’il en puisse être, ce type d’amalgame montre en tout cas qu’Augustin reste un personnage à la fois controversé et malléable : sa longue existence, comme son œuvre abondante, se prêtent à toutes les interprétations et aux appropriations les plus diverses. Faire d’Augustin le bouc-émissaire responsable des maux de notre modernité constitue assurément la solution la plus facile. James K. A. Smith, dans une conférence donnée à Regent College en 2019, expliquait qu’Augustin était exceptionnel en ce qu’il était le seul homme du ive siècle à susciter encore aujourd’hui autant de « haters7 ». Mais les légendes noires qui entourent saint Augustin ne sauraient épuiser la complexité du personnage. Si Augustin divise, c’est qu’il dérange. Et s’il dérange, c’est parce que sa parole continue de porter et de nous questionner, jusqu’au cœur le plus secret de notre être, là où selon lui réside ce Dieu « plus intime à moi-même que moi-même, intimior intimo meo8 ». Augustin n’est pas de ces auteurs faciles, plaisants, qui nous flattent en nous disant ce que nous aimons entendre. Augustin ne servira jamais de miroir à notre narcissisme. C’est la raison pour laquelle il faut prendre le temps de l’écouter.

6Au cours d’un colloque qui s’est tenu il y a deux décennies, Goulven Madec et Claude Lepelley proposaient de voir en Augustin la figure d’un passeur. C’est l’image voisine du voyageur qui nous guidera au cours de cette rencontre. Nous partons sur la route avec Augustin, On the road with Augustine, pour reprendre le titre du beau livre de James Smith9. Nous voilà embarqués, dirait Pascal. L’association Via Augustina, coorganisatrice des Journées augustiniennes de Carthage, n’ignore rien des pérégrinations d’Augustin en Tunisie et en Italie. Mais cet étonnant voyageur fut aussi et surtout un itinérant de la pensée. Au théologien réputé dogmatique et intolérant, nous préférons d’autres visages de l’évêque nord-africain, non moins justes : celle d’un pèlerin de la Vérité, ou mieux, celle d’un randonneur du sens. Augustin fut un homme aux semelles de vent, cherchant son bien partout, circulant d’une rive à l’autre de la Méditerranée, des terres numides à l’Italie du Nord, dans la quête éperdue d’une vérité qui fût aussi une raison de vivre. Celui qui devait devenir aux yeux de la postérité l’infaillible docteur de la grâce ne fut jamais pendant sa vie un bloc monolithique de certitudes. Il erra longtemps, insatisfait, inquiet, entre Platoniciens et Manichéens, avant de rejoindre le christianisme. La conversion elle-même ne fut pas une fin, mais le point de départ d’autres pérégrinations pour préciser sa foi. Errance et erreurs : Augustin hésita beaucoup, rétractant certains de ses écrits, érigeant bien avant Descartes le doute en méthode, et en principe d’existence : si enim fallor, sum10. Si je me trompe, c’est que j’existe. C’est cet Augustin incertain et presque fragile que dépeint Catherine Conybeare dans son livre The Irrational Augustine11. C’est cet Augustin vulnérable que donnait à voir le téléfilm algéro-tunisien Augustin, fils de ses larmes, œuvre testamentaire réalisée en 2015 par Samir Seif et projetée au cinéma Mad’Art de Carthage en 2019. C’est ce randonneur du sens qui nous intéresse, cet Augustin fluide, naviguant entre les mondes, reliant des points de l’espace, croisant les cultures, interrogeant les systèmes sans préjugé ni dogmatisme. Au carrefour entre le Nord et le Sud, Rome et l’Afrique, l’Antiquité et le Moyen Âge, héritier de la culture profane et père du christianisme médiéval, Augustin élabora au cours de sa longue existence une œuvre-cathédrale qui, par-delà les lieux et les temps, réconcilia Cicéron et le Christ, Milan et Carthage, Platon et Pascal. Car le sombre éclat d’Augustin a continué de séduire bien après la fin du Moyen Âge : sa pensée rayonna d’un éclat sombre chez Érasme comme chez Calvin, chez Montaigne comme chez Rousseau, chez Arendt comme chez Heidegger, chez Pascal ou à Port-Royal : les Solitaires « lis[ent] toujours saint Augustin avec transport », comme le rappelle Laurence Plazenet. Il n’est pas jusqu’au très déconstructif Jacques Derrida, nord-africain comme Augustin12, qui n’engage avec le rhéteur de Carthage un dialogue intime autour de la mémoire, du temps, de l’identité, de la mort et du langage. Dans Circonfession, le philosophe français creuse certes la pensée augustinienne d’absence, substitue la trace évanescente à la plénitude de Dieu, en reporte sans cesse la rencontre, mais il n’en reste pas moins que l’hommage du philosophe français est profond et sincère : le texte des Confessions sert de catalyseur permettant à Derrida d’approfondir les notions qui lui sont chères, et de les interroger à partir des lumières issues de l’évêque africain13.

7James Smith a dit un jour qu’il faut imaginer les philosophes français du xxe siècle comme les clients d’un café dont Augustin serait le patron discret et omniprésent. Sartre, Camus, Beauvoir et Derrida ne lui commandaient pas de réponses pour accompagner leur boisson préférée : ce sont ses questions qui les passionnaient et nourrissaient leur propre pensée. Ce sont ces questions qu’Augustin nous lègue à nous aussi. Quelques questions, peu nombreuses : sur la liberté, le temps, et sur nous-mêmes. C’est en ce sens que nous sommes tous ses héritiers. C’est en ce sens qu’Augustin est « notre contemporain », selon le mot du professeur James Smith.

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Notes

1 Ce texte reproduit presque sans changement le discours introductif prononcé en ouverture du colloque au Mad’Art de Carthage, le 11 novembre 2022.

2 Jean Delumeau, « Le péché et la peur en Occident », dans La Peur : émotion, passion, raison, dir. Anne-Marie Dillens, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2006, disponible en ligne : https://books.openedition.org/pusl/22219, page consultée le 8 avril 2024.

3 Ahmed Akkache, La Révolte des saints, Alger, Casbah, 2007.

4 Ahmed Cheniki, « La représentation de saint Augustin dans les littératures d’Afrique du Nord durant la période postcoloniale », Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte, vol. 115, nos 1/2, 2020, p. 83-93.

5 Propos rapportés par Boudjema Karèche dans L’Héritage du charbonnier. Vie et œuvre de Mohamed Bouamari, Alger, 2012 : « [Yacine] était convaincant lorsque sa voix aidant, toujours aussi belle, il leur raconta combien il était fier d’être le fils d’un peuple qui a lutté durant toute son histoire pour refuser la domination et l’oppression. C’est ainsi qu’il leur fit savoir que, déjà, les donatistes, il y a fort longtemps, résistèrent à saint Augustin et les siens qui, par l’épée et la violence, voulurent imposer à ce peuple sain et paisible leur nouvelle religion, et c’est pourquoi il s’écria : “Saint Augustin est à mes yeux, un autre général Massu”. »

6 « La forte implantation du donatisme dans les milieux ruraux a amené des historiens modernes à voir, non sans anachronisme, dans ce mouvement religieux une forme de nationalisme antiromain et de lutte des classes. En fait, il s’agissait d’une forme sommaire et intransigeante de religiosité, ce que nous appelons un intégrisme, sans programme politique ni social particulier, qui comprenait parmi ses partisans de nombreux notables, et même des aristocrates sénateurs romains. C’est donc à tort que les donatistes furent parfois présentés comme les ancêtres des mouvements nationaux maghrébins contemporains », dans Saint Augustin, passeur des deux rives, Nantes, Éditions d’Orbestier, 2010, p. 75.

7 James K. A. Smith, « Augustine our contemporary: How to Find Yourself », Regent College (Vancouver, BC), 2019, en ligne : https://www.youtube.com/live/kPZF933GZIo?si=ENhjxB27GdRdgVLq, page consultée le 8 avril 2024.

8 Augustin d’Hippone, Confessions, III, 6, 11.

9 James K. A. Smith, On the Road with St. Augustine: A Real World Spirituality for Restless Hearts, Brazos Press, Grand Rapids, Michigan, 2019.

10 Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre XI, chap. 26.

11 Catherine Conybeare, The Irrational Augustine, Oxford, Oxford University Press, 2006.

12 Voir les pages consacrées à ces questions dans Catherine Conybeare, The Routledge Guidebook to Augustine’s Confessions, Routledge, 2016.

13 Texte reproduit dans Jacques Derrida et Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991.

Pour citer ce document

Tony Gheeraert, « Avant-propos. Saint Augustin, randonneur du sens » dans Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes,

Actes des IVe journées augustiniennes de Carthage (11-13 novembre 2022).
Textes réunis par Tony Gheeraert.

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 30, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1596.

Quelques mots à propos de :  Tony Gheeraert

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229