Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes

Présence du corpus augustinien dans l’œuvre d’Umberto Eco

Mohamed Bernoussi


Résumés

Le but de ce papier est de donner quelques illustrations de la présence du corpus augustinien dans l’œuvre d’Eco et de montrer sa place déterminante dans la formation de la sémiotique interprétative du sémioticien italien qui fut développée de façon soutenue depuis les années soixante. Il s’agit de montrer aussi comment l’intérêt des deux philosophes pour une conception dynamique du signe et du signifiant ou signifiable est corolaire d’une conception de l’enseignement, c’est-à-dire de la vérité et du mensonge. Ces derniers constituent un thème crucial, illustré chez Eco par son combat continu contre la déconstruction et chez Augustin dans sa lutte contre le scepticisme.

The purpose of this paper is to give some illustrations of the presence of the Augustinian corpus in the work of Eco and to show its determining place in the formation of the interpretative semiotics of the Italian semiotician which has been developed in a sustained way since the sixties. It is also a question of showing how the interest of the two philosophers for a dynamic conception of the sign and the signifier or signifiable is a corollary of a conception of teaching, that is to say of truth and lies. The latter constitute a crucial theme, exemplified in Eco by his continuous fight against deconstruction and in Augustine in his fight against skepticism.

Texte intégral

1L’idée de ce papier est née d’un constat que toute personne connaissant un peu les deux hommes pourrait faire, à savoir qu’ils forment un parcours croisé par rapport à la religion. Augustin a passé comme on le sait une bonne partie de sa jeunesse en total ignorance de l’univers chrétien avant d’embrasser la vocation et la carrière qui l’ont rendu célèbre, alors qu’Umberto Eco a suivi le chemin inverse : il perd la foi vers l’âge de 25 ans et embrasse la carrière philosophique et romanesque que l’on connaît ; les deux ont gardé cependant un certain contact avec la période d’avant ; Eco n’a pas rompu avec le christianisme considéré désormais comme une civilisation dans toute son œuvre et plus particulièrement, pour utiliser un exemple célèbre, dans Le Nom de la rose. Augustin non plus n’a pas rompu avec ses lectures passées, grecques ou manichéennes1 . Dans les deux cas, le passé est assumé pour construire le présent et nourrir les choix et les engagements pris.

2Les deux hommes se sont intéressés aux signes et à la signification comme outil critique, destiné pour l’un à comprendre les subtilités des écritures et à répondre aux hérétiques qui pullulent en ce quatrième siècle, et pour Eco, comme théorie critique de la culture comme le démontre désormais l’ensemble de sa carrière. Dans les deux cas, l’intérêt pour le signe et la signification est un intérêt suscité chez le premier par des raisons religieuses et morales et pour le second par des raisons scientifiques et éthiques.

3Enfin les deux hommes, de nature prudente pour ne pas dire méfiante, ont développé un scepticisme de méthode envers ces mêmes signes au point de faire dire à Augustin que « rien ne s’enseigne avec les signes » et à Umberto Eco que la sémiotique peut être définie comme la science du mensonge.

Lorsque le médiéviste découvre Augustin

4Umberto Eco découvre Augustin durant l’élaboration de sa thèse de Doctorat soutenue en 1954 dans son enquête sur le beau au Moyen Âge. Comme on le sait, Umberto Eco visait dans ce travail à débarrasser d’abord le corpus thomiste des métaphysiques et des mystifications dans lesquelles nombre d’exégètes l’avaient noyé, avant d’interroger ensuite la disponibilité de ce même texte quant à l’extraction, sinon d’une esthétique, du moins d’éléments susceptibles de conduire vers une esthétique. Pour atteindre ce but, il fallait d’abord interroger la littérature philosophique et théologique de l’époque et montrer la possibilité d’un plaisir esthétique désintéressé, avant de passer à l’étude des textes thomistes et des divers problèmes que pose leur interprétation. Dans cette perspective, le beau est considéré aussi bien sur le plan transcendantal que sur le plan ontologique, c’est-à-dire dans sa relation avec l’homme et les objets naturels, mais aussi dans sa relation avec l’ars et la morale. D’emblée, la difficulté majeure qui guette l’étudiant des textes thomistes est celle des exégètes. Thomas était victime d’auteurs qui se passionnaient trop pour ses idées, et qui parfois mesuraient ce qu’ils lisaient à l’aune de ce qui, à leurs yeux, devaient l’être.

5Pour le jeune chercheur d’alors, l’œuvre d’Augustin constitue un passage obligé ; Eco tenait d’abord à savoir ce que pensait le premier Moyen Âge du beau et comment Thomas d’Aquin l’avait lu. Il est d’abord étudié pour sa méfiance du beau ou de tout ce qui est susceptible de détourner l’attention du prieur, pour l’équivalence qu’il établit entre le beau et l’honnête, pour l’indépendance ontologique qu’il lui accorde et pour d’autres questions.

6Augustin est cité plusieurs fois dans l’étude sur Thomas d’Aquin pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’il a rendu familière une esthétique sapientiale fondée sur les catégories du modus, de la specis et de l’ordo2 et on connaît le rôle déterminant de ces catégories sur la réflexion sur le beau comme forme chez Thomas d’Aquin. Ensuite parce que le même Thomas y était très sensible et a développé l’idée d’Augustin sur la beauté comme proportio héritée de Ciceron3. Et enfin parce qu’Eco faisait remarquer la prédilection que donne le même Augustin aux critères qualificatifs au détriment des critères quantitatifs ou formels4.

7C’est le début alors d’un intérêt grandissant pour la pensée du philosophe chrétien et surtout pour ses écrits sur le signe et sur la signification. Intérêt qui n’est pas seulement dicté par les soins et les scrupules particuliers de l’attitude du lecteur modèle que le sémioticien respecte tout au long de ses lectures, mais aussi par une certaine attirance et par une réception particulière des considérations globales comme des analyses précises des signes, de la nature de la signification et du rapport entre les mots et les choses.

8Umberto Eco était sans aucun doute très influencé par certains collègues très au fait de cet intérêt comme Giovanni Manetti5 qui a consacré de nombreux travaux à la question des grammaires médiévistes et de la signification en général à cette époque. Il faut souligner ici que pendant un certain temps, Augustin intéressait seulement les médiévistes ou les philosophes ; grâce aux travaux de Giovanni Manetti et d’autres comme Umberto Eco, aujourd’hui la question de la théorie du signe d’Augustin commence à être étudié6, même si elle nécessite encore des approfondissements.

9Cet intérêt d’Eco va être concluant dans Sémiotique et philosophie du langage où Umberto Eco reconnaît et souligne le rôle capital joué par Augustin pour avoir substantiellement développé l’héritage stoïcien ; il affirme à ce sujet :

Quelques siècles plus tard, dans de Magistro, saint Augustin opérera une soudure définitive entre théorie du signe et théorie du langage. Il reconnaîtra le genus du signe dont les signes linguistiques sont une espèce, comme les insignes, les gestes, les signes ostensifs, seize siècles avant Saussure7.

10En fait, Saint Augustin intéressa Eco dans son livre Sémiotique et philosophie du langage pour démontrer, en des termes légèrement polémiques, comment avec lui l’on assiste à l’unification des théories et à la prédominance du modèle linguistique. C’est pour cela qu’il va s’attarder dans la première partie de son livre sur l’analyse que donne Augustin du vers virgilien et des expressions syncatégorématiques dans (Le Maître, II, 1). Ce qui l’intéresse par rapport à la problématique globale du livre, ce n’est pas seulement de voir comment Augustin arrive à conclure que « le signifié d’un mot comme nihil ne semble être ni un objet ni un état de monde », et qu’il est plutôt « une affectation de l’âme8 », mais de montrer comment pour Augustin les expressions syncatégorématiques sont des blocs d’instruction que seul le contexte permet d’affiner. Nihil ou ex peut signifier chez Augustin, selon Eco, une sorte de séparation d’un lieu, d’une chose qui n’est plus là, ou d’une autre qui subsiste encore. Dans tous ces cas, seules les instructions contextuelles et circonstancielles permettent de sélectionner une de ces significations. Mais Eco va jusqu’à suggérer que ce qui est valable pour les expressions syncatégorématiques, l’est aussi pour les expressions catégorématiques qui expriment un objet ou un état du monde.

11L’intérêt d’Eco pour ce point précis va être déterminant dans toutes ses théories ultérieures du lecteur modèle, de l’interprétation et du rapport entre sémantique et pragmatique. Nous connaissons la place du contexte et des circonstances dans l’élaboration de la sémiotique interprétative d’Umberto Eco et le rôle déterminant qu’ils ont joué par la suite dans sa défense d’une sémantique-pragmatique et d’autres problématiques strictement sémiotiques. Pour Eco, considérer le signe en dehors d’une situation ou d’une entité qui le produit et où ce dernier remplit une fonction est une aberration, quelque chose d’absurde ; un signe l’est toujours pour quelqu’un qui le produit ou qui le reçoit, il est toujours doté d’une fonction. Les conséquences d’une telle conception du signe comme fonction sont importantes : a. un signe n’est pas une entité physique, étant donné que l’entité physique est au maximum l’occurrence concrète de l’élément pertinent de l’expression ; b. un signe n’est pas une entité sémiotique fixe mais plutôt le lien de rencontre d’éléments mutuellement indépendants, provenant de deux systèmes différents et liés par une corrélation codifiante. Il ne s’agit pas à proprement parler de signes, mais de fonctions signiques. Ainsi, il y a fonction signique chaque fois que deux éléments (expression et contenu) entrent en corrélation selon un code, sachant que les mêmes éléments peuvent chacun leur tour entrer en relation avec un ou plusieurs éléments et donner lieu à d’autres fonctions signiques.

12Cette base relationnelle et anti-substantive du signe va orienter la réflexion d’Eco sur le signifié vers une voie rigoureusement conventionnaliste qui aboutira à une critique du code, à travers un examen du signifié et des diverses sémantiques qui s’en occupent. Une des premières étapes de cette réflexion concerne l’examen critique de la notion de code. Il ne s’agit pas seulement et simplement de liaisons corrélationnelles, mais aussi syntaxiques, ou pour être plus précis de règles contextuelles et circonstancielles. C’est ainsi que le signifié va gagner en clarté quand il sera envisagé en termes d’unités culturelles :

Le signifié d’un terme et donc l’objet que le terme « dénote » est une unité culturelle. Dans toute culture, une unité culturelle est tout simplement quelque chose que cette culture a défini comme unité distincte et différente des autres et donc peut être une personne, une localité géographique, une chose, un sentiment, une espérance, une idée, une hallucination9.

13La lecture d’Augustin permet aussi à Eco de découvrir en lui un précurseur de la théorie inférentielle du signe. Augustin reste et demeure celui qui a introduit au cœur du processus de toute signification une notion jusqu’alors absente : l’intentionnalité. C’est dans De doctrina christiana qu’il distingue la signa naturalia (c’est-à-dire des signes émis sans intention ni désir) et la signa data (signes intentionnels)10.

14Augustin ne peut concevoir la signification indépendamment d’une volonté de communiquer un signifié à quelqu’un, c’est-à-dire indépendamment d’un processus de communication, tout comme Eco ne peut envisager une conception statique du signe. Nous savons que la sémiotique d’Eco a commencé à se dessiner de façon nette à partir des années soixante-dix lorsqu’il a entamé la critique de la notion de signe, jugée trop abstraite, et lorsqu’il a décidé à partir du Trattato di semiotica generale de la remplacer par le concept de production signique11 qui rend compte de façon plus précise du processus de communication ou de signification dans lequel un signe est toujours et inconditionnellement engagé. Sans ce processus le signe n’a aucune existence :

Nec ulla caussa est nobis significandi, id est, signidandi, nisi ad depromendum et traiicien- dum in aiterius animum id, quod animo gerit is qui signum dat12.
« Il n’y a aucune raison de signifier, c’est-à-dire de produire des signes, si ce n’est celle de réfuter et de transmettre dans un autre esprit ce que celui qui produit le signe a dans son propre esprit13. »

15Pour Augustin, les mots n’enseignent rien, sinon les signifiants ou comme il dit les signifiables ; ils ont plutôt une fonction, celle d’attirer l’attention sur autre chose à laquelle ils renvoient et qui doit être saisie par-delà eux-mêmes. Les choses sont donc importantes à connaître pour compléter les signes.

16Le Maître peut être considéré comme un traité sur le signe. Le dialogue entre Augustin et son fils Adeodat est l’occasion d’un examen précis de la notion de signe qui déborde dès le début celle de signe, celle des signes de signes, des signes de choses et des signifiables sans leur signe. Ces examens minutieux conduisent Augustin à la conclusion selon laquelle « rien ne s’enseigne sans les signes », qui sera à son tour inversée : « rien ne s’enseigne par les signes. » Comme le précise Augustin dans sa récapitulation en s’adressant à Adeodat :

… car tu vois que l’un et l’autre nous avons établi que certaines choses peuvent être enseignées sans signes et qu’il est faux que rien ne puisse être enseigné sans signes, ce que nous avons pourtant cru il y a un peu. Car à partir de ces exemples, viennent à l’esprit non pas seulement une chose ou deux, mais des milliers qui peuvent être montrées par elles-mêmes sans recours aux signes14.

Eco et Augustin ou contre les nihilistes d’hier et d’aujourd’hui

17Je voudrais maintenant passer à un autre point en ce qui concerne le rapprochement entre les deux philosophes, à savoir leur attitude proche vis-à-vis du doute et de la vérité et ses conséquences sur une conception commune de l’enseignement et du savoir.

18La réflexion sur la vérité a été préparée chez les deux par une longue réflexion sur le mensonge manifesté chez Augustin dans les deux écrits sur le mensonge et chez Eco dans une analyse strictement sémiotique du vrai et du faux dans Les Limites de l’interprétation et dans deux romans, Baudolino et Le Cimetière de Prague.

19Nous connaissons l’intérêt d’un tel thème chez Umberto Eco et la place qu’il occupe dans toute son œuvre. Il y a chez ce dernier une fascination – scientifique bien évidemment – pour le mensonge et pour le faux qui ne vient pas seulement de son activité de sémioticien, mais aussi d’une certaine prudence – je dirai de méthode – envers la vérité, parfois encombrante, souvent brève15, mais toujours nécessaire. C’est cette fascination pour le mensonge qui a été à l’origine de nombreux écrits du sémioticien italien sur le faux, mais aussi décisive dans la conception de deux romans entièrement consacrés à cette question, à savoir Baudolino et Le Cimetière de Prague.

20Pendant toute sa vie Baudolino n’a fait que mentir. Baudolino ne s’est jamais posé de questions sur les raisons qui le poussent à mentir. Ce n’est qu’en en rendant compte aux autres qu’il se crée l’occasion de répondre à cette question. Une des raisons évoquées par Baudolino lui-même est relative à une certaine impatience de voir se réaliser des choses, laquelle impatience n’est que le résultat d’une frustration devant ce qu’offre le monde. Cette fascination n’est pas propre à Baudolino, elle caractérise aussi les autres, comme il l’explique à Nicétas :

Oui, mais il m’est toujours arrivé qu’à peine je disais j’ai vu ça, ou bien j’ai trouvé cette lettre qui dit comme ça (avec même la possibilité que je l’aie écrite moi), les autres donnaient l’impression qu’ils n’attendaient que cela. Tu sais, seigneur Nicétas, quand tu dis une chose que tu as imaginée, et que les autres te disent qu’il en est vraiment ainsi, tu finis par y croire toi-même16.

21La contagion de la vérité ou de la croyance est donnée à voir ici à travers la crédulité des autres qui finit par contaminer celui même qui en était l’origine. Cette situation ouvre les yeux de Baudolino sur une autre réalité : le prestige et le pouvoir de celui qui ment aux autres. Lorsqu’il visite Rome, Baudolino est déçu, car il ne retrouve rien des mirabilia que le prêtre lui a racontées sur cette ville. Sur le chemin du retour, il décide pourtant de raconter les mêmes mirabilia, d’en rajouter même et d’en découvrir l’effet sur ceux qui l’écoutent : « ils étaient tous suspendus à mes lèvres17. »

22Révéler des choses aux autres, même inventées, permet d’exercer une certaine influence. Cependant il n’y a pas que le pouvoir d’en raconter à des personnes qui en semblent dépourvus qui fonde les mirabilia. Il y a aussi ce péché d’orgueil qui consiste à se prendre pour un démiurge. Face au même Nicétas, Baudolino tient à apporter cette précision sur ce qui le motive : « Je n’entends pas paraître humble. J’aime que des choses arrivent, dont je suis le seul à savoir qu’elles sont mon œuvre18. » Dans d’autres contextes, Baudolino révèle les motifs du mensonge qui vont au-delà de l’orgueil pour embrasser des raisons existentielles :

Voilà, seigneur Nicétas, dit Baudolino, lorsque je n’étais pas la proie des tentations de ce monde, je consacrais mes nuits à imaginer d’autres mondes. Un peu avec l’aide du vin, et un peu avec l’aide du miel vert. Il n’y a rien de mieux qu’imaginer d’autres mondes, dit-il, pour oublier combien est douloureux celui où nous vivons. Du moins, c’est ce que je pensais alors. Je n’avais pas encore compris que, à imaginer d’autres mondes, on finit par changer celui-ci19.

23C’est ce socle dur de l’être qui donne au personnage de Baudolino la force et le crédit nécessaires pour réussir sa carrière de menteur autorisé, pour ne pas dire admirable. Mais si Baudolino arrive à s’imposer comme un menteur hors pair, ce n’est pas seulement grâce à un romancier rompu aux techniques de la fable et de la construction des personnages, c’est aussi parce que le romancier est assisté du sémioticien qui lui insuffle tous les secrets sémiotiques du vrai et du faux. Il s’agit d’un sujet qui a préoccupé, pendant plusieurs années le sémioticien italien et qui a été amplement développé dans une partie de son livre Les Limites de l’interprétation. En effet, dans le chapitre en question, l’examen des notions de vrai et de faux permet de voir les difficultés et le malaise qui entourent leurs définitions. Ici Eco se livre à un examen rigoureusement sémiotique du vrai et du faux pour aboutir à une typologie. Le répertoire des cas de contrefaçon ou de ressemblance n’est possible qu’en partant de propositions primitives sur le type de similarité, de ressemblance ou d’iconisme. On distingue alors les doubles, définis comme « occurrence physique possédant toutes les caractéristiques d’une autre occurrence physique », les pseudos doubles et les objets uniques. En ce qui concerne la contrefaçon en général, une sémiotique du mensonge permet de considérer qu’« on n’a pas affaire directement à des mensonges. Nous avons affaire plutôt à la possibilité de prendre un objet pour un autre, avec lequel il partage certains traits en commun20 ». En distinguant contrefaçon radicale et contrefaçon ex nihilo, Eco parvient à mettre en évidence l’aspect foncièrement pragmatique de la contrefaçon : « on a contrefaçon lorsqu’un objet est produit – et, une fois produit, utilisé ou exposé – avec l’intention de faire croire qu’il est indiscernablement identique à un autre objet unique21. »

24L’accent mis sur la dimension pragmatique du problème de la contrefaçon (intention de tromper) permet cette autre définition du faux que l’auteur formule ainsi : « Quelque chose n’est donc pas un faux à cause de ses propriétés internes, mais en vertu d’une identité prétendue. Ainsi, les contrefaçons posent avant tout un problème pragmatique22. »

25Augustin a consacré deux écrits sur le mensonge et a reconnu l’aspect complexe d’un sujet aussi important et ténébreux. Les mensonges se répartissent en huit catégories toutes condamnables, des plus légers, utiles ou subtiles, au moins excusables. Mais s’il demeure intransigeant sur la condamnation du mensonge, à la différence d’Eco qui semble plutôt reconnaître la circularité du vrai et du faux et implicitement donc la nécessité du mensonge, Augustin rejoint Eco et se montre comme précurseur dans la reconnaissance de l’intention comme critère du mensonge. C’est la volonté de tromper qui détermine le mensonge, autrement l’on ne peut parler de mensonge :

Il faut donc considérer ce qu’est le mensonge. Toute personne en effet qui dit le faux ne ment pas, si elle croit ou est convaincue que ce qu’elle dit est vrai. Et, entre « croire » et « être convaincu », il y a la distance que voici : celui qui croit se rend parfois compte qu’il est dans l’ignorance au sujet de ce qu’il croit bien qu’il n’ait absolument pas de doute sur l’existence de ce qu’il sait ignorer s’il y croit fermement ; qui est convaincu pense savoir ce qu’il ignore23.

26C’est cette intransigeance qui réunit les deux et qui nous semble déterminante dans l’engagement de chacun des deux philosophes vis-à-vis des questions et des problèmes de leur temps. Il y a de nombreux points communs entre le combat livré par Augustin contre le scepticisme de son époque ou ce qu’il appelle les académiciens et Umberto Eco contre la déconstruction ou ce qu’il appelle de façon polémique les nihilistes d’aujourd’hui. Les deux hommes s’accordent sur une vision commune de ce qu’est l’enseignement.

27Pour Augustin, enseigner, c’est créer les conditions de l’autonomie du jugement. Eco va dans ce sens lorsqu’il considère que la philosophie ne devrait pas expliquer le monde, mais donner les instruments pour le comprendre et le transformer ; dans les deux cas, enseigner c’est créer les conditions de l’autonomie, c’est affranchir l’être de tout ce qui peut entraver sa liberté de discernement. Parmi les entraves majeures à cette liberté, l’excès de doutes ou l’excès de certitudes. Il y a des pages dans Contre les académiciens qui rappellent, par leur colère contre le nihilisme et l’aplatissage facile, des pages dans Sémiotique et philosophies du langage ou dans la Bustina di Minerva où Eco s’insurge contre la facilité à déconstruire et à tout délayer dans l’absence ou la béance. Lorsqu’au ive siècle Augustin écrivait :

Mais comment cela ne le troublerait-il pas, si rien de tel ne peut être trouvé, et si d’autre part on ne peut rien connaître avec certitude que ce qui est tel ? S’il en est ainsi, il eût mieux valu dire que la sagesse ne peut échoir en partage à l’homme, plutôt que de prétendre que le sage ignore pourquoi il vit, ignore comment il vit, ignore même s’il vit, enfin, ce qui est plus pervers, plus délirant et plus insensé que tout, qu’il peut à la fois être sage et ignorer la sagesse24.

28Au xxe siècle, Eco conclut à la fin de Semiotica e filosofia del linguaggio de la même façon et sur le même ton contre les adeptes de la déconstruction ou de ce qu’il appelle le nihilisme moderne :

Dans cette optique, l’emphase et la passion (voire la précipitation) avec lesquelles le post-structuralisme a essayé de faire justice des codes et de leurs systèmes, en remplaçant la règle par l’abîme, la béance, la différence pure, la dérive, la possibilité d’une déconstruction soustraite à tout contrôle, ne doivent pas être saluées avec trop d’enthousiasme. Cela ne constitue pas un pas en avant, mais un retour à l’orgie de l’ineffabilité25.

29Mais il y a plus : s’occuper du signe et des signifiables est indissociable de la philosophie comme exercice de l’esprit et comme recherche ininterrompue de la vérité, considérée plutôt comme un idéal ou comme une quête. La quête est commune car l’ennemi est commun, c’est le nom qui change : religieuse et théologique pour Augustin et sémiotique ou éthique pour Eco, qui adresserait à l’évêque d’Hippone, à quelques 17 siècles de distance, les mêmes propos destinés au cardinal de Milan lorsqu’il rappelait la cause commune et le moyen commun d’y arriver :

De là naît l’hérésie gnostique (y compris sous ses formes laïques) selon laquelle le monde et l’histoire sont le fruit d’une erreur, et que seuls quelques élus, en détruisant l’un et l’autre, pourront racheter Dieu lui-même ; de là naissent les diverses formes d’idéologie du surhomme, selon lesquelles, sur la scène misérable du monde et de l’histoire, seuls les adeptes d’une race ou secte privilégiée pourront célébrer leurs holocaustes flamboyants26.

30Et Eco de continuer ce ralliement :

Je suis persuadé que, même sans la foi en une divinité personnelle et providentielle, il existe des formes de religiosité, et donc un sens du sacré, de la limite, de l’interrogation et de l’attente, de la communion avec quelque chose qui nous dépasse27.

31Cette esquisse est l’occasion de revenir sur les traces d’Augustin dans l’œuvre d’Eco en plaçant les jalons d’un futur travail plus minutieux et plus posé du destin du corpus augustinien sur les signes (De doctrina christiana, Le Maître), dans l’œuvre d’Umberto Eco, plus particulièrement dans deux textes majeurs : Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin et Sémiotique et philosophie du langage. La découverte de la dimension sémiotique – le terme doit être pris avec prudence – d’Augustin fait partie des éléments déterminants dans la réflexion d’Umberto Eco sur une conception dématérialisée du signe et dans la prédilection accordée aux sélections contextuelles et circonstancielles dans l’interprétation en particulier et dans la sémiotique interprétative en général.

Notes

1 Avant de se convertir au christianisme, Augustin fréquenta l’Église manichéenne. Sur la place du manichéisme chez Augustin, voir Patrice Cambonne, « Augustin et l’Église manichéenne : jalons d’un itinéraire. Notes de lecture (Confessions, III, 6, 10) », Vita latina, no 115, 1989, p. 22-36. Pour ce qui nous intéresse ici, il suffit de rappeler l’épisode au demeurant fort éloquent où les donatistes s’opposaient à sa nomination comme évêque invoquant comme argument de base son manichéisme.

2 Umberto Eco, Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, trad. fr. Maurice Javion, Paris, PUF, 1993, p. 84.

3 Ibid., p. 89.

4 Ibid., p. 124.

5 Giovanni Manetti, In principio era il segno. Aspetti di storia della semiotica nell’antichità classica, Milano, Bompiani, 2013.

6 Voir Remo Gramigna, Augustine’s theory of signs, signification, and lying, Berlin, De Gruyter, 2020.

7 Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1984, p. 42.

8 Ibid., p. 44.

9 Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Milano, Bompiani, 1975, p. 98. Nous traduisons.

10 Augustin, Le Maître, dans Les Confessions – Dialogues philosophiques, Œuvres I, éd. Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.

11 C’est à l’analyse et à l’explicitation de l’ancrage contextuel et circonstanciel que va s’atteler le chapitre du Trattato, intitulé Théorie de la production signique. Eco part de cette question : « que se passe-t-il concrètement quand un signe ou une série de signes sont produits ? » Ce qui intéresse Eco, c’est le type de travail fourni pour produire des signes. Par type de travail sémiotique est entendu : « Le travail fourni pour interpréter ou produire des signes, messages, textes, c’est-à-dire l’effort physique et psychique exigé pour manipuler le signal, tenir compte des codes existants ou pour les contredire, le temps exigé, le degré d’acceptabilité sociale, l’énergie dépensée pour comparer les signes aux événements auxquels ils réfèrent, la pression exercée par le destinateur sur le destinataire, etc. » (Trattato di semiotica generale, éd. citée, p. 204). Eco s’intéresse à trois processus tout en reconnaissant qu’il n’abordera pas tous les problèmes relatifs à la théorie de la production signique : 1. Processus de manipulation du contenu expressif ; 2. Processus de corrélation de l’expression formée à un contenu ou travail sur les codes ; 3. Processus de combinaison entre signes et événements réels, choses ou états du monde. Un principe simple régit ce travail : soit on reproduit ce qui existe, ratio facilis, soit on invente et donc on s’écarte du code, ratio difficilis.

12 De doctrina christiana, II, II, 3.

13 Augustin, Le Maître, éd. citée, p. 33.

14 Ibid., p. 397.

15 Rappelons la petite phrase de Roberto dans L’Île du jour d’avant : « … car la vérité est brève, le reste est commentaire ». Umberto Eco, L’Île du jour d’avant, trad. fr. J.-N. Schifano, Paris, Grasset, 1996.

16 Umberto Eco, Baudolino, trad. fr. J.-N. Schifano, Paris, Grasset, 2000, p. 40.

17 Ibid., p. 46.

18 Ibid., p. 97.

19 Ibid., p. 113.

20 Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, p. 179.

21 Ibid., p. 183.

22 Ibid., p. 184.

23 Augustin, Le Mensonge, dans Les Confessions – Dialogues philosophiques, Œuvres I, éd. citée, p. 734.

24 Augustin, Contre les académiciens, dans Les Confessions – Dialogues philosophiques, Œuvres I, éd. citée, p. 62.

25 Sémiotique et philosophie du langage, éd. citée, p. 274.

26 Umberto Eco et Carlo Maria Martini, Croire en quoi ?, trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Rivages poche, 1998, p. 15.

27 Ibid., p. 118.

Pour citer ce document

Mohamed Bernoussi, « Présence du corpus augustinien dans l’œuvre d’Umberto Eco » dans Augustin d’Hippone. Pont entre les cultures, carrefour entre les mondes,

Actes des IVe journées augustiniennes de Carthage (11-13 novembre 2022).
Textes réunis par Tony Gheeraert.

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 30, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1698.

Quelques mots à propos de :  Mohamed Bernoussi

Professeur enseignement supérieur
Université Moulay Ismail – Faculté de Lettres