Corneille : un théâtre où la vie est un jeu

« Do I look like I’m joking? »
Proposition de rétrolecture spectaculaire de quelques jokers criminels de la tragédie cornélienne à travers la figure du Joker de Batman

Cécilia Laurin


Texte intégral

1[Note de l’auteur sur le titre1.]

2Au croisement de la question générale du jeu et de la dynamique spécifique des tours joués, émerge un symbole archétypal, celui de la figure du joker, étymologiquement un « plaisanteur2 » (jokester), mais dont l’irruption altère le cours de la partie. Carte du jeu3, puissance personnifiée – célèbre notamment dans l’univers de Batman – ou encore sourire inquiétant, figé, pure expression sans visage, en masque ou Chat du Cheshire, ses représentations varient, mais illustrent toutes le même malaise ludique, celui d’une tension subversive, de la gratuité divertissante à la mise en péril sociale et politique de l’univers au sein duquel il surgit, sans nécessairement séparer ces deux aspects. Malaise plaisant ou déplaisant, tout est possible avec cette figure qui, précisément, multiplie – et de préférence à outrance – les possibles. Qu’il joue de bons tours ou de mauvais tours, la caractérisation de ses actions dépend généralement de l’interaction de deux facteurs : l’intentionnalité d’une part (cherche-t-il à nuire ?) et le degré de dangerosité des conséquences d’autre part (ses actions peuvent-elles nuire ?). L’interaction constitue ici une donnée essentielle : un personnage qui chercherait à nuire en puissance mais en serait incapable en acte ne provoquerait que le rire du ridicule de l’impuissance, à la façon du Matamore de L’Illusion comique, dont l’hypertrophie du dire ne fait qu’accuser l’atrophie du faire. Si le soldat fanfaron n’est pas à confondre avec un joker, c’est qu’il n’influence en rien la conduite du jeu. Il fournit, pratiquement en marge de la dramaticité, un plaisir divertissant par la nature même de son ineffectivité : du dire pour du dire. Il en va tout autrement du joker.

3Subvertissant le jeu dont il est partie prenante, le joker le connaît et le remodèle, pour lui substituer une régulation plus aléatoire : celle de sa propre loi, ce qui suppose la possibilité d’une véritable puissance dramatique autonome. Du point de vue de la dynamique ludique, dès sa première tragédie (1634-1635), Corneille ne propose pas autre chose en donnant à admirer sa Médée. Utilisant le cadre régulé de la crise tragique – les vingt-quatre heures de sursis que lui octroie le roi Créon suite à sa répudiation par Jason – la magicienne le subvertit pour imposer sa propre puissance dérégulatrice et détruire la cité.

Épure psychologique et masque « hollywoodien » : l’excès théâtral

4Ce jeu se rejouera – avec des conséquences plus ou moins funestes – à travers plusieurs tragédies où les protagonistes chercheront à (faire) plier leurs adversaires en détournant, contournant ou retournant les règles. Or, pour un spectateur d’aujourd’hui, l’expérience d’une telle puissance théâtrale subversive se conjugue nécessairement à son expérience spectaculaire contemporaine, notamment à travers l’abondance de productions audiovisuelles, ouvrant le champ de la représentation à des effets de rétrolecture permettant de nombreux entrelacs qui peuvent venir enrichir la texture initiale de « la tissure [du] poème4 » dramatique, pour reprendre les mots de Corneille. C’est par exemple un aspect majeur de la mise en scène de sa Médée par Paulo Correia (Théâtre National de Nice, 2012), qui l’immerge dans l’univers scénographique de la série Game of Thrones (2011-2019), tout en y entrelaçant des projections de gravures de Gustave Doré (1832-1883), exacerbant de façon manifeste le dialogue des siècles, des expériences, des imaginaires et des formes au cœur de l’expérience esthétique du spectateur contemporain. Cela nous renvoie à l’essence « anachronique » de l’art théâtral, tel que l’envisage notamment Daniel Mesguich :

Il n’y a de théâtre que contemporain. Le xviie siècle, lorsqu’il est représenté, ne peut être, aujourd’hui, que la métaphore du xxe ; et le xviiie, et le xixe aussi. Et même le xxe siècle est la métaphore de lui-même.
Déjà, dans l’écriture même des grands textes de théâtre, le temps de la fable (l’époque de l’intrigue) n’est pas Histoire mais métaphore de l’Histoire […] ; et, lorsqu’elle entre sur le théâtre, cette métaphore elle-même devient métaphore du temps de la manifestation théâtrale (celui que certains diraient de la réalité, « de nos jours »). Ce qui se joue devant nous sur la scène toujours rappelle en nous une part secrète : toutes les époques palpitent sous « de nos jours ». Le théâtre est, essentiellement, anachronique5.

5Si nous avons déjà évoqué ailleurs de quelle manière une production filmique de type hollywoodien a retravaillé L’Illusion Comique6, nous proposons ici de poursuivre notre réflexion en nous intéressant cette fois aux effets d’entrelacement entre Hollywood et la dramaturgie cornélienne à travers le modèle dynamique des personnages agissant en joker – c’est-à-dire en carte maîtresse parasitaire – et ce à partir de son incarnation extrêmement populaire dans le film Batman de Tim Burton (1989). Le rôle de Jack Nicholson relève en effet d’une stéréotypie toute théâtrale dans son principe : pur masque, force épurée, il incarne une véritable puissance dramatique autonome et constitue bien en cela un « héros », au sens protagonistique et non au sens moral, tout comme Corneille admet le statut héroïque de sa criminelle Cléopâtre dans Rodogune, « sur qui tombe toute l’action tragique », mais à qui il aurait toutefois voulu épargner la confusion avec une homonyme bien plus célèbre :

On s’étonnera peut-être de ce que j’ai donné à cette tragédie le nom de Rodogune, plutôt que celui de Cléopâtre sur qui tombe toute l’action tragique [.] [J]e confesse ingénument que ce poème devait plutôt porter le nom de Cléopâtre, que de Rodogune ; mais ce qui m’a fait en user ainsi a été la peur que j’ai eue qu’à ce nom le peuple ne se laissât préoccuper des idées de cette fameuse et dernière reine d’Égypte et ne confondit cette reine de Syrie avec elle, s’il l’entendait prononcer. C’est pour cette même raison que j’ai évité de le mêler dans mes vers, n’ayant fait parler de cette seconde Médée que sous celui de la reine7[.]

6En un sens moderne – que rejouent parfaitement les personnages-masques de certaines fictions super-héroïques contemporaines – il manquerait aux jokers criminels cornéliens (voire à tout héros cornélien ?) les tourments d’une personnalité complexe, nuancée, contenant une part d’opacité à elle-même ; en bref : une psychologie, dans son acception la plus analytique du terme (traditionnellement considérée comme un attribut de la dramaturgie racinienne, dans une opposition classique). C’est en ce sens que Bernard Dort pouvait écrire qu’« il y a bien un héros cornélien, mais non un personnage cornélien. Non un être dont le drame serait premier par rapport au monde et au théâtre8 ».

7Un tel propos, entendu comme commentaire dramaturgique structurel, peut tout à fait s’appliquer au traitement de certaines des figures super-héroïques contemporaines, et encore plus particulièrement à leurs grands adversaires, comme dans le cas du Joker. Si le masque de celui-ci connaît par la suite des développements travaillant à lui donner une dimension plus psychologisée, tant dans l’univers des comics que des versions cinématographiques – par exemple de sa dégradation en maquillage chaotique dans The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008) à son effacement initial en tant que visage dans Joker (Todd Phillips, 2019), dans les premiers temps de ses apparitions, il exprime tout entier la puissance mécanique et implacable9 d’un caractère théâtral qui excède les normes de l’humain, culminant dans la « pop culture » sous (ou plus exactement sur) les traits de Jack Nicholson. Or, la dramaturgie cornélienne se singularise également par la définition de protagonistes « excessifs », comme le note Jean Rousset autour du « tapage » qui les caractérise : « l’excès chez [eux] est, dans tous les domaines, le niveau normal10. » L’excès comme norme, voilà ce qui permet notamment d’entrelacer efficacement la puissance agissante du héros cornélien et le corps cinématographique fabuleux, dans lequel, pour Jean Ungaro :

L’excès apparaît comme ce qui confère à certains personnages le droit et la capacité de ne pas se conformer à la norme […]. Être excessif c’est dépasser la mesure, aller au-delà des limites, user de l’hyperbole, outrepasser tout jugement rationnel. L’outrance est, dans le même ordre d’idées, une forme de l’exagération, le gonflement jusqu’à l’outrecuidance qui, elle-même, est à la fois la confiance excessive en soi et la désinvolture impertinente envers autrui, c’est-à-dire sa négation11.

8Une telle négation des limites de l’altérité est encore plus manifeste en présence de puissances destructrices, criminelles ou malfaisantes, lorsque le personnage agit en tant que joker – comme Médée, Cléopâtre (de Rodogune), ou encore Attila –, carte excessive qui excède, précisément, les normes du jeu prévu et prévisible.

Le bonheur dans le crime : jouissance destructrice et plaisir intellectuel

9L’excès ludique caractéristique du joker criminel s’exprime à travers une double tension. Il est marqué, d’une part, par un pur plaisir pris à l’agir destructeur, qui n’est pas sans rappeler « la joie primitive de détruire et de renverser12 » observée chez le singe capucin qu’évoque Roger Caillois en citant les travaux de George John Romanes :

Je remarque qu’il aime beaucoup à mal faire. Il s’est emparé aujourd’hui d’un verre à vin et d’un coquetier. Le verre, il l’a jeté par terre de toutes ses forces et l’a naturellement brisé. S’étant aperçu cependant qu’il ne pourrait casser le coquetier en le jetant par terre, il chercha tout autour de lui une substance dure contre laquelle il pourrait le frapper. Le pied du lit en cuivre lui parut bon pour cet usage : il brandit le coquetier haut au-dessus de sa tête et lui donna plusieurs chocs violents. Le coquetier complètement pulvérisé, il se tint pour satisfait. […] Parallèlement à son besoin de destruction, il aime aussi beaucoup à renverser des objets, mais il fait bien attention à ce qu’ils ne lui tombent pas dessus. C’est ainsi qu’il tire à soi une chaise, jusqu’à ce qu’elle perde l’équilibre, puis il regarde attentivement le haut du dossier, et quand il voit qu’il arrive sur lui, se sauve d’en dessous et attend la chute, rempli de joie13.

10Ce plaisir pris à la destruction et au renversement, soutenu par une certaine ingéniosité malfaisante, peut également devenir plaisir pris au spectacle de ce plaisir lui-même. C’est le cas de Médée – celle qui « ne se [me] venge pas si elle [je] n’en voit[s] l’effet14 » – qui, après avoir renversé le pouvoir politique en place et détruit tout attachement terrestre avec Jason, s’envole « en son char de triomphe15 », pour reprendre l’expression de Corneille. Autrement triomphant, le Joker de Batman structure la représentation de sa criminalité comme un véritable divertissement carnavalesque, trônant sur un char qui défile dans les rues de la cité, au milieu d’une foule en liesse qu’il s’apprête à gazer à l’aide de ballons grotesques, sanctionnant et célébrant une nouvelle fois sa puissance meurtrière à travers un énième jeu de mots cinglant : « As my plastic surgeon always said, if you’ve got to go, go with a smile16. » Plus généralement, tout joker criminel pourrait se féliciter, avec Médée, de devoir « à son [mon] courroux l’heur d’un si doux spectacle17 » destructeur, et avec Cléopâtre, d’associer l’agir criminel à la jouissance personnelle :

Allons chercher le temps d’immoler mes victimes,
Et de me rendre heureuse, à force de grands crimes18.

11Il n’est pas rare qu’il l’accompagne de pointes, de railleries, d’ironie, accusant la supériorité de sa sagacité.

12Outre le bonheur dans l’agir criminel, l’excès ludique du joker se manifeste donc, d’autre part, à travers la vivacité et la finesse d’un esprit qui se plaît à jouer de sa puissance intellectuelle. Les jokers criminels apparaissent ainsi en tant que forces dramatiques extraordinairement « pointues », qui viennent relever le goût du spectacle funeste, comme le laissent entendre les définitions successives de la pointe dans le Dictionnaire de Furetière – s’ouvrant sur son acception gastronomique (la pointe de sel) pour aller jusqu’à son sens conversationnel (le sel de l’expression) : « une petite acidité piquante et mordicante qui chatouille et qui fait impression sur les organes du goût » ; « se dit aussi figurément en choses spirituelles et morales, du feu, de la vivacité de l’esprit » ; « est aussi un bon mot, un trait d’esprit, une pensée vraie ou fausse : un jeu de mots brillant » ; « ce qu’il y a de piquant en quelque chose » : « la raillerie est un sel qui rend la conversation moins fade, c’est une pointe qui en relève et en réhausse le goût19 ». Cela vaut tout autant pour la sphère spectaculaire. Lorsque Corneille choisit de représenter Attila, il retravaille ce « fléau de Dieu » non en brute sanguinaire, mais en fin stratège calculateur « plus grand politique encor que grand guerrier20 », s’exprimant au mieux à travers les manœuvres criminelles et les railleries, ce qu’accuse douloureusement Valamir, l’une des victimes de son jeu pervers :

À l’inhumanité joindre la raillerie,
C’est à son dernier point porter la barbarie21.

13La pièce de Corneille repose en effet sur une tension permanente entre le raffinement et l’horrible. Attila pratique notamment une forme de criminalité oblique, qui repose sur la criminalisation d’autrui, que sont contraints d’expérimenter les deux couples d’amants qui l’entourent22. La « barbarie » de tels jokers criminels peut se manifester de façon particulièrement sophistiquée, ce qu’illustre de façon paroxystique le souci esthétique du Joker dans Batman – dans son apparence toujours impeccable, la forme charmante de ses propos, tout en pratiquant un terrorisme cosmétique à grande échelle, mais également dans son rapport à l’art, comme en témoigne son discours épidictique lors de son happening au musée de Gotham où il affirme par exemple : « I now do what other people only dream. I make art… until someone dies23. »

14À travers l’expression de l’ethos du joker criminel, il n’est donc pas rare que le plaisir spectaculaire repose sur un jeu de dialectisation du pathos (pris comme passion criminelle personnelle) et du logos (entendu comme discours politique ou rationalisant, qui [pré-]tendrait à l’universel), en toute sophistication, un peu à la manière dont Marc Fumaroli dit à partir des discours judiciaires de Médée que

ce n’est pas Vénus qui est, comme chez Monteverdi, la Muse coupable et fascinante du théâtre, mais, comme chez Sade, une sorte d’Hermès sophistique, qui suscite l’illusion et le plaisir, qui exerce son pouvoir moins par la séduction sensuelle que par l’artifice captieux et l’intelligence perverse24.

15À l’image du Chat du Cheshire d’Alice aux pays des merveilles, qui imprime lui aussi son univers d’un inquiétant sourire figé et dont la démarche rhétorique s’apparente – pour le dire avec Gilles Declercq – à du « terrorisme sophistique25 », les jokers malfaisants jouent en effet d’artifices et de manœuvres délétères qui reposent sur la puissance captivante de leur « intelligence perverse », exprimant la double tension qui les anime : jouissance et stratégie. Michel Serres rappelle bien que le joker – caractérisé par un « pouvoir étrange de grimace et de grimage26 » – est une puissance parasitaire « sophiste et politique27 », et ce sont d’ailleurs les dangereuses facéties perturbatrices, dans le prolongement de son court-circuitage logique, du Chat du Cheshire auprès du pouvoir abusif qu’incarne la Reine de Cœur qui déclenchent le procès d’Alice, notamment pour « avoir forcé [celle-ci] à perdre son sang-froid28 ».

16Tout joker criminel se distingue en quelque sorte par une pratique logogriphique du discours et du spectacle, avant tout au sens étymologique d’un filet (griphos) pour la raison (logos), visant autant à capturer dans ses rets ses adversaires – pour leur déplaisir – qu’à captiver son public – pour son plaisir. Dialectisant puissance d’agir et agilité intellectuelle, le joker criminel se présente ainsi aux yeux de ses spectateurs comme une puissance machiavélienne, à la fois lion et renard, pour reprendre les principes recteurs zoomorphiques bien connus de la pratique du pouvoir du Prince :

Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête [en tant que la force est la manière de combattre propre à la bête – celle propre à l’homme étant la loi], il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre29.

17C’est bien cette double tension qui mouvemente l’instant où le personnage se dévoile, se manifeste ou se rappelle en tant que joker – comme l’exprime magistralement Cléopâtre lors de sa première entrée en scène, que Marc Fumaroli qualifie de « Fiat lux satanique30 » :

Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m’imposa la force, et qu’accepta ma crainte,
Heureux déguisements d’un immortel courroux,
Vains fantômes d’État, évanouissez-vous.
Si d’un péril pressant la terreur vous fit naître,
Avec ce péril même il vous faut disparaître,
Semblables à ces vœux dans l’orage formés,
Qu’efface un prompt oubli, quand les flots sont calmés.
Et vous, qu’avec tant d’art cette feinte a voilée,
Recours des impuissants, haine dissimulée,
Digne vertu des Rois, noble secret de Cour,
Éclatez, il est temps, et voici notre jour.
Montrons-nous toutes deux, non plus comme Sujettes,
Mais telle que je suis, et telle que vous êtes,
Le Parthe est éloigné, nous pouvons tout oser,
Nous n’avons rien à craindre, et rien à déguiser,
Je hais, je règne encor. Laissons d’illustres marques
En quittant, s’il le faut, ce haut rang des Monarques,
Faisons-en avec gloire un départ éclatant,
Et rendons-le funeste à celle qui l’attend31.

18À l’intersection dramatique de la puissance et de l’intelligence, le joker est, pour Michel Serres, toujours ce qui surgit, faisant bifurquer les lois32 : « Tout à coup, un joker33 » ; tout à coup, Cléopâtre, qui se départit du masque bienveillant construit in absentia pour créer et revêtir le sien véritable dans un instant de présentification où elle donne à admirer « “la grandeur d’âme” corrompue et théâtrale qui l’anime34 », pour citer Michael Edwards, témoignant d’un mouvement qui caractérise généralement tout joker criminel.

Artifices et maîtrise de l’art d’éblouir

19Le film Batman, suivant en cela l’un des jalons dramatiques conventionnels – réguliers – de l’univers fabuleux super-héroïque, présente à son public le passage du personnage à la persona – surgissement dérégularisant. La genèse et la construction du masque du villain sont ainsi offertes aux regards, alors que, d’abord simple valet, « Jack35 » Napier se transforme sous les yeux des spectateurs en joker, après un accident qui aurait dû lui être fatal, lui défigurant un visage qu’il refigure en masque avec l’aide d’un chirurgien esthétique. En cet instant, le Joker devient lui-même, comme Médée ne devient elle-même qu’en se présentifiant en contraste avec la simple image d’elle en femme bafouée impuissante qu’exposait liminairement Jason, pour conquérir son véritable masque, ou encore Cléopâtre (Rodogune) et Attila révélant la perversité de leurs sombres manœuvres criminelles. Dans toute la stratégie anomale qu’il manifeste, le joker – puissance unique, exceptionnelle, au sein d’un univers dans lequel il est omniprésent, comme le rappelle Michel Serres36 – prétend à une forme d’universalisation de sa loi personnelle. Il incarne ainsi l’autonomie de l’anomalie, et s’il privilégie souvent l’emploi de la dissimulation, c’est toujours in fine dans le but de se montrer d’autant plus et d’autant mieux, suivant une loi caractéristique de la dramaturgie cornélienne pour Jean Rousset :

Cette loi de dissimulation [des personnages cornéliens] est normalement liée à une autre loi qui lui est symétrique et opposée, qu’on pourrait appeler la loi d’ostentation. L’une et l’autre sont les conséquences d’un fait plus général, l’opposition de l’être et du paraître, de ce qu’on est et de ce qu’on montre. […] Cette opposition, qui pourrait, en d’autres circonstances, entraîner le discrédit du paraître, aboutit ici, tout au contraire, à la primauté de l’apparence : des êtres soucieux de cacher leur fond le sont aussi de dresser une façade, de soigner les dehors, de faire illusion37.

20Multipliant le recours aux ruses et aux artifices, le joker se manifeste principiellement comme une force dramatique qui fait illusion, c’est-à-dire une puissance d’éblouissement.

21Furetière rappelle ainsi la double dimension de l’illusion : « Fausse apparence, artifice pour paraître ce qui n’est pas, ou autrement qu’il n’est en effet. […] Se dit aussi des artifices du Démon qui fait paraître ce qui n’est pas38. » Les rets des jokers, ce sont donc également « les filets du Diable39 », les filets du mal qu’évoque la poésie religieuse de Pierre Corneille, comme dans les Hymnes propres des saints qui suivent L’Office de la Sainte Vierge :

De l’envieux Dragon qu’il dompte la malice,
Qu’il en rompe l’effort, qu’il en brise les traits,
Et ne permette pas que son noir artifice :
Nous enveloppe en ses filets40.

22Ce sont, entre autres, les enchantements de Médée, mais aussi les stratégies politiques qu’Attila expose fièrement, qui lui permettent d’avoir « enchaîné les hasards41 », ou encore l’image de la pratique versatile du pouvoir par Cléopâtre, qui vise justement à tisser ses propres filets tout en déjouant ceux des autres. Dans tous les cas, le joker est un personnage qui cherche à éblouir son public. Le Chat du Cheshire, dans la version des studios Disney (1951), se situe d’ailleurs, à travers son traitement chromatique violacé aux motifs hypnotiques, proche du Joker de Batman et de son célèbre costume violet, élément marquant de son ethos péridiscursif. Or, cette couleur, qui peut traditionnellement être associée à la fourberie, apparaît également, à la lecture de Furetière, comme la marque de l’éblouissement et de l’extraordinaire, voire de l’invraisemblable – trois caractéristiques essentielles de la dramaturgie cornélienne : « On dit proverbialement, quand on a reçu quelque coup dans les yeux, ou dans la tête, qui a causé quelque éblouissement, qu’on a vu des Anges violets » ; « On appelle contes violets, des contes qui n’ont point de vraisemblance, des choses qu’on n’a vues que dans ces éblouissements » ; « On dit faire du feu violet, faire feu violet, pour dire, faire quelque chose qui paraisse, et qui éclate plus qu’à l’ordinaire42. »

23Personnage extraordinairement éclatant, le joker se distingue en effet par un profond sens de la théâtralité et n’hésite pas à jouer avec les affinités démoniques de son art, à la fois charme de l’émerveillement et puissance de l’illusion. Médée présente explicitement son projet meurtrier comme l’exigence d’accomplir « un chef-d’œuvre43 » :

Des crimes si légers furent mes coups d’essai, 
Il faut bien autrement montrer ce que je sais, 
Il faut faire un chef-d’œuvre, et qu’un dernier ouvrage
Surpasse de bien loin ce foible apprentissage.

24Et Marc Fumaroli de commenter ainsi la mise en valeur de soi à laquelle procède la magicienne :

La grandeur de Médée enracine son génie dans d’inaccessibles profondeurs démoniaques, y puisant une énergie inventive qui se célèbre dans des termes où le poète, sous le masque, se reconnaît sans peine. […] Et Corneille n’hésite pas à faire parler la langue de l’orgueil infernal à celle dont il fait manifestement l’allégorie du théâtre, et de sa propre conscience de soi de poète44.

25Dans des univers qui consacrent le pouvoir des apparences, il est alors courant, à travers la puissance des jokers, que les créateurs donnent à contempler la puissance de la créativité elle-même, jouant avec les attentes de leurs spectateurs. Cléopâtre, par exemple, offre ainsi régulièrement des leçons d’art dramatique à son public, allant jusqu’à se féliciter d’avoir su pleurer sur commande – ce qui lui permet au passage de souligner l’insuffisance de la qualité des regards du reste du personnel dramatique, qui manque de sagacité :

Que tu pénètres mal le fond de mon courage !
Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage,
Et ma haine qu’en vain tu crois s’évanouir
Ne les a fait couler, qu’afin de t’éblouir,
Je ne veux plus que moi dedans ma confidence.
Et toi, crédule Amant que charme l’apparence,
Et dont l’esprit léger s’attache avidement
Aux attraits captieux de mon déguisement,
Va triomphe en idée avec ta Rodogune,
Au sort des Immortels préfère ta fortune,
Tandis que mieux instruite en l’art de me venger
En de nouveaux malheurs je saurai te plonger.
Ce n’est pas tout d’un coup que tant d’orgueil trébuche,
De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche,
Et c’est mal démêler le cœur d’avec le front,
Que prendre pour sincère un changement si prompt.
L’effet te fera voir comme je suis changée45.

26S’il y a un art de la vengeance et du projet meurtrier, le Joker de Batman explicite à sa façon – extrêmement théâtralisée – les enjeux métadramatiques de et à l’œuvre. Manifestement obsédé par la question de la création artistique, celui qui se présente comme « the world’s first fully functioning homicidal artist46 » se fait également commentateur de toute œuvre, y compris celle au sein de laquelle il surgit : il annonce aux citoyens, à travers le medium télévisuel, l’affrontement à venir entre Batman et lui comme « un divertissement47 » et « le grand duel » attendu.

27Puissance parasitaire et théâtrale, parasitaire dans sa théâtralité même, pièce du jeu particulièrement versatile, le joker est la force du confluent des valeurs, il est ce « domino blanc » dont parle Michel Serres48, « la multivalence » qui incarne le pouvoir de l’invisible de façon paradoxale, tout en se visibilisant à l’extrême, transparent à lui-même et à son public. S’il se montre supérieurement ingénieux, ce n’est pourtant pas le modèle de « l’ingénieur » qui le définirait le mieux, mais la créativité pragmatique et poétique du « bricoleur », pour reprendre la distinction de Claude Lévi-Strauss, celui pour qui « la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord49” ». C’est effectivement ce qu’invite à considérer Michel Serres :

Placé en milieu ou en bout de série, d’une série munie d’une loi d’ordre, [le joker] lui permet de bifurquer, de prendre une autre allure, une autre direction, un nouvel ordre. La seule distinction énonçable entre une méthode et ce qu’on appelle un bricolage est, précisément, le joker. Le principe du bricolage est de faire quelque chose au moyen d’autre chose, un mât de barque avec une allumette, une aile de poulet avec un tissu destiné à la cuisse, et ainsi de suite. De même que le modèle de méthode le plus général est le jeu, de même le bon modèle de ce qui est nommé – par déception – le bricolage, est le joker50.

28Les définitions de la « bricole » dans le Dictionnaire de Furetière51 permettent également d’amplifier ce constat, en tant qu’elles manifestent trois des qualités du joker, propres à caractériser ses dangereuses fantaisies, évidemment familières au xviie siècle. Au jeu de paume ou au billard, par exemple, la bricole désigne ainsi les effets des manœuvres : il s’agit de « la réflexion d’un corps solide qui se fait à la rencontre de quelque autre corps dur » ; à la chasse elle désigne « un filet pour prendre les cerfs » ; et plus généralement, elle « signifie aussi une tromperie qu’on fait à quelqu’un, quand on agit par des voies obliques et indirectes ». Stratégie, capture et captiosité, au cœur de l’expérience de l’éblouissement qu’offre le joker, semblent ainsi faire de lui un bricoleur virtuose, le bricoleur par excellence, dans toute l’affinité qu’il permet d’exprimer avec l’éthique et la poétique de l’admiration spectaculaire telles qu’aime à les mettre en scène Pierre Corneille.

Notes

1 « Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? » ; notre traduction. Question ironique et glaçante du Joker (Batman, Tim Burton, 1989), alors que son masque-visage est figé dans un éternel sourire.

2 Si le terme est aujourd’hui tombé en désuétude, on le trouve par exemple dans le Thresor de la langue française de Jean Nicot en 1606.

3 Selon l’expertise de David Parlett, son invention remonterait aux alentours de 1860, pour agir comme l’atout le plus puissant en jeu (David Parlett, A Dictionary of Card Games, Oxford, New York, Oxford University Press, 1992, p. 104).

4 « Argument » d’Andromède, OC, tome II, p. 447. Pour toutes les citations de Corneille et de ses pièces, nous nous référons aux éditions procurées par Georges Couton dans Corneille, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1980, 1984, 1987 (ouvrages désignés plus loin par OC).

5 Daniel Mesguich, L’Éternel éphémère, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 26.

6 Cécilia Laurin, « LIllusion comique, “entre Platon et Hollywood” ? Du théâtre du monde au cinéma du monde : autour du film Illusion de M. A. Goorjian », dans Appropriations de Corneille, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître, © Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 24, 2020. URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/821.html, page consultée le 17 novembre 2025.

7 « Appian Alexandrin », OC, tome II, p. 196-197.

8 Bernard Dort, Pierre Corneille dramaturge, Paris, L’Arche, 1957, p. 30. Plus généralement, sur cette tension, voir Héros ou personnages ?, sous la direction de Myriam Dufour-Maître, Mont Saint-Aignan, PURH, 2013.

9 Les dernières images du cadavre du Joker dans Batman (1989), par superposition métonymique, font ainsi entendre le son continu d’une boîte à rires alors que la caméra zoome sur son masque désormais figé dans sa facialité (env. 1h54 min.).

10 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1953, p. 212.

11 Jean Ungaro, Le Corps du cinéma : le super-héros américain, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 15.

12 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 78.

13 George John Romanes, Intelligence des animaux, Paris, F. Alcan, 1898, t. II, p. 240-241.

14 Médée, IV, 5, v. 1288 (OC, tome I, p. 582).

15 Épître dédicatoire de Médée (ibid., p. 535).

16 « Comme l’a toujours dit mon chirurgien esthétique, si vous devez partir, partez avec le sourire » (env. 1h32 min.) ; notre traduction. Une autre marque de son goût prononcé pour la littéralisation mortelle d’expressions proverbiales se manifeste par exemple lorsqu’il commet un meurtre à l’aide d’une plume-crayon, en commentant : « the pen is truly mightier than the sword », « la plume est véritablement plus puissante que l’épée » (env. 47 min.) ; notre traduction.

17 Médée, IV, 5, v. 1289 (OC, tome I, p. 582).

18 Rodogune, IV, 7, v. 1495-1496 (OC, tome II, p. 253).

19 Antoine Furetière, article « Pointe », dans Dictionnaire universel. Nouvelle édition, revue, corrigée, et considérablement augmentée, La Haye, chez Pierre Husson, Thomas Johnson, Jean Swart, Jean van Duren, Charles Le Vier, la veuve Van Dole, 1727.

20 Attila, IV, 1, v. 1111 (OC, tome III, p. 680). Voir aussi l’avis « Au lecteur » de la tragédie, dans lequel Corneille écrit : « Le nom d’Attila est assez connu, mais tout le monde n’en connaît pas tout le caractère. Il était plus homme de tête que de main […] » (ibid., p. 641).

21 Attila, V, 3, v. 1529-1530 (ibid., p. 695).

22 Georges Couton résume ainsi le procédé : « Pour les punir d’amour cachées et innocentes, Attila décide : celui des deux rois qui tuera l’autre gagnera au prix de ce crime sa maîtresse. Lui-même, Attila, prendra pour femme la princesse laissée seule. Ainsi un amant mourra ; l’autre deviendra assassin ; une des dames restera seule, l’autre deviendra la proie des barbares. Ce n’est pas tout : l’amant qui assassinerait ne bénéficierait même pas de son crime ; Attila le livrerait aux soldats de sa victime. À l’acte V, Attila a trouvé des supplices plus ingénieusement raffinés : le premier goujat venu, qui tuera Valamir, obtiendra comme prix la maîtresse de Valamir ; le premier goujat qui tuera Ardaric aura la maîtresse d’Ardaric. Quatre amants ; deux meurtres, deux viols. On ne saurait faire mieux » (OC, tome III, p. 1538).

23 « Je fais désormais ce dont les autres ne font que rêver : je crée de l’art, jusqu’à ce que mort s’ensuive » (env. 1h.) ; notre traduction.

24 Marc Fumaroli, Héros et orateurs : rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1996, p. 504.

25 Gilles Declercq, L’Art d’argumenter : structures rhétoriques et littéraires, Paris, Éditions universitaires, 1992, p. 176.

26 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 86.

27 Ibid.

28 Alice aux pays des merveilles, studios Disney, 1951 (env. 1h05 min).

29 Machiavel, Le Prince, trad. Yves Lévy, Paris, Flammarion, 1980, p. 141-142.

30 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, op. cit., p. 348.

31 Rodogune, II, 1, v. 395-414 (OC, tome II, p. 218). Nos italiques soulignent le passage de l’ombre à la lumière de la création.

32 Dans l’instant de son apparition (I, 3), par exemple, Médée se place à un carrefour juridique exceptionnel en invoquant, pour justifier sa vengeance, à la fois le droit légal et le droit mythologique.

33 Michel Serres, Le Parasite, op. cit., p. 216.

34 Michael Edwards, De l’émerveillement, Paris, Fayard, 2008, p. 104.

35 Cette désignation, comprise comme substantif, étant précisément celle du valet en tant que carte de jeu.

36 Sans quoi nous serions « perdu[s], comme en un labyrinthe » face à sa multiplication et le jeu serait neutralisé. (Michel Serres, Le Parasite, op. cit., p. 216).

37 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque En France, op. cit., p. 215-216.

38 Antoine Furetière, article « Illusion », dans Dictionnaire universel, op. cit.

39 L’Imitation, Livre I, chap. XXIV : il faut éviter de tomber « Dans les pièges du Monde, et les filets du Diable », v. 2435 (OC, tome II, p. 876). Voir également L’Office de la Sainte Vierge.

40 V. 13-16 de « Pour la fête des saints anges gardiens. À Laudes » (OC, tome III, p. 971).

41 Attila, I, 1, v. 44 (OC, tome III, p. 644).

42 Antoine Furetière, article « Violet », dans Dictionnaire universel, op. cit.

43 Médée, I, 3, v. 247-250 (OC, tome I, p. 549).

44 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, op. cit., p. 502-503.

45 Rodogune, IV, 5, v. 1387-1403. Nos italiques.

46 « Le premier artiste homicidaire pleinement fonctionnel au monde » (env. 1h). Notre traduction.

47 « There will be entertainment. The big dukeroo » (env. 1h24 min).

48 Michel Serres, Le Parasite, op. cit., p. 287.

49 Claude Lévi-Strauss, La Pensée Sauvage, Paris, Pocket, 1962, p. 31.

50 Michel Serres, Le Parasite, op. cit., p. 214.

51 Antoine Furetière, article « Bricole », dans Dictionnaire universel, op. cit.

Pour citer ce document

Cécilia Laurin, « « Do I look like I’m joking? »
Proposition de rétrolecture spectaculaire de quelques jokers criminels de la tragédie cornélienne à travers la figure du Joker de Batman
 » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 4, 2025

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/2137.html.

Quelques mots à propos de :  Cécilia Laurin

IRET – Institut de Recherche en Études Théâtrales – EA 3959
Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3