Sommaire
Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
II. Jeux d’esprit et bons tours
sous la direction de Liliane Picciola
no 4, 2025

- Liliane Picciola Introduction
Des jeux de compétition et de hasard aux jeux d’esprit et aux bons tours - Myriam Dufour-Maître Le jeu de l’amour dans les comédies de Corneille : « conversation des honnêtes gens » ou « galanterie noire » ?
- Nina Ekstein Jeux de voiles : le tour de force de Corneille dans La Galerie du Palais
- Nina Ekstein Corneille’s tour de force in La Galerie du Palais
- Liliane Picciola Distraire de la peur : jeux d’assemblage, de manipulation et d’esprit dans Héraclius
- Yasmine Loraud L’héroïsme en mode mineur. Formes et effets de l’usage de l’ironie dans Nicomède, Agésilas et Pulchérie de Corneille
- Anissa Jaziri Jouer avec la vieillesse en contexte tragique : insolites fictions de mariage dans Sertorius
- Cécilia Laurin « Do I look like I’m joking? »
Proposition de rétrolecture spectaculaire de quelques jokers criminels de la tragédie cornélienne à travers la figure du Joker de Batman - Séverine Reyrolle Bourles d’honnêtes gens dans Le Berger extravagant de Thomas Corneille : entre jeux de rôles et entrées de ballet
Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
L’héroïsme en mode mineur. Formes et effets de l’usage de l’ironie dans Nicomède, Agésilas et Pulchérie de Corneille
Yasmine Loraud
1
L’Ironie est encore une figure du Poème Dramatique, et de sa nature elle est Théâtrale ; car en disant par moquerie le contraire de ce qu’elle veut faire entendre sérieusement, elle porte avec soi un déguisement, et fait un jeu qui n’est pas désagréable1.
2C’est en ces termes que l’abbé d’Aubignac souligne l’importance de ce procédé parmi les « Figures de Rhétorique2 » propres à orner le style des pièces de théâtre ; il est à noter que, bien qu’il insiste, en tant que théoricien, sur l’essentielle différence entre œuvres sérieuses et comiques, il ne précise pas si l’usage de l’ironie doit concerner plutôt les unes que les autres. La définition qu’il adopte de celle-ci, par ailleurs, est bien plus restrictive que ce qu’admettent aujourd’hui les stylisticiens. D’une part, elle se limite à un discours intentionnellement tenu (s’inscrivant dans une visée de « moquerie »), excluant les surprenants retournements de situation annoncés au préalable par des locuteurs inconscients, que nous qualifierions aujourd’hui d’ironie dramatique. D’autre part, elle prend l’unique forme de l’antiphrase, impliquant un signifiant inverse du signifié, alors que l’on tend à qualifier, de nos jours, d’ironique tout énoncé qui admet un écart plus ou moins significatif entre ce qui est dit et ce que l’on veut faire entendre. Ce faisant, le théoricien donne au terme un sens moins contextuel que celui du Dictionnaire de Furetière, qui inscrit l’« ironie » dans une situation de communication polémique, en la qualifiant de « figure dont se sert l’Orateur pour insulter à son adversaire, le railler et le blâmer, en faisant semblant de le louer3 », et assez conforme à celui de l’Académie, pour qui l’« ironie » est une « figure de Rhétorique, par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit, et qui consiste presque toute dans le ton de la voix et dans la manière de prononcer4 ». L’intrinsèque lien qu’il tisse entre ironie et théâtre justifie notre choix de l’étudier dans le théâtre sérieux cornélien, qui en fait un grand usage, de manière a priori surprenante. En effet, ce procédé s’accorde mal avec le sublime censé caractériser le discours de l’être exceptionnel qu’est le héros, répondant à l’extraordinaire des situations qu’il affronte, et admet une part de dissimulation, qui contraste avec l’expression d’une opinion dangereuse qui singularise le héros dans certains schémas fictionnels tragiques (notamment les tragédies de martyre).
3Nous nous appliquerons à éclaircir ce paradoxe par une étude de l’ironie dans trois pièces significatives de l’auteur, Nicomède, Agésilas et Pulchérie, en adoptant de cette dernière une définition assez proche de celle du théoricien et en nous restreignant volontairement aux enjeux liés à l’ironie discursive, sans pour autant limiter celle-ci à la stricte antiphrase. Dans ces textes, elle caractérise le mode d’expression d’un ou plusieurs personnages principaux, et, paradoxalement, sa manière de s’affirmer héroïque aux yeux du spectateur. À travers leur analyse, nous essaierons de montrer comment l’usage de l’ironie permet, dans des comédies héroïques ou des tragédies limites (dont l’esthétique subvertit les caractéristiques fondamentales du genre), d’opérer de plusieurs manières la construction d’un ethos héroïque, les héros ironiques faisant en outre contrepoint aux héros triomphants par une affirmation en mode mineur de leur grandeur. Nous montrerons tout d’abord que le recours à l’ironie dans une pièce, est souvent corrélé avec une diminution de la tension tragique, soit qu’elle caractérise des moments de l’action où le héros semble au repos, et n’est pas (encore) forcé à un affrontement direct, soit qu’elle manifeste l’aptitude héroïque du personnage à s’élever au-dessus de l’angoisse que sa situation devrait lui faire éprouver, manifestant sa capacité à faire montre d’une joie qui se distingue du bonheur comique par son caractère choisi et volontaire. Nous envisagerons ensuite la manière dont l’ironie permet la construction d’un ethos héroïque, au niveau extradiégétique en montrant le personnage s’écarter du rôle ridicule que la situation semble lui imposer (l’ironie de l’auteur, dont sont victimes d’autres figures, étant a contrario un mode efficace de « déshéroïsation »), et au plan intra-fictionnel, en constituant une façon pour le héros de défendre ses valeurs pour convaincre un potentiel allié. Nous montrerons enfin comment l’ironie contribue à une figuration en mode mineur du sublime héroïque cornélien, étant le propre des héros à qui leur position ne permet pas un triomphe direct, que la défense ironique s’associe à une héroïsation empêchée, que l’accès à l’héroïsme soit conditionné par la dissimulation politique ou encore que le personnage en question soit un monarque au pouvoir fragile.
Les occurrences de l’ironie : situations apaisées ou victoires sur la tension tragique ?
4Nous avons vu en introduction que l’emploi de l’ironie, même si l’abbé d’Aubignac soulignait sans hésitations ni polémique son importance au théâtre, était relativement paradoxal dans les œuvres sérieuses et notamment les tragédies. Lié à des interactions caractérisées par la « moquerie », ou le « déguisement », il suppose a priori une forme de jeu, et ce dernier semble, par sa nature même, incompatible avec la fatalité qui, si elle n’est pas, au xviie siècle, définitoire du genre, constitue néanmoins un de ses thèmes principaux. De fait, l’idée que « le jeu repose sans doute sur le plaisir de vaincre l’obstacle, mais un obstacle arbitraire, presque fictif, fait à la mesure du joueur et accepté par lui » (R. Caillois5), est incompatible avec le caractère subi de la situation tragique, qui confronte un potentiel héros avec un obstacle contraint et qui semble indépassable. De fait, la tragédie de la fatalité sans retournement (qui n’est justement pas celle qu’affectionne Corneille) présente, dans sa forme la plus stricte, illustrée par certaines œuvres renaissantes, « un déroulement connu d’avance, sans possibilité d’erreur ou de surprise, conduisant clairement à un résultat inéluctable », « incompatible avec la nature du jeu6 », selon Roger Caillois. Il nous est alors loisible de supposer que l’ironie s’inscrit dans des œuvres ou des passages limites par rapport à l’idée archétypale que l’on peut se faire de la tragédie cornélienne. Elle apparaîtrait alors dans des pièces où le péril de mort est presque absent, ou dans des moments du temps fictionnel où il n’apparaît pas encore de façon bien claire ; le héros ironique serait alors un héros confronté à des enjeux qui ne seraient pas strictement propres à la tragédie, il montrerait sa valeur mais en étant soustrait, au moins objectivement, à toute menace directe. Une première lecture du corpus conforte cette idée. Les intrigues d’Agésilas et Pulchérie se rapprochent de celles des comédies de l’époque par les multiples mariages qui les terminent, acquérant par ce moyen, selon Nina Ekstein, un caractère ironique au sens moderne : « The possibility for irony is further supported by Corneille’use of multiple marriages in his tragedies7 […] », et présentant en tout cas des enjeux distincts des problématiques définitoires du genre. Pulchérie, d’ailleurs, est qualifiée par Corneille de « comédie héroïque », en l’absence de péril de mort, et le recours ironique à la coïncidence concernant les entrées et sorties de personnages oblitère, selon Nina Ekstein, le statut de tragédie d’Agésilas : « [it] works to gently undermine the ostensibly serious tone8 […] ». Le spectateur, en effet, est conduit à oublier par ces procédés tirés du théâtre du rire, que les personnages risquent effectivement leur vie, le souverain spartiate pouvant livrer Mandane et Spitridate, ou bien mettre à mort Lysander suite à sa trahison. Dans ces deux pièces, l’ironie discursive va de pair avec un rapport ironique de l’auteur à l’écriture des textes, qui rapproche leurs intrigues et les manières de les conduire de celle des comédies. Dans Nicomède, une des scènes ironiques les plus caractéristiques se situe au début de l’œuvre, lorsqu’Attale fait l’aveu de son amour à Laodice devant son frère Nicomède (fiancé à cette dernière) qu’il ne connaît pas encore et prend pour un conseiller de la reine. Les deux amants se jouent de la naïveté du jeune homme, le héros contredisant systématiquement son cadet, et ce dernier croyant que la reine ne le laisse parler que pour se « divertir9 », sans soupçonner l’identité secrète de cet adversaire qui parle d’égal à égal à un fils de roi. Il est à remarquer que la scène ne se clôt pas par une révélation directe de la part de Nicomède, qui se contente d’affirmer sa supériorité par des propos à double entente :
Je sais à qui je parle, et c’est mon avantage
Que n’étant point connu, Prince, vous ne savez
Si je vous dois respect, ou si vous m’en devez10.
5qui précèdent l’annonce de l’arrivée d’Arsinoé dont la réaction révèlera à son fils l’identité de son aîné. Ces vers apparaissent comme définitoires du caractère héroïque propre de Nicomède, fondé sur la maîtrise de la nature des interactions et sur la connaissance fine de l’étendue et des limites de ses devoirs envers son entourage. Certes, la scène admet l’irruption de la violence, car Attale est sur le point de s’attaquer à son frère à la fin, dans une référence ironique volontaire au schéma tragique aristotélicien où l’« on est prêt de faire périr un de ses proches sans le connaître, et qu’on le reconnaît assez tôt pour le sauver11 », considéré par le Philosophe comme le plus excellent, mais peu prisé de Corneille. Cependant, la tension tragique est encore faible en ce début d’intrigue, et le spectateur n’est pas amené à craindre pour la vie du héros.
6Cependant, une lecture plus approfondie des pièces nous montre que l’usage de l’ironie n’est pas limité aux moments de relâche, et peut s’accompagner d’une permanence du péril de mort et/ou de gloire du protagoniste, non seulement dans l’univers fictionnel mais dans l’esprit même du spectateur, agité alors d’émotions contradictoires. Ainsi, le Maxime de Cinna et le Félix de Polyeucte, démasqués respectivement par Émilie et le héros martyr, « offrent autant de moments où le spectateur, s’il n’est pas pétrifié par une mise en scène par trop solennelle, peut sourire et même rire, en même temps qu’il plaint, craint et admire » (M. Dufour-Maître12). L’amusement que produit la sagacité de celui qui pratique l’ironie est, dans ce cas-là, au fondement même de l’admiration que fait éprouver son héroïsme. Comme dans les moments de relâche, elle démontre sa finesse de jugement, mais aussi et surtout sa capacité à se placer au-dessus de l’angoisse tragique et à affirmer sa maîtrise dans une situation qui tend à en faire une victime impuissante. Dans une situation ouvertement pathétique, face à un interlocuteur qui l’offense, menace sa vie ou sa gloire, il démontre sa lucidité en détruisant les fallacieuses raisons de son adversaire, et fragilise ainsi la position de ce dernier. Ainsi, dans Pulchérie, Irène, au lieu de tenir à Aspar le discours pathétique d’une amante abandonnée, lui déploie une comparaison ironique entre l’ambition dont il fait preuve, contre les intérêts de Léon, et l’amitié désintéressée de Pylade envers Oreste. Les deux vers antiphrastiques qui terminent la tirade : « Et des vertus du temps l’âme persuadée / Hait de ces vieux Héros la surprenante idée13 » sont certes une tentative pour elle d’amener son amant à agir comme elle le désire, en soulignant l’écart entre le véritable héroïsme et les projets qu’il lui énonce, mais donnent aussi à admirer, chez la jeune femme, sa capacité à juger du caractère d’Aspar et sa volonté d’agir sur une situation politique qui lui échappe, au lieu de la subir. Irène, cependant, qui manque de prudence dans les conseils qu’elle donne à Léon, est une figure estimable et vertueuse sans véritable héroïsme ; au dénouement, son sort ne dépend que du bon vouloir de la souveraine éponyme. Tel n’est pas le cas de Nicomède, qui démontre son héroïsme autant par ses conquêtes passées que par son aptitude à démasquer Flaminius devant son père. Dans cette tragédie, le péril de mort est plus évident pour le protagoniste, puisqu’Annibal a été tué, et qu’un défi direct mettrait en danger sa vie ; par ailleurs, Flaminius n’est pas le seul interlocuteur du héros, et, en l’intimidant, il cherche aussi à convaincre le roi son père, qui assiste à l’entretien, de résister à Rome. La remarque ironique : « Et si Flaminius en est le Capitaine, / Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène14 », est d’abord une allusion moqueuse à la défaite du père de l’ambassadeur face à Annibal, qui a pour but de réfuter son discours d’affirmation de l’invincibilité de Rome. L’emploi de la troisième personne du pluriel et l’allusion au lieu de la victoire carthaginoise (sans référer directement à celle-ci) est une manière pour Nicomède de s’inscrire dans l’héritage héroïque de son maître et de défier discrètement Flaminius. Mais c’est aussi une manière de rassurer Prusias, intimidé par la grandeur de Rome, en lui rappelant que celle-ci a pu être vaincue par le passé et qu’il n’a donc pas à céder à ses injonctions. La suite de l’entretien voit d’ailleurs le héros expliquer longuement au roi le projet des Romains de « diviser15 » la Bithynie, et pas seulement d’y voir régner un allié ou un ami. Nicomède est en effet dans une situation d’héroïsation empêchée, où la vertu et le respect de la légitimité monarchique l’empêche de s’opposer frontalement à Flaminius alors que son père veut ménager ce dernier. Le début de la scène le voit d’ailleurs opposer aux demandes de l’ambassadeur (sans daigner lui répondre) l’affirmation de l’autorité royale de Prusias : « Vivez, régnez, Seigneur, jusqu’à la sépulture16, […] », qui ne devrait permettre à personne d’évoquer sa succession de son vivant. L’ironie est ensuite pour le héros un moyen de refuser de répondre au Romain, dont il juge les demandes scandaleuses, avant d’en démasquer les plans devant son père. Elle témoigne de la maîtrise du personnage, alors qu’il risque de perdre son royaume, son amante et sa vie ; elle entraîne le « rire » du spectateur, en même temps que son admiration devant la constance de Nicomède.
7Corneille remarque, dans son Examen de la pièce, que ce personnage « sort un peu des règles de la tragédie, en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses infortunes », et admet avoir évacué le pathétique au profit de la seule « admiration17 ». L’ironie, en ce qu’elle incite à se moquer de sa victime, contribue à dissiper la tristesse que pourrait ressentir le public pour le héros menacé. Elle manifeste aussi la capacité de ce dernier à se placer au-dessus d’un destin qui l’accable et à éprouver, contre toute attente, une forme de joie qui signale l’exceptionnalité du caractère de celui qui en fait montre. Le personnage d’Aglatide, dans Agésilas, délaissée par le roi qui lui préfère Mandane, illustre cette forme d’héroïsme. Au lieu de se répandre en lamentations ou en invectives contre sa rivale, elle fait le choix d’un discours presque constamment ironique en présence de cette dernière, se moquant de sa tristesse alors même qu’elle est aimée de deux souverains : « Si j’avais comme vous de deux Rois à choisir, / Mes déplaisirs auraient peu de chose à prétendre18. » Alors qu’elle est la figure féminine la plus humiliée de l’intrigue, elle maîtrise la plupart des interactions auxquelles elle participe, jusqu’à son dialogue final avec Agésilas, et énonce, à la fin de l’acte II, sa règle de vie à sa sœur Elpinice : « La joie est bonne à mille choses / Mais le chagrin n’est bon à rien19 », et met au défi le sort d’ébranler sa constance. Certes, Aglatide n’est pas concernée par le péril de mort, cependant un abandon semblable à celui dont elle est la victime cause le trépas des héroïnes d’autres tragédies, comme celle de l’Ariane de Thomas Corneille ou l’Hermione d’Andromaque de Racine. Elle y fait d’ailleurs ironiquement allusion en disant à son père : « J’en connais plus de vingt qui mourraient en ma place20 ». Montrer une amante délaissée refusant les pleurs peut être lu comme un choix métatextuel de Corneille, qui refuse à « la perte d’une maîtresse21 » (ou celle d’un amant) le statut de malheur tragique et qualifie pour cela son Tite et Bérénice de « comédie héroïque ». Mais cela donne aussi à admirer au public un héroïsme en mode mineur dans la constance avec laquelle la jeune Spartiate fait face à sa position d’impuissance. Plus discrètement, eu égard à la gravité des périls qu’il affronte, Nicomède fait lui aussi le choix de la joie. À l’inverse, l’incapacité d’un personnage à s’élever à cette dernière en triomphant en lui-même des malheurs qui l’accablent l’empêche d’accéder à l’héroïsme. Sabine, dans Horace, illustre cela de manière pathétique dans son monologue du début de l’acte III, où, prononçant ces vers :
Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur22,
8elle croit pouvoir surmonter l’horreur de voir son frère affronter son mari dans un duel à mort, en adhérant aux principes de l’honneur qui rendrait pour elle glorieuse toute issue du combat, pour en dénoncer tout de suite après la « flatteuse illusion23 ». En effet, l’éclat produit par la victoire dans un combat loyal ne parvient pas à dissiper le malheur qui naît de la violence entre proches, et aucun personnage de la pièce (si ce n’est peut-être le vieil Horace, dont les intérêts sont qui plus est entièrement du côté de ces fils) ne s’élève à un tel degré de constance. Il lui ôterait, d’ailleurs, la sympathie du spectateur qui ne parviendrait plus à s’identifier à elle. Il n’empêche que l’incapacité de Sabine à maîtriser le désordre de ses émotions lui dénie la qualité d’héroïne, et préfigure son inaptitude à modifier en quoi que ce soit le cours de l’action, ses offres répétées de sacrifier sa vie étant constamment inutiles et refusées.
L’ironie comme moyen de construction d’un ethos héroïque
9Nous avons vu que l’ironie, loin d’être uniquement cantonnée aux moments de calme des tragédies (précédant le surgissement du conflit ouvert) ou aux intrigues marginalisant le péril de mort, était un moyen d’affirmation de l’héroïsme dans des situations pouvant conserver à l’esprit du public le péril de mort ou de gloire de celui qui en fait usage. Elle témoigne de l’exceptionnalité du héros en raison de sa capacité à se placer au-dessus des rigueurs du sort, et à éprouver une forme particulière de joie qui se distingue du bonheur comique en raison de son caractère volontaire, prenant la forme d’un refus assumé de l’accablement ou du désespoir. Nous allons examiner maintenant en quoi l’ironie sert la construction d’un ethos héroïque. En effet, aux yeux du public, le personnage qui l’emploie sort du rôle potentiellement ridicule dans lequel sa situation pourrait le faire glisser, tandis que s’opère une « déshéroïsation » de celui qui en est victime. Au niveau intra-fictionnel, l’ironie manifeste la capacité du héros à défendre ses valeurs, et à résoudre le conflit tragique en parvenant à convaincre son adversaire.
10Nous avons jusqu’ici uniquement perçu l’ironie discursive comme un outil rhétorique dont se sert le personnage, et qui lui permet de manifester sa singularité dans des situations plus ou moins tragiques. Mais l’ironie peut être également le fait de Corneille à l’égard d’un de ses personnages, soit qu’il le tourne en dérision par le biais d’un autre qui s’adresse à lui, soit qu’il lui fasse prononcer un discours devant être interprété comme ridicule pour le public. Le procédé correspond en effet à un usage de l’écriture propre à l’auteur, qui refuse de faire du théâtre « le lieu où un dramaturge enfiévré déchaîne des passions violentes et violemment purgées », mais pense que « le lien qui unit le dramaturge à son spectateur est celui d’une douce philia, construite dans le théâtre et par le théâtre » (M. Dufour-Maître24). L’ironie est en effet particulièrement propre à créer de la connivence, car elle nécessite un récepteur pour la comprendre : « Irony requires not only an ironist (with ironic intent) but also an interpreter, someone who perceives the irony » (N. Ekstein25) ; elle implique donc particulièrement le spectateur en rendant son agilité interprétative nécessaire à la construction du sens. Rapprochant l’auteur du public, elle contribue également à gagner la sympathie de ce dernier pour le personnage qui y recourt, tissant entre les deux ce « lien d’amitié » (M. Dufour-Maître26) prôné par Corneille. Lorsqu’elle s’insère dans un discours d’autodérision tenu sur sa propre situation par le personnage, elle participe à son héroïsation dans les rôles qui tendraient le plus vers la comédie. Le héros cornélien, lorsqu’il semble dériver vers le type comique de la femme jalouse ou du vieillard amoureux, marque sa différence (et conserve la dignité propre à son haut rang et au genre sérieux) par son aptitude à se moquer de lui-même ; le public est ainsi incité à rire avec lui, plutôt que de lui. Ainsi, dans Pulchérie, Martian se distingue de la figure du vieil amant comique par la lucidité avec laquelle il fait état à Justine de son peu d’aptitude à se faire aimer, par rapport à un passé évoqué avec humour : « J’aimais quand j’étais jeune, et ne déplaisais guère, / Quelquefois de soi-même on cherchait à me plaire27 », où les dames recherchaient son cœur avec assiduité. La mélancolie qui imprègne le rôle empêche l’ironie d’y occuper une grande part, mais ce contraste amusant tracé entre une vie de succès amoureux et la réalité de la vieillesse attache le spectateur au général, et, de même que son noble désintéressement, lui fait mériter la main de la princesse et le trône qu’il obtiendra au dénouement. Son héroïsme consiste ici dans l’évitement des travers ridicules dans lesquels son amour pourrait le faire basculer. Corneille opère de la même façon, et en laissant encore plus de place au recours à l’ironie, l’héroïsation des amantes trahies qui risqueraient de basculer dans le type hérité de la comédie latine de la femme jalouse et acariâtre. Dans Sophonisbe, Éryxe énonce dès le début de la pièce son refus des récriminations à l’égard de Massinisse par le vers : « Une femme jalouse à cent mépris s’expose28 », qui implicitement renvoie vers la comédie l’expression féminine du dépit amoureux, et choisit de ne paraître considérer que sa dignité de reine. Le dénouement, sanglant du fait de la mort de Sophonisbe, la verra cependant pathétiquement se rendre compte de l’inconsistance de son rang face à l’impérialisme romain, le malheur amoureux devenant dérisoire par rapport à l’asservissement politique. En revanche, la scène qui confronte Aglatide au souverain spartiate avant le dénouement d’Agésilas montre la jeune fille tourner élégamment en dérision son amant infidèle : « […] j’apprends de vous, Seigneur, / Qu’on change avec le temps, d’âme, d’yeux, et de cœur29 », au lieu de se répandre en reproches. La maîtrise qu’elle manifeste, preuve d’une forme de singularité héroïque puisqu’elle s’éloigne de l’attitude attendue, rend légitime son désir d’épouser un roi aux yeux du public et du souverain qui, louant « cette hauteur en un jeune courage30 », lui rend son cœur, substituant un amour héroïque fondé sur l’admiration mutuelle à la passion qui l’asservissait à Mandane, et rétablissant la paix dans l’État en scellant sa réconciliation avec Lysander.
11À l’inverse, lorsque Corneille fait d’un personnage l’objet de l’ironie, il opère une forme de « déshéroïsation » de celui-ci, qu’il s’agisse de diminuer son prestige aux yeux du public, de manifester la fausseté de son héroïsme, voire de le faire déchoir de la dignité tragique. Dans Agésilas, Aglatide manifeste sa supériorité sur Elpinice et Mandane par les moqueries qu’elle leur adresse, et auxquelles elles ne savent rien répondre. La première, craintive et refusant d’avouer à son père son amour pour Spitridate, est qualifiée par sa cadette de « fort aise d’obéir31 » lorsqu’il s’agira de l’épouser ; c’est une façon pour la future reine d’affirmer une forme d’indépendance d’esprit et de discours face aux règles qui régissent la condition féminine. De même, elle est capable de percer à jour la vanité de la Persane, aimée de deux souverains : « Et quoi qu’au plus heureux le cœur veuille accorder, / L’œil règne avec plaisir sur deux si grandes têtes32 », qui vient nuancer son image d’amante éprise du seul Cotys. Dans Pulchérie, les réponses ironiques que s’attire sans cesse Aspar viennent signaler au public la fausseté de l’héroïsme dont il voudrait faire montre par ses discours. De fait, Martian repousse la proposition que lui fait ce général de partager l’Empire avec lui en devenant son gendre, par un discours ironique blâmant indirectement sa déloyauté envers Irène et Léon :
Il faudrait que ce gendre eût les vertus d’Aspar,
Mais vous aimez ailleurs, et ce serait un crime
Que de rendre infidèle un cœur si magnanime33.
12La réflexion du vieux ministre met en exergue l’impossibilité de la suggestion d’Aspar ; pour atteindre l’Empire par le moyen qu’il propose, il lui faudrait commettre une trahison amoureuse et politique qui l’en rendrait radicalement indigne. Cela reviendrait aussi à réduire sa potentielle épouse, Justine, à un simple moyen d’ascension sociale, et cette dernière ne se prive pas de le lui rappeler ironiquement : « Certes, qui m’aimerait pour le bien de l’État / Ne me trouverait pas, Seigneur, un cœur ingrat34 », en moquant la tentative maladroite d’Aspar de déguiser son ambition en souci patriotique. Ces multiples railleries signalent au public l’hypocrisie du personnage, tandis que l’auteur lui prête un discours d’éloge de soi : « Moi, qu’on a vu forcer trois camps, et vingt murailles, / Moi, qui depuis dix ans ai gagné sept batailles35 » que l’on peut, avec Nina Ekstein, rapprocher de celui du Matamore de L’Illusion comique36. Rien n’indique, cependant, que ces exploits soient faux (à l’inverse de ceux du soldat fanfaron), et c’est ce qui fait l’ambigüité du personnage. Bien qu’il se soucie peu du bien de l’Empire, au point de déclencher une guerre civile si Léon est choisi comme époux par Pulchérie, et des exigences de l’amour ou de l’amitié, il fait preuve d’un courage indubitable, qui en fait une menace sérieuse pour le pouvoir de l’impératrice : « [he is] suspended between two poles, a threat because of his stature and ridiculous because he elicits irony and sarcasm from those around him » (N. Ekstein37). Indigne du trône, mais vaillant général, Aspar a tout du tyran en devenir que les personnages positifs vont réussir à écarter du pouvoir au prix de leurs sentiments. L’ironie dont ils font preuve à son sujet manifeste aux yeux du public sa dégradation éthique, mais aussi le danger qu’il représente ; ils ne l’affrontent pas directement. Dans Nicomède, la figure d’Arsinoé, seconde épouse ambitieuse de Prusias, est encore plus évidemment exclue de l’univers héroïque qu’Aspar, par l’ironie dont use Nicomède pour l’attaquer, et par celle de Corneille dans les discours qu’il lui prête. Lorsqu’elle affirme à son mari qu’elle se tuera pour le suivre dans la mort : « Et sur votre tombeau mes premières douleurs / Verseront tout ensemble, et mon sang, et mes pleurs38 », ce sacrifice proposé, digne de l’héroïne de la Panthée de Tristan, contraste si évidemment avec les propos machiavéliques et ambitieux qu’elle tient devant sa confidente et son fils Attale que le spectateur est non seulement incité à ne pas la croire, mais à rire d’elle et de Prusias qui se fait sa dupe. Parodie d’un personnage tragique sérieux, elle bascule temporairement dans le comique, devenant semblable à la Bélise du Malade imaginaire.
13Si l’ironie dont use le personnage manifeste sa maîtrise de lui-même, fût-ce lorsqu’il est confronté à une forte humiliation, voire à un péril de mort et de gloire, et l’écarte du rôle comique auquel sa situation pourrait l’assimiler, elle contribue aussi à son héroïsation en permettant son « exemplarité » (M. Prigent39), au plan intra-fictionnel, c’est-à-dire en facilitant la conversion à l’héroïsme de personnages de son entourage. Le spectateur interne admire alors si bien le héros ironique, qu’il en devient un à son tour. Le cas est relativement rare, car l’ironie, qui prend souvent les autres personnages pour cible, vise plutôt à les exclure de l’univers héroïque, en les démasquant, qu’à les y intégrer. Cependant, on a déjà analysé les tentatives infructueuses d’Irène de ramener Aspar à un comportement vertueux, en mettant en perspective son ambition avec l’amitié désintéressée des personnages de l’Antiquité. L’ironie apparaît ici comme une manière détournée de questionner le système de valeurs de l’autre, pour l’amener à en changer. L’usage est conforme en cela à la nature même du procédé, puisque « l’ironie – éirônéia signifie en grec interrogation qui feint l’ignorance – est liée à une feinte adhésion à l’univers de croyance de l’un des locuteurs, et joue sur les rapports de place dans la communication » (A.-M. Paillet40). La mise en doute des trompeuses « vertus du temps41 » qui guident Aspar n’aura cependant aucun effet sur lui, et les autres personnages de Pulchérie pensent davantage à contrecarrer ses plans qu’à l’amener à changer. En revanche, dans Nicomède, l’ironie dont le héros fait preuve envers son jeune frère qui, faisant la cour à Laodice, croit pouvoir « parle[r] en Romain42 », pour se placer au-dessus de son aîné, contribue à la prise de conscience par Attale de sa véritable position vis-à-vis de Rome. Le héros explique en effet à son jeune frère qu’un vrai Romain ne pourrait s’allier à Laodice :
Et si Rome savait de quels feux vous brûlez, […]
Elle s’indignerait de voir sa créature
À l’éclat de son nom faire une telle injure,
Et vous dégraderait peut-être dès demain
Du titre glorieux de Citoyen Romain.
Vous l’a-t-elle donné pour mériter sa haine,
En le déshonorant par l’amour d’une Reine43 ? […]
14À l’évidence, Nicomède prévient Attale d’un risque tout à fait factice, et su tel par les deux interlocuteurs ; Flaminius sait l’amour du jeune homme pour Laodice et l’encourage. Mais l’incohérence apparente fait signe vers l’incohérence cachée de la position des Romains vis-à-vis d’Attale ; en l’encourageant dans ce mariage, ils ne le considèrent pas comme un des leurs et ne font pas peser sur lui les mêmes exigences. Le « titre » de citoyen qu’ils lui ont conféré est donc sans valeur et, en semblant soutenir sa cause, ils cherchent davantage à diviser la Bithynie qu’à y voir régner un allié et un ami. Attale s’en rendra compte lorsque Flaminius, le voyant héritier du trône de son père, lui refusera la main de Laodice. Les vers qu’il adresse à sa mère, juste après son monologue de prise de conscience, réfèrent ironiquement au caractère transgressif de son union à la jeune femme : « Je ne dois plus prétendre à l’Hymen d’une Reine, / Si je ne veux déplaire à notre Souveraine44 », non plus pour les raisons fantaisistes invoquées par son aîné, mais parce que Rome refuse l’union de la Bithynie et de l’Arménie. Loin de servir seulement à défendre la reine d’une cour importune, la raillerie de Nicomède envers son cadet l’amène à y voir clair dans les manigances de Flaminius et à s’y opposer.
Les héros ironiques, contrepoints des héros triomphants : un sublime en mode mineur
15Nous venons de voir que le recours à l’ironie d’un personnage était un moyen de construction de l’ethos héroïque de celui-ci, lui permettant de s’écarter du rôle ridicule auquel sa situation pourrait l’assimiler, et de convaincre parfois l’interlocuteur dont son discours questionne les valeurs, au point de l’agréger à la sphère héroïque et de renverser ainsi le cours de l’action ; à l’inverse, l’ironie de l’auteur à l’égard d’une figure secondaire de la pièce en entraîne la « déshéroïsation ». Nous allons étudier maintenant comment l’emploi de l’ironie est étroitement lié, dans l’œuvre cornélienne, aux conditions d’héroïsation problématiques et aux victoires difficiles, les héros ironiques offrant un contrepoint aux héros triomphants pour donner à admirer le sublime en mode mineur des héros empêchés et des rois au pouvoir fragile.
16Les œuvres cornéliennes qui suivent ses premières et plus célèbres tragédies tendent à favoriser le modèle de la « situation bloquée » (G. Forestier45), dans laquelle un prince vertueux, disposant ou nom d’un statut de héros avant le début de l’action, est empêché d’agir par sa perfection même, alors que sa vie et sa gloire sont en péril. Il est ainsi dans une situation d’héroïsation empêchée, où les exploits qu’il pourrait accomplir pour défendre son rang ou la personne aimée pourraient être entachés d’une dimension criminelle. Sa vertu manifeste alors son exceptionnalité dans la manière dont il fait face à la situation, et l’ironie est souvent un moyen pour lui de gérer un conflit auquel il ne peut ouvertement prendre part. Elle permet au vertueux de se défendre face à la dérive tyrannique d’un souverain que sa légitimité interdit d’attaquer directement. C’est par elle que, dans Agésilas, Cotys défend son droit à aimer Mandane devant le sévère jugement du souverain éponyme, qui aime secrètement celle-ci :
Si ce bruit n’est point faux, mon mal est sans remède,
Car enfin c’est un Roi dont il me faut l’appui :
Adieu, Seigneur, je la lui cède,
Mais je ne la cède qu’à lui46.
17Le jeu des pronoms permet au jeune prince de déclarer à mots couverts à Agésilas qu’il a deviné la passion de ce dernier pour la Persane, et de le mettre au défi de réaliser ce mariage transgressif qu’il dénonce lui-même. Cotys défend ainsi sa dignité royale dans un rapport de forces qui lui est défavorable (il a besoin de l’aide militaire du souverain spartiate), et, en questionnant les valeurs d’Agésilas, l’amène à une remise en cause qui permettra la fin heureuse. C’est cependant Nicomède, « the ironic hero » (N. Ekstein47), qui fait de l’ironie son arme principale face à un impérialisme romain que la faiblesse de son père lui interdit d’affronter directement ; le procédé crée une distance qui empêche l’incontrôlable surgissement du tragique. Sa dénonciation des manœuvres politiques de Flaminius prend ainsi la forme d’un questionnement des valeurs censées inspirer Rome, l’objectif étant de montrer à Prusias que cette dernière dévalue l’idéal héroïque au profit de l’intérêt politique. Les vers : « Puisqu’il la peut servir à me faire descendre, / Il a plus de vertu que n’en eut Alexandre48 » décrédibilisent l’estime que la République fait d’Attale en la formulant par le biais d’une causalité scandaleuse : Attale fait l’objet d’une glorification exagérée en raison de l’outil politique qu’il représente. Héros en position fragile, Nicomède ne peut ouvertement prôner ses valeurs, et ceci jusqu’au dénouement où il manifeste sa magnanimité en assurant un pardon général à ses ennemis ; en revanche, il peut montrer les failles de l’univers de pensée de ses adversaires, incohérent, mensonger et par là même antihéroïque. Sa fiancée Laodice opte d’ailleurs, face à Flaminius, pour le même système de défense ironique ; des vers comme : « Et sans examiner, par quel destin jaloux, / La grandeur de courage est si mal avec vous49 » dénoncent par le biais d’une discrète prétérition l’incompatibilité des conseils de l’ambassadeur avec les principes éthiques devant guider le comportement d’un vrai monarque, et par conséquent son refus de les suivre.
18L’ironie est ainsi un moyen héroïque de dénonciation de l’inversion des valeurs chez son adversaire, lorsqu’un discours affirmant directement les valeurs opposées serait imprudent à tenir ; elle peut aussi servir l’héroïsation d’un personnage contraint de se dissimuler pour agir noblement. Cette attitude, a priori contraire à l’éclat qu’on attendrait d’un héros, renforce aux yeux du public la dimension tragique d’un univers où l’extrême courage doit s’allier à la prudence pour triompher. En cela, l’ironie est parente de l’équivoque par laquelle l’héroïne de Théodore feint de jurer par Jupiter50 lors même qu’elle invoque le Dieu des chrétiens ; elle manifeste la prudence et la modération du personnage et rend ainsi plus pathétique l’inévitabilité du conflit. Le héros d’Héraclius en donne un exemple au début de la pièce, alors qu’il promet à sa sœur Pulchérie, qui le croit fils du tyran, de la défendre face au mariage contraint que Phocas veut lui imposer ; le vers : « Je ne suis plus son fils, s’il en veut à vos jours51 » est une manière d’annoncer qu’il dévoilera son identité véritable si la vie de la jeune femme est menacée. Mais cela peut passer comme la simple volonté de s’opposer à son prétendu père, et le trait manifeste la prudence du héros autant que sa détermination. De la même manière, dans Pulchérie, Léon recourt à l’ironie pour défendre ses prétentions au trône face à son rival Aspar, faute de pouvoir affronter ce dernier ouvertement, ayant moins d’influence politique que lui. Répondant à l’ambitieux : « Je craindrais de tout autre un dangereux partage, / Mais de vous, je n’ai pas, Seigneur, le moindre ombrage52 », le jeune homme formule indirectement la cause de son refus : l’association de deux empereurs risque d’amener le désordre ou la tyrannie dans l’État. L’argument qu’il évoque ensuite, qui soumet toute prise de décision de sa part à l’avis de Pulchérie, n’est cependant pas un simple prétexte ; c’est la règle de vie imprudente qu’il suit sincèrement, et qui contribuera à l’écarter de l’Empire en le détournant d’y candidater ouvertement. Si la dissimulation est seulement occasionnelle et ne sert pas de dessein précis chez le Byzantin, il n’en va pas de même chez Nicomède et surtout chez Attale, pour qui elle participe à la stratégie d’héroïsation. Le héros éponyme use en effet de l’ironie pour ne pas s’opposer frontalement à son père en dévoilant les tentatives d’Arsinoé pour le faire passer pour un meurtrier, ce qui obligerait Prusias à choisir entre elle et son fils ; les vers :
J’en laisse le Ciel juge, il connaît sa pensée,
Il sait pour mon salut comme elle a fait des vœux,
Il lui rendra justice, et peut-être à tous deux53.
19« désigne[nt] ironiquement les noirs complots d’Arsinoé contre lui » (A.-M. Paillet54), mais de manière extrêmement indirecte puisqu’aucun terme ne réfère à un quelconque projet de la reine, et que l’autorité suprême du « Ciel » est habilement invoquée pour se substituer à celle, défaillante, du roi, pour châtier la traîtresse. La punition réclamée par le héros à l’encontre de Métrobate et Zénon, pour avoir calomnié leur souveraine, est de sa part une demande particulièrement fine en vue de prendre la reine à son propre piège. Ces derniers avoueraient avoir été stipendiés par Arsinoé pour dire que Nicomède les a engagés pour faire croire à un complot de la reine contre lui ; celle-ci se verrait publiquement convaincue d’avoir voulu déshonorer le fils du roi. L’ironie à l’égard de sa belle-mère participe donc pour le prince d’une gestion prudente et vertueuse de la « situation bloquée » (G. Forestier), dans laquelle il se trouve ; cependant, elle n’y apporte aucune solution. En revanche, dans le cas d’Attale, la dissimulation ironique sert l’action décisive qui permet à Nicomède d’échapper à la captivité à Rome. Elle se remarque particulièrement dans la longue tirade que le prince cadet adresse à sa mère et qui suit son monologue de prise de conscience. Le prince y revendique une totale soumission à Rome qui contraste avec son effort de révolte précédent :
Je les connais, Madame, et j’ai vu cet ombrage
Détruire Antiochus, et renverser Carthage,
De peur de choir comme eux, je veux bien m’abaisser,
Et cède à des raisons, que je ne puis forcer.
D’autant plus justement mon impuissance y cède,
Que je vois qu’en leurs mains on livre Nicomède :
Un si grand ennemi leur répond de ma foi55, […]
20Ce discours décrit un programme de conduite inverse de celui que suivra le prince. Loin de « s’abaisser » en reconnaissant son « impuissance », il entreprendra de déjouer les plans de Rome et, loin de traiter son frère en « ennemi », il le délivrera au mépris de ses intérêts. Sa finesse transparaît en ce qu’au lieu de témoigner une peur irrationnelle de la puissance romaine, il feint d’entrer dans la logique politique de sa mère pour mieux la persuader.
21Si l’ironie est, pour le personnage confronté à un pouvoir quelconque, un moyen de conserver son ethos héroïque ou de rendre possible son héroïsation, elle est aussi le propre de la royauté fragilisée. En effet, si Corneille est célèbre pour avoir mis en scène avec Auguste dans Cinna le triomphe d’un monarque devenu légitime, son œuvre est aussi remplie de souverains au pouvoir fragile, à commencer par celui du Cid avouant à Rodrigue : « Et j’ai moins de pouvoir que tu n’as de mérite56 ». Ces derniers, dont font partie les héros éponymes d’Agésilas et Pulchérie, emploient l’ironie pour défendre leur statut royal face à des opposants qu’il serait imprudent d’affronter directement. Face à Lysander, Agésilas ironise sur la condition de héros persécuté que revendique son général pour s’opposer à lui :
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie et la haine
Ont persécuté les Héros.
Hercule en sert d’exemple, et l’Histoire en est pleine,
Nous ne pouvons souffrir qu’ils meurent en repos57.
22La comparaison avec la figure mythologique porte une exagération humoristique qui introduit les vraies raisons du refus des mariages projetés par Lysander ; ce dernier ne souhaite pas se retirer, mais s’appuyer sur de puissants gendres pour usurper la couronne de Sparte. Lorsque sa double victoire sur la vengeance et l’amour conforte le pouvoir d’Agésilas, il est à noter que l’ironie est presque bannie de son discours ; on en remarque un dernier trait, dans les vers qu’il adresse au général pour signaler son complot découvert : « Et que va devenir cette docte harangue, / Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue58 ? », en ayant la délicatesse de lui éviter toute humiliation. Le reste du temps, il parle en souverain triomphant, sans qu’il n’y ait aucun écart entre sa conduite et les principes qu’il énonce. Ce n’est pas la seule tragédie dans laquelle la victoire du souverain ou du héros se traduit par l’abandon de l’ironie : le héros éponyme de Nicomède renonce entièrement à celle-ci dans la scène du dénouement qui le place en position de force, aussi bien dans le pardon généreux qu’il accorde à sa famille, que dans la proposition d’alliance politique équitable qu’il fait à l’ambassadeur romain. Déjà dans Cinna, le contraste de tonalité était extrême entre la tirade d’accusation d’Auguste à l’égard de son ennemi découvert, lui demandant s’il croit que les patriciens romains « [q]uittent le noble orgueil d’un sang si généreux, / Jusqu’à pouvoir souffrir qu’[il] règne sur eux59 ? », et le discours plein de magnanimité par lequel il lui pardonne, et s’affirme par là monarque légitime. En revanche, dans Pulchérie, l’absence de renoncement au discours ironique de la reine signale l’extrême fragilité du pouvoir féminin, qui fait une composante essentielle du pathétique de la pièce. En effet, à peine élue par le Sénat, elle se contente de menacer discrètement Aspar, qui l’avertit indirectement d’une sédition qu’il déclencherait si elle choisissait Léon pour époux, par une reprise ironique des termes employés par ce dernier pour ne pas nommer l’opposant à l’impératrice : « Aspar, c’est un mystère / Dont la moitié se dit, et l’autre est bonne à taire60 ». Si, en souveraine, elle peut affirmer librement sa puissance de « sacrifier61 » l’ennemi qui menace son pouvoir et ose la défier, elle doit, pour le bien public, taire son nom pour préserver la paix. Alors même que son mariage avec Martian éloigne toute menace d’un soulèvement, elle continue d’user d’ironie à l’égard d’Aspar, retardant l’annonce du nom de son époux, puis feignant de lui demander de l’aider à choisir un gendre au vieux général : « Qui jugeriez-vous propre à remplir cette place ? / Une seconde fois vous paraissez de glace62 ! », pour mieux se jouer de sa déconvenue. Le fait qu’elle ne s’exprime en souveraine, sans recours au jeu, que devant ses anciens partisans, tandis qu’elle accepte pourtant l’union d’Aspar avec Irène, manifeste au public la fragilité de son pouvoir et la permanence de la tension politique, même si tout danger de guerre civile est écarté.
23Notre réflexion, qui débutait par le constat de l’apparente incompatibilité entre d’une part le lien évident – souligné par l’abbé d’Aubignac – qui unit emploi de l’ironie et écriture pour le théâtre, et d’autre part le jeu, l’écart et la prise de distance impliqués par ce procédé et la violence des passions et conflits propres aux intrigues tragiques, a pu d’abord établir que, dans l’œuvre sérieuse de Corneille, et notamment dans ces pièces emblématiques que sont Nicomède, Agésilas et Pulchérie, l’ironie, loin d’être cantonnée aux moments de calme relatif et aux intrigues dont la légèreté éloigne de l’esprit du spectateur toute idée d’un péril de mort, manifeste l’exceptionnalité héroïque du protagoniste devant un risque immédiat et évident. Par l’emploi de l’ironie, il prouve sa maîtrise de lui-même et sa capacité à s’élever au-dessus de l’angoisse tragique, faisant le choix d’une sorte de joie qui donne à admirer un caractère. L’ironie devient ainsi, sous la plume de Corneille, moyen de construction d’un ethos héroïque, lorsqu’un personnage y recourt, autant que source de « déshéroïsation » quand il en est la victime, que ce soient les autres qui le visent ou que ce soit l’auteur qui lui prête des propos propres à le décrédibiliser. Aux yeux du public, le recours à l’ironie permet au personnage de théâtre sérieux de conserver la dignité propre à son haut rang, en s’écartant du rôle ridicule auquel sa situation semble l’assimiler, par une aptitude à la prise de recul qui contraste avec l’immédiateté comique. Au plan intra-fictionnel, ce mode détourné de questionnement des incohérences éthiques de l’autre peut l’amener à une conversion héroïque, manifestant par ce moyen l’exemplarité de l’ironiste. L’œuvre cornélienne juxtapose ainsi à l’audace et la magnanimité librement exprimée de ses héros triomphants l’habileté avec laquelle ses héros ironiques font face à des situations d’héroïsation empêchée les confrontant à un pouvoir qu’ils ne peuvent défier sans crime, ou à la nécessité de se dissimuler pour accomplir des actions illustres, ou encore aux limites qu’impose une royauté fragilisée à un monarque vertueux. À côté des tirades grandioses de ses héros brillants et vainqueurs, elle laisse ainsi la place pour le sublime en mode mineur d’illustres ironistes qui opposent leur habileté discursive au tragique de situations dans lesquelles l’héroïsation semble impossible ou difficile. Le spectateur est amené à admirer leur aptitude à faire advenir un imprévisible dénouement heureux, en associant la merveille de leur intelligence et de leur prudence à celle de leur vaillance et de leur constance.
1 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2011, livre IV, chapitre VIII, « Des Figures », p. 480.
2 Ibid., p. 473.
3 Antoine Furetière, Dictionaire Universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 3 tomes, 1690. Voir Antoine Furetière, Dictionaire Universel [Ressource électronique], Paris, Classiques Garnier Numérique, « Dictionnaires des xvie et xviie siècles », p. 11371/19245.
4 Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy (Le), 1694.
5 Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958 ; édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1991, p. 25.
6 Ibid., p. 39.
7 Nina Ekstein, Corneille’s irony, Charlottesville, Rockwood Press, 2007, p. 79.
8 Ibid., p. 81.
9 Pierre Corneille, Nicomède, dans Œuvres complètes, tome II [de I-III], textes établis, annotés et présentés par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, I, 2, v. 203.
10 Ibid., I, 2, v. 236-238.
11 Pierre Corneille, Discours de la tragédie, dans Œuvres complètes, tome III, éd. citée, 1987, p. 152.
12 Myriam Dufour-Maître, « L’éclat, l’ironie et la douceur », chapitre VII de La clémence et la grâce : Étude de Cinna et de Polyeucte de Pierre Corneille, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2014, p. 150 ; disponible en ligne : http://books.openedition.org/purh/3114, paragraphe 20 (page consultée le 18 novembre 2025).
13 Pulchérie, dans Œuvres complètes, tome III, éd. citée, I, 5, v. 329-330.
14 Nicomède, dans Œuvres complètes, tome II, éd. citée, II, 3, v. 619-620.
15 Ibid., II, 3, v. 653.
16 Ibid., II, 3, v. 559.
17 Examen de Nicomède, ibid., p. 643.
18 Agésilas, dans Œuvres complètes, t. III, éd. citée, IV, 4, v. 1537-1538.
19 Ibid., II, 7, v. 840-841.
20 Ibid., II, 6, v. 761.
21 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Œuvres complètes, t. III, éd. citée, p. 124.
22 Horace, dans Œuvres complètes, t. I, éd. citée, III, 1, v. 735-738.
23 Ibid., III, 1, v. 739.
24 Myriam Dufour-Maître, op. cit., p. 165.
25 Nina Ekstein, Corneille’s irony, op. cit., p. 7.
26 Myriam Dufour-Maître, op. cit., p. 165.
27 Pulchérie, dans Œuvres complètes, tome III, éd. citée, II, 1, v. 441-442.
28 Sophonisbe, dans Œuvres complètes, ibid., II, 1, v. 508.
29 Agésilas, dans Œuvres complètes, ibid., V, 8, v. 2085-2086.
30 Ibid., V, 8, v. 2106.
31 Ibid., II, 6, v. 749.
32 Ibid., IV, 4, v. 1580-1581.
33 Pulchérie, éd. citée, II, 2, v. 584-586.
34 Ibid., II, 2, v. 591-2.
35 Ibid., I, 5, v. 317-8.
36 Nina Ekstein, Corneille’s irony, op. cit., p. 51.
37 Ibid., p. 52.
38 Nicomède, éd. citée, IV, 2, v. 1281-1282.
39 Michel Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 33.
40 Anne-Marie Paillet-Guth, « L’ironie dans Nicomède », L’Information Grammaticale, no 76, 1998, p. 20-24, https://doi.org/10.3406/igram.1998.2885 (page consultée le 18 novembre 2025), p. 21.
41 Pulchérie, éd. citée, I, 5, v. 329.
42 Nicomède, éd. citée, I, 2, v. 218.
43 Ibid., I, 2, v. 157-164.
44 Ibid., V, 1, v. 1507-1508.
45 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Droz, 2004, p. 215.
46 Agésilas, éd. citée, III, 3, v. 1227-1230.
47 Nina Ekstein, Corneille’s irony, op. cit., p. 41.
48 Nicomède, éd. citée, II, 3, v. 655-656.
49 Ibid., III, 2, v. 833-834.
50 Théodore vierge et martyre, dans Œuvres complètes, tome II, éd. citée, II, 4, v. 538-542.
51 Héraclius empereur d’Orient, dans Œuvres complètes, tome II, éd. citée, I, 4, v. 335.
52 Pulchérie, éd. citée, I, 4, v. 269-270.
53 Nicomède, éd. citée, IV, 2, v. 1212-1214.
54 Anne-Marie Paillet-Guth, op. cit., p. 21.
55 Ibid., V, 1, v. 1523-1529.
56 Le Cid, dans Œuvres complètes, tome I, éd. citée, IV, 3, v. 1224.
57 Agésilas, éd. citée, III, 1, v. 874-877.
58 Ibid., V, 7, v. 2003-2004.
59 Cinna ou la clémence d’Auguste, dans Œuvres complètes, tome I, éd. citée, V, 1, v. 1539-1540.
60 Pulchérie, éd. citée, IV, 3, v. 1301-1302.
61 Ibid., IV, 3, v. 1300.
62 Ibid., V, 4, v. 1593-1594.
sous la direction de Liliane Picciola
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Quelques mots à propos de : Yasmine Loraud
Docteur ès Lettres
Université Paris-Est Créteil
