Corneille : un théâtre où la vie est un jeu

Distraire de la peur : jeux d’assemblage, de manipulation et d’esprit dans Héraclius

Liliane Picciola


Texte intégral

1Terminant un cycle qui a commencé avec La Mort de Pompée et qui compte aussi Rodogune et Théodore, Héraclius appartient à la série des tragédies sombres de Corneille. Si seul Phocas trouve la mort au terme de l’action et si, alors, il ne s’attire guère de compassion en sa qualité de tyran, l’ensemble de la pièce se trouve hanté par les souvenirs sanglants que les personnages gardent du passé et par leur peur de voir de nouveaux crimes se perpétrer. De plus, alors que l’acte II révèle l’horreur ancienne du sacrifice d’un enfant, consenti et même organisé par sa propre mère, Léontine, dans le but de sauver celui de l’empereur Maurice, voilà que l’on redoute ou qu’un père n’exécute son propre fils adulte, d’abord par ignorance de leur parenté, puis en toute connaissance de cause – de surcroît, si cette exécution avait lieu, le héros éponyme verrait périr son frère de lait –, ou qu’inversement un fils ne soit amené à attenter à la vie de son père : de nouveau, l’on frémit d’horreur bien que ledit père soit un tyran meurtrier.

2Néanmoins, la tragédie s’est attiré beaucoup d’applaudissements, et n’a apparemment pas inspiré la répulsion. On note que Corneille s’est exprimé à son sujet de manière essentiellement technique, ce qui marque de sa part une sorte de détachement par rapport à l’action qu’il a imaginée : son insistance sur la fabrique de l’action tragique semble dédramatiser cette dernière dans la mesure où il l’a beaucoup éloignée de l’Histoire, effaçant une impression de trop grande réalité, et où il l’a exhibée comme une habile combinaison de situations aussi inouïes que changeantes. D’autre part le poète semble avoir voulu amortir les chocs émotionnels causés par lesdites situations.

3On se souvient que le public du Cid avait oublié le geste, en soi scandaleux, que constitue la visite rendue à Chimène par Rodrigue1 au profit de l’attendrissement suscité par l’expression de leurs souffrances réciproques et de leur amour persistant. Ainsi une situation insupportable se révèle tolérable quand une émotion est relayée par une autre. Comment Corneille, dans Héraclius, parvient-il à détourner de la peur que ne survienne l’horreur, sans toutefois effacer cette crainte ? Rodogune et Héraclius sont les tragédies cornéliennes les plus intriguées ainsi que les plus spectaculaires, si l’on met à part les tragédies faisant intervenir des machines. Cependant, si les spectateurs de la première disposent vite de toutes les données de la situation, en position de confidents privilégiés en quelque sorte, ce n’est pas le cas du public d’Héraclius : en dévoilant les identités respectives des deux jeunes protagonistes masculins (celui qu’on a perçu comme Léonce est en réalité Martian, celui qu’on a perçu comme Martian est en réalité Héraclius, et Léonce, censé se trouver sur scène, est mort depuis longtemps), la scène 1 de l’acte II révèle au public que l’ensemble de l’acte I auquel il a assisté ne devait pas être reçu comme il l’a été. La peur causée d’abord par la présence d’un tyran sur scène puis l’effarement que crée l’idée, imposée aux esprits par Eudoxe, d’une mère livrant son fils au tyran et à son bourreau, se trouvent comme contrebalancés par la curiosité, par une forme d’admiration, et un travail de réévaluation des personnages envisagés jusqu’alors. On peut dire que, mutatis mutandis, cette mère stupéfiante, Léontine, et, dans une moindre mesure, le héros éponyme, « jouent » les autres, tout comme Clarice et Lucrèce jouent le Dorante du Menteur avant qu’instruit de leur imposture, il ne « change de batterie2 », mais bien plus longtemps. Cependant il s’agit d’un tour tragique, à la réussite duquel tiennent et la survie de quatre personnages (Héraclius, Martian, Pulchérie, Léontine, celle de Phocas ne suscitant guère d’angoisse) et l’accès au trône d’empereur d’Orient. Le spectateur, une fois qu’il sait tout, se trouve à même d’apprécier la gestion de l’imposture dont Martian, Phocas, et Pulchérie, sont dupes, voire d’en admirer l’autrice, Léontine, mais non sans nuances.

4Parmi les éléments qui échappent au spectateur novice dans l’acte I, figurent les « ingénieux équivoques » placés dans la bouche d’Héraclius au cours des scènes 3 et 4 de l’acte I, et que Corneille évoque dans l’Examen qu’il donne de sa pièce en 1660. C’est seulement dans la scène 1 de l’acte II que le public peut réaliser ce qu’il a dû manquer dans l’acte I, préoccupation qui, elle aussi, semble avoir techniquement pour effet de réduire l’emprise de la peur sur lui. Une lecture attentive de la tragédie révèle au reste la présence « d’ingénieux équivoques » bien au-delà de cet acte I. Les spectateurs sont d’autant mieux préparés à apprécier les ambiguïtés verbales qui suivent la révélation, faite indirectement par Eudoxe, et selon laquelle Phocas a élevé pour son fils celui de l’empereur Maurice, qu’ils ont su goûter a posteriori celles de ces deux scènes de l’acte I, ou qu’ils ont regretté de ne pas avoir su le faire : en dépit des périls qui menacent les personnages, le public se trouve incité, notamment s’il voit la tragédie pour la deuxième fois, à déceler les équivoques volontaires, véritables « jeux d’esprit », d’autant plus distractifs qu’ils sont variés.

5En nous référant à la classification « E.S.A.R. » des jeux qu’a proposée Denise Garon (puis Rolande Filion) et qui, sans écarter celle de Roger Caillois3, propose une perspective plus technique et d’un grand intérêt bien qu’elle soit pensée pour les enfants, nous apprécierons avec quel amusement Corneille a exhibé son activité d’assemblage et de montage4 pour produire les éléments constituant l’action ; puis nous mesurerons l’émotion étrange suscitée par Léontine en posture de marionnettiste tragique, qui transforme les personnages manipulés5 en acteurs de sa volonté et qui provoque une véritable suspension de l’action ; enfin nous étudierons la manière dont, par petites touches, le poète distrait encore les spectateurs de leur angoisse en incitant au déchiffrement des équivoques6. Plusieurs protagonistes prennent plaisir à mettre les autres sur la voie de ce déchiffrement mais sans les guider, et ils jouissent alors du savoir qui est le leur ; si le public a été assez attentif, il partage leur sentiment de supériorité.

Les jeux d’assemblage du poète

L’ostentation de la reconstruction dramatique de l’Histoire

6Par deux fois, au début et à la fin du premier paragraphe qui s’adresse « Au lecteur », Corneille recourt à la notion de « hardiesse » pour qualifier la manière dont il a conçu son sujet. Tous les termes qu’il emploie alors soulignent l’audace de son intervention sur l’Histoire. Par ailleurs l’expression « entreprise sur » révèle une claire conscience d’empiéter par son activité sur un domaine interdit : reconstruites pour les besoins de la dramatisation, les données historiques ne sont plus guère reconnaissables pour ceux qui ont lu Baronius ou d’autres historiens de l’Église et qui ne doivent pas être si nombreux.

7Corneille affirme : « J’ai falsifié la naissance de ce dernier [Héraclius], mais ce n’a été qu’en sa faveur et pour lui en donner une plus illustre, le faisant fils de l’Empereur Maurice. » À vrai dire, l’exemple de combinaisons osées à partir des mêmes éléments historiques avait déjà été donné : bien avant Corneille, dans une comedia intitulée La Rueda de la Fortuna, Mira de Amezcua (1577-1644), avait fait de celui qui devint l’empereur Heraclio le fils de l’empereur Mauricio7, imaginant ainsi une sorte de continuité du pouvoir, que le règne de Focas n’avait interrompu qu’un très bref moment. Par ailleurs, peu vertueux avant un étrange revirement, l’empereur Mauricio de la comedia élève dans sa Cour un Teodosio qu’il croit être son fils, mais qui ne l’est pas, et dont la naissance est fort vile, tandis que le fils de Mauricio, Heraclio, est élevé loin de la Cour, mais fort bien, par un paysan nommé Heracliano. On voit que Corneille a reproduit la solidarité créée par le dramaturge espagnol entre la gouvernance de Mauricio et celle d’Heraclio, et que, par une technique de collage subtil, il a comme rassemblé et fondu dans son personnage de Phocas, le Phocas historique, et l’empereur Mauricio dans sa période de vice, déplorée par son épouse, et qui lui fait mériter d’être trompé sur l’identité de l’enfant qu’il a élevé. Si Corneille insiste sur sa falsification alors que Mira de Amezcua aurait pu lui servir d’excuse, c’est que la falsification en soi, loin de constituer une faute à ses yeux, lui inspire au contraire quelque fierté de lui-même. On voit néanmoins que Corneille a surpassé Mira de Amezcua en matière d’invention, en s’appuyant sur quelques éléments romanesques auxquels les historiens qui les ont mentionnés n’ont guère accordé de crédit.

8De fait, le poète s’exhibe comme le monteur d’une maquette animée : il a commencé par constituer des éléments dramatiques en combinant des fragments historiques dont il disposait, se sentant libre d’en laisser quelques-uns de côté mais aussi d’ajouter de petites pièces empruntées ailleurs ou à sa propre imagination et facilement collables aux éléments déjà constitués.

9On note que le verbe « faire », conjugué à la première personne, est employé sept fois dans l’avertissement « Au lecteur », qui n’est pas si long : « le faisant fils de l’empereur Maurice » ; « j’ai fait régner ce tyran vingt ans au lieu de huit », « je n’ai fait mourir cette Princesse que… » ; « j’ai fait de cette nourrice une Gouvernante » ; « j’en ai fait Héraclius » ; « Je lui fais prendre l’occasion » ; « je fais qu’elle lui donne Héraclius pour fils ». L’impression de suractivité inventive que laisse ce verbe se trouve renforcée par la présence de « j’ai feint que », ce nouveau verbe désignant le geste de « façonner » avant de signifier « imaginer », « forger de toutes pièces », et montre l’auteur comme plus indépendant encore dans sa création du personnage de Léontine. Deux autres verbes présentent l’auteur tragique comme celui qui crée l’environnement relationnel de ses personnages : « la faveur où je la mets », ou leur passé : « ce tyran que j’arrête trois ans à la guerre sans revenir ». Il se révèle aussi comme maître du temps fictif de son jeu (i.e. les événements pris en compte dans l’action) : « j’ai prolongé de douze ans » ; « j’ai prolongé de même la vie de l’Impératrice Constantine ». Ajoutons que l’on peut percevoir quelque malice dans l’emploi au sens figuré du verbe « supposer » alors que Corneille parle justement de la réussite de la supposition, au sens propre de « substitution », d’un enfant par un autre.

10En mentionnant dans ce même avertissement le nom de l’époux, « Priscus ou Crispus », de la fille qu’en réalité avait Phocas, au lieu du fils qui lui est attribué par Corneille, le poète souligne aussi, mais cette fois plus discrètement, qu’il a gardé quelques dehors de l’histoire. Si son Crispe est bien présenté dans la liste des acteurs comme le « gendre de Phocas », son épouse, Domitia, n’est en revanche jamais nommée : rappeler son existence aurait nui à toute la problématique de la succession de l’empereur-tyran dans la mesure où la jeune femme était susceptible de lui donner un petit-fils. La mention de « Priscus ou Crispus » se trouve peut-être là aussi pour faire apprécier au lecteur amateur d’Histoire que le poète a su transformer le conspirateur que devint son gendre – et qui a peut-être inspiré à Corneille la stratégie d’entrisme d’Exupère –, en un auxiliaire involontaire du complot : « sans aucun ombrage, / Crispe même à Phocas porte notre message » (v. 1843-1844) ; deux vers laissent même à penser que, parmi ceux qui se réjouissent de la mort du tyran8, on pourrait bien compter son parent.

11On a vu que, dans cette exhibition de son adresse9, Corneille a gardé le silence sur la comedia de Mira de Amezcua. L’Histoire lui fournissait encore d’autres éléments pour enrichir l’action dramatique par quelques collages mais il ne les a pas mentionnés dans son avis « Au lecteur », au contraire des autres : en dire trop aurait diminué sa faculté d’invention aux yeux des lecteurs. Toutefois, il n’a peut-être pas résisté entièrement à la tentation de faire soupçonner cet enrichissement.

Le personnage d’Héraclius : le résultat d’un habile montage

12De son « entreprise sur l’histoire » Corneille ne donne pas tous les détails mais il n’a pas prétendu non plus avoir limité son « entreprise » aux modifications signalées. L’une d’elles, qu’on peut relier à la manipulation reconnue de la chronologie, présente un grand intérêt.

13En effet, le poète n’a pas retenu seulement de Baronio10 le récit des cruautés de Phocas au moment de l’exécution de la famille de Maurice, et au-delà, bien qu’il ne fasse précisément allusion qu’à cette « circonstance très rare » dans l’avis « Au lecteur ». Il a, en fait, rapproché deux faits ressemblants mentionnés par l’annaliste de l’Église romaine pour les coller ensuite ensemble : d’une part, datant de 602, une tentative de substitution du tout jeune enfant d’une nourrice à celui de l’empereur Maurice, d’autre part, datant de 603, une autre possible substitution, mentionnée avec méfiance par Baronio, qui aurait été réalisée en faveur d’un autre fils adulte de l’empereur détrôné alors que Phocas entendait l’exécuter à son retour de Perse, où Maurice l’avait envoyé quérir l’aide de Cosroès II contre l’usurpateur ; l’idée que ce fils, nommé Théodose11, vivait encore motivait régulièrement des mouvements de sédition dans l’armée12. Pour évoquer certains aspects de la vie de la défunte impératrice, comme on le verra plus loin, Corneille a dû au moins pousser sa lecture de Baronio jusqu’à l’année 607, ce qui inclut les lignes concernant Théodose ; l’historien émettait d’ailleurs des doutes concernant cette rumeur de survie13 : la matière se révélait en conséquence on ne peut plus facile à modeler14. On peut émettre l’hypothèse que la donnée extraordinaire qui sert de départ à sa fable dramatique a été inspirée à Corneille par la ressemblance des destinées de deux fils de Maurice, dont l’un, nouveau-né, a failli survivre grâce à la substitution d’une autre victime au moment de l’exécution, mais, selon tous les historiens, n’a pas pu être échangé, et dont l’autre, adulte, était réputé avoir effectivement échappé à la mort à son retour de Perse grâce à une substitution semblable et avoir alimenté par son existence hypothétique des mouvements de révolte dans la population : le poète a réalisé un collage en agglutinant les histoires respectives des deux fils, dont il a fait un seul et unique descendant, ce qui le contraignait à allonger la durée du règne de Phocas. Celui-ci apparaît sur la scène tragique à l’âge du fils aîné de Maurice, tandis que l’aventure du plus jeune des fils est reléguée dans le passé dramatique en lui étant attribuée ; la rumeur liée à l’aîné est présentée comme actuelle mais aussi comme suite logique de la tentative de la nourrice ; une période d’occultation, liée notamment à des guerres menées par Phocas, relie artificiellement les deux aventures.

14Bien que l’avis « Au lecteur » n’évoque pas ce Théodose historique qui lui a pourtant servi, nous remarquons qu’en revanche, au sein même du dialogue tragique, Corneille s’est plu à glisser une révélation sur la fabrique de son personnage éponyme quand il a placé dans la bouche de Pulchérie l’idée qu’auraient pu survivre non seulement le fils nouveau-né de l’empereur Maurice, mais quatre autres plus âgés (v. 1037-1043) :

Les quatre autres peut-être à tes yeux abusés
Ont été comme lui des Césars supposés.
[…] tous les quatre peut-être
L’un après l’autre enfin se vont faire paraître,
[…]

15Il est permis de penser que le poète s’est un peu amusé en prêtant ainsi à Pulchérie une formulation qui non seulement met en abyme son invention dramatique mais laisse imaginer un quadruplement du procédé.

16On peut aussi estimer que le redoublement, quasiment cautionné par l’Histoire, d’une tentative de substitution d’une victime obscure à une victime princière était déjà de nature à provoquer chez les lecteurs de Caesare Baronio une réaction d’un type nouveau, faite à la fois de surprise et d’égarement. Nous émettons l’hypothèse que Corneille a cherché à la restituer dans sa dramaturgie sous la forme d’une émotion originale en introduisant dans sa fable deux incarnations possibles d’Héraclius avec les personnages du héros éponyme et de Martian.

17Un autre type de collage est alors opéré sans que, cette fois, Corneille le fasse soupçonner le moins du monde : vu le bel effet produit par l’exquise fraternité d’Antiochus et Séleucus dans Rodogune, le poète fait élever le fils du tyran et le fils de l’empereur Maurice loin de la Cour, comme les jumeaux de la reine Cléopâtre, et, quoique simples frères de lait, il leur prête une relation de magnifique fraternité, au point que le spectateur n’aspire pas vraiment à ce que l’un plutôt que l’autre devienne empereur. En cela, le poète recrée dans le ressenti du spectateur une étrange confusion, rendant en quelque sorte hommage aux obscurités de l’Histoire (l’empereur éponyme n’était en aucune façon descendant de Maurice) grâce au long brouillage de la filiation Maurice / Héraclius pour les spectateurs.

18Cependant un personnage veille sur la réconfortante idée d’une continuité dynastique : Léontine cristallise sur sa seule figure l’aspiration – populaire ? – autoréalisatrice à une perpétuation de la dynastie de Maurice. Ce personnage presque imaginaire en apparaît comme une sorte de prestidigitatrice. Comment Corneille l’a-t-il constituée ? Elle s’inscrit dans une autre série de ses inventions, les femmes étant, sauf exception, très négligées des historiens.

Une fabrique plus discrète des personnages féminins

19Dans la présentation de sa tragédie, Corneille insiste beaucoup moins sur l’invention qui concerne les femmes ; or la fabrique du personnage de Léontine, issu de la nourrice évoquée par Baronio, relève de cette même technique du collage.

20Corneille déclare bien avoir donné à la nourrice historique15 « une naissance plus illustre » en en faisant une gouvernante mais il reste discret sur la provenance de cette matière ajoutée alors qu’elle est partie prenante de cette « hardie entreprise » sur l’histoire dont il se vante dès la première ligne de son avis « Au lecteur ». En fait, cette impressionnante figure tragique semble résulter de l’assemblage invisible de gestes effectifs de l’anonyme nourrice, et de gestes de l’impératrice Constantina / Constantine : de cette dernière, morte bien avant le début de l’action scénique, Corneille parle peu, indiquant seulement qu’il a prolongé sa vie de quinze ans et restant muet sur son activité clandestine passée contre Phocas ; or Baronio indiquait bien que, depuis sa retraite dans un monastère, l’impératrice Constantine entretenait dans certains milieux l’espoir d’une survie de son fils aîné et complotait, ce qui lui valut d’être à son tour exécutée avec ses trois filles. Corneille connaît ces détails de l’histoire, et il en a glissé plusieurs souvenirs dans son texte : l’exécution de Constantine est mentionnée aux vers 82-84 comme survenant plus tard que celle du reste de sa famille et son activisme est rappelé dans les vers 787-793.

21Par ailleurs chez Mira de Amezcua, en amont de l’action scénique, l’impératrice, nommée Aureliana, a substitué un autre enfant au sien pour éviter l’accomplissement d’un affreux songe, qui lui avait prédit que l’empereur, ses enfants, ainsi qu’elle-même, seraient exécutés lors d’une révolte menée par un homme de basse extraction ; c’est donc elle qui révèle à Mauricio le troc d’enfants auquel elle a procédé et l’existence de son véritable fils, qui a vécu loin de la Cour. Ce rôle de protectrice de la descendance de Maurice et de révélatrice potentielle de la vérité familiale est dévolu par Corneille à Léontine, nourrice muée en patricienne.

22L’invention des deux autres personnages féminins, Pulchérie et Eudoxe, relève-t-elle de la pure imagination cornélienne, comme c’est le cas de la Sabine d’Horace et de l’Émilie de Cinna ? Il existait bien des filles parmi les enfants de Maurice et de Constantine, mais l’historien de la papauté n’en dit rien. Au reste, il saute aux yeux que ces deux jeunes filles sont d’abord présentes dans la pièce parce qu’un auteur doit bien fournir un rôle aux comédiennes d’une troupe et que l’amour constitue un bel ornement. Eudoxe, à laquelle Corneille donne le nom de celle qui fut effectivement la première épouse de l’empereur Héraclius, Fabia Eudoxa, n’assume qu’une fonction de témoin, parfois effaré, du comportement de sa mère, et d’amoureuse. En revanche, Pulchérie contribue très fortement à accroître la tension dramatique et le pathos, même si elle ne cherche pas à se faire plaindre : d’abord, en opposante systématique et courageuse à Phocas, elle incarne hautement toutes les valeurs de la famille de Maurice – Héraclius, lui, doit les taire face au tyran ; puis elle s’engage à accréditer la rumeur d’une survie de son frère. Elle assume alors, notamment au cours de l’acte I, le rôle que, dans l’Histoire, a tenu l’impératrice Constantina qui instrumentalisait les rumeurs courant sur une survie de son fils aîné, Théodose. Les caractéristiques de l’impératrice se trouvent ainsi réparties entre Léontine et Pulchérie. Corneille cependant ajoute encore beaucoup de son propre cru en faisant de la personne même de cette dernière un enjeu et en imaginant un risque d’inceste adelphique, qui devient une donnée tragique puisque le seul moyen d’épargner la mort au trio de jeunes héros consisterait dans la non-consommation du mariage16 : cette feinte salvatrice est écartée par les jeunes protagonistes à l’instigation de Pulchérie, que le poète fait plus pure encore que la figure de l’impératrice Pulchérie (399-453) à laquelle elle doit son nom. Grâce à ce dernier, et visant une sorte d’effet magique, Corneille confère à son héroïne un peu de l’aura de la Pulchérie historique dans la mesure où cette dernière, avant de régner elle-même, a beaucoup incité son frère, Théodose II, au respect de l’orthodoxie chrétienne : les bonnes relations avec l’Église et le pape caractérisèrent justement le règne d’Héraclius, ce que savaient les férus d’Histoire, souvent élèves des jésuites.

23Éduquer, c’est agir puissamment sur les êtres, les déterminer. Corneille confie à la gouvernante Léontine de très grands pouvoirs, qui, selon la classification E.S.A.R, relèvent de la « manipulation ».

Manipulations de Léontine, marionnettiste tragique17

24La manière dont Corneille ménage deux des trois entrées sur scène18 de Léontine est révélatrice : on a affaire à un personnage dont les actes visibles et les propos donnés à entendre en cachent constamment d’autres. Dans la première scène de la tragédie, alors qu’elle n’apparaît pas dans l’acte I, le public la place mentalement dans le camp du tyran :

Il me souvient encor qu’il fut deux jours caché,
Et que sans Léontine on l’eût longtemps cherché :
Il fut livré par elle, à qui pour récompense
Je donnai de mon fils à gouverner l’enfance. (v. 43-46)

25On perçoit néanmoins un mystère autour d’elle puisque, d’après les dialogues de l’acte I, cette gouvernante a remarquablement élevé « Martian », celui qu’on croit fils du tyran, puisqu’il ne ressemble en rien à son père putatif, Pulchérie l’estimant au contraire très vertueux ; et elle semble avoir élevé tout aussi bien celui qu’on croit son propre fils, Léonce, en en faisant un guerrier plein de valeur et d’altruisme : même Pulchérie peut en tomber amoureuse, tant ses vertus ont d’éclat. Celles-ci sont telles que, sous nos yeux, « Léonce » n’hésite pas à renoncer à celle qu’il aime pour lui sauver la vie. En partageant ses sentiments (v. 317), Pulchérie paraît étrangement oublier ses griefs contre Léontine, responsable de l’exécution de son frère, que la gouvernante est pourtant censée avoir livré au tyran19.

Une dea sans machina opérant mystérieusement sur scène

26Bien qu’à l’issue de l’acte I l’on puisse penser que l’action de Léontine appartient à un passé révolu, le personnage apparaît sur scène, contre toute attente, dès le début de l’acte II. Les contradictions qu’on a perçues dans les évocations de son comportement au cours de l’acte I se prolongent dans l’aspect très complexe que prend cette figure de nourrice-gouvernante alors que de la nourrice historique, mentionnée dans quelques courtes lignes par Baronio, rien n’était dit : l’étrangeté du personnage s’accorde en revanche assez bien avec le rang de gouvernante et de « patricienne » que Corneille, comme on l’a vu, s’est vanté de lui avoir donné. Le mot « secret » est employé dès le huitième vers de l’acte II (avec répétition du terme aux vers 396, 406, 487) et, en un vers et demi, la grande action passée de Léontine semble révélée : « Ce prodige étonnant d’Héraclius en vie » (v. 394) ; « et moi qui l’ai sauvé » (v. 400).

27Il n’est pas si fréquent qu’un personnage qui détient un secret intervienne avant la fin de la pièce pour effectuer une révélation longtemps attendue. Dans ces conditions précises, son rôle consiste alors à distiller son secret, dans une parole véritablement performative. Georges Forestier a bien décrit le phénomène :

Toute ignorance d’identité suppose un détenteur du secret, un personnage révélateur […]. Son entrée en scène s’effectue généralement au dernier acte (Œdipe), à moins que l’auteur n’ait conféré à ce personnage un rôle important d’observateur-manipulateur, rôle accordé aux plus sévères exigences de la dramaturgie classique, qui proscrivent le recours au deus ex machina. Sa Léontine est, en effet, la première d’une longue série de personnages auquel leur savoir confère puissance, mystère, et, par là forte présence scénique20.

28Comme une telle figure doit aboutir aux mêmes résultats qu’un deus ex machina, c’est au cours de l’action qu’il lui revient d’actionner puissamment, de manipuler, d’autres personnages. Non contente de détenir un secret, la gouvernante a été extrêmement active par le passé et s’est comportée en créatrice d’illusions renouvelées qui constituent autant de rebondissements quand on les découvre a posteriori, bien qu’elles ne soient révélées que dans l’espace privilégié de la scène, comme le souligne Eudoxe dans la scène 1 de l’acte II (v. 411-416) :

On ne dit point comment vous trompâtes Phocas,
Livrant un de vos fils pour ce prince au trépas,
Ni comme après, du sien étant la gouvernante,
Par une tromperie encor plus importante,
Vous en fîtes l’échange […].

29Pour le présent, si l’obsession du véritable Héraclius est de prendre son autonomie en se montrant tout entier pour ce qu’il est, le fils de Maurice, celle de Léontine est au contraire de cacher cette véritable identité, ce qu’elle peut réaliser particulièrement efficacement si elle exhibe des personnages-leurres, soit conscients, comme Martian-Héraclius, soit inconscients, comme Léonce-Martian ; elle en commande les gestes sans que personne n’en sache rien. Pour cela elle doit se trouver reliée à eux par une sorte de fil invisible et indestructible.

Léontine ou la passion d’impulser des gestes

30Martian-Héraclius, outre le fait qu’il a été élevé par Léontine, est lié à elle par un sentiment de reconnaissance21 infinie puisqu’elle a sacrifié son fils en sa faveur et qu’il en est ainsi le fils spirituel ; la conscience de sa dette s’exprime à plusieurs reprises dans sa bouche sous la forme du verbe « devoir » (v. 524 et 528). Quant à Léonce-Martian, déjà implicitement associé à sa prétendue mère par la ressemblance de leurs noms, il rappelle au vers 669 quelle est la relation d’un fils et d’une mère : « Je croyais comme fils devoir tout à vos soins ». Avec un sentiment de toute-puissance (v. 496 : « Vous régnerez par moi, si par moi vous vivez ; »), elle s’oppose à toute velléité d’action indépendante exprimée par ses créatures (v. 493-494 : « Je punirai Phocas, je vengerai Maurice, / Mais aucun n’aura part à ce grand sacrifice »), comme le souligne au reste son utilisation constante de l’impératif et des verbes d’action au futur. Bien qu’elle soit guidée par une motivation politique respectable, Héraclius n’en apparaît pas moins comme son jouet et le vers 497 est éloquent à cet égard : « Laissez entre mes mains mûrir vos destinées » (nos italiques). Même Pulchérie se trouve étroitement reliée à elle par les paroles que prononce l’impératrice Constantine avant de mourir (v. 792-793 : « Mais prenez un époux des mains de Léontine ; / Elle garde un trésor qui vous sera bien cher »), la gouvernante des deux « princes » commandant en quelque sorte ses sentiments amoureux.

31Au cours de l’action, sa présence continue tout au long de l’acte II reflétant sa vigilance et sa réactivité de chaque instant, Léontine cautionne les dires d’Exupère selon lesquels Léonce-Martian serait le fils de l’empereur Maurice. C’est pourquoi, au début de l’acte IV, Martian-Héraclius, qui s’était d’abord montré infiniment reconnaissant à l’égard de Léontine, qualifie différemment son comportement, s’indignant de cette caution mensongère et il formule deux accusations, qui révèlent sa conscience indignée d’être traité comme un jouet : « M’empêcher d’entreprendre » (v. 1137) et surtout « Attacher de sa main mes droits à sa personne » (v. 1140).

32La manipulation de Léonce-Martian par Léontine est encore bien plus subtile et bien plus effrayante, car elle doit l’amener à commettre une action criminelle, et contre son propre père. Corneille a prêté à sa patricienne-gouvernante le mérite d’avoir élevé dans la vertu le fils de Phocas, d’avoir suscité en lui la détestation de la tyrannie et la vaillance altruiste à la guerre (il y a sauvé la vie d’Héraclius) ; mais, alors que le nom qu’elle porte22 connote la force combative, voire sauvage, du lion, le poète s’est refusé à la montrer capable d’attendrissement à l’égard de sa belle créature23 : « Je ne l’ai conservé que pour ce parricide », déclare-t-elle au vers 557. Ce n’est pas seulement en songeant au sacrifice qu’elle a consenti de son propre enfant en faveur de celui de l’empereur Maurice qu’Antoine Soare la perçoit comme « la plus affreuse des aventurières de la maternité24 », ce que corrobore au reste l’indignation d’Eudoxe devant le traitement réservé à celui qui a été élevé comme son frère. Profitant de l’amour qu’il éprouve pour Pulchérie, Léontine entend lui faire exécuter, en qualité de « Léonce », le geste meurtrier que son amante a en tête, se servant au reste aussi de la fille de Maurice (v. 550-552) :

Animons toutes deux l’amant pour la maîtresse,
Faisons que son amour nous venge de Phocas,
Et de son propre fils arme pour nous le bras.

33L’occasion se présente bien vite de mettre autrement, mais plus rapidement, son dessein à exécution quand Exupère arrive porteur de la double nouvelle qu’Héraclius survit et qu’il s’agit de Léonce. Léontine, en confirmant cette nouvelle, rend imminent le moment de transmettre au bras ou à la main de Léonce-Martian une impulsion, plus puissante encore que celle qu’elle prévoyait. En effet, il croira agir désormais non plus en amoureux défendant son amante mais en tant qu’Héraclius, fils d’empereur légitime mettant fin à la tyrannie. C’est sans ambages que Léontine lui évoque son précédent dessein quand il s’étonne que cette mère nourricière l’ait laissé aimer Pulchérie, qui serait sa sœur dans la nouvelle configuration familiale (v. 707-710) :

Je voulais donc, Seigneur, qu’une flamme si belle
Portât votre courage aux vertus dignes d’elle,
Et que votre valeur l’ayant su mériter
Le refus du tyran vous pût mieux irriter.

34Jean Brioché, sur le Pont-Neuf, animait de plaisantes marionnettes mais à l’origine, dans beaucoup d’endroits, de France et d’Europe, les marionnettes figuraient les personnages graves des mystères25. Léontine anime, en fait, un spectacle tragique digne de nombreuses dramaturgies grecques, celles-là avec lesquelles Corneille entendait rompre par souci de bienséance26, car elle manipule Léonce-Martian de manière à faire assassiner le père par le fils (v. 559-562), tenant à ce surcroît de cruauté, en artiste :

C’est à de telles mains qu’il nous faut recourir,
C’est par là qu’un tyran est digne de périr,
Et le courroux du Ciel pour en purger la Terre
Nous doit un parricide au refus du tonnerre.

35Au demeurant, les vers 769-770 nous apprennent que Léontine n’aime guère partager cette maîtrise des ficelles27 qui actionnent les personnages, pas même avec sa fille :

Vous êtes curieuse, et voulez trop savoir ;
N’ai-je pas déjà dit que j’y saurai pourvoir ?

36Au reste, elle instrumentalise fort habilement les sentiments que cette jeune Eudoxe inspire à Héraclius pour influencer indirectement ce dernier.

37Assurément, le plus grand plaisir pris par Léontine, une fois Léonce-Martian arrêté sous la fausse identité d’Héraclius, consiste ou bien à déclencher un geste du tyran contre son propre fils, une fois qu’il a arrêté Léonce-Martian en le croyant Héraclius, ou bien à en empêcher tout geste une fois qu’Héraclius, pour sauver son frère de lait, lui a révélé la double substitution d’enfants. Phocas réalise pleinement la puissance de la patricienne car il a conscience, qu’outre de la personne physique et mentale de celui qu’il croit son fils, c’est de lui-même qu’elle de lui-même s’est emparée (v. 1427-1428) :

Quelle reconnaissance, ingrate, tu me rends
[…]
De t’avoir confié ce fils que tu me caches,
D’avoir mis en tes mains ce cœur que tu m’arraches
[…].

38Léontine manifeste une habileté raffinée en ne prononçant pas même les noms, véritables ou fictifs, de chacun des deux jeunes gens, qu’elle a alors en face d’elle (vers 1406), et qu’en fait elle immobilise, eux aussi, par son silence : « Le secret n’en est su ni de lui ni de lui ». Et d’exhiber hautement sa jouissance dans les vers 1415-1418 :

Tandis qu’autour des deux tu perdras ton étude
Mon âme jouira de ton inquiétude28,
Je rirai de ta peine, ou, si tu m’en punis,
Tu perdras avec moi le secret de ton fils.

39Cette jubilation dans le jeu a de quoi glacer car elle ignore superbement les effets produits non seulement sur Martian – dont certes, Léontine n’a cure, bien qu’elle l’ait élevé –, mais également sur Pulchérie, et sur Héraclius, enfants de l’empereur Maurice : la scène 5 de l’acte V révèle le bouleversement des trois jeunes gens.

L’immobilisation railleuse des personnages

40Même la bonne éducation donnée à chacun des deux « princes » participe de l’art manipulatoire cultivé par Léontine car leur haine du tyran est telle qu’aucun des deux ne saurait revendiquer d’être le fils de ce dernier ; les principes acquis les force en quelque sorte agir selon la volonté de l’impressionnante patricienne.

41À dessein nous avons employé plus haut le verbe « immobiliser ». Alors qu’au cours de l’acte II Léontine, après avoir retenu les mouvements d’Héraclius, active au contraire la révolte chez Léonce-Martian, dans une brillante improvisation, quand elle réapparaît sur la scène à la fin de l’acte IV, l’un et l’autre se trouvent comme paralysés. Hors de sa présence, ils avaient tous deux tenté de contrarier par leurs paroles les agissements de Phocas : dans la scène 3 de l’acte IV, Héraclius a révélé le double échange opéré par Léontine, et son identité de fils de Maurice, tandis qu’éloignant toute interrogation, Léonce-Martian revendiquait le crime d’avoir « conspiré la mort du tyran », et d’aller mourir en cette qualité ; tous deux argumentaient alors de manière fort serrée. L’arrestation de la gouvernante a d’abord pour effet immédiat de tarir cette parole.

42L’effet paralysant produit sur Héraclius par le silence de Léontine se mesure ensuite dans les stances de la scène 1 de l’acte V, dans lesquelles le héros éponyme se déclare ému par l’affection que le tyran lui porte et ne sait plus du tout qui il est, allant jusqu’à s’envisager sincèrement comme le fils du tyran. Quand, dans la scène 3, il s’élance pour empêcher le coutelas d’Octavian de s’abattre sur « Léonce » en se reconnaissant comme fils de Phocas, il est aussitôt obligé de revenir en arrière car ce faux aveu l’amène à devoir épouser Pulchérie, sa sœur : il se voit ainsi condamné au sur-place. Puis lorsque le tyran laisse ensemble les trois jeunes gens pour qu’ils lui désignent son véritable fils, ils ne peuvent dans la scène 5 du même acte que constater l’inaction forcée qui est la leur, au point que Pulchérie conclut au vers 1809 : « Princes, attendons tout sans consentir à rien ».

43Corneille pousse loin la perception de la puissance manipulatrice de Léontine puisque le public lui-même n’est pas mis dans la confidence du nombre d’échanges effectués entre les identités des enfants qu’on lui a donnés à gouverner, l’échange simple et l’échange double apparaissant comme des scénarios également vraisemblables : ce sont aussi les émotions des spectateurs que le personnage façonne. Le mystère des manœuvres antérieures de cette orfèvre en leurres se trouve au reste épaissi par les doutes qu’Exupère exprime pour Phocas au sujet de la « révélation » d’Héraclius (v. 1294 : « Elle a pu les changer et ne les changer pas » ; v. 1314 : « Elle a pu l’abuser, et ne l’abuser pas ») ; le patricien les réitère, au reste, quand elle est arrêtée avec une expression comme « peu de jour pour son discernement » (v. 1446) et un terme comme « illusion » (v. 1449). Alors Exupère demande encore à s’entretenir avec Léontine afin de « démêler cette confusion » (v. 1450). Notons que pour éclairer le sens de ce verbe, Furetière, dans son Dictionnaire universel, cite l’expression « demesler une fusée », c’est-à-dire le fil qui est entouré autour d’un fuseau…

44Bien qu’il soit difficile d’apprécier le degré de sincérité de l’émotion qu’il a exprimée dans la tirade qui clôt la scène 3 de l’acte IV (v. 1361-1388), Phocas, à l’instar Héraclius, à l’instar du vrai Martian, se trouve empêché dans ses mouvements par l’intrication voulue par Léontine des fils qu’elle a actionnés jusqu’alors et elle peut s’en féliciter dans la scène suivante. S’en prendre à Léontine, ce serait au reste se condamner à une éternelle ignorance.

45Ainsi, bien que, s’adressant au vrai Martian dans l’ultime scène de la tragédie dénouée grâce à l’assassinat du tyran, Léontine demande qu’il l’excuse et affirme son « zèle parfait » (v. 1899), on ne peut s’empêcher de penser qu’en lui faisant tirer de multiples ficelles qu’elle embrouille ensuite (voir le vers 1521), Corneille crée une Léontine grisée par la puissance que l’habitude de manipuler semble lui donner : elle a beau affirmer « j’y saurai pourvoir » (v. 769), sa stratégie se révèle peu efficace concernant l’avènement d’Héraclius puisque Phocas finit par envisager de le faire périr aussi bien que Martian et d’épouser lui-même Pulchérie. Il mettrait cette menace à exécution si Exupère ne l’assassinait à temps : ce dernier n’est actionné que par sa propre détermination, et il est le seul à accepter d’ignorer le secret de Léontine (v. 1506 : « Gardez votre secret, je garderai le mien »). En fait, sans l’intervention de ce patricien, les manœuvres dirigistes de Léontine auraient surtout pour effet, sur la scène, de retarder un peu l’exécution du héros éponyme par le tyran, et, dans la salle, de détourner de l’horreur par sa personne même, qui provoque surprises et effarement, alternative bien sombre à la peur que le public éprouve de voir se perpétrer soit un meurtre du fils par le père, soit un meurtre du père par le fils.

46En détourne également le repérage des jeux d’esprit, multiples dans cette tragédie, et qui, au sein de la catégorie des jeux de règles définie par Denise Garon, ressortissent aux jeux de langage et d’expression ainsi qu’aux jeux d’énigme.

Jeux d’esprit, goût des énigmes

47Corneille, dans l’Examen qu’il en donne en 1660, invite à revoir sa tragédie non seulement pour emporter une « entière intelligence » de l’action mais pour apprécier toutes les finesses que les dialogues recèlent :

[…] je n’ai pu avoir assez d’adresse pour faire entendre les équivoques ingénieux dont est rempli tout ce que dit Héraclius à la fin de ce premier acte, et on ne les peut comprendre que par une réflexion après que la pièce est finie, et qu’il est entièrement reconnu, ou dans une seconde représentation.

L’apprentissage ludique du déchiffrement

48De fait, c’est au début de l’acte II, lorsque l’échange entre Léontine et sa fille révèle au spectateur le double transfert d’identité qu’a opéré Léontine sur les fils respectifs de Maurice et de Phocas que les spectateurs jouissant d’une exceptionnelle mémoire se souviennent de certaines expressions étranges employées par le héros éponyme dans plusieurs scènes du premier acte et auxquelles on découvre un deuxième sens. Dans la scène 3, le but d’Héraclius quand il emploie des formules équivoques pour définir devant lui et Pulchérie les qualités liées à son identité est assurément de se dédommager d’avoir à feindre d’aimer le tyran comme un père. Ainsi, quand Phocas lui intime l’ordre d’épouser la seule survivante officielle de la famille de l’empereur Maurice, Héraclius, sachant qu’elle est sa sœur, use d’une périphrase pour lui répondre, dans les vers 274-275 :

Étant ce que je suis je me dois quelque effort,
Pour vous dire, Seigneur, que c’est vous faire tort.

49Le tyran interprète forcément « ce que je suis » comme « étant votre fils », alors qu’Héraclius pense « étant fils de Maurice ». Et le héros éponyme de renchérir laconiquement dans le vers 280 : « Ma naissance suffit pour régner après vous ; » : dans son esprit, le rang impérial ne lui est pas transmis par qui Phocas le croit – par lui-même –, mais par Maurice.

50Dans la scène suivante, les équivoques ne sont pas moins ingénieuses quand il n’a plus face à lui que Pulchérie et Martian. Dans les vers 312-313, il évoque d’abord de manière euphémique l’impossibilité, pour Pulchérie et lui-même, d’unir la descendance de Phocas et de Maurice :

Ce n’est pas à nous deux d’unir les deux maisons ;
D’autres destins, Madame, attendent l’un et l’autre ;

51Rien de plus juste dans sa bouche que le vers 332 (« J’ai peine à reconnaître encore un père en lui »), qui dénonce l’effort qu’il doit consentir pour se feindre le fils du tyran alors que ses deux interlocuteurs pensent qu’il est en train de se désolidariser de son vrai père. Plus loin, l’extrême abnégation du pseudo-Léonce, prêt à renoncer à son amour pour sauver la vie de Pulchérie, lui inspire des vers (355-359) extrêmement émouvants, plus riches encore de sens cachés que les précédents, et qui révèlent sans en avoir l’air au pseudo-Léonce qu’il n’est pas qui il croit être avant de lui attribuer sa véritable identité de Martian :

Je te connais, Léonce, et mieux que tu ne crois,
Je sais ce que tu vaux, et ce que je te dois.
Son bonheur est le mien, Madame, et je vous donne
Léonce et Martian en la même personne,
C’est Martian en lui que vous favorisez.

52En même temps, présentant le prétendu fils de Léontine comme son alter ego, ces vers disent l’immense affection que lui porte le héros éponyme. À cette formulation du véritable Héraclius fera écho le vers 867, prononcé par le pseudo-Léonce quand il se croit fils de Maurice après avoir lu le billet de l’empereur défunt apporté par Exupère : « Épousez Martian comme un autre moi-même », conseille-t-il à Pulchérie.

53En effet, bien que Corneille ne l’écrive pas, les équivoques dépassent les limites de l’acte I, mais, éclairées par les révélations de la première scène de l’acte II, elles sont alors plus aisément déchiffrables par le public.

La jouissance du déchiffrement

54Certaines équivoques viennent encore d’Héraclius et donnent au public le plaisir de les comprendre, comme celles qu’on trouve dans le vers 1226 adressé à Phocas : « Perdez Héraclius, et sauvez votre fils ». Le héros éponyme en éclaircira vite le sens caché, révélant au vers 1238 sa véritable identité et celle de son frère de lait ; mais auparavant il aura suscité chez son ami Léonce-Martian, qui se croit alors Héraclius, la douloureuse impression d’être renié et trahi dans son amitié par son alter ego : « Je vous ai mal connu jusques à mon trépas » (v. 1233), propos au demeurant fort juste, et que les spectateurs attentifs doivent trouver piquant puisque son jeune auteur n’en mesure pas toute l’exactitude. Celle-ci lui est aussitôt notifiée, mais encore dans un vers au double sens, par Héraclius : « Et même en ce moment tu ne me connais pas ». Ainsi, au moment même où le tyran va tout apprendre, au moment du plus extrême suspens, quand tout le stratagème monté par Léontine va être révélé, Corneille distrait l’attention des spectateurs en introduisant des équivoques… Comment ne pas désigner ce procédé autrement que par le terme de « jeu » ?

55Pulchérie elle-même, et à l’instar de Léonce-Martian, profère à son propre insu de ces paroles à double sens. Lorsqu’elle évoque, au vers 1644, le tumulte qui s’élève dans la ville contre Phocas, elle dit placer son espoir en ces mutins mais elle ajoute, croyant Exupère rallié à la cause du tyran : « Exupère est allé fondre sur ces mutins, / Et peut-être de là dépendent nos destins ». Effectivement, ils en dépendaient, mais autrement qu’elle ne le pensait…

56On peut estimer que l’extraordinaire maîtrise du langage dont fait preuve Héraclius participe de sa qualité de héros et de futur souverain, pourvu d’une sorte d’aura universellement pénétrante et éloquente. Corneille lui communique quelque chose de sa propre habileté langagière quand, dans les vers 1707-1708, et afin de sauver la vie de son frère de lait, le héros use d’une périphrase pour éviter des mots qui lui écorcheraient la bouche en le liant à Phocas : « Je suis donc, s’il faut que le die, / Ce qu’il faut que je sois pour lui sauver la vie ».

D’un jeu sur les mots à l’autre

57Néanmoins un autre personnage se substitue peu à peu à Héraclius pour s’exprimer en des équivoques ingénieuses : Exupère. Avant même que ce personnage, dont personne n’a encore parlé, ne fasse son entrée, Léontine, à la fin de la scène 3 de l’acte II informe Eudoxe, et avec elle le spectateur, que Phocas « s’immola son père ». Malgré cette présentation, Exupère prend un visage de traître dans la scène 2 de l’acte III puisqu’il accompagne alors Phocas venu arrêter Léonce-Martian, qui, depuis quelques instants, se croit Héraclius.

58Pour le spectateur, l’approche de certains propos d’Exupère ressemble à la manière dont il perçoit les paroles ambiguës d’Héraclius, n’en saisissant le double sens qu’a posteriori mais il en constitue une variante intéressante.

59Dans la scène 4 de l’acte II, on découvre en l’Exupère qui fait son entrée un être dévoué à la famille de l’empereur Maurice, puis il étonne dans l’acte III en paraissant s’être odieusement rallié à Phocas. Quand Léonce-Martian, qui se croit alors Héraclius, lui reproche sa traîtrise, il répond laconiquement par le seul vers 929 : « Je sers mon empereur et je sais mon devoir ». Néanmoins le court et troublant dialogue entre le patricien Amyntas qui conclut cet acte III révèle qu’il disant alors vrai, au fond, car si Exupère n’est pas un traître, puisqu’il se dit « blessé » par ce mot (v. 1121), alors l’empereur qu’il a dit servir n’est pas Phocas mais Maurice ! Cette fois, il est aisé au public de se souvenir de sa formulation, qui est récente. Néanmoins il faut bien convenir que les propos alors tenus entre les deux hommes dans le palais de Phocas29 présentent une opacité sans doute dictée par la prudence, les murs ayant des oreilles : l’ambiguïté caractérise presque tous les vers de cette scène. À l’instar d’Héraclius, Exupère manie admirablement la périphrase ; les vers 1123-1124 et 1126 ne s’éclaireront véritablement qu’au dénouement mais ils peuvent être d’ores et déjà perçus par ceux qui font confiance au patricien comme secrètement prometteurs : « par l’effet que nous devons attendre, / Nous serons en état de ne les plus entendre » ; « Ne fuyons pas les biens qu’ils nous font espérer ».

60Corneille cultive pour le public cette difficulté d’interpréter les propos d’Exupère : ainsi l’« inquiétude30 » qu’au vers 1295 ce patricien dit partager avec Phocas pourrait bien, contrairement à l’apparence, ne pas concerner les échanges auxquels a pu procéder Léontine, mais bien l’assassinat du tyran, qu’il prépare. Pour qui réagit ainsi, le vers 1318 adressé en réponse à Phocas, qui se plaint de ses « soucis cuisants » relève par ailleurs, à mots couverts, de l’ironie tragique : « Je vous en tirerai, Seigneur, dans peu de temps », dans la mesure où c’est le futur assassin du tyran qui le prononce. Seuls encore, les spectateurs vite acquis à Exupère31 savent, quand il s’agit d’arracher son secret à Léontine, à quel point « l’affaire l’intéresse [m’intéresse] » (v. 1451). Toutefois le vers 1510, « Avant la fin du jour vous saurez qui je suis » apparaît comme si menaçant dans la bouche d’Exupère, après qu’il s’est irrité contre Léontine et contre la méfiance qu’elle affiche à son égard, que même les spectateurs qui auront interprété son dialogue avec Amyntas comme une révélation de sa fidélité à Maurice peuvent en venir à douter32. En réalité, loin de menacer, Exupère ne fait alors qu’annoncer la révélation prochaine et éclatante de son appartenance au camp des fidèles à la famille de l’empereur légitime ; mais il faut convenir que le vers n’est pas facile à décrypter alors que le locuteur a dit : « Si vous ne me croyez, craignez ce que je puis ».

61Corneille écrit qu’il a fallu voir deux fois la pièce pour en retirer une entière intelligence, ce qui peut induire une satisfaction supplémentaire. Probablement le public ne prend-il pas un plaisir de même nature à la première et à la seconde représentation. Quand il est guidé par la connaissance de l’intrigue, qui sert en quelque sorte de règle du jeu, le spectateur peut rester disponible pour un ludus, qui contrebalance l’angoisse, et savourer toutes les paroles à double entente, celles d’Héraclius et celles d’Exupère. À la première représentation, néanmoins, entraîné par l’activité de décryptage auquel l’acte II l’a initié, et ayant constaté la fréquence de la pratique du mensonge qu’induit la tyrannie dans cette tragédie, il peut soupçonner une présence d’un langage codé, mais, compte tenu de l’état dans lequel la personnalité paralysante de Léontine a laissé les jeunes protagonistes, et avec eux les spectateurs qui s’assimilent à eux, il peut surtout se laisser aller au vertige de l’incompréhension.

62D’emblée Corneille provoque, non sans complaisance, une forme de déstabilisation chez son lecteur dans l’avis qu’il lui adresse quand il lui expose comment il a réalisé son montage dramatique avec les données de l’Histoire, cette évocation compliquée des assemblages se confondant avec celle de la fable dramatique : c’est une sorte de préparation à la perte de repères que l’action va provoquer. De fait, une attention de tous les instants, extrêmement fatigante pour l’esprit, est nécessaire pour suivre le dispositif manœuvrier qu’a mis en place Léontine dans le passé ; le public peut admirer la dextérité de Léontine à manipuler les uns et les autres, mais également s’en scandaliser, et ce ballotement risque de l’amener à renoncer à démêler le dispositif, d’autant plus qu’il paraît improductif. De surcroît, les incessants jeux d’interprétation qu’impose le texte, et particulièrement les paroles d’Exupère, s’ils apportent une jubilation dans les cas de réussite, peuvent aussi contribuer à inspirer « un état […] de confusion et de désarroi33 ».

63Le concours de tous ces jeux aboutit à ce que le spectateur soit tenté « de détruire pour un instant la stabilité de sa [la] perception et d’infliger à sa [la] conscience lucide une sorte de panique voluptueuse », Corneille parviendrait ainsi à créer chez lui l’ilinx que décrit Roger Caillois. Cette forme nouvelle de plaisir tragique, qui, lors de la première représentation, entre en concurrence avec ceux de la crainte et de la pitié, cèderait la place à l’agréable sentiment de complicité avec le poète, cette philia dont parle Myriam Dufour-Maître34, lors des représentations ultérieures.

Notes

1 Cette scène 4 de l’acte III, la plus souvent incriminée par les critiques du Cid, fait incontestablement partie de celles que défend Guez de Balzac quand il écrit à Scudéry : « […] vous dites qu’il a ébloui les yeux du Monde et vous l’accusez de charme et d’enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation et vous me confesserez vous-même que la Magie serait une chose excellente si c’était une chose permise » (Lettre du 27 août 1637, citée dans notre édition du Théâtre de Pierre Corneille, tome II, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 48, 2017, p. 834-837).

2 Il déclare alors : « Vous pensiez me jouer et moi je vous jouais », Le Menteur, acte V, scène 6, v. 1767.

3 Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958 ; édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1967. Nous avons exposé l’essentiel de cette classification dans l’introduction du numéro 1 de la présente revue. Corneille : un théâtre où la vie est un jeu (I), dir. Liliane Picciola, © Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », no 1, 2021, URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1208.html, page consultée le 18 novembre 2025.

4 Les divers jeux d’assemblage constituent la troisième catégorie de jeux (A comme « assemblage », dans l’acronyme), selon Denise Garon (La classification des jeux et des jouets, Le système E.S.A.R, La Pocatière, Documentor, 1984). Cet ouvrage, toujours très efficient dans les ludothèques, a été maintes fois réédité, avec des révisions et des augmentations par des collaborateurs de l’autrice, québécoise, disparue en 2005. Nous estimons que la référence aux jeux que pratiquent les enfants peut ici être pertinente en nous référant à l’idée de Roger Caillois selon laquelle ces derniers imitent souvent des éléments de culture contemporaine sur le mode ludique.

5 Cet aspect rattache l’activité de Léontine à la première catégorie de jeux, E, distinguée par Denise Garon : les jeux d’exercice, la manipulation constituant la troisième variété au sein de cette catégorie.

6 Ici, en suivant la classification E.S.A.R., nous rattachons cette troisième manifestation ludique aux jeux de règles (R), parmi lesquels se situent les jeux langagiers et les jeux d’énigme.

7 La Rueda de la Fortuna, del Doctor Mira de Amescua, dans Flor de las comedias de España de diferentes autores […], Quinta parte, Alcalá, viuda de Luys Martínez Grande, 1615, et Barcelona, Sebastián de Cormellas, 1616, p. 279-306.

8 V. 1857-1858 : « Et de tant de soldats qui lui servaient d’appui / Phocas après sa mort n’en a pas un pour lui ».

9 Corneille emploie le terme au début à la fin du premier paragraphe de l’Examen d’Héraclius.

10 Baronius (alias le Cardinal Caesare Baronio), Annales ecclesiastici, auctore Caesare Baronio Sorano […] Tomus Octavus, novissima editio, postremum ab Auctore aucta et recognita, ouvrage publié pour la première fois à Rome de 1597 à 1607. Dans cette introduction, nous suivons la deuxième édition (Anvers, imprimerie Plantin, 1611).

11 Mira de Amezcua donne au reste le nom de Teodosio au personnage que Mauricio a élevé comme son fils.

12 Annales ecclesiastici, ouvrage cité, année 603, chapitre xiii, p. 168 : « Verum ista de Theodosio neque tunc temporis ita credita, sed alium in ejus locum ad necem suppositum, jactatum fuit : unde et factum est, ut novae fabricarentur contra Imperatorem insidiae, de quibus suo loco dicendum inferius » (« En vérité concernant Théodose on ne crut pas à l’époque que les choses s’étaient ainsi passées mais on prétendit qu’un autre avait été mis à sa place pour être exécuté ; de là vint que de nouvelles machinations contre l’empereur s’organisèrent, dont on parlera plus bas, en leur temps) ». Notre traduction.

13 Ibid., année 607, chapitres iii-iv, p. 203.

14 Corneille écrit dans l’Avertissement : « Je serais trop long si je voulais ici toucher le reste des incidents d’un poème si embarrassé, et me contenterai de vous avoir donné ces lumières afin que vous en puissiez commencer la lecture avec moins d’obscurité », mais, au sein du même paragraphe, il est passé sans crier gare de sa déformation des sources à l’évocation de l’action dramatique. On peut penser que sa discrétion sur le « reste des incidents » concerne aussi bien sa tragédie que la manière dont il les a conçus en empiétant sur l’Histoire.

15 « Or, comme entre-temps une nourrice avait soustrait l’un d’eux à l’exécution et offrait son propre fils à sa place, Maurice défendit que cela se fît et il livra son propre enfant » (notre traduction de Baronio, deuxième édition des Annales ecclesiastici, auctore Caesare Baronio Sorano […], Tomus Octavus, novissima editio, postremum ab Auctore aucta et recognita, Anvers, Plantin, 1611, année 602, chapitre xxvi, p. 162-163).

16 Jusqu’alors, ce type d’inceste tragique avait été traité comme une faute, soit consciente (ainsi dans Canace, de Sperone), soit découverte après coup (ainsi dans Le Torrismond du Tasse, de Dalibray), mais non pas comme une menace potentielle et abhorrée.

17 Roger Caillois, ouvrage cité, note que « […] le ludus se compose volontiers avec la mimicry. Dans le cas le plus simple, il donne les jeux de constructions qui sont toujours jeux d’illusion, qu’il s’agisse des animaux fabriqués avec des tiges de mil par les enfants Dogons, des grues ou des automobiles construites en articulant les lames d’acier perforées et les poulies de quelque meccano ».

18 II, 1 ; IV, 4 ; V, 4.

19 Elle n’expliquera cet étrange oubli que dans la première scène de l’acte III : « […] au lieu de la haïr d’avoir livré mon frère, / J’en tins le bruit pour faux, elle me devint chère » (v. 795-796).

20 Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français, 1550-1680, Genève, Droz, 1988, p. 317.

21 Il emploie ce terme au vers 514.

22 Le nom de Léonce évoque également la puissance du lion, mais aussi la douceur du lionceau…

23 Corneille prête même à Phocas de l’affection pour celui qu’il a élevé comme son fils depuis quatre ans.

24 « Antiochus, Héraclius, Britannicus », dans Actes de Columbus, Tübingen, Biblio 17, PFSCL, 1990, p. 115.

25 Selon Charles Magnin (Histoire des marionnettes en Europe : depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Michel Lévy, 1852), ces jeux ecclésiastiques durèrent jusqu’en 1647 dans la ville de Dieppe (p. 119), proche de Rouen… Ailleurs, ils continuèrent souvent mais en passant des mains des membres des confréries à celles d’animateurs laïques. Par ailleurs les spectacles de marionnettes consistaient souvent en des parodies de pièces de théâtre.

26 Voir l’Avertissement de Rodogune : « Voilà ce que m’a prêté l’Histoire, où j’ai changé les circonstances de quelques incidents, pour leur donner plus de bienséance. […]. Je l’ai même adouci [l’effet dénaturé que me présentait l’Histoire], tant que j’ai pu en Antiochus que j’avais fait trop honnête homme dans le reste de l’ouvrage, pour forcer à la fin sa mère à s’empoisonner soi-même. »

27 C’est plus tard que les marionnettes qu’on animait furent actionnées par des ressorts.

28 On notera l’expressivité des diérèses.

29 C’est au moment où Léonce-Martian quittait Pulchérie (voir le vers 915 : « Allez donc préparer cette heureuse journée ») qu’il est arrêté. On peut donc imaginer un déplacement minimal de ces deux personnages depuis les appartements de cette princesse, situés dans le palais et où « Léonce » était venu la trouver, jusque dans une sorte d’antichambre, où les scènes 2-5 se déroulent et que quitte Pulchérie pour rentrer chez elle à la fin de la scène 3. Corneille avait conscience du problème posé par les lieux dans cet acte III : « mais si le troisième [acte] commence chez Pulchérie, il n’y peut achever, et il est hors d’apparence que Phocas délibère dans l’Appartement de cette Princesse de la perte de son frère » (Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu dans Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola et Bénédicte Louvat, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 149).

30 Dans le sens d’« agitation ».

31 Non sans quelque raison car il est difficile d’imaginer une trahison de la part d’un patricien dont le tyran a tué le père.

32 Au reste, dans l’Examen de cette tragédie, Corneille écrit : « Exupère y fait connaître tout son dessein à Léontine, mais d’une façon qui n’empêche point cette femme avisée de le soupçonner de fourberie et de n’avoir autre dessein que de tirer d’elle le secret d’Héraclius pour le perdre. L’auditeur lui-même en demeure dans la défiance, et ne sait qu’en juger […] ».

33 Il s’agit évidemment d’un désarroi psychique.

34 Myriam Dufour-Maître, « L’éclat, l’ironie et la douceur », dans La clémence et la grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte de Pierre Corneille, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2014, p. 165.

Pour citer ce document

Liliane Picciola, « Distraire de la peur : jeux d’assemblage, de manipulation et d’esprit dans Héraclius » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 4, 2025

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/2133.html.

Quelques mots à propos de :  Liliane Picciola

Université Paris Nanterre
CSLF (EA 1586)