5 | 2013-2014
Mallarmé en traduction (aire hispanique)

Ce volume recueille les communications présentées lors de la journée d’étude « Mallarmé en traduction (domaine hispanique) », organisée par l’équipe, dirigée par Annick Allaigre et Pascale Thibaudeau, « Transferts textuels et migrations esthétiques » du Laboratoire d’Études Romanes (EA 4385) de l’Université Paris 8, le 7 décembre 2013 au Colegio de España de la Cité internationale universitaire de Paris. Elle a été soutenue par le Pôle Méditerranée de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Les textes ont été recueillis par Annick Allaigre et Sandrine Lascaux.

Couverture de

5 | 2013-2014

Deux annexes : une note de Darío (1898) et un article de Cansinos Assens (1919)

Annick Allaigre


Texte intégral

1L’intérêt pour Mallarmé commence timidement dans les lettres hispaniques à la fin du xixe siècle grâce à Rubén Darío, dont nous proposons ici la traduction du texte qu’il publia en 1898, année de à la mort du poète français, et prend son essor au xxe siècle mais il présente des spécificités qui le rendent unique.

2D’une part, il réunit poètes et écrivains des deux côtés de l’Atlantique grâce à la mobilité des intellectuels et poètes latino-américains, souvent diplomates, qui ont servi de pont entre la France et l’Espagne. Rappelons ici une anecdote significative. Le Mexicain Alfonso Reyes, son premier traducteur, organisa à Madrid en 1923 ce que nous appellerions aujourd’hui un « happening » : à l’occasion des 25 ans de la mort du poète, il demanda à un certain nombre de ses amis écrivains, admirateurs de Mallarmé, de se rendre au Jardín Botánico afin d’y observer cinq minutes de silence – le silence étant constitutif de son œuvre – pour lui rendre hommage. Le groupe, de six personnes, se dispersa dans les allées du Parc pour mieux méditer, réfléchir ou rêver sur l’œuvre du poète français. L’expérience est retracée dans le numéro 5 de la Revista de Occidente, revue alors récemment créée par José Ortega y Gasset.

3D’autre part, il coïncidé avec la redécouverte de l’œuvre de Luis de Gongora, ignoré pendant près de trois siècles parce que trop hermétique. La fascinante proximité, largement fortuite, de deux œuvres que tout sépare, le temps, le lieu, la langue, a favorisé, à n’en pas douter, le retentissement de Mallarmé en Espagne mais simultanément l’œuvre mallarméenne a déclenché l’intérêt pour celle de Góngora de la « génération de 27 » (ainsi désignée parce qu’elle a célébré le tricentenaire de la mort de Góngora en 1927). L’effet ultime et le plus durable de l’influence de l’œuvre de Mallarmé en Espagne est à n’en pas douter la réhabilitation de l’œuvre du Sévillan que la France du classicisme à la Malherbe avait contribué à marginaliser. Ainsi, les deux poètes qui ont le plus revendiqué leur solitude se trouvent-ils former un attelage indissociable et deux courants littéraires, baroque et symbolisme, définitivement soudés.

4L’ambition du projet de l’équipe « Transferts textuels et migrations esthétiques » du Laboratoire d’Etudes Romanes (EA 5485) de l’université de Paris 8 est de mettre à disposition des lecteurs de Mallarmé le riche matériau de sa réception en langue espagnole, de mesurer l’intérêt et la portée des traductions réalisées, en étudiant les traductions, en analysant les productions éditoriales (revues et anthologies consacrés au poète, éditions de l’œuvre complète en espagnol) et de proposer de nouvelles traductions1.

Rubén Darío, « Stéphane Mallarmé »2

5De mon château intérieur, cependant, vais-je dire ici, succinctement, j’aperçois :

Que jamais l’idée pure n’a vu lors des offertoires, devant son autel, de plus prodigieux parements sacerdotaux. L’évocation, la présentation, aussi rapidement qu’en un geste le puisse permettre le soulèvement de l’extrémité d’un rideau, de ce qui existe dans cet univers :

Au-delà, image uniquement révélée par fragments et en confusion, en vertu de songe, ou à travers cette vitre opaque, en langue de science et de la cérébralisation inconsciente, et d’où de suprêmes esprits, par empyrée ou porte infernale, ont reçu des révélations inouïes, Shakespeare, Poe, Wagner.

La méditation sur ce fil d’Ariane, doublement utile parmi le jaspe, or, ivoire, du labyrinthe : Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur !

Résurrections de modes d’expression, concrétion immémoriale de formules rituelles ou sibyllines.

Absence d’une religion, présence virtuelle de toutes, dans leur relation avec le mystère, et les pompes liturgiques, vertu des signes, secrète force des mots ; le talisman musical, le hiératique en mouvement.

6Le poète concrétise sur l’instrument de la langue humaine les potentialités de la musique, créant par le rythme un monde fugitif, mais dont, dans l’instant de la perception mentale, on a la possession. Parfois un seul vocable, un mot seul, interlinéaire, libre, produit de lui-même la magie, loi, ils sont un hosanna ; tel – dans la coulée poétique que vous connaissez –, « Palmes » dans Don du poème, « Etna » dans L’Après-midi, « Anastase », « Pulchérie » dans la Prose pour des Esseintes, ou le « Ptyx » dont l’énonciation a terrifié une vaste foule hors du temple, dans l’un des incomparables sonnets.

7Absence préconçue de l’habituel secours de l’accessoire, face à la paresse dans la cérébralisation ; la pensée-parangon demeure de ce fait dans sa solitude, sans autre découpe que ses propres éclairs, affaire d’aspirer la rose spirituelle, l’unique magique perle par essence.

8Par la trouvaille d’une coupe ou de pierreries, advient l’apparition subite de la vie des préhistoriques Ecbatane, Mycènes, Atlantides. Un évhémérisme à rebours, certains hommes supportant l’incarnation passagère alors qu’ils avaient été à l’origine – aujourd’hui en vague relation clandestine avec l’absolu – des dieux.

9Le soupçon ou la certitude d’existences antérieures, lorsque s’éveille au fond de l’être la perception tant de momies de princesses antiques animées par un irrésistible « veni foras », sensations, visions, cérémonials, triomphes, spectacles familiers ou mystérieux, à la seule combinaison de telles ou telles syllabes sonores, quand la pensée se défait de sa larve.

10Ce qui est renfermé dans un vieux livre qui, quand on l’ouvre, laisse s’échapper, comme la boîte en bronze du conte d’Orient, la vapeur d’un génie, un essaim d’effluves ancestrales ; ou le décor animé du seul influx de ce qui pourrait s’appeler le secret des choses : « vieil almanach allemand », « longues démarches »… « Grimoire », selon la place dans le discours, et le rythme de l’idée.

11Effroi des contemporains de Lycophron et avant la flèche mortelle les innombrables tentatives, cyniques ou vipères ; l’amour de l’archaïsme : vin précieux d’autant plus de valeur qu’il est reculé dans le temps, aristocratie lexicale, mystère du verbe : faudrait-il rappeler les hymnes à la précise signification cachée que contaient les Aztèques, et ceux des frères Arvales de Rome ? Ô pape Satan, pape Satan aleppe ? Ou Shakespeare dans certains passages ? Lycophron-Mallarmé. Et l’érudition des écrivains du Moyen-âge ? Et l’érudition d’Hugo ?

12Mais il y a un monde de l’Alexandra aux Divagations ; pour remplacer Tzezes, vous avez avantageusement Thadée Natanson.

13La théorie des silences, et la suppression de tout signe, à l’occasion, orthographique ; les composants sont sous l’influx de la musique personnelle, dans la mélodie indéfinie et infinie ; genou-flexion wagnérienne, quoi !

14Dans la Prose pour des Esseintes, la clientèle journalistique, scandalisée de ne pas trouver de la prose (quel ne fut pas mon étonnement de voir, à propos de Proses profanes, une même erreur chez un rédacteur du Mercure de France, Pedro Emilio Coll, alors que Rémy de Gourmont m’avait félicité précisément pour la trouvaille de ce titre).

15Se dresse la personne harmonique d’Hérodiade, la femme au clair regard de diamant. D’un vase sacré, ancien, ciselé de symboles, s’élève, langue de la vérité ignorée de la nature, sur de mystérieux onguents féminins, une flamme.

16À sa sieste, voici le satyre aux sabots d’or. Délice du catéchumène de pouvoir percevoir de définitives lueurs dans la nue qui l’enveloppe, tout en prêtant l’oreille à la Syringe (si différente de celle de Verlaine !) qui, sous une arcade de métaphysique, fait marcher au pas rituel ses paons, azur et argent et or.

17Dans le petit poème en prose, ni Baudelaire, ni Gaspard de la nuit. Il savait la langue anglaise, de là traducteur de Poe et avant du Vathek de Beckford. Dans le petit poème, comme dans toute sa prose, inconsciente peut-être, l’utilisation de l’hyperbate anglaise, et de manière de dire à faire succomber Chapsal de peur.

18Les sympathies sont Poe, William Wilson, et l’amoureux de Lénore, et tous les personnages de l’Américain reconnaîtraient certains passages et sensations : une même existence mentale, dans le Phénomène pur et dans La Pénultième.

19Et du Poe, très pur, purissime ! Tellement qu’on dirait une traduction de plus, Plainte d’automne : « Depuis que Marie m’a quitté pour s’en aller vers une autre étoile – telle Orion, Altaïr, et toi, verte Vénus – j’ai toujours souhaité la solitude ». Phrases d’un cristal mélancoliquement fluide… Depuis que Marie a passé là avec des cierges…

20Et le Frisson d’hiver ?, d’où s’échappe un parfum d’archaïque mystère, et l’idée fixe sur une subtile obsession de maladif enchantement…

21Les sensations atteignent presque toujours au paroxysme. La tristesse ou la joie présentent des facettes inattendues. Insoupçonnable pour le profane, ce que recèle une simple anecdote ou l’imprévisible incident d’une excursion, promenade solitaire au long d’une allée ; les architectures musicales et le rêve de jets d’eau ; le cygne, personnage hermétique.

22Applicable à lui-même, son résumé de Vathek. Car nul autre ne pourrait s’arrêter à la formulation mathématique de sensations de cauchemar ou de rêve : « La tristesse de perspectives monumentales très vastes et le mal d’un destin supérieur », « l’effroi causé par des arcanes » et « le vertige devant l’exagération orientale des nombres » ; le remords qui s’installe pour des crimes vagues ou inconnus ; les langueurs originelles de l’innocence ou de la prière ; le blasphème, le mal, la foule.

23Tombons-nous dans un tourbillon de remémorations hypniques ? Pour ma part, je garde le flottant souvenir de tout cela comme d’un monde lointain où j’aurais agi. Même effet de perception avec certaines planches de Traschel, certaine musique de Wagner, avec telles ténèbres de Redon, avec le bouffe tragique anglais, chez Audrey Beardsley.

24La critique, par d’autres procédés, rabaisse, écrase ; la voilà qui soulève le poème, et un portrait, Villiers ou Verlaine, ou le sketch de Whistler, cristallise résumée la symphonie.

25Un abcès dans un bijou de Bagdad.

26Écoutez cette déclaration : « Moi, je suis le malade des bruits et je m’étonne que les mauvaises odeurs répugnent à presque tout le monde, mais pas les bruits ». Divin secret du silence : d’où émergent les angéliques palais, les uniques suprasidérales mélodies.

27Des yeux du mage, à l’occasion, vers la caravane sociale, sur l’immense bal masqué, une lumineuse indication : nul ne la regardera. Méditer sur le dernier paragraphe du portrait de Villiers.

28Tout le reste, divagations, puisque tel est le mot, suffisant pour la vie entière d’un couvent d’exégètes ; le puits d’Aladin, qu’il nous conduise sur ces grandes ailes archangéliques vers l’univers wagnérien ; à sa conception idéale de la Représentation, à la future réalisation du Livre cosmique d’art.

29Mort à présent, quoi sinon la vénération affectueuse de ceux qui surent sa solitude, dans la procession immense des élus ?

30Sur l’oreiller pourpre, pâleur, sur laquelle, inouïe, la Tiare de sept rangs de pierreries. Cette fumée couleur d’or, dans la cassolette, laisse s’à demi matérialiser tant de facettes d’Orient… sourires des défuntes princesses ! Voici que trace un signe nouveau, sur le lac en silence, le Cygne qui comprend.

Rafael Cansinos Assens, « Un intéressant poème de Mallarmé »3

31Voilà peu, en la personne d’une dame – la comtesse de Pardo Bazán – qui dogmatise depuis sa chaire de littératures néo-latines, une autorité littéraire officielle déclarait, lors d’une conférence donnée à l’Athénée, l’extinction du sillage et de la lignée de Mallarmé, les précipitant dans l’abîme de l’irréparable avec la disparition physique du poète.

32Il est pourtant sûr que ce sillage et cette lignée se conservent aujourd’hui plus vivaces que jamais, et, s’il est un poète, parmi ceux qui peuplèrent le perron plein d’esprit sur lequel s’acheva le xixe siècle et emplirent de fulgurations lyriques l’ombre d’Hugo, un poète qui pourrait aujourd’hui montrer d’un doigt immortel une descendance née de son génie, ce poète, c’est Mallarmé. Alors que toutes les velléités et toutes les intentions de son temps ont passé de mode, ne subsiste aujourd’hui pour tracer un chemin, dressé dans sa fière solitude et son célibatisme, que celle qu’il a soutenue.

33Parnassiens, symbolistes et décadents ont été les aiguilles qui marquèrent un instant fugace sur ces horloges que couronnait encore le panache de l’empire. Mais lui, il est le seul à toujours signaler une heure à venir, à peine pressentie, dans la zone lumineuse et floue du cadran solaire. Quand les jeunes d’hier à peine et de maintenant éprouvèrent le désir de chercher leur avenir et la nécessité d’un génie qui les inspire, c’est chez lui qu’ils trouvèrent l’indication normale. La poésie la plus neuve est le prolongement des dernières ébauches du glorieux célibataire. Elle commence où son œuvre se termine. Elle enfonce ses pioches dans les Eldorados par lui signalés que dore la réverbération de son couchant. La modernité de certains noms a beau pouvoir nous égarer, l’essentiel de l’évolution lyrique qui a lieu aujourd’hui se trouve dans la moelle de l’œuvre mallarméenne. Dans son antre sibyllin et confus chantent les voix directrices des nouvelles antiennes. C’est lui qui a créé la syntaxe lyrique moderne, a réintégré l’image dans toute son importance, a recherché et réussi l’image double – dans Hérodiade il parle des « parfums déserts » –, il a étudié sa mise en scène, à la manière wagnérienne, soupesant l’emploi de tous les moyens qui permettent de la mettre en valeur – pauses, ellipses, anacoluthes – et même l’intervention des moyens graphiques qui constituent sa scène matérielle et visible, l’entourant de blancs et d’espaces de la même façon que, sur le plateau, le drame s’entoure de distance et s’isole magnifiquement.

34Tout au long de son œuvre, il apparaît préoccupé par cette mise en scène du poème visant à rehausser l’image, à la restituer dans sa vie passionnée et solitaire. L’horreur que Verlaine et d’autres poètes de son temps éprouvent pour la rhétorique est chez lui horreur de la logique, exprimée avec l’intuition la plus sûre, étant donné que la logique est la mère de la rhétorique, la Parque qui fournit leur long fil aux amplifications rhétoriques. Mallarmé s’efforce de couper ce fil, de lâcher ses images isolées comme les gouttes de rosée qui éclaboussent une main d’enfant. Comme le fastueux prince anglais amant de la reine On a, il déchire ses dalmatiques classiques, et projette des perles qui roulent. Maître de la langue française comme peu d’écrivains de son temps et de tous les temps galliques, il s’efforce d’oublier la syntaxe des Lycées, et la syntaxe du langage ordinaire, pour s’exprimer dans un langage passionné et maladroit, en un divin et illuminé balbutiement. Il se rapproche ainsi du style des sibylles et des poètes antiques et rétablit l’hyperbate, qui, si elle n’est, chez les poètes classiques comme Virgile, et surtout comme Horace, qu’un simple artifice pour obtenir l’euphonie et une imitation, fut primitivement, et le redevient, dans les instants passionnés et partant poétiques, le langage de la passion, un modèle spontané. Il se fait ainsi obscur et hérissé, parce que, de son œuvre véritablement lyrique, conçue et exprimée dans des instants passionnés et supérieurs, sont absents les vulgaires fils conducteurs du raisonnement quotidien. Tel un alcazar orgueilleux, sans pont-levis, auquel on accède uniquement sur les ailes d’un enlèvement. Ses images isolées, orphelines de tout ce qui est maternel, nourricier et mortel, simplement unies par une sympathie de beauté, se révèlent uniquement accessibles à la thaumaturgie ailée et perséïque. Elles resplendissent brûlantes de feu intérieur mais entourées de déserts et d’abîmes de neige. La simple intelligence ne peut parvenir jusqu’à elles. Et, dans leur terrible solitude originelle – Ô l’horreur d’être origine ! – elles forment des constellations qui maintiennent entre elles d’effrayantes distances. On peut lire des pages entières de ce grand Stéphane sans comprendre un seul mot. À la différence des autres poètes, il n’est pas accessible pour la seule intelligence. Les demeures de ses images sont à ouvrir avec des clefs de feu. Mais en cela même se confirme la caractéristique essentielle de sa poésie, ce qui la distingue de toute autre poésie chiffrée et hermétique. La lyrique de Mallarmé n’est pas une lyrique conceptuelle ou métaphysique, détail qui marque sa divergence d’avec Gongora dont il aurait pu s’inspirer. Mallarmé ne pratique pas l’allégorie, c’est-à-dire, quelque chose de structurel et décoratif organisé par un esprit logique, mais bien l’image. Il reste toujours dans la morbidesse, le tangible, le plastique ; il y a en lui, de ce fait, une certaine tendance à la sculpture, à la D’Annunzio, bien qu’il se garde du risque de modeler entièrement la statue, de forger l’idole, disséminant son énergie chirurgicale en tonalités et chromatismes. Il échappe à l’idolâtrie classique en élargissant son horizon de langueurs romantiques et de symbolismes picturaux d’une indétermination automnale.

35D’où, le caractère achevé et inabouti de la poésie mallarméenne, qui abhorre perdurer dans un amour. Mais cette contention dans le charnel illumine merveilleusement cette poésie hermétique, la dotant d’un sens de lien à l’image – mais pas au concept – qui ne laisse pas le regard frivole revenir entièrement pauvre. Ces strophes hermétiques donnent au lecteur distrait la sensation qu’éprouveraient un aveugle en caressant et des roses et des pierres précieuses et des fruits. Bien que leur symbolisme s’évanouisse, leur morbidesse est un contentement. Les mots flattent bien entendu l’oreille, avec leurs évocations sensibles, ils sont saisis sur l’instant comme musique, tandis que lentement ils s’ordonnent comme lettre. Et cette indécision de l’esprit qui, sans avoir fait les ablutions rituelles, pénètre dans l’Acropole mallarméenne, ou plutôt dans ses enfers éleusiens, l’avertit du sublime mystère qui s’y célèbre. Il est indéniable que Mallarmé comme Péladan a été à un moment donné disciple de Wagner : de même que celui-ci a souhaité sauver la voix humaine dans le chaos de la musique et harmoniser de façon équilibrée tous les éléments artistiques du drame, Mallarmé a voulu sauver l’image, en faisant refluer vers elle toutes les irradiations de la vertu lyrique. Cette émancipation de l’image, cet enrichissement de l’image, s’accomplit actuellement dans la toute neuve poésie. Le créationnisme, en particulier, travaille à partir des intentions du maître défunt. Huidobro, Reverdy, sont des disciples authentiques de Mallarmé. Apollinaire aussi l’a été avec son poème elliptique et imagé. La prétention de créer des images qui ne correspondent pas aux formes de la réalité, qui ne soient pas aptes à s’associer et à proliférer, est la plus haute aspiration de l’auteur de Vers et prose, fait partie de son crédo idéaliste qui cherche, non l’individu, mais le type unique et invisible. Le créationnisme représente la maturité posthume d’une sienne intention. Mais également les poètes de l’extrême-gauche, Tristan Tzara et tout le groupe dadaïste portent le signe de la lignée mallarméenne dans leurs fréquentations elliptiques. Ils clament leurs vociférations tronquées dans le style syncopé et sibyllin cher à l’auteur d’Hérodiade. Ne voit-on pas s’ériger, sur le trouble éclat de nombre de leurs strophes, la figure insigne et énigmatique des androgynes du Mallarmé, de ses archanges et de ses vierges ? Androgynie chère aussi à Péladan, et qui a l’air de ressusciter l’art le plus vigoureusement classique, où l’éphèbe supplante la femme dans la mission de cariatide d’urnes artistiques. C’est Mallarmé qui, par l’intention sibylline de son verbe, communique à la toute nouvelle poésie cet accent de vaticination qu’Apollinaire signale dans son Manifeste, dont l’invocation à une poésie irréelle et abstraite habilite le nouveau lyrisme à assumer un ton de messager et d’augure et à signaler des possibilités même pas encore matinales. Nous assistons aujourd’hui – nous pouvons l’affirmer – à une floraison posthume des intentions mallarméennes. Ce nouvel art de l’image, d’exaltation grave et sévère, qui s’éloigne des épousailles vitales pour créer par la seule vertu de sa fantaisie un monde nouveau, plus riche et divers, cet art de démiurges à la fois gais et divinement tristes, cet art juvénile et célibataire, qui attend tout de lui-même, et qui, dans l’idéalité de son génie persévère, cependant, dans la chair et la beauté, cet art sans contaminations, est l’œuvre virtuelle du glorieux célibataire qui a vécu en un âge sans temps et dans une solitude sans lieu.

36Tout cela sera plus compréhensible à la lecture du Poème suivant.

Notes

1 Le dossier que clôturent ces deux traductions en annexe reprend les interventions de la première journée d’étude, qui a eu lieu le 7 décembre 2013 au Colegio de España de la Cité Internationale Universitaire de Paris. L’équipe « Transferts textuels et migrations esthétiques » remercie vivement Thierry Roger, dont le très beau livre L’archive du Coup de dés (2010) a largement contribué à ouvrir ce chantier, d’avoir bien voulu ouvrir le recueil, resituant notre travail dans une problématique plus large, tous les collègues espagnols qui ont apporté leur contribution, Miguel Olmos, qui, outre sa participation, a généreusement offert les pages de TDH et, last but not least, Sandrine Lacaux, sans la rigueur et la tenacité de laquelle ce numéro n’aurait pu voir le jour.

2 Rubén Darío, « Stéphane Mallarmé », El Mercurio de América, vol. 1, octobre 1898, p. 161-166 (dans Stéphane Mallarmé, Antología, Madrid, Visor Libros [Col. Visor de Poesía], 2009, p. 251-255.

3 Rafael Cansinos-Assens, « Un interesante poema de Mallarmé », Cervantes, novembre 1919, p. 64-70 (dans Stéphane Mallarmé, Antología, Madrid, Visor Libros [Col. Visor de Poesía], 2009, p. 199-204.

Pour citer ce document

Annick Allaigre, « Deux annexes : une note de Darío (1898) et un article de Cansinos Assens (1919) » dans « Mallarmé en traduction (aire hispanique) », « Travaux et documents hispaniques », n° 5, 2013 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Annick Allaigre

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis LER
Annick Allaigre est Professeur de littérature espagnole à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, directrice de l’UFR Langues et Cultures Étrangères, co-directrice de l’axe « Transferts textuels et migrations esthétiques » du Laboratoire d’Etudes Romanes de Paris 8 (EA 4385). Spécialiste de la poésie du xxe siècle, elle a notamment étudié les poèmes du Mexicain Jorge Cuesta qu’elle a traduits, et l’oeuvre de l’Espagnol Juan Gil-Albert, dont elle a également traduit l’essai sur l’homosexualité : Concertar es amor de Juan Gil-Albert, por amor al concierto, Alicante, Instituto de Cultura Juan Gil-Albert, Diputación provincial de Alicante, Colección « Ensayo e investigación », 2004 ; Le style homosexuel. En Espagne, sous Franco, prologue de Juan Antonio González Iglesias, EPEL, Paris, 2008. Traduction : Jorge Cuesta, Sonnets suivis de Chant à un dieu minéral, postface Roland Léthier ; Remarques sur la traduction Annick Allaigre, Fédérop-LRLLR, avril 2003.