5 | 2013-2014
Mallarmé en traduction (aire hispanique)

Ce volume recueille les communications présentées lors de la journée d’étude « Mallarmé en traduction (domaine hispanique) », organisée par l’équipe, dirigée par Annick Allaigre et Pascale Thibaudeau, « Transferts textuels et migrations esthétiques » du Laboratoire d’Études Romanes (EA 4385) de l’Université Paris 8, le 7 décembre 2013 au Colegio de España de la Cité internationale universitaire de Paris. Elle a été soutenue par le Pôle Méditerranée de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Les textes ont été recueillis par Annick Allaigre et Sandrine Lascaux.

Couverture de

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Mallarmé vu d’ailleurs : une introduction

Thierry Roger


Texte intégral

1Par bien des aspects, l’œuvre de Mallarmé, ce professeur d’anglais qui apprit la langue de Shakespeare pour faire connaître celle de Poe, ce poète qui conçut le vers comme « un mot total, neuf, étranger à la langue », de manière fondamentale et fondatrice, appelle toutes les formes de médiation, et de franchissement des frontières.

2Le 1er novembre 1873, au lendemain de la Commune de Paris, entre Première et Deuxième Internationale, Mallarmé envoyait à Frédéric Mistral une lettre rarement citée, dans laquelle il adressait à son destinataire un projet de « Société internationale des Poètes » conçu avec Mendès, dont nous ignorons visiblement le contenu précis. L’ancien compagnon des Félibres écrivait ainsi :

Tu aimes les choses qui ont une grande allure : voici une de celles-là. Ouvre et lis le pli qui accompagne cette lettre : deux feuilles, l’une pour toi, c’est-à-dire pour la Provence, car les chefs-lieux de sections françaises sont Paris et Avignon ; l’autre pour Zorrilla, que tu connais, c’est-à-dire pour l’Espagne. S’il y a une subdivision nécessaire en Catalogne, tu t’adresseras à qui de droit, muni d’un troisième programme que nous tenons à ta disposition. […] Mon cher ami, c’est tout simplement une franc-maçonnerie ou un compagnonnage. Nous sommes un certain nombre qui aimons une chose honnie : il est bon qu’on se compte, voilà tout, et qu’on se connaisse1.

3Si ce projet n’eut, selon Bertrand Marchal, qu’un « éphémère aboutissement en 1874 »2, le statut social de Mallarmé, aussitôt acquis dans les lettres parisiennes, s’est vite internationalisé, mais autrement. À partir des années 1880, suite à la publication d’À‑rebours et des Poètes maudits, on le sait, l’auteur d’Hérodiade élargit son audience non seulement française mais européenne. Une grande partie de l’élite artistique et intellectuelle de l’époque passe par le centre des Mardis de la rue de Rome, ou bien circule dans un espace épistolaire que Mallarmé n’aura cessé de tisser : Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach, Mockel pour la Belgique ; Whistler, Wilde, Swinburne, John Payne, Arthur Symons, Edmund Gosse, Arthur O’Shaughnessy, Alfred Sutro pour l’Angleterre ; George Moore pour l’Irlande ; Vittorio Pica pour l’Italie ; Stefan George pour l’Allemagne ; Georg Brandès pour le Danemark ; Munch pour la Norvège ; Eugène de Roberty, Valère Brussov pour la Russie ; Sarah Helen Whitman pour les États-Unis, Christopher Brennan pour l’Australie3, cette liste n’ayant rien d’exhaustif4. Et puis ce fut le Coup de dés, poème de commande, paru après sollicitation, dans la revue internationale Cosmopolis, dont le nom, à elle seule, constitue tout un programme. Ezra Pound lit le poème spatial à Londres, dès 1897 ; il sera traduit à Madrid par Cansinos-Assens en 1919, à Naples par Enrico Cardile en 1920, à une époque où la France le connaît à peine. Ce poème typographique, susceptible d’être vu avant d’être lu, aura eu sans doute un destin posthume singulier au sein de la production du poète. Un non-francophone, un non-mallarmophone, peut y trouver quelque chose5.

4Mallarmé, traducteur et passeur de Poe, a donc eu très vite ses propres passeurs et traducteurs. Mais cette odyssée posthume reste fort mal connue. Si quelques travaux existent, qui dressent un panorama de la diffusion de l’œuvre mallarméenne à l’étranger6, de nombreuses investigations restent à mener. Il faudrait s’interroger plus avant sur les écarts temporels qui séparent réception française et réception étrangère, sur les manières de découper le corpus mallarméen, de le catégoriser, comme sur le terreau culturel, intellectuel et poétique, qui a rendu possible l’implantation de son œuvre, ou d’une partie de son œuvre. Comme toujours, le décentrement et le « regard éloigné » nous aident à mieux cerner ce que l’on croyait proche. Un Mallarmé vu d’ailleurs doit voir le jour. Filières, filiations, traditions, médiations, trahisons, traductions, transferts, usages, passages, tout cela doit être remonté, monté et démonté.

Notes

1 Stéphane Mallarmé, Correspondance. Lettres sur la poésie, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1995, p. 543-544.

2 Ibid, p. 543.

3 Ce dernier est à l’origine, à Melbourne, de toute une lignée de critiques spécialistes de Mallarmé : Chisholm, Austin, Davies.

4 Pour l’Espagne, Mallarmé semble surtout en contact avec José Zorrilla et Víctor Balaguer au moment de la « Société internationale des Poètes », dans un tout autre contexte que celui de l’époque des Mardis.

5 Sur cette question, voir Thierry Roger, L’Archive du « Coup de dés », Paris, Garnier, 2010.

6 Voir Enid Lowry Duthie, L’Influence du symbolisme français sur le symbolisme allemand, Paris, Champion, 1933 ; Olga Ragusa, Mallarmé in Italy, Vanni / New-York, 1957 ; Roman Doubrovkine, Stéphane Mallarmé et la Russie, Berlin, Peter Lang, 1998 ; Fernando Navarro, « Poésie et traduction : l’œuvre de Mallarmé en espagnol », Revue d’Études françaises, no 5, 2000, p. 87-100 ; Ludwig Lehnen, Mallarmé et Stefan George. Politique de la poésie à l’époque du symbolisme, Paris, PUPS, 2009 ; Miguel Olmos, « Les annotations par Juan Ramon Jiménez des œuvres de Mallarmé et sa traduction du poème “Soupir” », Pandora, no 9, 2009, p. 95-116 ; Thierry Roger, « Hugo Friedrich lecteur de la poésie moderne », dans Didier Alexandre et Wolfgang Asholt (dir.), France / Allemagne : regards et objets croisés., éd., Tübingen, Gunter Narr, Édition lendemains, 2011.

Pour citer ce document

Thierry Roger, « Mallarmé vu d’ailleurs : une introduction » dans « Mallarmé en traduction (aire hispanique) », « Travaux et documents hispaniques », n° 5, 2013 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Thierry Roger

Normandie Univ, UNIROUEN, CÉRÉdI, 76000 Rouen, France
Thierry Roger est spécialiste de la poésie de Mallarmé. Il enseigne à l’université de Rouen et a publié en 2010 L’Archive du « Coup de dés ».