2 | 2016
Littérature et événement

Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque international « Littérature et événement » organisé par l’équipe, à l’initiative d’Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero et Karim Daanoune, en novembre 2015 à la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan.

This volume gathers the papers given at the international conference “Littérature et événement” organised by the ERIAC research center and managed by Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero and Karim Daanoune, that took place in November 2015 at the Maison de l’Université in Mont-Saint-Aignan.

Couverture de

2 | 2016

De l’événement individuel à l’événement collectif : De beaux Lendemains de Russell Banks

Claude Romano


Texte intégral

1Aux yeux de Walter Benjamin, le roman tend à substituer à l’expérience (Erfahrung) d’une communauté telle qu’elle était véhiculée traditionnellement par le récit (mythe, épopée) une expérience inexorablement privée qu’il choisit de rendre en allemand par le mot d’« Erlebnis». La forme-roman se révèle à cet égard indissociable de l’émergence de l’individu contemporain : « Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire. Le romancier, lui, s’est isolé. Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c’est exacerber, dans la représentation de la vie humaine, tout ce qui est sans commune mesure »1. Le diagnostic de Benjamin se situe dans le sillage de celui de Lukacs, énoncé quelques années plus tôt dans sa Théorie du roman, pour lequel le genre romanesque se bâtit sur les décombres de l’épopée et de l’idée d’une totalité de vie achevée, le roman accordant la primauté à une expérience de vie de plus en plus fragmentée et parcellaire, dans un monde dont l’unité même est devenue problématique, un monde brisé par l’histoire. Mais le diagnostic de Benjamin, aussi juste soit-il dans ses grandes lignes, se heurte au cas particulier que représentent ce qu’on pourrait appeler « les romans de la communauté », dont le protagoniste central est par exemple une ville ou un bourg – on pourrait songer ici aux deux modèles particulièrement impressionnants, dans la littérature américaine du xxe siècle, que constituent Manhattan Transfer de John Dos Passos et la trilogie des Snopes de William Faulkner. Un lieu l’emporte ici sur le temps de la fiction et l’expérience d’un groupe humain sur celle d’un individu.

2Mais de nombreux romans se situent à l’intersection de ces deux possibilités, dans un va-et-vient entre ces deux pôles de l’expérience intime et communautaire, mettant en scène cette tension même. Tel est le cas, me semble-t-il, de The Sweet Hereafter de Russell Banks. Ce roman, par toute sa construction, semble ouvrir sur une prise en compte de l’événement collectif comme horizon de l’expérience individuelle. Il met en scène et décline toutes les conséquences, intimes et collectives, d’un accident de bus scolaire qui se produit dans la petite bourgade de Sam Dent, située dans le parc des Adirondacks, au nord de l’état de New York, et fait de nombreuses victimes Un jour de janvier, alors qu’elle conduit à une vitesse probablement un peu supérieure à celle autorisée, la conductrice du bus, Dolorès Driscoll, voyant ou croyant voir un chien jaune traverser la route à quelques mètres du bus scolaire, perd le contrôle de son véhicule qui quitte la chaussée et dégringole plusieurs dizaines de mètres plus bas pour finir sa course dans une sablière désaffectée, noyant la plupart des passagers qui n’avaient pas été tués sur le coup. Le roman met en dialogue et en tension quatre voix qui rapportent l’accident et ses suites immédiates ou différées : Dolorès Driscoll, la conductrice, Billy Ansel, le père de deux jumeaux, vétéran du Vietnam et veuf depuis peu, qui a pris pour habitude de suivre tous les matins le bus scolaire au volant de sa voiture en échangeant des signes avec ses enfants assis à l’arrière, Mitchell Stephens, un crack du barreau new-yorkais qui s’est spécialisé dans la défense des parents de victimes ; enfin, Nicole Burnell, une adolescente qui survit à la catastrophe, mais se réveille à l’hôpital paraplégique, et qui sera appelée à fournir un témoignage décisif puisqu’il permettra de mettre fin aux multiples procès intentés par les familles contre la ville ou l’état de New York. Quatre personnages, donc, quatre foyers sur lesquels se diffracte un unique événement, quatre solitudes. Mais ce quatuor de voix endeuillées est aussi la chambre d’écho d’une cinquième voix, celle de la communauté de Sam Dent, qui devient le personnage central du roman dans sa cinquième et dernière partie. Chaque année, à l’occasion de la fête du comté, Sam dent accueille une course de stock-car à laquelle assiste la quasi-totalité de ses habitants. Dolorès Driscoll, qui rapporte cet épisode, va découvrir à cette occasion que Nicole l’a accusée publiquement de rouler nettement plus vite que la vitesse autorisée au moment de l’accident ; elle comprend qu’elle et son mari ne seront plus jamais les bienvenus à Sam Dent. D’où le titre semi-ironique du roman : « De beaux lendemains » : Billy Ansel a sombré dans l’alcool, Nicole est désormais emprisonnée dans un corps à moitié mort, Dolorès est à jamais tenue pour responsable et exclue de la communauté ; chacun d’eux est renvoyé à sa propre solitude tandis que la communauté villageoise resserre ses liens et se ressoude autour d’un rituel symbolique ; et c’est comme si chacune de ces victimes avait été expulsée de l’espace commun par l’ampleur du drame :

Pour nous tous, affirme Dolorès, – Nicole, les enfants qui avaient survécu à l’accident, et ceux qui n’avaient pas survécu – c’était comme si nous étions désormais les citoyens d’une tout autre ville, comme si nous étions une communauté de solitaires vivant de beaux lendemains, et quelle que soit la façon dont les gens de Sam Dent nous traiteraient, qu’ils nous commémorent ou qu’ils nous méprisent, qu’ils se réjouissent de notre destruction ou applaudissent à notre victoire sur l’adversité, ce qu’ils feraient répondrait à leurs besoins, pas aux nôtres2.

3Le roman s’installe donc dans cette tension entre l’expérience vive de l’événement que subit chaque victime directe ou indirecte et qui la renvoie à sa propre solitude, et l’horizon d’une expérience communautaire sur lequel se clôt la narration. Dans un entretien avec Richard Klin, Russell Banks indique qu’il a conçu les différentes voix narratives comme autant de témoins effectuant une déposition pour un lecteur placé en position d’homme de loi3. Moins pour suggérer que le roman constituerait par lui-même un tribunal que pour situer la vérité de l’événement au niveau d’un témoignage toujours imparfait et faillible, où la vérité de ce qui est dit ne se laisse pas dissocier de l’engagement personnel de celui qui la dit, et où, par conséquent, la dimension objective du fait et celle, subjective, de son retentissent dans une expérience, ne se laissent pas dissocier. Avec le témoignage, l’événement quitte la dimension privée de l’expérience vive, difficilement communicable, sans devenir encore pour cela narration publique, récit partagé et sanctionné par le collectif, vérité officielle ; il est élaboré, interrogé, interprété, remis en perspective pour livrer malgré tout un sens, quel que soit le caractère parcellaire et opaque de ce sens pour les témoins eux-mêmes.

Quatre dépositions

4Le roman de Russell Banks s’ouvre donc sur quatre récits, quatre voix discordantes cherchant à cerner la brûlure vive de l’événement et à lui donner forme à travers un témoignage, en donnant forme, du même coup, à l’impossibilité où elles sont de trouver un sens à ce qui s’est produit. L’accident est cette soudaine lacune du sens, cette rupture d’intelligibilité qui brise la vie en deux, la scinde en deux blocs opaques, défaisant soudainement et irréparablement la trame des existences. Faille béante entre un avant et un après incommensurables : « Comme nous tous, affirme Billy Ansel, Wendel est quelqu’un dont la vie a deux sens, un avant l’accident, et un autre après » (p. 82). Ce sens désormais scindé en deux est aussi un double sens, une énigme, car la rupture de signification qu’introduit l’événement plonge chacun des personnages dans un vide interprétatif qui ne laisse plus place qu’à un questionnement sans fin. L’accident est-il la conséquence d’une défaillance humaine ou d’une négligence collective ? N’est-il pas même un signe de l’au-delà, une irruption du divin ou du démonique que pourrait symboliser le chien jaune mystérieusement surgi de nulle part qui fait dévier le bus de sa trajectoire, et dont Dolorès se demande après coup s’il n’a pas été une illusion d’optique, un « reflet » (p. 52) de l’autre chien errant qu’elle avait aperçu quelques instants plus tôt. L’énigme, le double sens sont des caractéristiques de l’événement, lequel oscille constamment entre sens et non-sens – à la fois déchiffrable, puisqu’il est possible d’en porter témoignage, et demeurant, dans ce déchiffrement même, sibyllin et indéchiffrable, inassimilable à l’expérience – en sorte que son énigme n’est pas ici provisoire et résiduelle, mais essentielle et définitive. Le problème de tous les personnages étant de faire face à cette énigme, à cette lacune de sens, de « vivre avec », comme on dit, et de ne pas l’esquiver ou prétendre la combler.

5L’événement s’annonce d’abord selon la dimension du choc, de la sidération. L’épreuve de l’accident est celle d’une réalité si intense qu’elle confine à l’irréalité pure, une réalité à laquelle rien ne nous a préparés ni ne peut nous préparer quand bien même nous l’aurions envisagée à l’avance, et qui ne laisse plus place, après coup, qu’à l’incrédulité. L’effraction de l’événement est l’effraction d’un impossible qui devient possible, mais que sa réalité insoutenable confine dans l’irréel : « Avant d’avoir perdu ses enfants, dit Billy Ansel, on peut en parler – comme d’une possibilité, je veux dire […] Mais quand ce qu’on avait seulement imaginé se produit réellement, on s’aperçoit vite qu’on peut à peine l’évoquer. Le récit cafouille et s’embrouille, sans mesure, sans mise au point » (p. 106-107). C’est donc une fois advenu que l’événement devient inimaginable, et une fois réalisé qu’il devient impossible : cette impossibilité est le mode même d’apparition de sa réalité plus réelle que tout le reste. La réalisation de l’événement ne lui ôte pas son impossibilité, elle accuse au contraire cette dernière. L’événement n’est pas réel, mais plutôt « sur-réel », si l’on peut dire, et c’est pourquoi il ouvre la dimension même du démonique et met en branle un questionnement sans fin. Il n’y a pas véritablement de réponse – ni en parole ni en action – qui soit à la mesure du bouleversement qu’il induit, et c’est donc d’abord à sa propre incapacité – et à ce qu’il est supposé faire d’elle – que chaque protagoniste devra faire face.

6Témoigner de l’événement, ce sera donc, pour chaque personnage, dire la manière singulière dont il en a été touché et atteint, et pour cela, raconter d’autres histoires et d’autres événements. L’événement, en effet, n’est pas une pure positivité qu’il serait loisible de distinguer de ses modalités d’appropriation, de son intégration à une expérience, ou de l’échec de celle-ci. Ce n’est pas un fait objectif que l’on pourrait dissocier des « vécus » de celui à qui il arrive. Comme l’écrit Ludwig Binswanger en réponse à Erwin Straus et à son opposition entre Geschehnis et Erlebnis, « il n’y a pas “l’événement” ou “le vécu”, parce que tout événement et tout survenir est toujours déjà en tant qu’événement explicité ou interprété de telle ou telle façon ; c’est-à-dire qu’il est seulement [tel] dans et avec sa signification »4. L’accident n’est ce qu’il est – effraction de l’impossible et de l’inimaginable – que s’il est envisagé conjointement avec ses modalités d’expérience par quelqu’un : l’effroi, la sidération, l’incompréhension. L’événement est toujours indissociable de son retentissement existentiel, car ce sont les modalités mêmes de son appropriation par celui auquel il advient qui décident, en dernière instance, de son caractère d’événement véritable ou, au contraire, de pur traumatisme à jamais réfractaire à l’expérience et pour elle inassimilable. C’est pourquoi les différentes voix narratives ne peuvent évoquer l’accident qu’en évoquant d’autres événements avec lesquels ce dernier entre en résonance. Pour Dolorès, l’attaque qui a cloué son mari, Abbott, dans un fauteuil roulant ; pour Billy Ansel la mort de sa femme un an plus tôt, mais aussi et surtout un épisode de leur vie passée qui a joué le rôle de préfiguration de ce qui allait se produire : le jour où, en vacances en Jamaïque, ils ont oublié leur fillette âgée de trois ou quatre ans dans un supermarché de Montego Bay et ont roulé longtemps avant de s’apercevoir de son absence : ce jour-là, ils ont cru l’avoir perdue à jamais. Pour Nicole, ce seront les attaques incestueuses de son père à la suite desquelles elle reste longtemps éveillée dans le noir en élaborant des stratégies pour se donner la mort sans effrayer sa petite sœur. En renvoyant chaque protagoniste à sa propre impuissance, l’épreuve de l’accident le renvoie aussi, en vérité, au sentiment d’impuissance suscité par d’autres événements et d’autres épreuves. La faille de l’événement élargit une fissure logée au cœur de chaque être et sans remède. Du reste, un passage du roman constitue peut-être une allusion à la « fêlure (crack-up) » de Fitzgerald qui ne s’est pas produite un jour donné, à un moment datable, mais « au cours d’un sursis »5, remettant en cause l’illusion sur laquelle reposait, jusque-là, la vie du narrateur : celle selon laquelle « la vie était quelque chose qu’on maîtrisait »6. « Je crois que j’étais brisé longtemps avant cette après-midi à la Jamaïque, semble répondre en écho Billy Ansel au héros de Fitzgerald, peut-être au Vietnam, mais sans doute non. Peut-être dès le sein de ma mère ou peut-être avant. Sinon brisé, du moins affaibli » (p. 77). Ce qui est en jeu, en effet, dans l’accident, pour chaque personnage, c’est la révélation soudaine de sa propre vulnérabilité, de sa propre nullité et de celle de toute existence face au risque omniprésent de sa néantisation, de la fragilité de tous les liens humains, de l’insignifiance de toutes choses.

7Mais la manière dont chacun des trois protagonistes centraux (laissons pour l’instant de côté l’avocat Mitchell Stephens) fait face à cette révélation dans ce qu’elle a d’insoutenable diffère.

8Dolorès est accablée de remords. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu éviter l’accident. Personnage chaleureux, ouvert, attentif aux autres, elle s’est mise au service de la communauté de Sam Dent et de ses enfants qu’elle ramasse chaque matin, près de leurs boîtes-aux-lettres, comme « des baies attendant d’être cueillies » (p. 32). Elle aime son métier et il est tout pour elle, y compris pour ce qu’il symbolise : prendre soin de ce que la ville a de plus cher. Elle se sent responsable de chaque enfant qu’elle accueille dans son bus et cherche à nouer avec lui des rapports personnels. Après l’accident, elle assiste à toutes les cérémonies funéraires en se tenant à l’écart pour ne pas gêner les familles. Une question l’obsède (à quelle vitesse roulait-elle au moment de l’accident ?) jusqu’au moment où le faux témoignage de Nicole, qui la charge publiquement de toute la faute, et son exclusion symbolique de la communauté, ne lui apportent, paradoxalement, un début de soulagement. Le fait d’être tenue pour responsable met un terme à ses auto-accusations ; Dolorès se sent tout à coup libérée du poids de sa faute, mais aussi, au même moment, séparée à jamais de cette communauté qu’elle chérissait et dont elle croyait faire partie pour toujours. Elle accepte de renoncer à son métier, mais surtout à l’image qu’elle se faisait d’elle-même, à son sentiment d’appartenance et même à son innocence. Elle accepte de mourir totalement pour pouvoir vivre. Quand elle apprend ce qui est devenu désormais la vérité officielle sur l’accident, elle se sent tout à coup séparée de la ville de Sam Dent et de tous ses habitants « complètement et définitivement », sans en vouloir à quiconque, ni – pour la première fois – à elle-même. Elle reconnaît qu’elle est morte, mais cette mort ne représente plus pour elle une menace ni une énigme : « Et même si nous n’étions pas morts, en un sens très important qui ne représentait plus pour moi une énigme ni une menace, et auquel je ne tentais donc plus de résister, nous étions autant dire morts » (p. 324). Elle découvre que ne pas chercher à résister à cette mort est la seule manière de n’être pas entraînée dans l’agonie d’un deuil interminable : « La vie continue, aurais-je pu dire, s’il y avait eu quelqu’un pour m’entendre » (p. 325).

9La trajectoire de Billy Ansel, le vétéran du Vietnam et le héros de cette petite ville, aimé et respecté de tous, est rigoureusement inverse. Accepter ce qui s’est produit, à ses yeux, ce serait laisser partir ses enfants après avoir laissé partir sa femme, et donc aussi la trahir, ce à quoi il ne peut se résoudre. L’accident a étendu à toute sa vie le traumatisme qu’il a subi au Vietnam, cette révélation du non-sens de toute existence devant l’imminence de la mort. Le sentiment d’horreur et d’épouvante que tous ses efforts, jusque-là, avaient consisté à contenir, à renfermer dans le passé, s’émancipe de son ancrage, envahit tout. Dans les moments qui succèdent immédiatement à l’accident dont il est l’unique témoin, alors qu’il participe aux secours, il manifeste déjà les symptômes dissociatifs que la clinique attribue à une sidération post-traumatique : l’impression d’étrangeté à l’environnement, l’arrêt de la pensée, les conduites automatiques, l’anesthésie affective, l’impression d’être un pur spectateur de ce qui arrive ; il tente, dit-il, de « travailler en bas avec les hommes, comme si mes enfants ne s’étaient pas trouvés dans le bus, comme si tout cela était arrivé à quelqu’un d’autre, pas à moi. » (p. 97). Avec la mort de ses jumeaux, le sens a disparu de sa vie « tout entier et en bloc » (p. 94). Ne pouvant ni vivre ni mourir, il se transforme littéralement en mort-vivant : après l’accident, dit-il, « je n’ai plus pu croire à la vie ». Il avoue : « pour moi, désormais, la seule réalité était la mort » (p. 109). Ou encore : « Parfois, c’est moins comme s’ils [i. e. ses jumeaux] étaient morts que comme si moi, j’étais mort, et devenu un fantôme. On pourrait croire que me rappeler ces instants est une manière de maintenir ma famille en vie, mais ce n’est pas ça ; c’est une façon de me maintenir en vie » (p. 63).

10Mais se maintenir en vie sur ce mode, c’est sombrer dans une vie littéralement invivable, dans laquelle, incapable de mourir, on meurt à chaque instant et sans fin. Définition rigoureuse de la mélancolie selon Freud, laquelle, se refusant à défaire le lien qui nous unit à l’être aimé, nous entraîne avec lui dans la mort sans espoir de délivrance. « Tout se passait comme si nous étions morts, nous aussi, dit Billy, quand le bus a quitté la route et dégringolé dans la sablière » (p. 100). Identification à l’objet perdu qui signe le deuil impossible et conduit aux parages de la dépersonnalisation psychotique. L’avocat Stephens, qui avoue ne pas aimer Billy, probablement parce qu’il ne sent rien chez cet homme de la révolte qui l’anime lui-même, rien qui puisse permettre de faire de lui un plaignant, en donne une parfaite description : « Au moment où l’enfant meurt, l’homme le suit dans les ténèbres, comme dans une ultime tentative de le sauver ; ensuite, pris de panique pour s’assurer qu’il n’est pas mort, lui aussi, l’homme revient momentanément vers nous, il peut même rire ou dire quelque chose d’étrange, car ici il ne voit que ténèbres ; alors il s’en retourne là où son enfant s’en est allé, les yeux fixés sur l’une des apparitions lumineuses qui s’y promènent encore. Ça donne la chair de poule » (p. 140-141). C’est pourquoi l’alcool n’est pas pour Billy ce qui lui fait oublier sa douleur, mais au contraire ce qui la lui rend présente, ce qui le sort un instant de son apathie douloureuse (p. 63). Dépossédé de sa propre souffrance, exilé de lui-même, il s’éprouve comme un condamné à perpétuité dans un Goulag sibérien (p. 95) ; il ne vit plus qu’un présent en déshérence, scindé de tout futur. La temporalité qu’il décrit est typiquement celle de l’existence mélancolique, un présent englué en lui-même et qui a cessé de se temporaliser. La dernière scène du roman le présente comme un homme ravagé par l’alcool, brisé, dont son enfermement en lui-même, son refus de toute aide extérieure – qu’elle vienne de sa maîtresse, de ses employés au garage, d’une religion ou même d’une hypothétique justice – sont la conséquence du lien qui l’arrime à sa propre douleur et fait obstacle à toute intégration de l’événement à une histoire de vie. En refusant de trahir sa femme, ses enfants, ses idéaux, Billy reste rivé à son trauma dans un face à face jaloux avec la mort, et cette situation est encore accrue par le fait qu’il ne parvient pas à quitter sa posture héroïque, qu’il ne parvient pas à accomplir ce dont dépendrait toute possibilité d’un nouveau départ : reconnaître son absolue impuissance. Son courage et son intégrité sans concessions, qui font toute la noblesse du personnage, participent en même temps de cette fixation morbide à sa souffrance, de ce refus de tout partage de celle-ci, de cet entêtement orgueilleux que le romancier rapproche implicitement de celui du capitaine Achab en comparant l’épave du bus scolaire au cachalot blanc de Melville : « Le ruban de plastique orange dont la police avait entouré le bus pour empêcher qu’on s’en approche évoquant les filins emmêlés de harpons dont nous l’aurions frappé » (p. 111). La dépendance de Billy à l’alcool, la seule chose qui lui permette de ressentir sa souffrance, en est un autre indice. Comme l’a montré Gregory Bateson, la dépendance alcoolique est généralement renforcée par l’illusion de pouvoir s’y soustraire par sa seule volonté, c’est-à-dire par ce même volontarisme dont elle consacre pourtant l’échec7. Entamer un processus de guérison exigerait de la part de Billy qu’il reconnaisse sans conditions sa propre impuissance et cesse d’employer toutes ses forces à résister au courant qui l’emporte irrémédiablement, ce dont il est à ce stade incapable.

11Quant à Nicole, elle témoigne au contraire d’extraordinaires capacités de résilience, pour reprendre un mot à la mode. Elle est la seule, en effet, parmi tous les protagonistes, à avoir subi dans sa chair une perte irréparable. Quand elle s’éveille à l’hôpital, sans souvenir de l’accident, elle se découvre emprisonnée dans un corps à moitié mort et vit sa claustration comme si elle était devenue la créature d’un nouveau Dr. Frankenstein – c’est ainsi qu’elle surnomme le médecin qui s’occupe d’elle à l’hôpital – elle, la petite reine de beauté. Nicole fait preuve d’une remarquable lucidité sur son état, qui contraste avec le déni de son entourage. Elle possède une ironie corrosive qui lui permet de tourner en dérision les consolations faciles du Dr. Robeson affirmant que « le cerveau est un être miséricordieux » (p. 207), les injonctions de sa mère de « guérir », les pathétiques efforts de son père pour rétablir un simulacre de normalité en bricolant des miroirs placés trop haut ou des loquets inaccessibles pour quelqu’un en fauteuil roulant, enfin, ce qui est devenu la rengaine des habitants du village : le fait qu’elle aurait eu « de la chance ». Comme Dolorès et Billy, elle n’échappe pourtant pas à la culpabilité d’avoir survécu aux autres enfants, ni aux ruminations incessantes et à la litanie des questions sans réponse. Au début, elle ne parvient pas complètement à se détacher de l’angoissante question de savoir si elle a eu de la chance ou de la malchance. L’événement se présente à elle sous les traits d’un Janus bifrons, monstre de damnation et de salut, qui la fait osciller d’une interprétation à l’autre. Mais, faisant preuve d’une maturité au-dessus de son âge, Nicole refuse de se complaire dans son statut de victime : elle ne veut pas du regard de pitié qu’elle sent peser sur elle et qui l’enferme toujours plus dans sa condition. Elle analyse admirablement les effets de l’accident sur ses proches, l’étiolement des liens familiaux, l’isolement progressif de petites cellules à l’intérieur de la famille (ses deux parents, ses deux frères, elle et sa petite sœur Jenny) et comprend rapidement que le procès que ses parents ont intenté avec l’aide de l’avocat Stephens à l’Etat ou à la collectivité n’a d’autre but que de satisfaire leur propre cupidité et ne prend en compte à aucun moment l’intérêt de leur fille.

12Certes, d’abord raidie dans sa colère et emprisonnée dans sa solitude, Nicole ne parvient pas à se laisser aller à la tristesse, préalable de toute acceptation. La situation se modifie pourtant peu à peu à la suite de sa conversation avec l’avocat Stephens, lorsque ce dernier lui confie, non sans finesse psychologique, que, pas plus que les autres habitants de la ville, il ne peut lui non plus s’empêcher de la plaindre quand il la voit dans ce fauteuil (p. 237). Cette remarque libère la parole de la jeune fille qui peut enfin avouer ce qu’elle a sur le cœur : « On ne peut penser qu’on a eu de la chance de ne pas mourir que pendant un certain temps, j’ai dit. Et puis on commence à se dire qu’on n’a pas eu de chance. – De ne pas mourir, tu veux dire, comme les autres enfants ? – Oui, comme Bear et les jumeaux Ansel et Sean et tous les autres gosses du bus, ce matin-là. – Nicole ! s’est écriée maman. – C’est la vérité! j’ai dit. – C’est la vérité, a confirmé Mr. Stephens d’une voix calme et posée, comme s’il la corrigeait au sujet de l’heure qu’il était, et j’ai eu la certitude qu’il comprenait ce que je ressentais et que maman n’en avait pas la moindre idée » (p. 237-238). Le processus du deuil peut enfin commencer. En acceptant qu’on puisse la plaindre, Nicole accepte aussi de se plaindre elle-même et de laisser affluer sa souffrance. Mais un autre élément vient compliquer et perturber son deuil : les abus sexuels dont Nicole a été victime de la part de son père. Paradoxalement, la catastrophe absolue qui s’est abattue sur elle va donner à l’adolescente la force de se soustraire à l’emprise qu’exerce sur elle ce père séducteur et manipulateur et lui permettre d’exister pour la première fois en son nom propre. La clinique des syndromes traumatiques fait état de certains cas dans lesquels un trauma est le pivot autour duquel une victime parvient à réorganiser l’ensemble son existence, à la rendre plus cohérente et à remobiliser ses énergies vitales en vue d’une guérison. Le trauma se révèle alors comme un « organisateur psychique »8 qui confère une unité supérieure aux affects, aux désirs, aux décisions de la personne. C’est exactement ce qui se passe pour Nicole : le trauma devient pour elle l’occasion de mettre un nom sur les abus répétés de son père et, pour la première fois, d’exiger de celui-ci la reconnaissance de ses conduites passées. Le trauma devient ainsi, pour Nicole, le lieu où s’initie – une fois passée la phase d’accablement – sa réhabilitation à ses propres yeux. La jeune fille vivait précédemment dans la peur, le déni, la confusion, le clair-obscur d’émotions et de motivations ambivalentes. Son attitude change maintenant du tout au tout : « Je n’avais plus peur de lui et il le savait, mais il ne pouvait rien y faire » (p. 257). « À présent je faisais tout ce que je voulais pour mes raisons à moi. Pour mes raisons à moi, je ne les accompagnais plus à l’église, je n’enseignais plus à l’école du dimanche, je ne faisais plus de baby-sitting chez personne en ville (encore que personne ne me le demandait), je n’allais pas au cinéma ni au restaurant avec la famille » (p. 245).

13L’accident qui l’a rendue invalide constitue donc paradoxalement pour Nicole l’instrument d’une conquête d’autonomie et d’une estime d’elle-même restaurée. Auparavant, après chaque abus sexuel, elle désirait la mort ; à présent, elle accepte de vivre, tout en sachant qu’elle ne vivra qu’une vie diminuée. Nicole parvient, de la sorte, non pas tant à accepter l’événement – qui restera pour toujours inacceptable –, qu’à transformer le rapport qu’elle entretient avec lui. Mais cette réhabilitation à ses propres yeux et cette réorganisation de sa vie autour d’un nouvel axe ne seraient pas complètes si l’accident ne permettait aussi à Nicole de révéler à son père, et, indirectement, à toute la famille, qu’elle est devenue une autre personne et qu’elle ne fera plus jamais acte de soumission. Cette opération de vérité, Nicole l’accomplit, ironiquement, à travers un faux témoignage, puisque, convoquée par Mr. Stephens pour faire une déposition, elle comprend qu’elle est la seule à pouvoir mettre un terme à tous ces procès qui se multiplient à Sam Dent, à condition d’incriminer la conductrice du bus. Avec sa lucidité peu commune, elle comprend que tous ces procès ne sont pour les familles que des faux-fuyants destinés à éviter de reconnaître l’irréparable : « Et voilà qu’on avait l’impression, dit-elle, que la moitié des gens de la ville se conduisaient de cette façon [faisaient des procès] […] afin de ne pas devoir affronter leur propre peine et la surmonter » (p. 254). Ce que les adultes se refusent à admettre, Nicole l’a vu depuis longtemps : « parce que la vérité, c’est qu’il s’agissait d’un accident, voilà tout, et que personne n’était responsable » (p. 240). Son faux témoignage mettra donc fin aux procès, mais surtout à l’hypocrisie générale, et il la révélera à son père telle qu’elle est devenue à travers cette épreuve qui l’a émancipée non seulement de son emprise à lui, mais de celle exercée par l’accident – de la honte et de la culpabilité : « Avant l’accident, j’avais tout le temps honte, et j’avais peur. À cause de papa. Parfois, j’avais envie de me tuer. Maintenant, j’étais surtout en colère et j’aurais voulu ne jamais mourir » (p. 225). À la fin du récit, Nicole revit et célèbre sa renaissance en acceptant pour la première fois de sortir de chez elle pour se rendre à la foire de Sam Dent. Elle parvient même à desserrer l’étau des questions sans réponse, à ne plus se demander si elle a eu de la chance ou de la malchance. Mais Nicole ne peut commencer à vivre avec l’écrasant fardeau de sa souffrance physique et morale que parce qu’elle ne méconnaît à aucun moment la cruauté et le caractère inexorable de sa situation, pas plus qu’elle ne cherche à les esquiver par des subterfuges. S’approprier un événement, c’est toujours s’approprier ce qui, de cet événement, demeure à jamais inappropriable, intégrer à une expérience ce qui lui demeure à jamais réfractaire, restaurer dans une forme d’intelligibilité ce qui demeure à jamais inintelligible. En un mot, c’est reconnaître sa propre impuissance à changer ce qui ne peut l’être, et, par voie de conséquence, cesser de chercher à exercer sur l’événement après coup une illusoire maîtrise9. C’est fuir à la fois et d’un même mouvement tout déni et toute consolation.

14Dolorès : celle qui traverse la douleur pour renaître ; Billy Ansel : le mélancolique qui se laisse dévorer par le chagrin et entraîner dans la mort avec l’objet aimé ; Nicole : la force de l’ironie qui fait du refus de la consolation un levier et de la perte irréparable un axe pour réorganiser toute son existence. La question de la traversée de l’événement ouvre dès lors, dans le roman de Banks, sur une seconde question, tout aussi importante : celle des différentes formes du déni que l’on peut tenter de lui opposer.

Les formes du déni

15La première de ces formes, et la plus commune, est celle consistant à rechercher des coupables, ou du moins des responsables. Elle affecte non seulement ceux qui ont subi directement les conséquences de l’accident – Wanda Otto (p. 157), la mère du petit Beard, l’enfant indien adopté, ou les parents de Sean, Lisa et Wendell Walker – que des témoins plus extérieurs, des représentants de la communauté villageoise ou, de manière plus calculée et professionnelle, l’avocat Stephens. En niant que l’accident ait été en aucune façon un accident, ce que ces personnages s’efforcent de tenir à distance et de nier, c’est qu’il y ait des accidents en général – c’est leur propre vulnérabilité en face de l’imprévisible et de l’irrémédiable. La plupart de ceux qui adoptent cette attitude ne sont pas assez cyniques pour chercher une compensation financière à la perte de leurs enfants, ni pour croire qu’une telle compensation existe, même s’il leur arrive de penser qu’un dédommagement ne serait pas malvenu, à l’image des époux Walker dont le petit hôtel est au bord de la faillite. En clamant qu’un accident, ça n’existe pas, en prétendant qu’il y a un responsable à trouver, n’importe lequel – l’Etat de New York pour ne pas avoir installé de garde-fous assez solides, la ville de Sam Dent pour n’avoir pas asséché la sablière, ou pour avoir confié l’entretien du bus scolaire à Dolorès – chacun cherche à s’exonérer de la nécessité d’affronter cette lacune de sens signifiante qu’est l’événement, et échange symboliquement son impuissance contre un semblant de maîtrise différée. L’avocat Stephens, qui est passé maître dans l’art d’attiser tous les sentiments qui peuvent être favorables à la tenue d’un procès, l’avoue sans détours : ce qui l’anime est une rage contenue née de la perte de sa fille qui s’est détournée de lui et de sa mère après leur divorce et a sombré dans la toxicomanie : « J’exerce une vendetta personnelle […] parce que j’ai moi-même perdu un enfant » (p. 134). En incriminant un boulon ou un rail de sécurité, Stephens se donne l’alibi dérisoire de sauver d’autres enfants et d’éviter qu’un tel accident ne se reproduise, mais il règle ses comptes avec le destin. C’est lui-même, en réalité, qu’il essaie de sauver de la catastrophe ; c’est sa manière bien à lui de faire face au non-sens en se dévouant à une cause abstraite, en sillonnant les campagnes et mettant toute son énergie et son intelligence au service des familles à travers tout le pays.

16Une autre façon désespérée de tenir à distance les conséquences de l’accident, de tenter d’empêcher qu’il envahisse toute l’existence et la transforme en désert affectif, est celle consistant à prétendre qu’on savait que l’événement se produirait. C’est l’attitude de Lisa Wendell – et Billy Ansel y discerne une forme de duperie sur soi : « C’est écrire l’histoire à l’envers, si vous voulez mon avis, dit-il, en aménageant le passé pour l’adapter au présent. Transformer en prescience la sagesse venue après les faits » (p. 79). Cette sagesse née de l’épreuve – tô pathei mathos, la connaissance par la souffrance, disait l’Agamemnon d’Eschyle – est la sagesse tragique, cette connaissance de sa propre finitude qui est aussi savoir de la finitude de tout savoir. C’est pourquoi, cette tentative pour réintroduire, par une prescience rétrospective, une continuité factice et rassurante dans une existence ravagée par la douleur, est aussi, et sans doute d’abord, une tentative dérisoire de nier l’existence du tragique en tant que tel.

17Dans l’événement traumatique, le réel déchire la trame de l’imaginaire, détruisant l’illusion d’immortalité pour soi-même et pour ses proches et, avec elle, l’illusion d’invulnérabilité, ce phantasme de toute-puissance qui sommeille en chacun et s’exprime à travers le déni dans ses différentes formes : dévouement à une cause, qui canalise la révolte et donne l’illusion de ne pas demeurer inactif (Mitchell Stephens) – aussi absurde que soit par ailleurs cette cause, puisque le dédommagement des familles non seulement ne réparera rien, mais ne fera qu’attiser leur sentiment de culpabilité ; endossement d’un pouvoir prédictif après-coup (Lisa Wendell), qui substitue à l’impuissance réelle une toute-puissance fantasmée ; recours à des dérivatifs, telle la consolation religieuse ou la croyance en un « sens » transcendant que l’événement aurait pour fin de révéler. Ce sont toutes ces postures dont Billy Ansel ne veut pas : sa lucidité sans concessions, sa traque de l’hypocrisie sous toutes ses formes, son refus de toute consolation, son nihilisme existentiel né de l’épreuve de la guerre l’amènent à condamner ces attitudes en bloc. « Pour moi, affirme-t-il, l’explication religieuse n’était qu’une autre façon hypocrite de nier les faits. Pas aussi hypocrite, sans doute, que de prétendre qu’en réalité l’accident n’était pas un accident, que quelqu’un – Dolorès, la municipalité, l’Etat, quelqu’un – en était cause ; mais néanmoins, une façon de nier » (p. 108). Toute tentative de rationalisation après coup de l’événement n’est qu’un symptôme d’irrationalité. On peut cependant se demander si cette revendication d’une lucidité sans failles n’est pas ce qui confère à ce refus lui-même quelque chose de cette démesure tragique, de cette hybris, que ce personnage voit à l’œuvre chez les autres.

18Quoi qu’il en soit, le déni de l’événement est toujours aussi la négation du tragique qui, comme le remarquait Max Scheler, « ne nous est pas révélé d’abord par la voie de l’art. Il est, au contraire, un élément essentiel de l’univers lui-même »10. La question du tragique, c’est celle de l’homme aux prises avec l’insoutenable, de l’homme soutenant l’insoutenable, et retirant de cette épreuve une compréhension de lui-même qui est aussi, et en premier lieu, compréhension de sa propre incompréhensibilité. Cette question angoissée lancée en direction des limites de l’humain et de sa Compréhensibilité/incompréhensibilité sous la contrainte des forces qui le dépassent, fait déjà entrer en jeu la dimension du sur-humain. Dans le tragique, le sens de la condition humaine se dévoile à travers le non-sens du deuil et de la souffrance – Trauerspiel, en allemand, c’est littéralement le jeu du deuil – en sorte que le monde dans lequel le tragique apparaît n’est ni un univers purement sensé, ni un univers insensé, mais un monde fait de zones de lumière et d’ombre, saturé d’équivoques et d’ambiguïtés, dans lequel l’initiative humaine apparaît toujours jouée par l’ironie des circonstances ; un monde dans lequel, les dieux se sont, sinon enfuis, du moins absentés, et peuplent encore le ciel du vide de cette absence. N’oublions pas qu’Œdipe est qualifié d’atheos au début de la tragédie de Sophocle, non pas « athée », bien sûr, mais délaissé par le divin.

19On peut penser que l’hypotexte de The Sweet Hereafter est justement cette tragédie de Sophocle. Les analogies sont nombreuses, en effet, entre Œdipe-roi et le roman de Banks : Abbott, le mari paraplégique de Dolorès, n’est pas sans rappeler le devin Tirésias : à cause de l’attaque qu’il a subie, il s’exprime dans un langage obscur et même incompréhensible, mais pour sa femme au moins, ses paroles sont des oracles, et elle s’en fait l’interprète avisée. L’avocat Stephens le décrit dans les termes suivants : « Il s’exprimait en phrases bizarres et énigmatiques, qui ne signifiaient pas grand-chose pour moi, mais que Dolorès interprétait comme l’oracle de Delphes. Je pense qu’elle aimait passionnément ce type et qu’elle entendait ce qu’elle avait envie d’entendre » (p. 195). Abbott est-il idiot ou remarquablement perspicace ? Ses paroles, telles que Dolorès les « traduit », ont en tout cas quelque chose de prophétique puisque sa réponse à la demande de Stephens de déposer une plainte, lui et sa femme, se trouvera réalisée mot pour mot à la fin du roman : « Voilà ce qu’il a dit, explique Dolorès. Le vrai jury constitué de par nos pairs ce sont les gens de notre village. Eux seuls, les gens qui nous ont connus pendant toute notre vie, et pas douze inconnus, peuvent juger de notre culpabilité ou de notre innocence. Et si Dolorès – c’est moi, évidemment – si elle a commis un crime, c’est un crime contre eux, et pas contre l’Etat. Et c’est aussi à eux de décider de son châtiment » (p. 198). La problématique de l’inceste rapproche également le roman de Banks de son hypotexte, bien qu’ici l’inceste ne soit plus celui du fils avec sa mère, mais du père avec sa fille. La clairvoyance et l’infirmité s’unissent dans le personnage de Nicole comme ils s’unissaient chez Œdipe – le nom « Œdipe » signifiant à la fois celui qui sait (oîda) et celui qui a le pied enflé (oîdos).

20Mais la principale source de rapprochement entre les deux œuvres réside dans la structure de leur intrigue et leur dénouement. Aristote affirme dans la Poétique (49 b 32) que ce qui séduit le plus dans la tragédie ce sont le retournement tragique (peripateia) et la reconnaissance (anagnôrisis) – ce dernier terme renvoyant aussi bien à la révélation d’une identité objective (Œdipe est le meurtrier de Laios) qu’à une prise de conscience par le héros lui-même de qui il est (Œdipe reconnaît la philia qui le lie à son père). La reconnaissance est une forme de « renversement (metabolê) qui fait passer de l’ignorance à la connaissance (ek agnoias eis gnôsin) » (52 a 29 sq.). Or, précise Aristote, c’est dans Œdipe-roi que la reconnaissance est la plus belle, car elle coïncide exactement avec la peripateia. C’est ce qui se produit aussi dans le roman de Banks. Le coup de théâtre que constitue le témoignage de Nicole, au cours de l’instance préliminaire à l’ouverture du procès, est aussi le moment où la vérité éclate et où se produit une prise de conscience, de la part du père de la jeune fille, du fait qu’elle ne sera jamais plus l’enfant craintive et soumise qu’il pouvait manipuler à sa guise, et une prise de conscience collective, de la part de la communauté de Sam Dent, de l’inutilité des procédures judiciaires, qui permet au deuil de commencer enfin. Mais cette « reconnaissance » – si on peut l’appeler ainsi – qui est à la fois un moment de vérité sur l’événement lui-même et une prise de conscience sur la seule attitude possible à tenir en face de lui – contient en outre un élément ironique, puisqu’il coïncide avec la profération d’un mensonge. Il est vrai que ce mensonge n’est qu’un demi-mensonge : si nous savons que Dolorès ne conduisait pas à 72 ou 73 miles à l’heure, nous ignorons la vitesse exacte du véhicule – et elle-même l’ignore. Tout le roman entretient une certaine ambiguïté sur ce point, et donc sur la culpabilité de la conductrice. Le témoignage de Nicole peut alors ouvrir sur la conclusion du roman : l’exclusion de la Cité, non pas sans doute du ou de la véritable coupable – puisqu’il n’y en a pas –, comme c’était le cas dans Œdipe-roi, mais tout au moins de celle que la communauté s’est choisie pour telle. Ce rituel de purification qui va permettre de réunifier la communauté de Sam Dent comme elle permettait d’éliminer la souillure d’Œdipe pour la ville de Thèbes, nous fait passer du plan de l’événement individuel à celui de l’événement communautaire.

L’événement communautaire

21La composition chorale du roman de Banks ne vise pas en effet seulement à juxtaposer différentes perspectives sur l’événement et sur ses conséquences, elle vise plutôt à produire un élargissement progressif des points de vue individuels (et partiels) jusqu’à faire entendre, à travers eux, la voix même de la communauté – la voix du chœur des citoyens de Sam Dent, pour prolonger l’analogie avec la tragédie de Sophocle. D’où l’importance du dernier chapitre, ou de la dernière « déposition » qui est confiée à nouveau à la voix de Dolorès. L’épisode qu’elle rapporte prend place six ou sept mois après l’accident, en août, le jour de la foire du comté qui rassemble la plupart des habitants de Sam Dent. À cette occasion, on organise chaque année une course de stock-car et des tribunes sont montées pour les spectateurs. Comme les années précédentes, Dolorès et Abbott décident de se rendre à la fête (Abbott aime regarder la course de voiture du haut des gradins) : « Avec le temps, dit Dolorès, je pensais que les gens auraient désormais dépassé leur rancune et leurs sentiments conflictuels vis-à-vis de moi et qu’ils se sentiraient à nouveau libres de se comporter envers Abbott et moi comme les chers amis et voisins qu’ils avaient toujours été. Sam Dent était depuis toujours notre communauté, et pour notre vie entière. Nous en faisions partie, depuis toujours, et eux faisaient partie de nous ; je croyais que rien ne pouvait modifier ça. Une véritable famille » (p. 285). Mais Dolorès et Abbott ignorent à ce moment-là la déposition que vient de faire Nicole. Ils ignorent donc que tout le monde tient la conductrice du bus pour l’unique responsable de l’accident.

22Cette dernière partie du texte constitue à la fois le cœur du roman et la résolution de son nœud tragique. C’est autour d’elle que tout le reste s’ordonne. On peut en trouver confirmation dans un entretien que Russell Banks a accordé à Richards Nicholls : « Je voulais écrire un roman, affirme-t-il, dont la communauté serait le héros plutôt qu’aucun des individus singuliers. J’ai voulu explorer la manière dont une communauté est à la fois perturbée et unifiée par une tragédie »11. Pourtant, l’idée d’un événement collectif et même communautaire ne va pas de soi. Elle suppose, bien sûr, que les individus auxquels l’événement arrive soient les membres d’un tout plus vaste formé par le collectif ; mais elle suppose aussi, et de manière plus problématique, que ce collectif soit un sujet d’attribution possible, en tant que collectif, d’un événement – et donc que l’on puisse affirmer que, par-delà les individus auxquels l’événement échoit, il échoit aussi (bien que différemment) à la communauté tout entière. En d’autres termes, pour qu’une telle idée fasse sens, il faut pouvoir parler d’une mémoire collective, et non pas seulement individuelle, c’est-à-dire, comme Maurice Halbwachs l’a souligné, il faut que « l’individu particip[e] à deux sortes de mémoires »12, la sienne et celle du groupe auquel il appartient, et donc que l’esprit ou la psychè individuels ne soient pas les seuls sujets d’attribution légitimes d’une mémoire. En affirmant cela, Halbwachs ne veut évidemment pas dire que ce ne seraient pas les individus eux-mêmes qui se souviendraient ; il veut suggérer qu’en se souvenant de ce dont ils se souviennent, ces individus activent ou réactivent les liens mémoriels qui les unissent aux autres membres de leur communauté, qu’ils redonnent vie à une mémoire qui excède ce qu’ils ont vécu eux-mêmes, et qu’ils intègrent ainsi leurs propres souvenirs, images, mots, récits, à un récit plus vaste, celui de leur communauté. Il ne s’agit donc pas de nier, comme le souligne Halbwachs, que « si la mémoire collective tire sa force et sa durée de ce qu’elle a pour support un ensemble d’hommes, ce sont cependant les individus qui se souviennent, en tant que membres du groupe »13. Ce sont les individus qui se souviennent, c’est un fait, mais leur mémoire transcende les limites de leur individualité et se prolonge dans la mémoire du groupe, notamment par sa dimension verbale et narrative. Nos souvenirs personnels ne sont ce qu’ils sont que parce qu’ils prennent place au sein d’un récit collectif.

23Mais Halbwachs s’intéresse avant tout à l’acte de souvenir thématique ou explicite. Or notre mémoire s’étend au-delà de ce que nous disons ou racontons expressément, elle s’étend en réalité à la manière même dont nous réagissons aux êtres et aux choses, elle transit notre être-au-monde comme tel et en totalité, en sorte que celui-ci possède de part en part une dimension « mémorielle », c’est-à-dire reflète toujours aussi notre rapport au passé. Cette mémoire, qui s’étend au-delà des images et des récits plus ou moins circonstanciés que nous pouvons faire, s’étend à la totalité de nos conduites et de notre vie affective. Ce sont toutes les modalités de notre rapport au monde qui sont lestées du poids de cette mémoire, même lorsqu’elle demeure de l’ordre de l’implicite et du non-thématique. C’est seulement, par conséquent, si l’on envisage une mémoire encore plus ample que la « mémoire collective » considérée par Halbwachs, c’est-à-dire que la simple narration collective de ce qui s’est produit, qu’il devient possible de parler d’une expérience collective de l’événement, et donc aussi d’une remémoration collective de celui-ci, d’une relation changeante au traumatisme qu’il a pu représenter, et donc aussi d’une mémoire dont le sujet d’attribution serait la collectivité elle-même.

24Il me semble que c’est précisément cette expérience et cette mémoire collectives, communautaires, qui font l’objet du dernier chapitre du roman. Dans cette merveilleuse scène de genre consacrée à la foire de Sam Dent et à la course de stock-car – qui pourrait rappeler un autre chef d’œuvre du genre, la foire aux chevaux de la quatrième partie du Hameau de Faulkner – les choses se déroulent de la manière suivante : Dolorès et Abbott arrivent à la fête du comté et remarquent que personne ne semble faire attention à eux, ni même s’apercevoir de leur présence. Lorsque, parvenus au bas des tribunes, Dolorès veut hisser le fauteuil de son mari pour que celui-ci puisse gagner, comme il a l’habitude de le faire, le haut des gradins, s’attendant à ce que certains villageois proposent l’aider, elle ne trouve autour d’elle aucune main secourable. Elle se résout donc à hisser le fauteuil elle-même, marche à marche, en soufflant et tremblant de fatigue, jusqu’à ce qu’elle aperçoive Billy Ansel, passablement ivre déjà, qui l’aide à soulever le fauteuil et à le porter en haut des marches. C’est alors qu’ils entendent des cris et des acclamations : Nicole vient d’arriver sur le champ de foire et tout le monde se presse autour d’elle. Son fauteuil est soulevé par la foule en délire et porté en triomphe comme une effigie de sainte, puis placé du côté opposé de la tribune. La jeune femme qui accompagne Billy Ansel demande alors à celui-ci ce que cette gamine a de si extraordinaire, et Billy lui répond : « Cette gamine a évité à cette ville une centaine de procès ». Abbott et Dolorès lui demandent ce qu’il veut dire ; ils découvrent alors ce qui est devenu la vérité officielle à propos de l’accident dans toute la ville. La course de stock-car commence. Dolorès a cédé pour un dollar à Jimbo Gagne son vieux break Dodge que les enfants ont baptisé « Boomer ». Le véhicule a été repeint à neuf et équipé pour la course : il porte sur son toit l’inscription de « Boomer » accompagnée d’une publicité pour la station Sunoco de Billy Ansel. Il symbolise à la fois les deux protagonistes. Au début de l’épreuve, « Boomer » est embouti de tous côtés au milieu de l’excitation générale et des cris de joie, comme si tous les pilotes s’étaient ligués contre lui ; mais bientôt, la situation s’inverse et « Boomer » s’extrait vainqueur d’un tas d’épaves fumantes. La foule exulte. Mais Dolorès et Abbott savent qu’ils n’ont plus qu’à quitter le champ de foire et à dire adieu aux habitants de Sam Dent. Au moment où Dolorès croit qu’elle devra à nouveau porter Abbot jusqu’au bas des marches, plusieurs spectateurs se précipitent pour l’aider à porter le fauteuil et une procession se forme : « La foule s’est tue et il semblait que tout le monde avait décidé de nous regarder descendre cet escalier. Je gardais la tête haute et m’efforçais de faire comme si je ne remarquais rien […] Au moment où je sortais à mon tour de la tribune, j’ai regardé derrière moi et constaté que la quatrième partie de la course avait commencé et que la foule était redevenue attentive et bruyante. Même Billy Ansel. La vie continue, aurais-je pu dire, s’il y avait eu quelqu’un pour m’entendre. Quant à Nicole Burnell, je ne la voyais pas d’où j’étais » (p. 325).

25La mémoire collective – qui excède le récit collectif – prend forme dans la manière dont les différents individus qui composent l’assemblée agissent et réagissent de conserve – c’est-à-dire agissent ou réagissent en tant que membres de cette communauté. Bien sûr, la foule n’est pas un individu de degré supérieur, un individu collectif – expression dépourvue de sens ; c’est une collectivité, un ensemble d’individus, mais d’individus qui agissent et réagissent non pas chacun pour soi, mais chacun par rapport aux autres et en tant que membre de ce tout. En d’autres termes, il est possible d’agir par soi-même, en tant qu’individu délibérant et décidant pour soi seul, mais aussi d’agir en tant que membre d’une communauté, c’est-à-dire en prenant en considération et même en se réglant sur la manière dont agissent et réagissent ses autres membres. L’idée d’une réaction collective, comme celle d’une mémoire collective, ne repose pas sur une personnification douteuse de l’entité collective elle-même ; elle repose uniquement sur l’idée que la plupart de nos conduites et réactions affectives s’opèrent en référence à la communauté, dans un lien mimétique avec nos semblables, ou encore sous leur influence.

26C’est donc la communauté villageoise qui prend la parole en tant que communauté dans la scène finale de The Sweet Hereafter en manifestant son ambivalence à l’égard du vieux break Dodge de Dolorès, qui la représente, mais représente aussi une autre victime de l’accident, Billy Ansel, et en accomplissant un double rituel : rituel d’élévation et de célébration de la nouvelle héroïne de Sam Dent, Nicole Burnell, et rituel de purification et d’expulsion de la responsable (ou supposée telle) de l’accident, l’ancienne conductrice du bus scolaire déchue entre temps de ses fonctions.

27Ce qui est en jeu dans ce double rituel est évidemment la tentative pour surmonter collectivement l’expérience traumatique collective, vécue différemment par chacun, mais vécue aussi par chacun en fonction des autres – une manière d’évacuer la colère et le chagrin liés au travail du deuil, une manière aussi, pour la communauté de Sam Dent, de se ressouder autour d’une victime expiatoire. L’effet premier d’un traumatisme collectif est, en effet, généralement, de détendre ou de dissoudre les liens communautaires : des couples divorcent (Lisa et Wendell Walker), d’autres se défont (Billy et Lisa), des familles entières se délitent, se réfugiant dans le silence (la famille Bundell). Mais, une fois le deuil entamé, une seconde phase succède à la première, celle de la réunification symbolique. Les éléments impurs sont chassés de la communauté, tandis que ceux qui restent, purifiés par leurs épreuves, rétablissent entre eux de nouveaux liens, des liens plus forts et exclusifs, car fondés sur cette exclusion. Ainsi, à propos de Nicole devenue l’égérie locale, Dolorès remarque qu’elle a été aux yeux de tous « purifiée par son malheur » (p. 305).

28L’événement collectif prend donc forme dans une réaction collective, et cette réaction est exactement la même que celle qui se produisait à la fin d’Œdipe-roi : Œdipe, celui qui a guéri Thèbes de la peste, est devenu lui-même une souillure (agos : v. 1426) ; il doit être expulsé comme un bouc émissaire pour que la ville redevienne pure et soit sauvée. La tragédie reproduit, sur ce point, le rituel athénien du pharmakos qui prenait place, chaque année, le jour de la fête des Thargélies (au printemps, en mai-juin, époque du renouveau), et au cours duquel on choisissait parmi les rebuts de la société, étrangers, délinquants, mendiants, deux pharmakoi, deux boucs émissaires, que l’on promenait à travers toute la ville en les frappant sur le sexe avec des oignons de scille, des figuiers et d’autres plantes sauvages, pour finir par les jeter hors de la ville afin de restaurer la santé et l’intégrité de celle-ci14. Dolorès et Abbott sont les deux pharmakoi de Sam Dent : leur procession descendante au milieu d’un cortège de citoyens scelle leur bannissement de la cité.

29Toute la scène finale évoque aussi, bien sûr, la katharsis, cette purification des émotions tragiques par une représentation (ici la course des stock-car), et, en particulier, des deux émotions que constituent la crainte (phobos) et la pitié (eleos) (Poétique, 49 b 26) – la première tournée principalement vers soi, la seconde vers autrui – qui, lorsqu’elles naissent de la représentation elle-même, deviennent sources de plaisir (hêdonê). Mais ce qui triomphe à la fin, une fois de plus, c’est l’ambiguïté. Si Dolorès est expulsée, en effet, rien n’indique que les deux autres victimes, Nicole et Billy, pourront retrouver un jour leur place dans la communauté de Sam Dent. Et Dolorès le constate amèrement : « Nicole Burnell, Bear Otto, les petits Lamston […] Tous les enfants qui s’étaient trouvés dans le bus, ceux qui étaient morts et ceux qui n’étaient pas morts, et moi, Dolorès Driscoll, nous étions absolument seuls, chacun d’entre nous, et même notre solitude partagée ne pouvait pas modifier ce simple fait » (p. 324). Même la tentative désespérée accomplie par la communauté pour renouer le fil de sa vie d’avant n’effacera pas les séquelles du traumatisme ; elle ne favorisera, au mieux, qu’un rééquilibrage précaire, une guérison chancelante qui laissera ses victimes brisées et esseulées. Telle semble être la conclusion du roman, ou tout au moins, l’une de ses conclusions, car une autre conclusion possible consisterait à dire que, pour ceux qui parviendront à surmonter le traumatisme, à renouer avec une vie satisfaisante ou supposée telle, cette guérison devra prendre la forme d’une réagrégation à la communauté pour y retrouver une place – quelle que soit, au fond, cette place, et quelle que soit cette communauté. La guérison, si guérison il y a, suppose le rétablissement de liens satisfaisants aux autres et à la société tout entière ; elle n’engage pas seulement un « appareil psychique » isolé, pour reprendre l’image contestable de Freud, mais un être qui est social, et social dans le fond de son être.

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Notes

1 Walter Benjamin, « Le conteur », in Œuvres, trad. de M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, tome 3, p. 120-121.

2 Russell Banks, De beaux lendemains, trad. de Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1994, rééd. « Babel », p. 323-324. Dans la suite du texte, toutes les références à ce texte seront données directement entre parenthèses.

3 Interview de Russell Banks avec Richard Klin, January magazine, juin 2003 : « In the case of The Sweet Hereafter, I always imagined myself as a lawyer deposing those characters who were sworn to tell the truth, the whole truth, and nothing but the truth, about what happened on that day. But of course if you start talking about what happened on one day, you start talking about what happened on other days, the past, and what brought you to that point and time, and your speculations about it and digressions and so forth, and you end up telling the story. But first I had to imagine the listener. »

4 Ludwig Binswanger, « Evénement et vécu. À propos de l’article du même nom d’Erwin Straus », trad. de C. Abettan, Philosophie, printemps 2014, vol. 121, p. 12.

5 Francis Scott Fitzgerald, La fêlure, trad. de D. Aury et S. Mayoux, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1963, p. 478.

6 Ibid., p. 476.

7 Gregory Bateson, « La cybernétique du “soi” : une théorie de l’alcoolisme », in Vers une écologie de l’esprit, tome 1, trad. F. Grosso, L. Lot et E. Simion, Paris, Le Seuil, 1997 [1977], voir surtout p. 278-280 et 290-294.

8 Robert J. Ursano, Thomas A. Grieger, James E. MacCarroll, « Prevention of Post-traumatic Stress. Consultation, Training and Early Treatment », in Traumatic Stress. The Effects of Overwhelming Experience on Mind, Body and Society, Bessel A. Van der Kolk, Alexander C. MacFarlane, Lars Weisaeth (éd.), New York, Guilford Press, p. 441-462.

9 C’est pourquoi le mot de « résilience » qui veut dire littéralement le fait de rebondir (salire veut dire en latin, sauter, bondir), ou pour un matériau, de retrouver sa forme initiale après avoir été pressé ou étiré, est trompeur : il méconnaît qu’intégrer un événement à une histoire de vie personnelle c’est justement reconnaître (et accepter) que celle-ci ne sera jamais plus la même.

10 Max Scheler, « Le phénomène du tragique », in Mort et survie, trad. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1952, p. 107.

11 Entretien avec Richard Nicholls, « The Voices of Survivors », New York Times Book Review, 15 septembre 1991, p. 29 : « I wanted to write a novel in which the comunity was the hero, rather than any single individual. I wanted to explore how a comunity is both disrupted and unified by a tragedy ».

12 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 97 (nous soulignons).

13 Ibid., p. 94.

14 Pour le lien entre la fête des Targélies et l’Œdipe-roi de Sophocle, voir Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1995, p. 117-118.

Pour citer ce document

Claude Romano, « De l’événement individuel à l’événement collectif : De beaux Lendemains de Russell Banks » dans « Littérature et événement », « Lectures du monde anglophone », n° 2, 2016 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Claude Romano

Université de Paris-Sorbonne – Métaphysique, histoires, transformation, actualité EA 3552
Australian Catholic University
Maître de Conférences en philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne et professeur à l’Australian Catholic University. Son travail porte sur la phénoménologie et l’herméneutique philosophique, sur les liens entre philosophie et littérature, et sur quelques aspects de la philosophie analytique contemporaine. Il est l’auteur notamment de L’événement et le monde (1998), L’événement et le temps (1999), Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner (2005) et Au cœur de la raison, la phénoménologie (2010).