Sommaire
2 | 2016
Littérature et événement
Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque international « Littérature et événement » organisé par l’équipe, à l’initiative d’Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero et Karim Daanoune, en novembre 2015 à la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan. This volume gathers the papers given at the international conference “Littérature et événement” organised by the ERIAC research center and managed by Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero and Karim Daanoune, that took place in November 2015 at the Maison de l’Université in Mont-Saint-Aignan.
- Karim Daanoune et Anne-Laure Tissut Introduction
- Claude Romano De l’événement individuel à l’événement collectif : De beaux Lendemains de Russell Banks
- Isabelle Alfandary Le « cas » de la littérature
- Arno Bertina L’espace littéraire est un trou de souris, ou le chas d’une aiguille
- Oliver Rohe Apparition du Sioux
- Antoine Cazé « The event is the adventure of that moment »: Hejinian Happenstance Happiness
- Sophie Chapuis Matrix accidents in Rick Moody’s fiction
- Anne Battesti Thomas Pynchon’s « Event in the sky »: simulations, interpretations
- Anne-Laure Fortin-Tournès Encountering, experiencing and performing the other as event in The Childhood of Jesus by J. M. Coetzee.
- Natalie Depraz De l’événement à la surprise : le trauma et son expression
- Karim Daanoune « No return address » – Communicating Trauma in Don DeLillo’s Falling Man
- Aaron Smith Language as Technology in Don DeLillo’s Falling Man
2 | 2016
L’espace littéraire est un trou de souris, ou le chas d’une aiguille
Arno Bertina
1Cette précaution liminaire : je ne suis pas un scientifique, je parle en tant qu’auteur, c’est-à-dire en étant noyé par ces questions qui nous occupent.
2Je remercie les organisateurs, car je crois le dialogue et les échanges nécessaires, entre l’université et les écrivains. Nous ne parlons pas la même langue, mais ce sont les mêmes lucioles qui nous attirent, pour reprendre l’image de Pasolini / Didi Huberman.
3Prendre cette image des langues différentes c’est me placer tout de suite dans le sens de la marche.
4Je ne le savais pas au début, mais c’est la polyphonie qui résume toute ma joie d’écrire, et toute mon ambition littéraire. Tourner autour d’une situation. Multiplier les angles, les points de vue. Donc les langues.
5Dans tous mes textes de fiction, je veux montrer la complexité d’un moment, d’une impression ou d’une parole. Pour ce faire, je tourne autour et le regarde sous tous les angles. Ce faisant je lui découvre des murs porteurs et des cloisons et des parois de verre. C’est-à-dire des choses qui ont eu lieu, ou des paroles qui ont été dites, et d’autres qui sont restées latentes, que la bouche aura ravalées, que le personnage se sera interdit de faire (faire un scandale, toucher la main de la personne désirée, quitter sa maison, se mettre à chanter devant le rayon des fruits et légumes, etc.). Car toutes ces choses qui n’ont pas eu lieu ont parfois bien plus d’efficace, pour expliquer une action ou un fait qui aura lieu, que la somme des événements qui l’ont précédé et à quoi on est toujours tenté de le ramener. Un homme tue son père. Il le tue pour des raisons psychologiques qui ne se sont jamais exprimées dans la réalité et non parce qu’il vient de lui refuser l’argent pour passer le permis de conduire. La phrase, la conduite du récit, de la fiction, doit avoir à cœur de faire apparaître tout cela, la puissance effective, active des choses latentes, qu’on pourrait dire inexistantes et que le regard de l’écrivain (peut-être de tout artiste) amène à rendre sensible, audible. L’exclusion du virtuel (latent) de ce qu’on entend par « réel » est une simplification coupable contre quoi tous les arts sont toujours dressés.
6Cette réponse magnifique de Schoenberg à un musicien qui s’agace, en répétition, et dit au Maître : « – Mais enfin avez-vous jamais entendu ce que vous avez écrit ?! – Oui, répond Schoenberg, quand je l’ai écrit. »
7Mais cette recherche polyphonique est longtemps passée pour moi par un procédé formel : créer des accidents dans la phrase, dans la conduite du récit, pour mettre en déroute toute voix de narration qui prétendrait dominer le récit ou les autres voix. Ce faisant je m’occupais surtout d’imposer le silence à cette voix prétentieuse. Et les voix murmurantes, que j’espérais faire entendre, ne parvenaient à s’exprimer qu’en marge de cette bataille.
8Dans Le Dehors, Kateb et Malo se battent avec leurs propres murmures. Ainsi Malo, quand après quatre années d’absence il revient dans la petite ville où vit sa mère. « Il va pour dire : je vous en veux d’avoir été comme ça et il dit : les gens parlent maintenant de la drôle de guerre […] Il veut dire : donnez-lui la possibilité de s’adapter et il dit : partir faire ses classes en Algérie et se retrouver illico médecin-major d’un régiment […] ».
9Dans Appoggio le dispositif narratif et judiciaire est là pour offrir un contrechamp à la folie de la cantatrice, mais il est comme hypnotisé par la colère de cette femme, il est encore trop amoureux, ce dispositif, pour que la polyphonie recherchée en prenant l’opéra pour objet fonctionne à plein.
10Dans Anima Motrix, le personnage principal, en fuite, se défait au fil de cette fuite (descendre du Nord au Sud de l’Italie) de toutes les épaisseurs accumulées pour se défendre, et une fois à nu, dans le dernier quart du livre, il peut enfin entendre les voix des réfugiés qui tentent d’entrer en Europe.
11Dans Je suis une Aventure, il y a le discours du mouvement et celui de l’immobilité (tel que Thoreau l’a mis en œuvre), mais celui de l’immobilité est d’emblée moqué, disqualifié. Le mystère ne se trouve pas là en quelque sorte. Ce n’est qu’au fil du livre que le lecteur voit la position du narrateur changer. Ce changement d’attitude ne l’amène pas à accepter le discours de moral, celui de l’immobilité, mais à entrer dans ses raisons pour qu’il soit moins blessé par lui, pour qu’il se sente moins agressé par lui. En même temps que le personnage se détend, pourrais-je dire, j’ouvre la porte du livre à une dimension polyphonique.
12Dans le roman qui devrait paraître en janvier 2017 et qui s’appellera peut-être En Alerte et transportés, je crois être parvenu à faire que le récit se trouve d’emblée dans cette dimension-là, dans cette énergie-là. Il dépeint une longue altercation entre un Secrétaire d’État et les salariés d’un abattoir breton, j’entre dans les raisons de chacun, y cherchant une intelligence qu’on n’y entend pas au premier abord.
13Ce bref parcours n’est pas hors sujet, je crois, vous l’aurez compris. Le but de ce colloque étant d’étudier le rapport qu’entretient la littérature à l’événement – mot que j’utilise peu pour parler de mon travail – je pourrais dire que polyphonie et événement sont les deux faces d’une même médaille. Ce travail sur la multiplicité des voix, ce désir de faire que le livre multiplie les voix, a des conséquences immédiates sur le statut de l’événement puisqu’il sous-entend qu’une voix ne peut rendre compte d’un événement, qu’il faut à cet événement plusieurs voix. J’indique – sans l’avoir réfléchi – que l’événement perçu n’est rien à côté de ce qu’il efface, ou à côté de son spectre, des échafaudages qui lui ont permis d’apparaître, et qu’il faut à la littérature convoquer plusieurs voix pour espérer rendre compte de cette richesse immergée.
14Poussée à bout, cette logique a quelque chose de l’idéalisme (en philosophie) qui dit que le réel n’existe pas, ou mal, et qu’il ne fait que renvoyer, mal, à un autre plan de réalité (le monde des idées, pour les idéalistes).
15Mais je ne me retrouve absolument pas dans cette description. Je ne crois à aucun arrière-monde, mais bien plutôt qu’il existe quantité de traits infimes, difficiles à percevoir quand on est dans l’action et qu’il faut trancher, et que seul le recul ou un certain laps de temps nous permettent de mieux voir. La réalité n’est pas voilée, l’écriture n’est pas un dévoilement. La réalité est si profuse, constituée d’une trame si dense, qu’il faut y revenir, ou s’y mettre à plusieurs. La littérature c’est ainsi l’assomption de tout ce qui dépasse notre intelligence, qui est parfois notre part animale au sens où elle perçoit les choses à la vitesse des choses, mais s’en remettant ensuite à l’intelligence discursive, elle les reperd, car cette dernière est infiniment plus lente que le premier régime de perception, porté souvent par une forme d’inquiétude, l’inquiétude du mammifère qui se dresse pour observer le danger à l’horizon. Le cerveau reptilien. La littérature fait parler le cerveau reptilien. Elle ne se résume pas à lui, mais elle le libère, elle lui donne la parole pour rééquilibrer l’intelligence raisonnante (qui elle n’articule que du connu).
16Cette réponse de Bernard Lamarche-Vadel à la question « D’après vous, quelque chose comme la littérature existe-t-il ? » :
17« Souvent je me suis posé la question de savoir l’attitude du premier écrivain. Je lui ai donné cette forme : il s’agit d’un chasseur du paléolithique. À la tombée de la nuit, il croise un auroch qui le charge. D’abord il y a la peur. Réfugié sur un arbre, il revient aux siens, leur raconte sa mésaventure et il exagère. À l’animal il prête les oreilles d’un mammouth, ses yeux projettent du feu. Il exagère, prolongeant ses sensations dans des figures verbales construites à cette fin. Son discours sidère les siens. La littérature est née ; elle reste une réplique fabuleuse à une existence détruite par l’effroi » (Revue Ligne de risque, 1998).
18Si on accepte que je discute cette citation extraordinaire, je dirais qu’il ne s’agit pas tant d’exagération que d’une description plus fine de la réalité (augmentée). La littérature vise la réalité augmentée de tous ses spectres, car rien ne meurt jamais, tout continue d’agir, d’être habité. Claude Ollier, quant à lui, décrit les maisons comme des êtres vivants, cherchant à montrer comment le réel est tramé par les « liens d’espace ».
19Pour autant, encore une fois, je ne crois pas qu’il s’agisse là de choses invisibles. Je crois que tout ce qui est à vivre et à penser est là sous nos yeux en permanence. Je n’aime pas ces mots qu’on accole beaucoup à l’expérience littéraire, à tort et à travers (« indicible », « inexprimable »). Rien ne l’est, je crois, et c’est bien pour cela que l’on continue d’écrire d’une époque à l’autre. L’indicible se déplace, il est joueur, ou c’est la carotte qui fait avancer l’âne. La carotte qui est toujours ailleurs. Il y a des censures d’ordre politique (au sens large), et des surmoi qui censurent l’expression de certaines choses. Mais aucun événement n’aurait – dans sa structure, dans sa définition, dans son être – quelque chose d’indicible. En parlant d’indicible on fait passer nos propres limites pour un trait constitutif de la chose qu’on cherche à dire.
20Pour contourner ces interdits, les artistes ont deux stratégies : se heurter de front à l’obstacle et produire des représentations scandaleuses qui présentent parfois le problème d’être dans un rapport très discursif à la réalité, tenant un discours sur elle, avec plein de formules assertives qui figent les choses – c’est le cas de tout ce qu’écrit Michel Houellebecq depuis Les particules élémentaires ; ou au contraire jouer de la métaphore pour contourner les obstacles (la censure par exemple) et atteindre l’objectif sans avoir perdu de temps à se battre avec des épouvantails. C’est la dimension érotique de la littérature (ne pas dire, mais approcher, « prendre la réalité dans les anneaux du style » disait Proust).
21Je veux contester ces adjectifs (indicible, immanquable) pour une autre raison encore : il y a derrière tous ces absolus la volonté d’attacher la littérature à un sérieux qui m’embarrasse. Si la littérature est contestée, faut-il nécessairement répondre à ceux qui l’attaquent par un surcroît d’absolu et de tragique ? Je verrais alors la littérature comme quelqu’un qui, au cours de sa fuite, se serait engagé dans une impasse et qui ne pourrait que se retourner pour regarder ceux qui vont l’assassiner. Ne pourrait-on pas au contraire maintenir que l’écriture se trouve à un point de gratuité qui est tout son scandale, plutôt que de vouloir lui assigner une fonction (dire l’indicible) bizarre ou absurde ? Il y a quelque chose de gênant politiquement, dans le fait d’afficher comme ça la dimension sérieuse ou tragique du geste créatif, qui peut être aussi autre chose (Rabelais, Sterne, Diderot, Stendhal, et d’autres, éprouvèrent-ils le besoin de prendre le lecteur en otage avec une telle mission, un tel sacerdoce ?)
22Dans le texte de présentation du colloque est cité Don DeLillo : « it is left to us to create the counter-narrative » (« In the Ruins of the Future », 34).
23Pour faire entendre ces liens d’espace, pour les rendre sensibles dans la langue, ces nuances, l’infra-conversation de Nathalie Sarraute entre en action. Pour la créer, l’écrivain doit forger ses outils, tout le temps.
24La réponse de l’écrivain ou de tout artiste aux sollicitations du réel, via l’événement, tient tout entière dans le fait qu’il réexamine continûment ses outils, pour les adapter (en les déformant, en les rendant bizarres) à ce qu’il traque. On ne chasse pas le lapin de garenne avec un harpon de baleine, on ne répare pas un moteur de Renault fabriquée en 2015 avec les mêmes outils que ceux qu’on utilisait pour réparer une Simca en 1975.
25On racontera autrement.
26L’expression de DeLillo est parfaite : il s’agit toujours de raconter autrement. Soit dans une autre langue (Guyotat, Novarina) soit dans un autre agencement (Pynchon, David Foster Wallace) soit encore dans des déplacements de genre et dans des métissages (Volodine). Raconter autrement c’est proposer un autre récit que le récit national ou entrepreneurial, ou capitaliste – autre chose que le discours des gagnants. C’est écrire autre chose que l’inévitable storytelling.
27La littérature, avec sa patience et ses fulgurances, agace superbement le récit produit par les idéologues. Toutes les idéologies présentent l’art de leur temps comme des choses dégénérées ou précieuses. Ce que traque la littérature – ces liens d’espace qui trament le quotidien, par exemple – est toujours, pour les têtes idéologiques, un enculage de mouche, un luxe de fainéants, un luxe. L’idéologie substitue au monde réel un monde simplifié où les ronds sont ronds, les Allemands aryens et les hommes soucieux d’humanité. Sans nuances. La littérature, au contraire, est du côté de la fièvre, du tremblement, de la nuance, des choses réversibles, de l’angoisse qui devient rage et puissance, etc.
28Une remarque cependant : il y a là-dedans quelque chose de simplement réactif (contre-récit) alors que je crois qu’il ne faut pas perdre de vue que la littérature est aussi, ou veut être, une force d’affirmation, souveraine. À n’être que réactive, elle court le risque d’être amère comme l’œuvre de Flaubert, narquoise, ironique, vomissant « l’océan de merde » qui vient battre au pied de la « tour d’ivoire » qu’il s’est construit.
29La littérature que j’aime et celle que je cherche à écrire est autrement plus solaire et créatrice.
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Quelques mots à propos de : Arno Bertina
Né en 1975, Arno Bertina est à ce jour l’auteur d’une quinzaine de livres. Deux romans aux éditions Actes Sud : Le Dehors ou la migration des truites (2001) et Appoggio (2003) avant que ne paraisse, en 2006, le foisonnant Anima Motrix, publié par les éditions Verticales. En 2009 c’est un court récit, Ma Solitude s’appelle Brando, traduit aux Etats-Unis sous le titre Brando, My Solitude (Counterpath Press, 2013). Paraissent ensuite Je suis une aventure (2012), un roman dans la veine picaresque, dont l’un des principaux protagonistes est le tennisman « Rodgeur Fédérère » et en aout 2017 Des châteaux qui brûlent, toujours chez Verticales (dans cette fiction, un secrétaire d’État est séquestré par les salariés d’un abattoir breton sur le point d’être placé en liquidation judiciaire).
Arno Bertina est également l’auteur de romans écrits dans les marges de travaux photographiques : La Borne SOS 77 (éditions Le Bec en l’air, 2009) et Numéro d’écrou 362573 (Le Bec en l’air, 2013). Il écrit régulièrement pour des revues littéraires et il a notamment adapté Sous le Volcan de Malcolm Lowry et, avec Oliver Rohe, Les Démons, de Dostoïevski, pour France Culture.