2 | 2016
Littérature et événement

Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque international « Littérature et événement » organisé par l’équipe, à l’initiative d’Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero et Karim Daanoune, en novembre 2015 à la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan.

This volume gathers the papers given at the international conference “Littérature et événement” organised by the ERIAC research center and managed by Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero and Karim Daanoune, that took place in November 2015 at the Maison de l’Université in Mont-Saint-Aignan.

Couverture de

2 | 2016

Apparition du Sioux

Oliver Rohe


Texte intégral

1Je ne voudrais pas consacrer ma présente intervention aux liens théoriques entre littérature et événement ni proposer un tableau de cette relation à travers l’histoire littéraire. Même si je lis avec intérêt la théorie, je ne me sens pas habilité à discuter de l’événement du point de vue de la philosophie, de la phénoménologie ou de la pensée critique. Je préfère me cantonner à l’espace que je maîtrise le mieux, la littérature, et à la façon que j’ai de la pratiquer quand elle a pour objet, pour ambition, de traiter de l’événement – que je ne définis pas autrement que le dictionnaire, à savoir : ce qui advient, se produit et apparaît, tant sur le plan de l’Histoire que sur le plan de la subjectivité. C’est une rupture dans l’ordre habituel des choses, un gouffre qui s’ouvre, parfois sans éclat, dans le tissu de la réalité. Il peut sembler à qui le vit ou comprend l’avoir vécu comme un irréductible trop-plein de significations ou, à l’inverse, comme une béance opaque, une énigme définitive – ou les deux en même temps. Il est si imprévisible, si bouleversant qu’il constitue un défi pour la perception et pour la pensée. Pour la littérature qui voudrait le prendre en charge.

2Je vais être plus précis : l’événement dont parle la quasi-totalité de mes livres recouvre les quinze années de la guerre civile libanaise entre 1975 et 1990. Eux-mêmes d’ailleurs, les Libanais qui la vivaient au présent, désignaient cette période historique d’événements. Ils continuent de la qualifier encore à ce jour par ce terme, comme si lesdits événements étaient une chose de révolue et extérieure à eux (le mot arabe pour événements au pluriel accentuant sa dimension lointaine, c’est ce qui a eu lieu). Le matériau à partir duquel j’écris est un événement étalé dans le temps, au sein duquel se sont multipliés d’autres événements parfois mineurs, subreptices, parfois aveuglants, porteurs d’accélérations et de changements brutaux. Dans mes deux premiers livres, Défaut d’origine et Terrain vague, cette guerre faisant événement durable – j’ai conscience qu’événement durable pourrait presque sonner comme un oxymore – cette guerre, disais-je, n’était pas restituée dans son présent, mais ressassée depuis sa fin. Le texte commençait après la guerre parce que ses conséquences prolongées, la manière dont elle avait en quelque sorte survécu à elle-même m’importaient à l’époque davantage que la présentation de sa réalité passée. Si je me réfère à l’intitulé de notre colloque, l’événement dans ces deux premiers textes était proprement absent, évoqué de loin en loin, par le rappel, à l’intérieur d’un discours plus vaste, de certains faits et récits survenus pendant la guerre, ou alors suggéré à travers les images mentales confuses et les attitudes corporelles du narrateur, comme c’est le cas dans Terrain vague. L’événement c’était donc cette hantise centrale, encore innommée, dont je m’efforçais de décrire les effets possibles sur l’esprit, sur la mémoire et le corps de ceux qui l’avaient vécue, victimes civiles et seigneurs de la guerre tout ensemble.

3Dans Un peuple en petit, mon troisième roman, où trois voix narratives se succèdent les unes les autres sans jamais se recouper, il est à nouveau question de l’événement que fut la guerre civile, cette fois montré au présent, dans le présent d’un enfant, puis d’un jeune adolescent, qui ne pouvait recevoir les manifestations de violence que de manière assourdissante, totale, détachée de toute rationalité causale. Le pays où cette guerre se déroulait autour de l’enfant n’était pas nommé, comme dans mes livres précédents, le lecteur français, occidental, ne pouvant la rapporter à une guerre connue, à une guerre dont la chronologie, les hauts faits, les images canoniques seraient localisés – et identifiés comme lointains, dans le temps et dans la géographie. La violence déferlait parce qu’elle déferlait. Elle était sans explication, surgissait dans toutes les situations du quotidien, auquel elle se confondait de plus en plus. Elle était cet événement, dirons-nous ici, dont la répétition, selon des formes chaque fois variées, n’entamait en rien la pureté, la force disruptive.

4Au risque d’intellectualiser à outrance ce qui m’était d’abord venu de façon plus obscure, peut-être moins calculée, j’ai réalisé après l’avoir écrit que la deuxième voie de ce roman, dans laquelle s’exprime la pathologie d’un personnage parisien incapable d’unir le mot à la chose, j’ai compris que cette voie-là, que je voulais comique, répondait à une nécessité soulevée par la voie de l’enfant dans la guerre. Du moment que je montrais la violence déferlant dans sa nudité, exempte de toute justification, il m’a paru nécessaire qu’une autre voie narrative prenne sur elle les effets de cet événement de la guerre civile sur le langage, sur la relation du langage au réel. Pour le dire autrement, je devais compenser le récit que je parvenais à faire, des années après les faits, de cette violence répétée dans le quotidien de l’enfant par l’invention d’un autre personnage, sans biographie ni destination précises, qui prendrait entièrement en charge, lui, l’impuissance de la langue à dire le vécu, tout vécu, à nommer la réalité. Car tel est, à mon sens, le propre de l’événement, spécialement de violence, quand il advient : il met le langage en faillite. L’écriture doit – certes par des procédés et des détours qui sont l’art – rendre compte de cette faillite, de cet instant plus ou moins bref de dislocation du vocabulaire, d’inanité de tout effort de pensée et de la pensée elle-même, faute de quoi l’écriture trahirait l’événement qu’elle vise à relater, elle trahirait sa puissance, son retentissement inaugural et durable sur la structure du langage.

5Voilà pour les tentatives passées, dont je sais qu’elles ne pouvaient en aucun cas épuiser ni peut-être partager, faire éprouver, la guerre civile comme événement sensible, expérience subjective. Cette faillite du langage demeure ; et c’est elle qui justifie l’écriture.

6J’aimerais m’attarder maintenant sur cette relation entre littérature et événement à partir du livre que je suis en train d’écrire depuis quelques mois. Ou plutôt m’attarder sur la série de problèmes qu’il soulève et qui restent évidemment en lien avec le thème qui nous occupe. En voici la trame, le projet. Le texte raconte, par dix ou douze grandes scènes, la tragédie d’un travailleur égyptien à Beyrouth, depuis son arrivée sur le sol libanais, qui le vexe et l’exclut, jusqu’à sa mort par lynchage dans un village du sud du pays, suite au viol et au meurtre dont il se rend coupable. J’avais pris connaissance de cette histoire véritable, dont beaucoup d’aspects m’ont aussitôt fait penser à Lumière d’août de Faulkner et au personnage de Joe Christmas, pendant l’été 2012, lors d’un séjour à Beyrouth où je ne m’étais plus rendu depuis des années. Hormis quelques articles publiés dans la même semaine, la presse, la télévision, les radios, les conversations privées parlaient peu de ce fait divers, à cause de sa monstruosité insupportable peut-être, mais plus encore pour ne pas ternir l’image déjà peu reluisante du pays – et l’image, en particulier, de la communauté religieuse à laquelle appartient ce village de lyncheurs. Même en l’absence de toute étude sérieuse sur cette affaire (d’un travail approchant par exemple le Village des cannibales d’Alain Corbin), grâce peut-être à cette absence, il m’a semblé évident qu’un certain rapport existait entre la trajectoire de ce travailleur égyptien en 2010 et la guerre civile de 1975-1990. Pour être tout à fait exact, ce lien entre ces deux événements espacés de vingt ans s’est imposé à moi seulement quand j’ai commencé à écrire le récit du travailleur égyptien. Les situations de violence sociale qu’il a affrontées, les routes qu’il a empruntées, les rues où il circulait, les immeubles, les quartiers, les commerces, les paysages, etc. étaient des lieux encore habités d’une manière ou d’une autre par les scènes, les images, les bruits, les corps et les postures de la guerre civile. Habités : c’est-à-dire non pas rigoureusement identiques à ceux qu’ils étaient pendant la période 1975-1990, mais conservant une cicatrice, une empreinte, un dépôt plus ou moins manifeste de ces années, émettant pour le temps présent un signe de leur persistance. Ces deux événements du lynchage et de la guerre n’étaient pas unis par un lien de causalité sommaire, bête et méchant – le lynchage d’aujourd’hui ne serait que la conséquence de la guerre civile d’hier – mais par une variété de relations complexes que l’écriture doit mettre au jour : des rapports de continuité et de rupture, de voisinage et de conflit, de prolifération, de résonance plus ou moins éloignée, etc. établis dans le registre du paysage et de la topographie de la ville, dans le registre des images, des bruits, des sensations, des attitudes, des relations sociales, etc. Un geste de milicien propagé, sinon inventé pendant la guerre – une façon spéciale de hocher latéralement de la tête ou de se curer l’oreille avec une clé – pouvait être le même que celui d’un chauffeur de taxi à bord duquel se trouve le travailleur égyptien, vingt ans plus tard. Ce genre de rapports donc.

7Il m’est impossible d’écrire la trajectoire de l’Égyptien sans écrire en même temps, selon une structure que je n’ai pas fini de découvrir, le paysage souterrain, double et spectral, dans lequel il évolue, c’est-à-dire la guerre civile. L’image terminale du lynchage que je m’efforce de constituer exige que je reconstitue également la généalogie de toutes les scènes, paroles, postures, sensations, etc. de la guerre civile qu’elle contient. Cette multiplicité que la narration doit parcourir, si elle veut raconter le récit de l’Égyptien, est en elle-même un moyen de ressusciter l’expérience de la guerre dans sa dimension collective et historique plutôt que simplement individuelle et subjective, d’après une pluralité de points de vue jusque-là absente de mon travail.

8Je voudrais parler d’une de ces images passées, que je peux qualifier aujourd’hui, avec le recul, d’événement à part entière, et qui m’est revenue en mémoire lors de mon avant-dernier séjour à Beyrouth.

9Sur la route de l’ancien tramway qui mène à la plage, près du vieux phare de la ville, à l’ombre de deux grands figuiers encore en place, est apparu à l’été 1981 un homme de grande taille, massif et pieds nus, coiffé d’une imposante parure en plumes royales, d’un gilet beige à franges et d’un pantalon en daim marron, les joues badigeonnées de peinture rouge. Un vrai chef Sioux, en plein cœur du Proche-Orient, dans une capitale en guerre (petite précision ici : la guerre en question n’est pas une bataille ininterrompue de quinze années, mais une succession imprévisible d’explosions de violence enragée et de phases de répit, de vie en apparence normale, d’où ce trajet familial vers la plage la plus proche). Sur la chaussée, le grand Sioux marmonnait des sons arabes incompréhensibles en singeant d’un air pénétré les gestes d’un agent de la circulation.

10Cette apparition – un illuminé déguisé en Indien – était d’autant plus irréelle qu’elle surclassait par sa folie la guerre devenue au fil des ans ordinaire. Elle était encore plus sauvage en regard du milieu où elle s’était manifestée. Chaque fois que nous passions sur cette route de l’ancien tramway, une fois toutes les semaines ou deux, nous espérions retrouver cette vision qui résistait à la domestication du regard, au patient travail de l’habitude. Associé (et non pas fondu, assimilé) à notre environnement, jamais nous n’avons cessé de le voir, de rire gentiment de sa puanteur et de ses manières affectées, alors que nous avions au contraire cessé de voir les hommes armés régnant sur le quartier. Il était toujours isolé dans notre champ de vision, dans le périmètre invariable des figuiers, entouré de ses effets personnels toujours plus nombreux et bizarres, une tente qui échoue à ressembler à un tipi, des casseroles, des cartes dépliées, des flèches en plastique aux couleurs fluorescentes, une lampe torche qu’il dirigeait la nuit sur les passagers et les rares piétons s’aventurant près du vieux phare. Je n’étais bien sûr pas le seul à admirer cet énergumène dans Beyrouth. Les habitants du quartier le voyaient aussi, les voisins, les passants, certains tentaient d’échanger avec lui, de lui extorquer en vain une ou deux paroles intelligibles. Son jaillissement superbe parmi nous était un événement d’importance, qu’aucun d’entre nous n’était cependant en mesure de dater. Pas de témoin d’autorité, nulle collecte de témoignages pour attester le jour et l’heure exacts où il avait débarqué dans le quartier, aucun élément matériel qui puisse rattacher cette présence inexpliquée à un lignage narratif quelconque, à défaut d’un mobile, d’une justification plausible. Si son prestige fut peu entamé, suscitant vraisemblablement les mêmes réactions attendries, fascinées ou amusées, il me semble quand même que nous avions (nous, les voisins de l’immeuble, les connaissances, la rumeur) à un moment – mais lequel au juste, comment et à quoi pouvons-nous reconnaître ce moment, c’est toute la question, c’est ce que l’écriture en tout cas essaye de dévoiler – que nous avions cessé, donc, de nous interroger sur l’origine de cet homme, sur sa vie antérieure et son parcours, sur sa famille et ses amis abandonnés, son errance mentale s’il peut la nommer, sur ce choix curieux, surtout, de séjourner sur le trottoir, à proximité du vieux phare, dans une capitale en guerre. L’apparition fantasque jetait sur nous une lumière toujours aussi vive, mais avec le temps le désir d’en élucider l’énigme nous avait abandonnés. Il était là, tout le monde l’appelait le Fou, c’était une drôle de personnalité, une personnalité loufoque, mutique, inoffensive, que nous guettions et prenions toujours plaisir à revoir.

11L’artifice de l’écriture doit rendre compte (je sais certainement abuser de cette expression, la langue me proposant peu d’alternatives) de ce surgissement indatable, sans coordonnées, inscrit dans aucune histoire, qui avait transfiguré le paysage de cette partie de la ville, ajoutant à sa physionomie meurtrie, à sa démence, une présence extravagante et magique. Il faut donc à cette fin que le visage plus ou moins dévasté de Beyrouth, que son quotidien englué dans les cycles de violence et de trêve, d’arrêt et d’intensification maladive de la vie, soient suffisamment creusés, que sa consistance et son épaisseur soient rendues dans toutes leurs strates, d’après plusieurs points de vue, selon différentes stations temporelles, pour que le Sioux arrive sur le récit dans toute sa sauvagerie. L’événement ne peut à l’évidence s’écrire en dehors de la trame ordinaire qui le prépare, dont il est la déchirure.

12Il y a ainsi un réseau de faits, de scènes, de représentations duquel surgit l’événement singulier qui, en retour, une fois la déflagration qu’il porte accomplie, en bouscule la structure. L’apparition de l’Indien change de statut – non de prestige – dans le temps, les regards qu’elle attire sur elle évoluent, elle n’est plus un événement proprement dit, une nouveauté absolue, mais ses effets, les signes qu’elle renferme n’ont pas été taris, pour la simple raison qu’il nous est impossible de les savoir – l’événement n’étant réductible à aucune chaîne causale. Cette modification subtile des attitudes individuelle et collective devant l’événement qui s’estompe, qui s’estompe sans se dissoudre tout à fait, est pour moi la partie la plus ardue de l’écriture, la plus complexe, puisqu’il s’agit de décrire l’activité du temps.

13De même que la date et les circonstances de son arrivée dans Beyrouth à l’été 1981 nous furent mystérieuses, de même sa disparition, par définition soudaine, puisqu’il n’a pas eu la délicatesse de nous en notifier la date, de même sa disparition nous est restée inexpliquée. L’habitude de ne plus l’apercevoir au bout de la route de l’ancien tramway fut acquise – c’est une hypothèse – beaucoup plus facilement, plus vite aussi, que la domestication par ailleurs inachevée de sa présence visuelle. Après son départ, la réalité recouvra la totalité de ses privilèges ; la route, le trottoir, l’activité autour du vieux phare retrouvaient leur état antérieur.

14Nous aurions pu l’oublier peu à peu, nous souvenir parfois de sa dégaine sur le chemin de la plage, pointer l’emplacement de sa tente, rappeler ses gesticulations ridicules et ses transes indiennes sur le trottoir, les choses auraient pu s’arrêter là : un événement, quelque chose a eu lieu, d’absolument merveilleux tant il jurait avec le réel, et ce quelque chose s’est retiré, laissant à chacun de ses témoins le soin d’entretenir sa mémoire, de se débrouiller avec sa mélancolie.

15En juin 1982, l’armée israélienne envahissait en quelques jours le Liban afin de détruire les organisations palestiniennes qui s’y étaient installées après leur expulsion de Jordanie en 1970. Au mois de septembre, après trois mois d’un siège infernal, elle pénétrait la capitale libanaise anéantie avec pour mission de traquer les derniers combattants palestiniens dans la ville. Le Fou fit alors de nouveau irruption dans le quartier, pas exactement au même endroit, mais non loin du vieux phare, cette fois-ci non pas dans une tenue de chef Sioux mais dans un uniforme des renseignements militaires israéliens. S’il est évidemment impossible de l’établir à la minute près, ce retour spectaculaire dans Beyrouth possède des coordonnées historiques fiables, une fourchette qui le placerait autour du 14 septembre, dans la foulée de l’assassinat du président libanais fraîchement élu, Béchir Gemayel. Ce jour-là donc, pour les habitants, l’événement subjectif (à l’intérieur de l’événement de l’opération Paix en Galilée commencée trois mois plus tôt, à l’intérieur de l’événement de la guerre civile déclenchée en 1975), cet événement subjectif du 14 septembre était double : observer une armée étrangère, des blindés, des tanks, des soldats, entrer dans les rues de leur ville, et découvrir dans ses rangs terribles le Fou, l’Indien, désormais dans une tenue de colonel. Je ne l’ai à titre personnel pas vu ces jours-là puisque nous avions fui Beyrouth pour nous réfugier dans un village de montagne, mais ceux qui sont restés chez eux, les voisins, les connaissances, la rumeur, ont évoqué cette nouvelle apparition incroyable de manière concordante, longtemps après le retrait de l’armée israélienne. Longtemps après, toujours marqués par cette histoire, les habitants, les hommes armés, les sous-chefs, les résidents de Beyrouth Ouest furent obnubilés par l’existence fantasmée ou réelle d’autres espions dans la ville. L’Indien officier des renseignements n’était pas une légende. Un éminent historien me l’a encore confirmé récemment. Jean Genet raconte en deux pages le récit de cet espion se faisant passer pour Fou et Indien dans Un captif amoureux. Mais il le raconte sur le registre du récit rapporté, de seconde main, il le raconte comme on raconte une histoire : un jour un Fou est apparu dans les rues avant de disparaître et d’opérer un retour aussi surprenant que triomphal dans Beyrouth envahi. Il ne s’agit donc pas, dans ce livre de Genet, d’un événement au sens propre du terme, d’un événement qui articule ensemble le subjectif et l’historique, la déchirure et sa résorption progressive dans le temps, mais d’une anecdote significative.

16La façon dont je traite dans mon livre en cours ce fait de la guerre civile est donc autre : j’essaye de le décrire au présent à partir de temporalités et d’angles différents, de le placer (lui parmi d’autres faits) dans ce réseau de scènes, de figures, de discours, de gestes que j’ai mentionné plus haut. Si l’apparition de l’Indien doit faire événement dans le roman, c’est comme phénomène subjectif et commun, structuré dans la durée qu’il bouleverse, mais également en tant que césure historique – dont le décèlement, la reconnaissance, ne peut survenir qu’après coup, après que cette rupture a eu lieu, puisque nous ne sommes jamais tout à fait les contemporains de notre présent.

17Ces événements d’apparition ne forment en vérité qu’un seul, une sorte d’événement à double détente, décomposé en deux temps : d’abord l’arrivée comique en tenue de Sioux, ensuite le retour terrible en uniforme militaire – la farce précédant ici la tragédie. J’en viens à cette modeste conclusion : avec le recul dont je dispose aujourd’hui, il ne serait pas faux ni même exagéré d’affirmer que l’Indien surgi près du vieux phare était une annonce, le signe avant-coureur, l’émissaire d’un événement bien plus vaste, beaucoup plus décisif sur le plan historique, et qui n’adviendra que plusieurs mois plus tard. Si l’on admet qu’il est question du même événement, que l’un est la préfiguration de l’autre, ne peut-on pas conclure à la puissance prophétique de l’événement ?

18Si nous avions su lire et interpréter la présence de l’Indien près du vieux phare, si plus prosaïquement, des services de santé ou de police existaient à l’époque dans Beyrouth, nous aurions peut-être compris que cette présence extraordinaire contenait la promesse d’autre chose, qu’elle n’était que le premier moment d’une réplique plus grande, préparée dans le souterrain. Évidemment, parce qu’il s’agit pour nous qui le vivions au présent d’un événement qui ne s’inscrivait dans aucune rationalité causale, qui résistait à toute élucidation définitive, d’un événement qui en somme n’était pas vécu comme tel, cette prévision était hors de notre portée. L’apparition de l’Indien parmi nous ne portait pas à conséquence ; elle devait rester sans effet. Il était là, devions-nous penser, pour nous distraire, pour nous divertir. Mais apprenant dès la fin des opérations israéliennes, en ce même mois de septembre 1982, que ce Sioux était le signe prodigieux et aveuglant du futur officier des renseignements militaires, que l’un était le présage de l’autre, il me semble possible, en tout cas l’hypothèse me plaît beaucoup, que tout événement recèle quelque chose comme un potentiel prophétique inexploité. Sans doute est-ce le rôle du langage, de la littérature en particulier, que de révéler le contenu de cette prophétie – de la construire par l’écriture.

19W.G. Sebald disait dans un de ses derniers entretiens que l’activité de l’écrivain était proche de l’activité du paranoïaque. Il faut souscrire à cette comparaison audacieuse quand nous reconnaissons à l’écriture la faculté, la mission peut-être, de discriminer des signes dans ce qui est sans signification et n’existe que pour soi – c’est-à-dire le monde lui-même –, d’imaginer à ces signes consacrés par nous des attaches, des relations, des parentés dont l’organisation, le sens inépuisable, se produisent et se découvrent au fur et à mesure de l’écriture. Le potentiel prophétique, la prophétie construite, c’est peut-être cela en définitive : l’élaboration d’une narration où les événements deviennent possibles (et, partant, possible leur expérience) et les multiples liens entre eux manifestes.

Pour citer ce document

Oliver Rohe, « Apparition du Sioux » dans « Littérature et événement », « Lectures du monde anglophone », n° 2, 2016 Licence Creative Commons
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. Polygraphiques - Collection numérique de l'ERIAC EA 4705

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/eriac/index.php?id=114.

Quelques mots à propos de :  Oliver Rohe

Né à Beyrouth en 1972, Oliver Rohe habite à Paris. Il est l’auteur de trois romans (Défaut d’origine et Terrain vague, parus chez Allia en 2003 et 2005, Un peuple en petit publié chez Gallimard en 2009), et d’une fiction biographique sur Mikhaïl Kalachnikov, inventeur de l’AK-47 (Ma dernière création est un piège à taupes, éditions Inculte, 2012, Babel, 2015). Membre fondateur du collectif Inculte, il est également auteur de pièces radiophoniques pour France Culture, et collabore à plusieurs revues et magazines. Dernier ouvrage publié : A fendre le cœur le plus dur (avec Jérôme Ferrari, éditions Inculte, 2015).