2 | 2016
Littérature et événement

Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque international « Littérature et événement » organisé par l’équipe, à l’initiative d’Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero et Karim Daanoune, en novembre 2015 à la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan.

This volume gathers the papers given at the international conference “Littérature et événement” organised by the ERIAC research center and managed by Anne-Laure Tissut, Hervé Cantero and Karim Daanoune, that took place in November 2015 at the Maison de l’Université in Mont-Saint-Aignan.

Couverture de

2 | 2016

Le « cas » de la littérature 

Isabelle Alfandary


Texte intégral

1Et si la littérature ne faisait pas ce que l’on croit ? Si le roman ne racontait pas le monde, si le poème ne décrivait pas le réel ? Cette hypothèse à rebours de toute illusion réaliste ne signifie pas que la littérature s’exonère de tout rapport à l’événement, bien au contraire. Mais nous souhaitons soutenir l’hypothèse que l’événement dont elle se charge, auquel elle donne lieu, ne redouble pas l’ordre du monde. Non que le poème, le roman ne donnent à voir, non qu’ils ne représentent le cas échéant, mais la mimésis dont ils relèvent est d’un genre singulier, procédant d’un faire-signe, dont la structure et la fin sont pratiquement sans rapport. Au cœur de l’événement en littérature est une disjonction qui constitue la littérature comme « cas » – au sens où l’on parle de « cas à part » –, qui constitue la littérature comme événement. Ce n’est pas à dire que l’événement-littérature ne résonne pas avec la réalité, qu’il ne consonne avec l’expérience du monde, mais ce dont il s’agit dans le « cas » de la littérature est sans commune mesure. En lisant un roman de Don DeLillo, et quelques poèmes d’E. E. Cummings, nous tenterons de donner consistance à l’idée que l’événement en littérature est un événement de et par l’écriture.

L’événement littéraire dans Falling Man

2Philippe Lacoue-Labarthe fait de la singularité le trait définitoire du poème :

« Le poème est solitaire » veut dire : un poème n’est effectivement poème que pour autant qu’il est absolument singulier. C’est là, on ne peut en douter, une définition de l’essence de la poésie (c’est-à-dire de ce qui, par soi, n’est décidément rien de « poétique ») : il n’y a la poésie, la poésie n’advient ou n’a lieu, chaque fois par conséquent remise en cause, que comme l’événement de la singularité1.

3L’événement qui s’appelle « poème » coïncide avec l’avènement d’une singularité pure, de celle d’un dire qui est presque sans corrélat.

4L’événement littéraire auquel donne lieu l’œuvre – l’événement de la littérature, la littérature comme événement – n’est peut-être cependant pas d’une nature foncièrement différente de celle de l’événement mondain, pris dans une même relation dialectique à l’expérience ainsi que le note Jacques Derrida à propos du « 11 septembre » :

L’épreuve de l’événement, ce qui dans l’épreuve, à la fois s’ouvre et résiste à l’expérience, c’est, me semble-t-il, une certaine inappropriabilité de ce qui arrive. L’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que je ne comprends pas. Mieux, l’événement c’est d’abord que je ne comprenne pas. Il consiste en ce que je ne comprends pas : ce que je ne comprends pas et d’abord que je ne comprenne pas2.

5Cette hypothèse vaut-elle pour tous les genres littéraires, même et y compris la littérature réaliste ? Pour répondre à cette question, examinons le cas d’un roman qui appartient à la littérature dite du « 11 septembre » – comme l’isole typographiquement si justement Jacques Derrida – : Falling Man de Don DeLillo. Comment soutenir ici que le roman qui narre la trajectoire d’un survivant, Keith Neudecker, et de son entourage et évoque par bribes la mémoire traumatique de la collision par le Boeing dans la tour Nord, ne fait pas un avec l’événement historique ? La fiction réaliste ou de la littérature dite du « 11 septembre » ne ferait-elle exception à l’hypothèse précédemment énoncée ? En dépit d’apparences délibérément trompeuses et qui participent du dispositif de la fiction, si Falling Man « représente » le « 11 septembre », l’événement littéraire auquel il donne lieu est sans rapport avec celui qui a frappé New York en 2001.

6Par les moyens qui sont ceux de la fiction (la langue et le récit), le roman cherche incontestablement à « rendre » la catastrophe sans jamais – réussir, ni même désirer – coïncider avec elle. Ce qui constitue la prémisse sur laquelle repose l’œuvre est précisément que le Réel de l’horreur reste imprenable et énigmatique, à peine représentable, foncièrement discontinu. Ce qui s’appelle « 11 septembre » ne s’appelle de la sorte que par abus de langage : les expériences de rescapés comme Florence Givens ou Keith, lorsque subrepticement ils se croisent et échangent de manière interlope, ne coïncident pas elles-mêmes, car elles ne sont jamais que des points de vue éclatés, aveugles et solipsistes qui rendent l’événement connu de tous largement incommunicable et insusceptible de synthèse. Le dispositif dont procède la fiction dans le cas de Falling Man participe du recouvrement fictionnel d’un événement dont le nom nécessite d’être habité par des expériences singulières qui donnent à entendre l’énigme qu’ils recoupent.

7La fiction dans le cas de la littérature du « 11 septembre » n’est pas simplement incapable de redoubler l’événement parce que les moyens lui feraient défaut : pour DeLillo tout au moins, elle s’y refuse. Le parti pris du roman consiste à inventer une construction narrative, un dispositif langagier non pour simplement représenter, mais pour rendre compte et répondre du « 11 septembre ». Cette visée laisse la structure de l’événement littéraire intacte.

8L’événement qu’est l’œuvre, l’événement qui fait œuvre n’est pas la destruction des tours, mais un geste dans la langue et le langage de la fiction : Falling Man s’entend alors comme tout sauf une antonomase, mais comme une réponse, voire réplique au sens autant communicationnel que tellurique du terme, à l’événement « 11 septembre ». Certaines œuvres de la littérature dite de trauma pourraient ainsi se concevoir comme ne cherchant à aucun prix à combler l’écart irréparable entre les événements mis en présence : le Réel d’une part, l’œuvre de l’autre. La disjonction structurelle entre le monde et l’œuvre revêt en l’espèce une dimension éthique : à l’autre absolu de l’événement ne répond qu’une absolue altérité qui le laisse exister dans sa force poignante et irréductible à la représentation.

9La puissance évocatoire de la mimesis langagière, la force performative du récit de fiction ne doivent pas occulter la nature infiniment singulière de l’événement qu’il recèle et qui n’est pas l’événement du « 11 septembre », n’est pas réductible à lui, aussi imprésentable et tragique fût cet événement de la destruction des tours jumelles. L’événementialité de l’œuvre reste intacte et secrète même quand l’œuvre a pour visée apparente un événement qui a eu lieu dans le monde. Le roman de DeLillo joue de la nature double et troublante de la répétition que constitue la re-présentation par l’art : la chute à peine dicible de Rumsey est mise en abyme dans l’épisode de la chute de l’artiste performer David Janiak qui déclenche dans les rues de Manhattan quelques jours après les attaques des réactions particulièrement violentes :

A man was dangling there, above the street, upside down. He wore a business suit, one leg bent up, arms at his sides. A safety harness was barely visible, emerging from his trousers at the straightened leg and fastened to the decorative rail of the viaduct.
She’d heard of him, a performance artist known as Falling Man. He’d appear several times in the last week, unannounced, in various parts of the city, suspended from one or another structure, always upside down, wearing a suit, a tie and dress shoes. He brought it back, of course, those stark moments in the burning towers when people fell or were forced to jump. He’d been seen dangling from a balcony in a hotel atrium and police had escorted him out of a concert hall and two or three apartment building with terraces or accessible rooftops.
Traffic was barely moving now. They were people shouting at him, outraged at the spectacle, the puppetry of human desperation, a body’s last fleet breath and what it held. It held the gaze of the world, she thought. There was the awful openness of it, something we’d not seen, the single falling figure that trails a collective dread, body come down among us all. And now, she thought, this little theater piece, disturbing enough to stop traffic and send her back to the terminal3.

10L’obscénité que dégage la performance de l’homme qui tombe n’épargne pas le jeu de la fiction. Le fictionnement de l’événement pour l’appeler d’un autre concept derridien n’est pas moins trouble ni même scandaleux que la mise en scène macabre : ce qui attire l’œil et arrête la circulation n’est pas l’événement lui-même, mais l’horreur de sa mise en scène, de sa répétition fallacieuse – l’horreur de donner à voir ce qui n’est pas, ce qui ressemble sans pouvoir se comparer en rien à l’être d’un Réel imprésentable. Ce à quoi donne lieu la fiction même la plus réaliste qui soit trouve à se formuler dans le monologue intérieur du personnage de Lianne : « something we’d not seen ». Ce que la fiction donne à voir est ce qui échappe au regard, ce qui n’a pas eu lieu dans le champ du regard, une part de Réel restée en réserve de toute aperception. L’existence de cette part imprenable est ce qui justifie le geste de la fiction comme commémoration d’un immémorial, archive d’une mémoire sans trace. Non pas une dimension de l’événement que nous aurions manquée effectivement, mais une dimension qui a toujours déjà échappé à toute mémorisation, à toute perception, que seule la littérature peut rendre en tant qu’elle l’imagine, qu’elle l’invente de toutes pièces, à laquelle seule la littérature peut, sans rien y connaître, répondre.

11Qu’entend-on au juste par « répondre de l’événement » ? Répondre de l’événement peut se concevoir selon le paradigme de « répondre du secret » avancé par Jacques Derrida à propos de la littérature au décours de sa lecture de « Bartleby »4 : il s’agirait non pas de représenter l’événement, mais par l’écriture de fiction, de répondre de lui, d’accepter une responsabilité à l’origine d’un dire. Cette manière de réponse, de répondre du secret de l’événement, de ce que l’événement continue de porter de secret, de mise au secret aussi bien que d’énigme fait écho à ce que Philippe Lacoue-Labarthe appelle du nom de commémoration à propos d’un poème de Celan :

Cela, ce vertige de l’existence, c’est ce que dit Tübingen, janvier, ce poème. Et il le dit en tant qu’il se dit comme poème : en tant qu’il dit ce qui a surgi ou ce qui reste du non-advenu dans l’événement singulier qu’il commémore, cet inavènement étant ce qui arrache l’événement à sa singularité et fait qu’au comble de la singularité, la singularité elle-même s’anéantit et le dire survient – le poème est possible. Singbarer Rest : résidu chantable, comme dit ailleurs Celan5.

12Ce « qui reste de non advenu dans l’événement qu’il commémore » pourrait être la glose de la formule qui vient à Lianne alors qu’elle assiste à la performance de l’homme qui tombe : « something we’d not seen » Dans le même temps qu’elle exclut la coïncidence de l’avoir-lieu de l’événement du lieu et du dire, la littérature n’ignore pas que « rien n’a précédé » : elle n’idéalise, n’essentialise, ne sacralise pas l’événement originaire que pourtant elle suppose ainsi que le suggère Jean-Luc Nancy : 

L’écriture se consacre à considérer l’événement qui n’a pas eu lieu ou dont l’avoir lieu ne peut que rester conjectural tant il est reculé en deçà de tout vestige, de toute trace qu’on en pourrait trouver. Car l’événement en effet n’est lui-même que l’amorce de la trace, l’entame du langage : l’envoi du sens6.

13L’événement dont il s’agit pour la littérature, qui agit l’écrivain et qui l’agite, le met en mouvement, est si reculé qu’il pourrait aussi bien ne pas avoir eu lieu. L’avoir-eu-lieu de l’événement du monde cesse d’être la cause ou la fin de toute représentation langagière, le critère du dire et laisse la place à l’assomption d’une dimension non mimétique : celle de l’avoir lieu du dire lui-même. Écrire comme y insiste Nancy ne consiste pas « à transcrire des données préalables – des événements, des situations, des objets, leurs signification – mais à inscrire des possibilités de sens non données, non disponibles, ouvertes par l’écriture elle-même »7. Cette proposition critique n’est pas une proposition parmi d’autres : la singularité que l’écriture signifie, et qu’elle acte, procède d’une dislocation entre littérature et événement, d’une disjonction entre écriture et avoir-lieu.

14Philippe Lacoue-Labarthe dans La poésie comme expérience ne dit pas autre chose au sujet du poème : « Un poème n’a rien à raconter ; ni rien à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème. Si l’on parle d’« émotion poétique », il faut la comprendre comme émoi, ce qui veut dire : absence ou privation de moyens »8. Ce que le philosophe soutient pour le poème peut être étendu à la littérature tout entière – ce que d’ailleurs lui-même ne semble pas exclure9 : le récit de fiction n’est pas un récit comme un autre ; non que Falling Man ne procède d’un vouloir dire, mais ce vouloir dire est sans doute plus intransitif et moins transparent qu’il n’y paraît. Texte de deuil d’un événement que l’on n’a pas connu, auquel l’on n’a pas même échappé, Falling Man fait signe au-delà, en deçà de ce qu’il représente du « 11 septembre » ou semble narrer de la survivance du témoin. En ce sens, tous les récits de fiction, fussent-ils réalistes, fussent-ils écriture du trauma, échappent nécessairement à leur programme narratif affiché.

15Si la littérature ne retranscrit, ni ne rapporte l’événement, c’est qu’elle exclut par définition la modalité du discours rapporté. Quand même il aurait été dans les intentions de DeLillo de raconter le « 11 septembre », l’écriture (de fiction) relaie, instancie, toujours déplace, fait dévier, dériver, différer de soi tout projet mimétique. C’est la raison pour laquelle Philippe Lacoue-Labarthe n’hésite pas à qualifier la poésie en l’occurrence d’« interruption de la mimésis »10, non sans ajouter : « L’acte poétique consiste à percevoir, non à représenter. Représenter, selon au moins certaines des « anciennes rumeurs », cela ne peut se dire que du déjà présent. Ce qui est « en train d’apparaître » ne se représente pas ou alors il faut accorder un tout autre sens à la représentation »11. On pourrait suggérer que l’acte narratif, conçu comme l’alter ego de l’acte poétique, ne fait pas autre chose, même lorsqu’il fait mine de représenter : le « 11 septembre » dans bien des sens ne se représente pas. L’événement est par définition sans équivalent, sans corrélat dans le monde, ni encore moins dans l’écriture. C’est même ce qui le fonde comme événement. Ce qui se représente dans Falling Man n’est pas la représentation du « 11 septembre », ni au sens de la répétition de l’événement par la fiction, ni au sens de sa figuration dans la fiction. Ce qui est « rendu présent » relève d’une mimesis qui ne représente pas simplement et sur laquelle Philippe Lacoue-Labarthe s’est largement penché dans L’imitation des modernes12, mimesis non imitative qui est au cœur de l’événement de la littérature comme hapax, comme absolue singularité.

16Si la littérature ne raconte, ni ne représente, de quoi s’entretient-elle ? De l’aura été. Le futur antérieur qu’épingle Nancy comme temps paradigmatique du littéraire, ce temps que le poème « commémore »13 selon l’expression de Lacoue-Labarthe, le temps de l’immémorial, dont Littré nous confirme qu’il qualifie un temps si ancien qu’il n’en reste aucune mémoire. Ce temps si prisé du coup de dés mallarméen – « RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU14 » – est le temps de la supplémentarité, la forme de la « structure de supplémentarité »15 que Jacques Derrida définit en ces termes : « Car d’autre part, la supplémentarité qui n’est rien, ni une présence, ni une absence, l’ouverture de ce jeu qu’aucun concept de la métaphysique ou de l’ontologie ne peut comprendre »16. C’est là le comble de l’écriture littéraire que de suppléer à une mémoire immémoriale, à une mémoire à jamais perdue dont elle s’oblige cependant à témoigner dans l’espace du poème ou de la fiction. La notion d’« inévènement » qu’avance Lacoue-Labarthe permet de rendre au plus juste le sens de cette mémoire paradoxale que Nancy nomme « vestige »17, et que Lacoue-Labarthe désigne quant à lui comme « vertige » : « En sorte que le vertige est ici l’indice de cet inévènement dont la mémoire, non le simple souvenir, est la paradoxale restitution »18.

Le « cas » du poème : E. E. Cummings

17Le poème peut être défini comme ce qui arrive : ce qui arrive sur la page, dans la langue, à la typographie, à la grammaire, au vers, entre les blancs, à la voix. Il est ce qui arrive, n’est pratiquement que cela. Ce quasi-truisme fait écho à la formule par laquelle s’ouvre le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : « Le monde est tout ce qui a lieu »19, qui se dit en allemand « Die Welt ist alles was der Fall ist ». C’est le poème comme « cas », « Fall », « casus », c’est-à-dire comme occasion, déclinaison, accident, que nous voudrions examiner à la lecture d’un corpus, celui des poèmes d’E. E. Cummings. La poésie cummingsienne a en effet ceci de singulier qu’elle chante le devenir dans son actualité, tient à ce qui arrive sur la page, dans la langue, à ce qui advient, et qui choit. L’accident qu’elle met en œuvre et en scène s’entend depuis une double étymologie indémêlable et énigmatique : celle du devenir, de ce qui arrive, événement fortuit, malheureux ou indifférent au sens d’accido, ad cadere, tomber vers, tomber sur, arriver et celle de la coupure au sens d’accido, ad caedo, commencer à couper, entamer, entailler, couper entièrement, couper à ras, d’une coupure poétique qui ne peut pas ne pas faire signe vers la mort. La voix poétique cummingsienne, depuis ses débuts, avec une constance remarquable, et une légèreté qui ne l’est pas moins, apostrophe la mort, ironiquement, comme pour lui demander des comptes. Ainsi la très célèbre chute du poème « Buffalo Bill’s / defunct » : « how do you like you blueeyed boy / Mister Death »20. L’être de l’accident est dans la coupure, la chute, la scansion, ce que nous appelons le cas du latin casus. Le cas est inséparable du travail de l’écriture, du travail typographique, grammatical, scriptural.

18Ce qui fait l’une des singularités de l’écriture cummingsienne est son rapport à l’événement, à l’a-venir entendu au sens de l’accident : ce qui arrive cherche et trouve à se décliner à tous les modes et tous les temps possibles. Qu’il s’agisse de poèmes qui actualisent le réel de la co-présence des corps des amants à grand renfort de grammaire pronominale, comme c’est le cas dans « i like when it is with your »21, ou de ceux qui tentent de circonscrire par avance la perte non moins réelle de l’amour, ainsi « it may not always be so ; and i say »22.

it may not always be so; and i say
that if your lips, which i have loved, should touch
another’s, and your dear strong fingers clutch
his heart, as mine in time not far away;
if on another's face your sweet hair lay
in such a silence as i know, or such
great writhing words as, uttering overmuch,
stand helplessly before the spirit at bay;

if this should be, i say if this should be–
you of my heart, send me a little word;
that i may go unto him, and take his hands,
saying, Accept all happiness from me.
Then shall i turn my face, and hear one bird
sing terribly afar in the lost lands.

19Ce dernier poème envisage l’éventualité de la rupture d’avec l’être aimé par la mise en jeu du modal (may/should) : il se présente à la manière d’un travail de deuil préventif, comme planifié d’avance et consistant à passer en revue chacun des topoi amoureux, des lieux-dits de l’expérience charnelle. L’horizon mélancolique de la perte vers lequel tend le poème tout entier, d’une perte à perte du vue, se fait finalement entendre dans le dernier distique : « Then shall i turn my face, and hear one bird / sing teribly afar in the lost lands ». L’adresse paraît d’abord menaçante : « and i say that if », « if this should be, i say if this should be ». Toutefois la menace amenée à son paroxysme au début du sizain retombe brutalement après le tiret : « you of my heart, send me a little word ; ». Le poème peut se lire comme une déclinaison casuelle sur fond de savoir de la perte. C’est cet événement inéluctable dont la voix poétique tente de se convaincre elle-même, auquel elle cherche vainement à s’aguerrir. Ce qui s’écrit en filigrane du chant d’amour est la perte que tout lien emporte nécessairement avec lui, la mélancolie dont la voix de l’oiseau, comme celle de la persona, est porteuse, de ce chant qui sait ce qui a été et qui est toujours déjà à perdre au présent du bonheur des amants.

20La variation prend un tour singulier dans les poèmes d’E. E. Cummings, et va bien au-delà des modalités prosodiques conventionnelles de la répétition. Nombre d’entre eux sont en effet construits à la manière de déclinaisons grammaticales, déclinaisons qui participent d’une logique du cas, voire du casuel : ainsi « Humanity I love you »23, « kumrads die because they’re told »24, « plato told »25. Ces poèmes dont plusieurs sont à forte coloration antimilitariste dénoncent, charrient, miment la langue morte de l’idéologie ; ils ont en commun de reposer sur une mécanique dialectique et métrique par laquelle la voix tente de mettre en échec la compulsion mortifère dont procède toute parole politique.

21D’autres poèmes cherchent par le biais de la déclinaison grammaticale à faire advenir l’événement singulier d’un dire poétique inédit. Ainsi « love is more thicker than forget »26 :

love is more thicker than forget
more thinner than recall
more seldom than a wave is wet
more frequent than to fail
it is most mad and moonly
and less it shall unbe
than all the sea which only
is deeper than the sea
love is less always than to win
less never than alive
less bigger than the least begin
less littler than forgive
it is most sane and sunly
and more it cannot die
than all the sky which only
is higher than the sky

22En dépit de ses agrammaticalismes nombreux, le poème fait pleinement sens : aux mêmes positions de chacune des strophes qui s’enchaînent se trouvent des catégories grammaticales identiques ayant subi des transgressions réitérées, mais parallèles, tant et si bien que les énoncés de chaque strophe font varier les lexèmes, selon un schéma récurrent qui rend l’ensemble parfaitement intelligible bien qu’asyntaxique. Par la déclinaison sémantique et asyntaxique du vers, E. E. Cummings cherche à approcher l’inapprochable de l’événement singulier qui déborde les limites autorisées par la grammaire de l’anglais et semble pourtant en découler presque naturellement. Le schème de la strophe ainsi décliné constitue l’étau prosodique et grammatical dans lequel peut s’écrire ce qui ne peut se dire si l’on s’en tient aux limites conventionnelles de l’usage. Par-delà les effets d’échos, de proche en proche, les agrammaticalismes, qui sont autant d’inventions transgressives, s’éclairent et font contre toute attente pleinement sens. Le tour de force de cette machine à décliner le vers que met au point Cummings est de rendre lisible l’illisible, possible l’impossible linguistique, pour atteindre à un sens renouvelé dans la langue commune. La langue poétique n’est en effet nullement un idiolecte : elle procède d’une violence légère, mais réelle faite à la langue comme système de normes et comme usage, violence qui cependant ne fait pas obstacle à la compréhension, parce qu’elle ne défigure pas sa logique propre.

23Il s’agit pour E. E. Cummings d’étendre les pouvoirs du dire par le truchement de la variation grammaticale, de la chute du vers, sa déclinaison dans la langue et sur la page. Cet événement auquel le poème donne lieu dans la langue étend le champ des possibles sémantiques, démultiplie les pouvoirs du dire poétique, ou pour paraphraser le premier vers d’un poème, aide à fabriquer de l’inconnu aux confins de la grammaire : « to fabricate unknownness » (« love’s function is to fabricate unknownness »27). Le travail poétique de la langue vise à étendre le champ de l’expérience au-delà des bornes du connu, à toucher du doigt l’inconnu qui sommeille en elle.

24Les montagnes russes de l’agrammaticalisme auxquelles le poème donne lieu, les traversées du miroir linguistique sont l’occasion d’expériences dont l’origine est strictement linguistique : par le déplacement de l’usage, l’extension, voire la généralisation de la règle, le lecteur est surpris et ému dans la matière même des représentations et des affects qui sont ceux de sa langue maternelle dont il découvre des possibilités inouïes. Il y a un plaisir innocent, infantile, à se laisser entraîner sur des territoires inconnus et pourtant familiers. L’unheimlich du poème cummingsien est l’occasion de bercement, d’une invitation au voyage et à la rêverie, d’une traversée dans et depuis la langue maternelle :

things without name
beyond because
things over blame
things under praise

25Ce bonheur fugace d’une parole poétique en liberté qu’exprime superbement cette strophe de « this mind made war »28 est un pur don dont le poète sait mieux que quiconque qu’il aurait pu aussi bien ne pas avoir lieu. Tout est ici dans l’avoir lieu, la chance inouïe de l’avoir-lieu, de l’expérience dans la langue auquel le lecteur est convié. Accidenter la langue consiste à l’affecter, la rendre sensible à elle-même, à transférer métonymiquement l’affect de la lecture sur la matière même du lire. À l’occasion de l’accident grammatical, quelque chose arrive à la langue qui s’en ressent. Accidenter la langue, l’affecter, revient ainsi à faire surgir en elle le sens comme événement.

26Dans « love is thicker than forget », le lecteur est amené au bord de ce non-lieu que Cummings appelle dans un autre poème « somewhere i have never traveled gladly beyond »29, invité à un voyage grammatical dans la tradition de la poésie métaphysique du conceit, témoin d’un événement qui n’a lieu que dans la langue et cependant le transporte et l’émeut intérieurement. C’est de l’incommensurable de l’amour qu’il s’agit, de cet incommensurable qui ne s’approche que par touches agrammaticales et comparatives redoublées et aussitôt raturées. Le transport, le trouble que ressent le lecteur est causé non par un réseau métaphorique complexe, étayé par une syntaxe à peine agrammaticale, dont les petits doigts vous touchent invisiblement comme ceux de la pluie : « nobody,not even the rain,has such small hands »30. Ce dont la poésie met au jour est le pouvoir d’affect et de transfert de la grammaire, sa phénoménologie et son esthétique propres et méconnues.

27La déclinaison entendue au sens du clinamen antique, de cette règle de composition de la matière de la physique lucrécienne, permet de rendre compte et de saisir la singularité dans la contingence du devenir. Décliner une lettre, une séquence syntaxique, un vers, c’est exposer la langue à l’accident du cas, à la manière de ce qui arrive dans les déclinaisons de langues anciennes ou de langues casuelles. En grammaire, le cas est un trait grammatical associé au nom, au pronom et à l’adjectif, qui en altère la morphologie, relativement à la fonction syntaxique dans la proposition, au rôle sémantique en rapport avec le procès exprimé par le verbe. Le cas est la modalité même de l’accident, de ce qui arrive, à la verticale de la page ou de la table de déclinaison, contre le dogme saussurien de la linéarité, pour rendre compte du réel de l’événement à la limite du dicible et du symbolisable.

28La poésie de Cummings ne s’intéresse pas tant aux substances (et ce même dans les poèmes définitionnels) qu’aux accidents, pas tant à l’essence qu’au devenir. Ce dernier n’a rien d’une pure abstraction philosophique dans les poèmes ; la voix poétique se moque d’ailleurs abondamment de la philosophie qui raisonne et ratiocine en vain : « not for philosophy does this rose give a damn… »31. La poésie ne se contente pas de réfléchir sur le devenir, elle l’effectue silencieusement sur la page et dans la langue.

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29Dans ce poème32, le devenir n’est pas une propriété de la feuille, il est l’événement inattendu, l’accident, de la déhiscence d’un mot ou deux, du signifiant. La feuille de l’arbre qui dégringole littéralement sur la page du poème ne vaut pas en tant que symbole, que calligramme, mais en tant qu’événement pur. La feuille est tout entière dans l’événement dans sa chute. Pourtant ni la feuille, ni la chute ne sont à proprement parler le sujet du poème, ni même la solitude qui s’y lit obliquement et l’accompagne silencieusement. Ce dont il s’agit, car c’est d’un pur il s’agit (es gibt) dont procède le poème, n’est pas la représentation mimétique d’une chose, d’un concept, mais l’actualisation d’un procès, un accident à part entière, aussi minuscule qu’inédit. Une lettre tombe. Sa chute sur la page donne corps au temps et fait signe vers notre finitude. Ce qui arrive est impersonnel. Encore une fois, le poème est réitération infinie de la chute de la feuille, la déclinaison des lettres le long de la page, le déploiement des syllabes sur la ligne du vers, ne représentent rien, sinon l’événement du tomber. Vingt et une lettres d’alphabet suffisent à interroger l’être dans la solitude de son devenir, à donner une consistance incarnée à la gravité de l’expérience humaine, la fragilité vertigineuse et silencieuse de son devenir, sans recours au moindre argument métaphysique, dans une extrême économie de moyens typographiques. Dans la dramatisation de la déclinaison littérale, ce qui s’éprouve est l’inhumanité du devenir, l’a-venir inéluctable et imprésentable qui nous attend. Parler d’événement poétique chez E. E. Cummings relèverait presque du pléonasme : tous les événements, même les plus anodins (le saut d’un chat), les plus communs (la pluie, la neige, le brouillard, la chute de la feuille) sont par nature poétiques ; tous les poèmes procèdent d’accidents, sont causes d’affects, porteurs de sens et d’émotions.

30Pour conclure, citons les derniers vers du poème d’E. E. Cummings « since feeling is first »33 :

we are for each other: then
laugh, leaning back in my arms
for life’s not a paragraph
And death i think is no parenthesis

31La poésie et la fiction ont en partage un savoir de l’accident – plutôt qu’un savoir sur l’accident – qu’elles mettent en scène et en acte dans l’écriture : qu’il s’agisse d’un savoir ponctué de la chute, d’un savoir de la gravité, cette force qui tire tous les corps, y compris les lettres d’alphabet, vers le bas. Le cas de la littérature, cette prise en compte et mise en œuvre de l’accident au cœur du procès même de la parole vise autant la finitude qu’elle s’érige contre elle. C’est un savoir qui se veut littéralement arraché à la mort et à l’oubli : « –let the world say “his most wise music stole / nothing from death” »34 écrit Cummings.

Bibliographie

Derrida Jacques, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967.

Derrida Jacques, Séminaire « Répondre du secret », séminaire du 13 novembre 1991 (séminaire non publié, consultable à l’IMEC).

Derrida Jacques, Habermas Jürgen, Le « concept » du 11 septembre, trad. S. Gleize et Ch. Bouchindhomme, Paris, Galilée, 2003.

Delillo Don, Falling Man, New York, Scribner, 2007.

Cummings E. E., Complete Poems. 1904-1962, ed. G. J. Firmage, New York, Liveright, 1991.

Cummings E. E., 100 Selected Poems, New York, Avalon Travel Publishing, 1994.

Lacoue-Labarthe Philippe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986.

Lacoue-Labarthe Philippe, L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986.

Mallarme Stéphane, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945.

Nancy Jean-Luc, Demande, Paris, Galilée, 2015.

Wittgenstein Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993 [1922].

Notes

1 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 2004 [1986], p. 63.

2 Jacques Derrida, Jürgen Habermas, Le « concept » de 11 septembre, Paris, Galilée, 2003, p. 139.

3 Falling Man, p. 33. Nous soulignons.

4 Derrida a consacré la séance du 13 novembre 1993 de son séminaire « Répondre du secret » à Bartleby (séminaire non publié).

5 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, p. 35.

6 Jean-Luc Nancy, Demande, p. 82.

7 Ibid.

8 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, p. 33.

9 « Pour le dire autrement : il n’y a pas d’« expérience poétique » au sens d’un « vécu » ou d’un « état » poétique. Si quelque chose de tel existe, ou croit exister – et après tout c’est la puissance, ou l’impuissance, de la littérature que d’y croire ou d’y faire croire –, en aucun cas cela ne peut donner lieu à un poème. À du récit, oui ; ou à du discours, versifié ou non. À de la « littérature », peut-être, au sens tout au moins où on l’entend aujourd’hui » (ibid.).

10 Ibid., p. 99.

11 Ibid.

12 Paris, Galilée, 1986.

13 « C’est la raison pour laquelle le poème commémore. L’expérience qu’il est, est une expérience de mémoire » (La poésie comme expérience, p. 35).

14 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 474-475.

15 De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 348.

16 Ibid., p. 347.

17 Demande, p. 82.

18 La poésie comme expérience, p. 36.

19 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993 [1922], p. 33.

20 E. E. Cummings, 100 Selected Poems, New York, Avalon Travel Publishing, 1994, p. 7.

21 Ibid., p. 16.

22 Ibid., p. 9.

23 Ibid., p. 18.

24 Ibid., p. 49.

25 Ibid., p. 88.

26 Ibid., p. 82.

27 Ibid., p. 57.

28 Ibid., p. 56.

29 Ibid., p. 44.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 29.

32 E. E. Cummings, Complete Poems. 1904-1962, ed. G. J. Firmage, New York, Liveright, 1991, p. 673.

33 Ibid., p. 35.

34 Ibid., p. 29.

Pour citer ce document

Isabelle Alfandary, « Le « cas » de la littérature  » dans « Littérature et événement », « Lectures du monde anglophone », n° 2, 2016 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Isabelle Alfandary

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 – PRISMES (VORTEX) EA 4398
Professeur de littérature américaine à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle. Elle est également présidente de l’Assemblée collégiale du Collège international de philosophie (Ciph) où elle dirige un programme à l’intersection de la philosophie et de la psychanalyse. Spécialiste du modernisme américain, des relations entre psychanalyse, philosophie et littérature, elle est l’auteur de trois monographies : l’une qu’elle a consacrée au poète moderniste E.E. Cummings (E. E. CummingsLa minuscule lyrique. Belin, 2002), l’autre qui a pour sujet la poésie moderniste américaine (Le risque de la lettre: lectures de la poésie moderniste. ENS-Editions, 2012) ; la dernière en date est une lecture des œuvres de Derrida et Lacan envisagées au prisme de la question de l’écriture (Derrida-Lacan : l’écriture entre psychanalyse et déconstruction, Hermann, 2016).