Sommaire
Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité
Ariane Ferry (Université Rouen-Normandie, CÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI) Ariane Eissen (Université de Poitiers) Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019. Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr). Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2]. [1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021. [2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître. [3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48). [4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.Responsables scientifiques
Comité de lecture
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)
Ute Heidmann (Université de Lausanne)
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)
Claire Lechevalier (Université de Caen)
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)Genèse et perspectives du carnet de recherche
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.Comment proposer un article
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.Problématique et pistes de réflexion
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.
- Ariane Eissen et Sylvie Humbert-Mougin Le geste de la transmission au risque du marketing
- Véronique Léonard-Roques Revisiter une figure mineure du mythe troyen dans la littérature contemporaine : l’exemple d’Œnonè chez Christa Wolf et Claude Pujade-Renaud
- Élodie Coutier De l’Iliade au roman contemporain : le rôle médiateur des traductions et des recueils mythographiques
- Delphine Edy Wajdi Mouawad « sur les plages de Sophocle ». Autour de la recréation de Philoctète : Inflammation du verbe vivre
- Cyril Gendry L’influence de la tradition savante dans l’élaboration poétique et la réécriture des mythes : l’exemple d’Achille et Patrocle
- Cassandre Martigny Poétique du mythe de Jocaste : le nécessaire entrelacement de l’essai et de la fiction dans les écrits de Lucie-Anne Skittecate
Réécrire l’Iliade à l’ère des réparations : l’exemple de Pat Barker
Morgane Lebouc
1En 2017, Alexandre Gefen a identifié dans la littérature contemporaine un « tournant esthético‑éthique1 » dans le sillage des grandes évolutions épistémologiques de la fin du xxe siècle, notamment dans le domaine de l’historiographie. Les historiens observent l’émergence, après la Shoah et les grands massacres qui ont suivi les totalitarismes, d’une « ère du témoin2 » au sein de laquelle la mémoire opère comme « l’instrument de ceux qui n’ont pu parler ou qu’on n’a pas entendus, des oubliés, des minorités, des victimes3 », et dans laquelle la société se doit de prendre en charge les traumatismes collectifs par le biais de la commémoration et de la rétribution. Alexandre Gefen relie cette « préoccupation mémorielle » à une « vision foucaldienne de l’histoire », c’est-à-dire à une « conception réparatrice où la parole historique restitue des mondes et vient corriger les oublis des discours officiels à leurs marges4 ». Mue par la volonté d’écrire l’histoire des vaincus5, l’ère contemporaine est bien celle des réparations, y compris au sens juridique6 du terme. La littérature n’est pas en reste dans ce mouvement de retour critique sur le passé et ses mises en récit. L’époque contemporaine serait celle « du conflit des récits7 » : l’invitation des études postcoloniales à « répondre » (« write back8 ») au canon occidental par une « lecture contrapuntique » (« contrapuntal reading9 ») devient sous l’impulsion des études féministes une nécessaire « révision mythopoétique » (« revisionist mythmaking10 ») de ce dernier. Au sein de ce mouvement de révisionniste, Christa Wolf fait figure de précurseur avec Kassandra (1983). Son récit se trouve à l’intersection d’une révision féministe de la figure mythique de Cassandre et d’une histoire des vaincus, celle des Troyens. La guerre de Troie permet en effet, par son « statut symbolique de guerre originaire », de « rendre compte de la destruction, rappeler la mémoire des vaincus, faire entendre leur voix11 ». Parce que les mythes s’offrent comme des « signifiants disponibles12 », il n’est pas étonnant qu’en cette ère des réparations les figures mythiques de l’épopée homérique soient reconsidérées dans une perspective d’excavation13 d’une mémoire troyenne et féminine fictionnelle pour penser les fissures du monde contemporain.
2C’est en héritière à la fois de cette tradition révisionniste, désormais bien installée14, et de ces questionnements historiographiques, que se positionne la romancière et historienne15 britannique Pat Barker. Née en 1943, elle appartient à la « génération d’après16 » qui hérite des traumatismes de la précédente, lesquels sont explorés, dans son cas, à travers l’écriture de la Première Guerre mondiale. Comprenant une dizaine de romans, son œuvre est hantée par la thématique du silence, qui est en premier lieu celui que garda son grand-père après son retour de la Grande Guerre : elle a donc hérité de ce qu’elle appelle cette « blessure silencieuse » (« silent wound17 »). L’autrice a d’abord examiné, dans sa trilogie Regeneration (1991-1995), les liens entre le traumatisme des soldats revenus des tranchées et une culture de guerre, fondée sur une vision viriliste de la société, qui leur imposait le silence. Puis, après une longue pause, et à la suite du mouvement féministe d’envergure #Metoo (2017), Pat Barker a publié deux romans consacrés au mythe troyen, envisagé majoritairement du point de vue des personnages féminins : The Silence of the Girls (2018) et The Women of Troy18 (2021). Ces réécritures ont été pour elle l’occasion de réinvestir les thématiques du traumatisme et du silence : le titre de l’œuvre trouve son explication dans la lecture personnelle de l’Iliade que fait l’autrice, « abasourdie » par « le silence absolu des femmes19 » dans l’épopée homérique20. Si la guerre de Troie était déjà, dans ses précédents romans, le creuset d’une réflexion sur la Grande Guerre21, elle est saisie dans sa dernière trilogie pour penser le monde contemporain en proie à des crises multiples.
3Dans les deux romans étudiés, la construction simultanée de deux récits permet de questionner l’œuvre homérique dans sa valeur de modèle. La grande histoire, celle des vainqueurs, se met en place sous nos yeux avec en son centre le « divin » Achille (« godlike22 »), tandis que Briséis, sa captive promue narratrice en alternance avec un narrateur extradiégétique23, nous raconte son envers, une épopée plus triviale, celle des femmes vaincues qui travaillent comme esclaves dans le campement achéen. Leurs noms sont étrangers à un lecteur qui ne serait pas familier du cycle troyen : on y retrouve pêle-mêle des personnages mineurs (Hécamède, Tecmessa), des créations de l’autrice (Amina, Ritsa), de grandes figures du corpus homérique (Andromaque, Thétis), et des anonymes. En faisant cohabiter ces deux espaces narratifs, le récit montre comment le modèle épique24 a participé à l’exclusion des femmes de la sphère héroïque, littéraire et politique. Il nous propose également une nouvelle vision (« re-vision25 ») de l’épopée, une épopée de l’intime dont les héroïnes sont des femmes s’illustrant dans d’autres combats et dans le secret d’espaces clos. Briséis collecte les petites histoires de celles qui ont survécu26 à la guerre de Troie et porte une mémoire féminine plurielle, recomposée et polyphonique, qui s’oppose à l’univocité de l’Histoire et au système de valeurs que l’épopée semble promouvoir. C’est en effet dans la confrontation et l’existence simultanée de plusieurs voix que l’entreprise de réparation symbolique du passé, initiée par la romancière, prend sens : l’épopée homérique n’est pas de l’Histoire (« ce qui a réellement eu lieu »), mais une histoire (« ce qui peut se produire27 »), selon l’opposition aristotélicienne, ce qui permet de légitimer la possibilité d’autres récits, d’autres versions du matériau mythique28. Ce procédé lui permet donc de dénoncer la prédominance culturelle, à travers l’histoire, d’une mémoire de la guerre de Troie désignée comme sexiste, ce que pointe le jeu de mots permis par la langue anglaise et forgé par les féministes, his/story29.
4Après une étude approfondie de la manière dont Pat Barker constate et dépasse le silence féminin pour mieux satisfaire par la fiction le besoin contemporain de réparation mémorielle, il nous faudra interroger un tel projet dans la mesure où, s’il permet de relayer les questionnements historiographiques contemporains par le dialogue engagé avec le canon homérique, il ne présente a priori pas de véritable enjeu historique. Pat Barker semble vouloir s’inscrire dans un projet contemporanéiste de réparation qui interroge en raison de ses contours flous et de sa large représentation sur la scène littéraire contemporaine30. On verra que c’est peut-être dans sa dimension dialogique que le roman propose une véritable réflexion sur la transmission, alors que la romancière embrasse le principe mythique de la prolifération des récits31 en proposant des « possibles enfouis dans le passé effectif32 ».
« Silence becomes a woman » : une société patriarcale fondée sur le silence de l’autre sexe
5Les révisions mythopoétiques33 jouent avec les différentes définitions que peut revêtir le mot voix en français, en les pensant séparément ou conjointement, dans le but de montrer la crise de la parole au féminin. Les personnages féminins sont très souvent représentés comme silencieux, que ce soit parce qu’ils sont dans l’incapacité de communiquer (sens rhétorique) ou parce qu’on les empêche de prendre la parole (sens politique). Si la voix féminine ne peut être reproduite au sein de la diégèse, elle est entendue du lecteur à travers le monologue intérieur (sens narratologique) : la puissance imaginative du lecteur vient compenser à l’échelle extradiégétique l’impuissance intradiégétique du personnage.
6Pat Barker, assez ironiquement, montre très rapidement à son lecteur les possibilités qui s’offrent aux femmes en temps de guerre, pour peu qu’elles survivent au siège de leur ville : se suicider, vivre dans le déni ou encore affronter leur trauma, ces destins ne s’excluant pas. Dans le roman, quel que soit le destin des différents personnages féminins, tout les conduit au silence, entendu ici comme l’absence de voix, l’impossibilité physique et même pathologique de parler. Les événements violents subis au cours du siège de Troie ont « rendu muettes par un choc34 » certaines captives qui, à la fin de The Women of Troy, souffrent toujours d’aphasie post-traumatique. Plus généralement, c’est le trauma lui-même qui revêt un caractère indicible, notamment dans les cas de viol. Ce dernier a lieu dans le blanc de la page romanesque et prend la forme de l’ellipse. Par exemple, alors que le chapitre 3 de The Silence of the Girls se terminait sur l’injonction faite à Briséis d’entrer dans la chambre d’Achille, le chapitre 4 s’ouvre sur cet énoncé synthétique :
What can I say? He wasn’t cruel. I waited for it – expected it, even – but there was nothing like that, and at least it was soon over. He fucked as quickly as he killed, and for me it was the same thing. Something in me died that night.
Que dire ? Il n’a pas fait preuve de cruauté. Je m’attendais à des brutalités, j’y comptais même, mais il n’y a rien eu de tel, et au moins cela a été vite terminé. Il baisait aussi vite qu’il tuait, et pour moi cela revenait au même. Quelque chose en moi est mort cette nuit-là35.
7Avec cette question rhétorique, la narratrice met l’accent sur sa difficulté à raconter sa nuit. La description du viol se déploie dans l’espace de la négation : il est décrit in absentia comme ce qu’il aurait pu être mais n’a pas été. Le personnage se refuse à l’épanchement sentimental ou à une description d’un réalisme cru. Pat Barker joue des suggestions, de l’implicite pour dire la violence qui s’exerce en creux, pour mieux la faire exploser par cette formule courte en clausule : « quelque chose en moi est mort cette nuit‑là ». Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres qui permettent à l’autrice de faire entendre les silences36. L’usage de périphrases, de litotes, d’aposiopèses et de répétitions, les changements de focalisation narrative, l’accent mis sur l’incapacité du langage à exprimer la douleur des captives, ou encore la mise en scène de dialogues inachevés ou ambigus, lui permettent de figurer l’impossibilité physique de parler. Outre l’usage de figures rhétoriques, l’autrice montre symboliquement la manière dont les personnages féminins sont réduits au silence. Lorsqu’ils ne sont pas étranglés ou égorgés, ils sont littéralement bâillonnés à l’instar de Polyxène, nouvelle Iphigénie que l’on fait taire de peur qu’elle maudisse les guerriers grecs à l’heure de son sacrifice. Cette injonction au mutisme peut être représentée de manière plus métaphorique, par exemple quand on leur crache dans la bouche37. Le silence révèle donc l’omniprésence de la violence qui s’exerce contre les femmes, qu’elle soit sexuelle, physique, ou encore symbolique.
8Le silence peut aussi se comprendre comme l’impossibilité d’avoir une voix dans l’espace public, parce que celle-ci n’est pas reconnue par le groupe. Le récit propose ainsi une distinction nette entre la sphère privée, dans laquelle les personnages féminins communiquent entre eux, et la sphère publique, au sein de laquelle ils n’ont pas le droit à la parole. De fait, les personnages qui nous intéressent, parce qu’ils sont des femmes, des esclaves, des étrangers ou parce qu’ils sont les trois à la fois, ne sont pas reconnus comme des sujets de plein droit38. Comme l’a montré Maureen Attali39, cette absence de reconnaissance en tant que sujet se manifeste à travers la réification des personnages féminins40, lesquels sont menacés d’être vendus. Achille, dont les corps humains sont le « fonds de commerce » (« stock-in-trade41 »), peut par exemple tuer ou céder ses esclaves comme bon lui semble. En tant qu’extensions de leur propriétaire, les femmes esclaves sont des « trophées » (« prizes42 ») offerts à la vue des autres hommes pour signifier toute la gloire du héros. C’est pourquoi les violences commises par Agamemnon sur le corps de Briséis ont un enjeu politique : le fait qu’Agamemnon sodomise Briséis, un ajout par rapport au texte homérique, est une manière de soumettre indirectement Achille et d’affirmer sa domination sur lui. Le roi des rois fait plusieurs fois référence à l’homosexualité du héros pour s’en moquer : nul doute qu’il s’agit ici d’une vengeance symbolique. Si Achille et Agamemnon ne sont pas ouvertement en guerre l’un contre l’autre, le corps de Briséis, lui, devient un véritable champ de bataille :
Men carve meaning into women’s faces; messages addressed to other men. In Achilles’ compound, the message had been: Look at her. My prize awarded by the army, proof that I am what I’ve always claimed to be: the greatest of the Greeks. Here, in Agamemnon’s compound, it was: Look at her, Achilles’ prize. I took her away from him just as I can take your prize away from you. I can take everything you have.
Les hommes inscrivent sur le visage des femmes un message adressé aux autres hommes. Dans le domaine d’Achille, le message était : Regardez-la. Mon trophée décerné par l’armée, preuve que je suis ce que j’ai toujours prétendu être : le plus grand des Grecs. Ici, dans le domaine d’Agamemnon, c’était : Regardez-la, le trophée d’Achille. Je la lui ai prise tout comme je peux prendre son trophée à chacun de vous. Je peux prendre tout ce que vous avez43.
9Le corps réifié de Briséis supporte la parole de celui qui la possède, entravant toute possibilité pour le personnage d’avoir sa propre voix en tant que sujet44. Parce qu’il lui est impossible de s’exprimer en public, les guerriers l’accuseront d’être l’instigatrice de la querelle entre les deux chefs pour mieux excuser ces derniers et jouir de leur réconciliation, faisant d’elle un bouc émissaire au même titre qu’Hélène et Chryséis45.
10Le deuxième tome, The Women of Troy, est l’occasion pour Pat Barker d’introduire le personnage d’Amina, une création de l’autrice. Troyenne au service de Priam et prisonnière de Pyrrhus, elle se fait nouvelle Antigone lorsqu’elle enterre, malgré l’interdiction du fils d’Achille, le corps putride du roi. Pourtant, contrairement à celui de son homologue, l’acte d’Amina sera déconsidéré et elle n’en sera pas reconnue coupable : il est en effet impossible qu’elle ait accompli un acte politique, car les femmes n’existent pas en dehors de la sphère domestique. Avec ce personnage, Pat Barker retrace bien l’histoire des vaincues, qui a cela de spécifique que ces dernières ne sont pas considérées par leurs maîtres comme des sujets politiques troyens. Même si Pyrrhus finit par croire Amina, la valeur subversive de son acte est niée. Elle sera tuée sans bruit et pour une autre raison, dans la cabane des blanchisseuses, un espace étriqué et domestique, symbolique de l’effacement de la parole du personnage et de la manière dont Pyrrhus lave son honneur, éliminant le seul témoin encore en vie du meurtre déshonorant de Priam. Par le biais de cet intertexte sophocléen, Pat Barker montre l’impossibilité de l’héroïsme au féminin, même tragique46 : celui-ci est empêché par le fait que la parole féminine n’est pas prise en compte, parce qu’elle est tenue pour mensongère (le viol d’Hélène), pour de la folie (Cassandre) ou parce qu’elle serait l’écho de la parole de son détenteur (l’acte d’Amina, attribué à un supposé Troyen infiltré dans le camp).
11Néanmoins, en montrant que toute forme de langage, même inarticulé, est réprimée, Pat Barker révèle que la voix féminine a un potentiel subversif, puisqu’il faut la réduire au silence. Ce faisant, elle met en évidence que le silence des femmes est une construction, sociale et littéraire, ayant pour objectif leur domination. Prenons pour exemple la traduction inédite que Pat Barker propose d’un proverbe47 grec qu’Ajax lance à Tecmesse dans la tragédie sophocléenne éponyme :
– […] I’m supposed to just put up with it and say nothing, and if I do try to talk about it, it’s: « Silence becomes a woman. »
Every woman I’ve ever known was brought up on that saying.
– […] Je suis censée fermer ma gueule, et si je lui pose la question, tout ce qu’il me dit, c’est : « Le silence sied aux femmes. »
Toutes les femmes que je connaissais avaient grandi avec ce dicton48.
12Parce que ce dicton est utilisé par tous et qu’il a une visée éducative, et même coercitive, le silence apparaît bien comme quelque chose d’acquis. Le verbe become, également traduisible par devenir, n’est pas sans rappeler la formule beauvoirienne : dans The Silence of the Girls, on ne naît pas silencieuse, on le devient.
13Pat Barker cherche à montrer que le point de vue masculin l’a emporté sur le féminin au fil de l’Histoire. Les hommes grecs ressortent grands vainqueurs de la guerre de Troie, ce qui a pour conséquence la confiscation de la voix de l’autre. La version officielle des vainqueurs se construit au sein de l’espace diégétique sous une forme dégradée. De nombreux chants à boire (rugby songs) renvoient un écho déformé du chant homérique, comme ce blason grivois qui parodie les célèbres vers de Marlowe49 :
The eyes, the hair, the tits, the lips
That launched a thousand battleships… […]
Some of them were inclined to think that was a waste. Fuck her first, then kill her.
Fuck her standing,
Fuck her lying,
Cut her throat and fuck her dying.
When she’s dead but not forgotten
Dig her up and fuck her rotten.
Les yeux et les cheveux, et les seins, et les lèvres
Pour qui mille navires firent voile… […]
Certains tendaient à penser que ce serait du gâchis. Il vaudrait mieux la sauter d’abord, la tuer ensuite.
Baise-la debout,
Baise-la couchée,
Tranche-lui la gorge et baise-la mourante,
Quand elle sera morte mais pas oubliée,
Déterre-la et baise-la pourrie50.
14Chanté d’une même voix et mémorisé par tous les guerriers, ce détournement burlesque de l’intertexte épique soude le groupe des vainqueurs. L’extrême vulgarité de cette chanson, tant rhétorique que thématique, questionne ce qui se joue dans les coulisses de l’épopée. Ailleurs, Pat Barker abandonne le registre parodique et met en scène des chants épiques plus traditionnels, certains composés par Achille qui était déjà, dans l’Iliade, une figuration de l’aède51 :
The songs were all about deathless glory, heroes dying on the battlefield or (rather less often) returning home in triumph.
Toutes [les chansons d’Achille] parlaient de gloire immortelle, de héros périssant sur le champ de bataille ou, plus rarement, du retour triomphal au pays natal52.
15Ces chants épiques accompagnent l’enfance des héros et sont révélateurs d’une éducation genrée :
Many of these songs I remembered from my own childhood. […] Perhaps, at that age I thought all the stirring tales of courage and adventure were opening a door into my own future, though a few years later – ten, eleven years old, perhaps – the world began to close in around me and I realized the songs belonged to my brothers, not to me.
Je me rappelais en avoir entendu beaucoup dans mon enfance. […] Peut-être à cet âge-là, pensais-je que toutes ces histoires d’aventures stimulantes et de héros courageux m’annonçaient mon propre avenir, mais quelques années plus tard, à dix ou onze ans, le monde a commencé à se refermer autour de moi, et j’ai compris que ces chants appartenaient à mes frères, pas à moi53.
16De la même façon que ces chants ont façonné Achille54 parce qu’il s’identifiait à ces personnages, l’absence de personnages féminins reflète l’exclusion des femmes de la sphère publique : Briséis est ainsi confinée dans des espaces de plus en plus restreints, jusqu’au gynécée. De la même manière, la voix masculine est systématiquement décrite comme « noyant toutes les autres55 », sans qu’il soit possible de s’y soustraire56. Si la voix masculine est littéralement plus forte que celle des femmes, Pat Barker fait ici référence au fait que le point de vue masculin l’ait emporté sur le féminin. Cette appropriation d’une mémoire féminine passe concrètement par le vol de tout ce qui rattache les femmes à leur passé : Briséis s’aperçoit avec stupeur que les Grecs vivent entourés d’objets troyens appartenant à son histoire personnelle57. Outre le pillage, Achille comme Pyrrhus rêvent d’ingérer les corps ennemis58, afin d’effacer complètement leur existence. Le viol de guerre répond, lui aussi, à cette logique génocidaire59.
17Même si des femmes apparaissent dans les épopées héroïques, elles sont toujours liées aux hommes en tant qu’épouses, mères ou filles. Ainsi, bien que le récit soit majoritairement mené à la première personne du singulier par le personnage de Briséis, celle-ci n’a de cesse de répéter que son récit appartient à Achille. Pat Barker va plus loin en affirmant, par le truchement de son personnage, que les lecteurs ont participé, et continuent de participer60, à cette spoliation :
I thought: Suppose, suppose just once, once, in all these centuries, the slippery gods keep their word and Achilles is granted eternal glory in return for his early death under the wall of Troy…? What will they make of us? the people of those unimaginably distant times? One thing I do know: they won’t want the brutal reality of conquest and slavery. They won’t want to be told about the massacres of men and boys, the enslavement of women and girls. They won’t want to know we were living in a rape camp. No, they’ll go for something altogether softer. A love story, perhaps? I just hope they manage to work out who the lovers were.
Et si, pour une fois, les dieux insaisissables tenaient parole et accordaient à Achille la gloire éternelle pour sa mort prématurée sous les remparts de Troie… ? Que penseront-ils de nous, ceux qui vivront dans ces temps si lointains qu’ils sont inimaginables ? Il y a une chose que je sais : ils ne voudront pas de la réalité brutale de la conquête et de l’esclavage. Ils ne voudront pas entendre parler d’hommes et de garçons massacrés, de femmes et de filles vendues comme esclaves. Ils ne voudront pas savoir que nous vivions dans un camp de viol. Non, ils préféreront une version édulcorée. Une histoire d’amour, peut-être ? J’espère simplement qu’ils arriveront à déterminer qui étaient les amoureux61.
18Pat Barker montre comment les femmes ont été réduites au silence et exclues de l’espace public, notamment de la production littéraire. En révélant les processus de silenciation et en identifiant ceux à qui ce silence profite, elle parvient à faire entendre, paradoxalement, le silence de ces femmes.
Une entreprise de révisionnisme mythopoétique au service d’une réparation symbolique
19Le développement exponentiel de récits alternatifs donnant la préférence au point de vue des vaincus et des « mineurs62 » (au sens deleuzien du terme) reconduit le soupçon postmoderne qui pèse sur l’Histoire comme « métarécit » ou « grand récit63 ». À une vision de l’Histoire savante et de « son regard froid et détaché », qui la rendrait complice des « dominants », s’oppose une conception historiographique plus mémorielle, davantage soucieuse « des réalités, des expériences directes du vécu des gens64 ». Le mythe de la guerre de Troie occupe en ce sens une place privilégiée parmi ces récits, puisqu’il permet dès l’Antiquité de décrire, faire imaginer et penser les atrocités de la guerre et d’enclencher une réflexion sur la violence. En prenant Briséis pour narratrice et témoin des événements, Pat Barker participe à la diffusion de ces questionnements historiographiques et s’inscrit, ce faisant, dans le sillage d’autres réécritures de l’Iliade65. Sans confondre mythe et Histoire66, l’autrice prend la transmission mémorielle pour objet et construit le point de vue des vaincues à rebours du modèle épique.
20Ironiquement, la romancière fait de Briséis un avatar de Cassandre quand Agamemnon crache dans sa bouche. Ce n’est pas une malédiction divine qui l’empêche d’être entendue67, mais son auditoire masculin qui, ne la reconnaissant pas comme sujet, ne la reconnaît pas non plus comme témoin potentiel des événements. Paradoxalement, le fait que les personnages féminins soient des « témoins ignorés » (« unacknowledged witnesses68 ») et des esclaves en charge de la gestion domestique leur permet d’avoir accès à de nombreuses informations, et même à l’intimité des chefs de guerre. Si leur agentivité est limitée, elle est compensée par leur statut de témoins et donc de narratrices en puissance d’une histoire déshéroïsante pour les personnages masculins, voire d’une autre histoire que celle des hommes.
21Pat Barker travaille son style pour donner l’impression d’un témoignage oral, adressé, incarné : on note de nombreuses anacoluthes, des changements brusques de registre de langue, l’insertion de passages au discours direct libre, un jeu avec les italiques, etc. L’identification d’un narrataire stable est rendue difficile : Briséis s’adresse tantôt à la postérité, tantôt au lecteur, tantôt à elle-même. Pat Barker suggère dans un entretien69 que Briséis pourrait être en train de raconter son histoire à sa propre petite fille. Le deuxième tome fait davantage référence à la situation d’énonciation et explicite le dédoublement temporel70 de l’instance narrative autodiégétique, comme lorsque Briséis évoque la « fenêtre de sa chambre71 », sans donner plus de précisions. En outre, le présent de narration lui-même superpose deux voix, en raison de la focalisation interne : le récit de ce que Briséis voit, entend et dit à voix haute, et son monologue intérieur dans lequel elle commente les événements au fur et à mesure qu’ils ont lieu. Cette cohabitation narrative s’entend, par exemple, quand la voix de Briséis neutralise le pathos associé à la rencontre entre Priam et Achille :
I do what no man before me has ever done, I kiss the hands of the man who killed my son.
Those words echoed round me, as I stood in the storage hut, surrounded on all sides by the wealth Achilles had plundered from burning cities. I thought: And I do what countless women before me have been forced to do. I spread my legs for the man who killed my husband and my brothers.
Je fais ce qu’aucun homme n’a jamais fait avant moi, je baise les mains de celui qui a tué mon fils.
Ces mots résonnaient autour de moi, quand j’étais dans l’entrepôt, entourée de tous côtés par les richesses qu’Achille avait dérobées dans des villes incendiées. J’ai pensé : Et moi, je fais ce que d’innombrables femmes ont été forcées de faire avant moi. J’écarte les cuisses pour l’homme qui a tué mon mari et mes frères72.
22Par un singulier effet de polyscopie et de dissonance, le parallélisme de construction dégonfle brusquement l’acmé pathétique de ce célèbre intertexte. Bien que cet énoncé ne soit pas oralisé au sein de la diégèse, le lecteur entend l’ironie mordante de Briséis : il est ainsi invité à refuser les valeurs indexées à l’héroïsme épique et à déplacer le regard vers les victimes de celui-ci.
23Mais Briséis dépasse sa propre expérience : à partir du moment où elle fait le choix de survivre, elle s’affirme comme « gardienne de mémoire » (« storekeeper73 ») et tente de graver en elle le souvenir des autres personnages. L’incapacité à oublier, liée dans un premier temps au traumatisme, devient subversive et s’érige en acte de résistance contre les Grecs. Le roman se fait d’abord tombeau, sépulture symbolique pour ses frères morts74, avant de le devenir peu à peu pour toutes les autres victimes des Grecs. Alors que les hommes bâillonnent Polyxène et détournent le regard, Briséis regarde la jeune femme se faire égorger :
Why had I watched it? I could have looked away or down at the ground and not seen the actual moment of her death. But I wanted to be able to say I’d been with her to the end. I wanted to bear witness.
Pourquoi l’avais-je regardée mourir ? J’aurais pu diriger mes yeux ailleurs ou vers le sol, et je n’aurais pas vu l’instant où elle avait expiré. Mais je voulais pouvoir dire que j’avais été avec elle jusqu’au bout. Je voulais offrir mon témoignage75.
24Le témoignage est un acte conscient et revendiqué par le personnage. Retournant voir le cadavre de Polyxène, elle va métaphoriquement rendre la parole à ses bouches « muettes » :
The deep gash in her throat made her look as if she had two mouths, both silent.
Silence becomes a woman…
Slowly, […] I worked the gag loose and took it out of her mouth. Her eyes gazed up at me, unseeing.
La profonde entaille dans sa gorge donnait l’impression qu’elle avait deux bouches, toutes deux muettes.
Le silence sied aux femmes…
Lentement, […] j’ai détaché le bâillon et l’ai retiré de sa bouche. Ses yeux m’ont regardée sans me voir76.
25Dépassant son statut de témoin ignoré, Briséis devient « la voix de la mémoire collective77 ». C’est une manière pour Pat Barker de mettre en abyme son propre projet auctorial puisque c’est elle qui donne la parole à Briséis, pour qu’elle raconte sa version de l’Iliade. L’autrice pourrait être ce chiffonnier décrit par Régine Robin qui « fouille dans les poubelles de l’histoire, ramasse des détritus, des déchets » et pour qui « il ne s’agit pas simplement de recombiner des fragments épars, mais de discerner dans des assemblages inédits quelque chose des voix oubliées78 ».
26Cet « assemblage inédit » se révèle être la superposition de la grande histoire et des petites : Pat Barker vient glorifier et charger d’émotion ce qui relève en temps normal de « l’ordre de l’infraordinaire et de l’épiphénoménal79 ». Cette préférence pour les « petits récits80 », pour le « minuscule ruisseau » face au « fleuve des épopées81 », pour reprendre la métaphore de Christa Wolf, doit se comprendre dans le contexte de la méfiance postmoderne envers les formes littéraires héroïsantes considérées comme totalisantes ou structurantes82. À travers les chants des mères troyennes, Pat Barker propose une réflexion sur les moyens de transmission de la voix des captives : les berceuses qu’elles chantent leur permettent ainsi de devenir les passeuses de la culture troyenne, non seulement parce qu’elles en sont les dernières survivantes, mais aussi parce qu’elles enfantent les futures générations. Le choix de la berceuse n’est pas anodin83 : genre mineur, associé à la maternité et à l’intime, la berceuse contraste fortement avec les chants de boisson et les chants épiques précédemment évoqués. Elle correspond pourtant, dans nos deux romans, à une nouvelle tradition orale, une trace de la mémoire des vaincues :
The lullaby was one I remembered from my own childhood. My mother used to sing it […]. As Tecmessa went on singing, the men gradually fell silent and listened. She had a sweet voice. I looked around the group. There they were: battle-hardened fighters every one, listening to a slave sing a Trojan lullaby to her Greek baby. And suddenly I understood something – glimpsed, rather; I don’t think I understood it till much later. I thought: We’re going to survive – our songs, our stories. They’ll never be able to forget us. Decades after the last man who fought at Troy is dead, their sons will remember the songs their Trojan mothers sang to them. We’ll be in their dreams – and in their worst nightmares too.
C’était une berceuse dont je me souvenais de ma propre enfance. Ma mère la chantait […]. Tandis que Tecmessa continuait à chanter, les hommes se sont peu à peu tus pour écouter. Elle avait une voix charmante. J’ai regardé le groupe. Tous ces guerriers endurcis au combat écoutaient une esclave chanter une berceuse troyenne à son bébé grec. Et tout à coup j’ai compris une chose, enfin, je l’ai entrevue ; je pense ne l’avoir comprise que bien plus tard. Je me suis dit : Nous allons survivre – nos chansons, nos histoires. Ils ne pourront jamais nous oublier. Plusieurs décennies après la mort du dernier homme qui s’est battu à Troie, ses fils se rappelleront les chansons que leur mère troyenne leur chantait. Nous serons dans leurs rêves – et aussi dans leurs pires cauchemars84.
27Alors que les enfants portés par les captives, nés d’un viol, sont d’abord perçus comme des Grecs en puissance85, un changement de perspective fait d’eux le fruit d’une alliance culturelle heureuse et l’espoir d’une survivance dans l’Histoire. Dans l’extrait cité, la berceuse impose « peu à peu » (« gradually ») le silence aux « guerriers » (« fighters »), de telle sorte que les rôles genrés s’inversent momentanément : elle est peut-être bien ce « chant nouveau86 » dont les Troyennes ont besoin.
28Cette volonté de faire survivre le récit troyen se tourne également vers le passé. Le chapitre 34 de The Silence of the Girls se substitue à un véritable monument aux morts. L’esthétique de la liste n’est plus mise au service de la glorification du héros guerrier au moment de l’aristeia, mais permet de consigner soigneusement le nom des victimes dudit héros, de telle sorte que ces noms anonymes vont occuper plus d’espace sur la page que celui d’Achille :
And so began the greatest killing spree of the war.
As it happens, I know the names of all the men he killed that day. I could recite them to you, if I thought there was any point.
We-ell… I don’t know. Perhaps there is a point.
C’est ainsi qu’a commencé le plus grand massacre de cette guerre.
Il se trouve que je connais le nom de tous les hommes qu’il a tués ce jour-là. Je pourrais vous les réciter, si cela me semblait avoir un intérêt.
Enfin… Je ne sais pas, peut-être que cela a un intérêt87.
29La figure de l’épanorthose permet ici d’insister sur l’intérêt de la démarche. En précisant qu’elle connaît le nom des victimes, Briséis les réinscrit88 dans un réseau relationnel et injecte de l’émotion dans la description de leurs morts respectives. Elle prend ainsi le contre-pied d’Achille qui « s’identifie totalement avec la force destructrice de la mort, ne laissant rien derrière lui. […] Pour [ses victimes], ni souvenir, ni mémoire89. » Mais le chapitre est surtout l’occasion pour Pat Barker de s’interroger sur la forme que peut prendre un tel tombeau littéraire. Si Briséis commence par dérouler la liste des personnages morts et par décliner leur identité, comme dans une notice nécrologique, elle s’aperçoit bien vite des limites d’un tel procédé qui rend ces noms intolérablement « anonymes » (« nameless names90 ») : une critique qui renvoie à la « haine des monuments aux morts91 » de Siegfried Sassoon. Il ne faut pas se contenter de nommer les jeunes hommes mais il faut les humaniser, rendre à leurs noms propres leur pouvoir référentiel. Agissant à rebours de l’épopée homérique92, Briséis laisse la parole aux mères de ces héros. Avec leur accent cockney et les anecdotes triviales qu’elles racontent, elles enclenchent un décalage parodique qui permet de prendre de la distance tout en suscitant de la compassion. Le détour par la figure de la mère et par l’intimité de la vie domestique permet de rattacher ces individualités éparses à un réseau relationnel, de même qu’il sert une réflexion sur la transmission.
30Comme Alexandre Gefen en fait le constat93, une grande partie de la production littéraire actuelle peut-être lue à partir d’une éthique du care, au sens où elle assume une mission éthique : celle de « réparer “notre monde”, de sorte que nous puissions vivre aussi bien que possible94 ». Ce renouvellement passe par la reconfiguration des valeurs héroïques reconnues et valorisées par la société et par une attention à la relation95. Le récit met en abyme cette ambition thérapeutique : alors que le moral de Briséis est au plus bas, elle trouve un second souffle en travaillant à l’hôpital. Il s’agit d’un ajout notable par rapport à l’épopée homérique, dans laquelle aucune femme ne participe aux soins des guerriers96. Le fait de soigner les autres lui permet indirectement de se soigner et de se retrouver, conformément à l’interdépendance entre care giver et care receiver97 prônée par l’éthique du care. Cette corrélation entre blessure et guérison trouve un écho dans la description qui est faite d’une étoile de mer :
I bent to observe the pallid corpse. It had been badly injured before its death, one of the limbs torn off and lying some distance from the body. As I leant forward, my shadow fell across the water, and immediately the starfish came to life and began inching towards a fringe of overhanging seaweed. Not only that, but the severed limb also began to move and make for shelter. I wanted to laugh, because now I remembered: This is what happens. I heard my mother’s voice [in my mind] explaining it to me: the parent starfish grows a new limb, the amputated limb becomes a starfish – and so, from one damaged and mutilated individual, two whole creatures grow.
Je me suis penchée pour examiner le cadavre pâle. Il avait été grièvement blessé avant sa mort, un de ses membres arraché gisait à quelque distance du corps. Quand je me suis baissée, mon ombre est tombée sur l’eau, et aussitôt l’étoile de mer a repris vie, se dirigeant vers une frange d’algues en surplomb. Non seulement cela, mais le membre coupé s’est aussi mis à bouger et à chercher un abri. J’ai eu envie de rire, parce que je me suis souvenue : c’est ce qui arrive. J’entendais la voix de ma mère [dans ma tête] m’expliquant ce phénomène : un nouveau membre pousse sur l’étoile de mer, le membre amputé devient lui-même une étoile de mer, et c’est ainsi qu’à partir d’un seul individu blessé et mutilé naissent deux créatures entières98.
31De la même manière que The Silence of the Girls offrait un point d’identification à Briséis sous la forme d’un galet99, The Women of Troy actualise le procédé avec une étoile de mer. Quand le galet biface représentait la condition duelle de Briséis, l’étoile à plusieurs branches vient symboliser la manière dont elle s’est liée aux autres, notamment en prenant soin d’eux, et la façon dont elle a rassemblé les morceaux de son identité, mise à mal par le trauma inaugural du roman. De fait, l’amputation n’est pas irréversible puisque le membre coupé peut repousser, et qu’il peut même créer un nouvel être : Briséis est enceinte quand elle trouve cette étoile.
32Si Pat Barker, en ouvrant des possibles romanesques qu’elle ne suit pas, s’amuse des codes du roman d’aventure100, elle déplace aussi l’aventure en question sur le terrain de l’intime, où la quête principale consiste à guérir : l’héroïsme ne se réduit plus à tuer ou à être tué101, mais à trouver le courage de soigner ses ravisseurs, à dépasser son trauma, à aider les autres à le faire, à ne pas succomber à la tentation de l’indifférence. C’est pourquoi Briséis, qu’elle soit réticente, empêchée ou ignorée, reste l’héroïne principale des deux romans au sens narratif autant qu’éthique, et ce dès les premières pages, quand elle va soigner sa belle-mère qui l’exècre. Si l’on ne voit pas le champ de bataille de Troie, l’autrice en décrit un autre sous la tente de l’hôpital, où la violence des blessures subies par les hommes égale les descriptions sanglantes des combats. En mettant en avant « la vie quotidienne à Troie, les conversations entre femmes, les soins à apporter aux malades ou aux blessés, l’attente, la survie des femmes captives dans le camp grec », la romancière « tend à mettre l’accent sur l’infime, le banal, le non glorieux et toutes sortes de micro-événements que la grande épopée négligeait et vouait donc à l’effacement102 ».
33Bien sûr, les implications socio-politiques et ontologiques de la réparation restent questionnables : seraient exclus de ce projet les irréparables, alors que le concept de vulnérabilité est primordial pour les théories du care. En ce sens, le projet de Pat Barker pourrait être interrogé plus scrupuleusement dans son lien à l’éthique du care : la réparation n’a-t-elle pas davantage à voir avec la guérison qu’avec la blessure ? Faut-il voir dans ces romans un éloge de la résilience à travers une héroïsation du parcours de Briséis au détriment d’une véritable réflexion sur la vulnérabilité humaine ? Un tel éloge ne risque-t-il pas finalement d’entretenir l’idée d’un lien essentialisant entre femmes et soin ? À travers les portraits des captives, Pat Barker cherche-t-elle au contraire à explorer des blessures ouvertes qu’il ne serait pas question de refermer, de réparer ?
34S’inscrivant dans des débats critiques contemporains, l’œuvre de Pat Barker questionne dans sa relation intertextuelle à l’œuvre homérique et par rapport aux enjeux spécifiques de la réception du mythe troyen.
La révision au détriment de la transmission ? La pensée contemporaine et la matière troyenne
35La multiplication des réécritures mythiques exprimant des velléités féministes sur les rayons des librairies103 pose la question de la transmission des récits de l’Antiquité. Les romans de Pat Barker participent à cette fièvre mythologique : en France, une édition de poche104 est proposée depuis peu, tandis que les rabats du volume Les Exilées de Troie font mention des « 300 000 lecteurs déjà conquis » par l’œuvre. L’annonce d’un troisième roman105 et d’une adaptation par la BBC et Element Pictures confirme cette tendance. On peut légitimement émettre l’hypothèse que l’Antiquité évoquée par Pat Barker dans sa trilogie est une Antiquité recomposée en fonction de ses ambitions idéologiques et de la pensée contemporaine : il s’agit même d’un argument de vente106, inséré dans la biographie de l’autrice. Le cadre spatio-temporel des deux romans est effectivement une créature hybride qui superpose l’Antiquité de l’Iliade (le xiie siècle av. J.-C.), la Première et la Seconde Guerre mondiale de ses premiers romans, et des anachronismes très contemporains. La langue des personnages fonctionne comme un code d’époque, elle est oralisée et triviale : questions rhétoriques, phrases nominales, abondance de formes contractées, chansons paillardes, jurons et insultes sont monnaie courante dans l’œuvre et semblent faire écho à la langue de la classe ouvrière anglaise qu’elle met en scène dans ses précédents romans historiques. Ce sont également les références à la Première Guerre mondiale107, qui passent par la puissance imaginative de ces images de no man’s land, de camp, de ville déserte, ou encore la mention de la « demi‑couronne » (« half crown »), qui renvoient la guerre de Troie vers une autre époque. Nathalie Haynes a évoqué à ce sujet des « anachronismes maladroits » (« strangely clunky anachronisms108 ») ; de même, Emily Wilson attire notre attention sur le fait que la semaine de sept jours et le concept de « week-end109 » n’existaient pas à l’époque. Pourtant, comme le relève Catherine Lanone, Pat Barker a été louée « autant pour ses talents d’historienne que pour ses talents de romancière110 ». Que signifient alors ces anachronismes et ces confusions entre différents objets : s’agit-il de vulgariser et de transmettre le texte homérique, ou bien sont-ils le signe d’une maladresse ? C’est en différenciant le mythe de l’Histoire que Pat Barker s’est défendue de ces différentes attaques :
Pat Barker – Écrire sur un mythe est beaucoup plus libérateur que d’écrire sur des événements historiques. On ne devrait pas, dans l’idéal, commettre des anachronismes quand on écrit sur l’Histoire. Moi je ne le fais pas, en tout cas. Les auteurs sont différents, certains sont prêts à déformer le cours de l’histoire à des degrés divers, mais pas moi. […] La liberté du mythe, la liberté d’être subversive et de pouvoir recourir délibérément à l’anachronisme, est aussi très stimulante, et je l’ai reçue comme un soulagement après avoir pratiqué l’écriture historique. […] Oh, les antiquisants doivent s’arracher les cheveux à chacun de mes mots. Je suis désolée.
Five Dials – Mais ils n’en sont pas les seuls propriétaires.
Pat Barker – Non, en effet. Nous en sommes tous les propriétaires. Le mythe appartient à tout le monde. Il ne relève pas du passé, mais du présent. Le passé, c’est l’affaire de l’Histoire ; le mythe parle du présent111.
36En proposant une définition du mythe à partir de sa différence avec l’Histoire et en affirmant que les figures mythiques n’ont pas eu d’existence historique, et sont de ce fait malléables, Pat Barker ravive le débat qui oppose réalité et fiction, lui-même hérité de la distinction aristotélicienne entre Histoire et poésie. On comprend qu’à travers son utilisation de la matière troyenne, il s’agit pour elle d’insister sur la permanence des structures de domination. Pour écrire ses deux romans, Pat Barker a effectué des recherches sur les événements contemporains : elle mentionne en interview les talibans112, tandis que Maureen Attali souligne le fait qu’elle « intègre des travaux sur le viol de guerre113 », qui mentionnent particulièrement l’ex-Yougoslavie, le Rwanda ou encore la Bosnie. Les combats féministes contre le patriarcat trouvent également un écho dans des situations facilement transposables au monde contemporain. Là, les hématomes d’Hélène ou de Cassandre favorisent une réflexion sur les violences de genre ; ici, la maternité de Briséis permet de remettre en cause la notion d’instinct maternel. On peut bien sûr se demander si la démarche n’est pas opportuniste. Quand The Silence of the Girls était l’occasion d’une réflexion sur le Brexit et le mouvement #Metoo114, The Women of Troy s’intéresse à l’écologie et dénonce la destruction des paysages naturels. Catherine Lanone remarque cette évolution dans le rapport que Pat Barker entretient avec la matière mythique :
Si elle a pu autrefois considérer la Première Guerre mondiale comme une Iliade britannique, […] elle explore à présent l’Iliade comme une guerre contemporaine, qui participe à « l’impression qu’à tous les niveaux, quelque chose touche à sa fin » (Barker, 2012), peut-être est-ce la fin du patriarcat, ou l’embrasement de la violence, et la silenciation des femmes dans les guerres et conflits d’aujourd’hui. Comme Shay, qui étudie les traumas de la guerre du Vietnam à travers Achille, […] Barker se tourne vers Homère pour penser les crises d’aujourd’hui autant que pour penser le passé115.
37Parce qu’elle prend son présent comme objet de pensée, son œuvre a une dimension contemporanéiste116. Pour François Hartog, cette contemporanéité peut relever du « présentisme117 » lorsque, ballotés entre un passé ponctué de catastrophes et un avenir que nous peinons à imaginer, nous sommes pris dans un présent perpétuel. De ce fait, le passé, objet d’étude de l’historien, a laissé place à la mémoire, qui « prétend de surcroît réparer toutes les souffrances du passé après les avoir réintroduites dans le présent sur le mode d’un impossible oubli118 ». Ce dernier prend la forme d’une répétition obsessive du passé traumatique, que Ricoeur appelle, après Freud, « compulsion de répétition119 ». C’est bien dans ce présent balbutiant que Pat Barker nous plonge puisque sa réflexion sur l’Histoire relève d’un « à-présent120 » et rejoint même une histoire familiale dont elle peine à s’extraire. Faisant de la guerre de Troie le creuset d’une réflexion sur la guerre, en tant qu’archétype, la romancière continue en effet de faire référence aux deux premières guerres mondiales. Elle cherche à mettre fin à la transmission générationnelle du trauma qui se déploie dans le silence des soldats revenus du front. L’intégration au roman d’éléments biographiques, comme les cauchemars d’Ajax qui sont une reprise d’un événement de la vie de son beau-père121, ancien poilu, apparaît en ce sens cathartique. Si l’autrice n’a pas de souvenir de la guerre, elle porte ce que Marianne Hirsch appelle une « postmémoire122 » de ces événements, héritée de son histoire familiale. Dès lors, son choix de faire de la petite-fille de Briséis la narrataire du récit peut être interprété comme la volonté de rompre cette chaîne de transmission traumatique : elle remplace la blessure silencieuse de son grand-père par une grand-mère, Briséis, soucieuse de transmettre oralement sa version des événements. On le comprend, les renvois à des événements relativement récents témoignent davantage de cet « impossible oubli » qui mène à la compulsion de répétition que d’une réelle capacité à réparer le passé. Son écriture, loin de s’être libérée en se tournant vers le mythe, est condamnée à réinjecter l’univers vingtièmiste dans l’univers épique.
38Mais n’est-ce pas le propre du mythe que de refléter les angoisses de l’époque qui s’en empare ? Le mythe n’est-il pas la somme de ses versions, profondément pluriel, impossiblement singulier ? N’est-il pas mythe tant qu’il reste vivant, c’est-à-dire plastique, malléable, jamais figé ? Cette réécriture de l’Iliade à l’ère des réparations révèle l’interprétation que la littérature de l’extrême-contemporain a de ce mythe et, de ce fait, participe à l’historicité de celui-ci. Il ne faut pas oublier que Pat Barker ne s’intéresse pas tant à une réalité historique, l’Antiquité, qu’au cadre spatio-temporel d’une œuvre littéraire, l’Iliade, quand elle décide de créer le récit des vaincues. Lorsqu’elle recourt « délibérément à l’anachronisme123 », Pat Barker cherche à créer un sentiment de distanciation124 chez le lecteur, à le « prendre de court » (« brought up short125 ») et à briser ainsi l’illusion romanesque : le récit en cours n’a de cesse de se désigner comme un récit en train de s’écrire. À la fin de The Silence of the Girls, par exemple, Briséis compile et commente les différentes versions qui nous sont parvenues de la mort d’Achille :
Achilles’ heel. Of all the legends that grew up around him that was by far the silliest. […] Invulnerable to wounds? His whole body was a mass of scars. Believe me, I do know.
Another legend: that his horses were immortal, a gift from the gods […]. I like that story.
Le talon d’Achille. De toutes les légendes qui se sont développées autour de lui, c’était de loin la plus bête. […] Invulnérable aux blessures ? Tout son corps n’était qu’une masse de cicatrices. Croyez-moi, je suis bien placée pour le savoir.
Autre légende : ses chevaux étaient immortels, don des dieux […]. J’aime bien cette histoire126.
39Les effets de polyscopie autour d’un même épisode, l’impossibilité d’identifier l’énonciateur des histoires racontées, ou encore l’emploi d’un vocabulaire métacritique, sont autant d’outils permettant une réflexion métafictionnelle. Non seulement Briséis a conscience de la postérité de son histoire personnelle, mais elle est également en mesure de la rectifier selon sa propre expérience. Elle est donc à la fois narratrice et garante de la version qu’elle nous propose. D’autres voix métalittéraires retentissent dans l’espace romanesque : dans The Women of Troy, un barde chante la « colère » d’Achille conformément à la version qui nous est parvenue. Cette mise en abyme, véritable mise en scène de l’atelier d’écriture de l’épopée, permet à Pat Barker d’insister sur « les processus de construction, de sélection et classement des faits dans la fiction127 » et inscrit son œuvre dans le genre de la métafiction historiographique :
Les romans qui appartiennent à ce genre examinent nos représentations culturelles du passé, et mettent ainsi en avant la primauté du discours dans la connaissance que nous avons de ce passé. […] Le paradoxe postmoderne figure au centre de la métafiction historiographique puisque ce genre met au premier plan le problème de la représentation et notre connaissance du monde empirique. À travers une manipulation de techniques fictionnelles, la métafiction historiographique permet de sonder les frontières entre le monde et les faits historiques, voire culturels. L’un des procédés fréquemment utilisés est l'usage à outrance de l’intertextualité […]. L’intertextualité signale que le passé ne peut se connaître qu'à travers d'autres textes, à travers des traces intertextuelles128.
40On pourrait répondre que Briséis, en se présentant comme garante d’une autre version de l’Iliade, n’invite pas tant à la distance critique qu’à identifier son propre récit comme objectif. Ce serait oublier que le corpus étudié contient, en plus des deux voix narratives, une troisième version de l’histoire : celle d’Hélène. Dans le chapitre 18 de The Silence of the Girls, nous la voyons tisser les événements de la guerre de Troie pour récupérer (au sens de reclaim) son histoire. Ce chapitre est l’occasion d’une ironie assassine à l’égard des légendes qui entourent Hélène, tour à tour nouvelle Arachné, Parque, sirène, harpie, femme fatale, son personnage cristallisant une réflexion sur le pouvoir des histoires et le potentiel mensonger de la rumeur. L’intéressée ne se représente pourtant pas elle-même sur ses tapisseries, car elle attend de connaître l’issue du conflit pour se positionner en tant qu’Hélène de Sparte ou Hélène de Troie. Si l’on dépasse l’opportunisme de la démarche, on remarque qu’Hélène a conscience du fait que les vainqueurs écrivent l’histoire et qu’elle cherche à prendre le contrôle de la réception qu’on aura de son personnage. C’est à travers son œuvre, et non comme beauté fatale, qu’elle souhaite être reconnue, c’est-à-dire non plus comme objet de représentation, mais comme créatrice. Cette interprétation est corroborée par l’épilogue de The Women of Troy qui nous présente une Hélène conquérante prête à rentrer à Sparte :
A tall figure in a dark cloak was supervising the operation – a man, I assumed, until it turned to face me and I saw that it was Helen, making sure her tapestries were safely stowed. Nothing else, I think, mattered to Helen in the end. Not her daughter – and certainly not any of the men who’d loved her. She lived solely in, and for, her work.
We stared at each other, across a great gulf of time and experience. She gave one wave of a small white hand – a barely noticeable gesture – and then went swiftly below deck.
Une haute silhouette en manteau sombre supervisait l’opération – un homme, ai-je supposé, jusqu’à ce qu’il se retourne et que je reconnaisse Hélène, qui veillait à ce que ses tapisseries soient mises en sûreté. Finalement, ai-je pensé, rien d’autre ne comptait pour Hélène. Ni sa fille ni certainement aucun des hommes qui l’avaient aimée. Elle vivait uniquement dans et pour son œuvre.
Nous nous sommes regardées, à travers un abîme de temps et d’expérience. Elle m’a adressé un signe de sa petite main blanche, un signe à peine visible, puis est vite descendue sous le pont129.
41Hélène, en position de surplomb, est prise pour un homme, ce qui montre son affiliation à une figure d’autorité. Elle n’existe ici ni en tant qu’épouse, ni en tant que mère, ni même en tant que personnage, mais en tant qu’artiste. Le regard échangé entre les deux personnages nous invite à les mettre sur un même plan, et donc à identifier Hélène comme instance narrative au même titre que Briséis. Mais ce regard sert également d’avertissement envers tout récit qui se présenterait comme la seule version possible d’une histoire : cela inclut l’histoire de Briséis qui construit sa réception, comme Hélène avec ses tapisseries, par le biais du récit que nous sommes en train de lire130. L’Antiquité proposée par Pat Barker est donc un chronotope délibérément artificiel, qui ne prétend pas toujours à l’illusion romanesque. Parce qu’ils exhibent le geste d’écriture, ses romans émaillés d’anachronismes ne peuvent être réduits à un présentisme égocentrique malgré leur compatibilité apparente avec les préoccupations contemporaines.
42Le choix de la romancière de se tourner, après des romans historiques salués, vers des fictions mythologiques pour poursuivre ses questionnements sur l’écriture de l’Histoire mérite d’être interrogé, alors qu’un pan de la littérature contemporaine semble de plus en plus enclin à assumer une mission éthique tournée vers un passé qu’il faudrait prendre en charge. La réécriture de Pat Barker se révèle à la fois corrective, dans le sens où il s’agit de donner une présence centrale et une voix aux figures mythiques féminines du Cycle épique, et critique, relais des questionnements historiographiques, postcoloniaux et féministes sur les structures de domination. Aussi, poser la question de ce que le mythe troyen fait à la littérature contemporaine, notamment lorsque celle-ci s’en empare dans le cadre de la révision mythopoétique, c’est constater que celui-ci reste le vecteur d’une interrogation sur la guerre, ses vainqueurs et ses vaincus, mais aussi, comme Pat Barker en formule l’intuition et comme la critique a pu le souligner, sur la crise : celle sur laquelle l’Iliade s’ouvre et celle qui caractérise la contemporanéité131. L’opposition entre mythe et Histoire sur laquelle elle insiste et le recours à des procédés anachroniques pourraient nous permettre de sortir de la dichotomie passé / présent, en considérant que toute réparation rétrospective ne peut se faire qu’à partir d’une reconstruction anamorphique dudit passé et se révèle donc intrinsèquement inopérante. En explorant la voie du dialogisme et les possibles du récit mythique, Pat Barker cherche peut-être plutôt à « penser la mémoire de l’œuvre [homérique], une mémoire qui serait l’histoire et la somme de ses appropriations successives132 ». Proposer une version du matériau mythique de la guerre de Troie qui diffracte les possibles narratifs et s’opposer à une conception univociste du mythe, c’est participer à la légitimation de l’existence d’une multiplicité de versions : Pat Barker s’inscrit de ce fait dans une démarche de révision mythopoétique déjà ancienne dont elle est l’une des héritières, une « fille d’Homère133 ».
1 Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au xxie siècle, Paris, Corti, 2017, p. 9.
2 Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1988. François Hartog parle de « l’ère de la victime » dans Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020.
3 François Hartog, op. cit., p. 290.
4 Alexandre Gefen, op. cit., p. 14 pour cette citation et les précédentes.
5 Voir Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1942], Œuvres, t. 3, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000.
6 D’où le lien tissé entre réparation et études postcoloniales, ces dernières étant « sensibles à la manière dont le colonialisme a corrodé le tissu relationnel des sociétés traditionnelles qu’il détruisait et à la façon dont les écrivains ont inversement cherché à retisser ces liens par la forme d’attention, d’attribution d’agentivité et de parole permise par la fiction littéraire et la poésie dans un sens très fort ». Aussi, « la réparation n’est-elle pas l’autre nom des processus d’indemnisation et de restitution revendiqués par les sociétés anciennement colonisées ? » (Alexandre Gefen, « La réparation au prisme des débats sur l’universel », dans Mario Laarmann et alii (dir.), Réparation, restitution et les politiques de la mémoire : perspectives littéraires, historiques et culturelles, Boston, De Gruyter, 2023, p. 220).
7 Élodie Coutier, « De l’Iliade au roman contemporain : le rôle médiateur des traductions et des recueils mythographiques », dans Ariane Ferry et Véronique Léonard‑Roques (dir.), Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité, « Carnets comparatistes du CÉRÉdI », no 1, 2021, § 3, en ligne : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1179, page consultée le 15/03/2023.
8 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Empire Writes Back, Londres, Routledge, 1989.
9 Edward W. Saïd, Culture and Imperialism, Londres, Vintage, 1994, p. 66.
10 Nous traduisons l’expression « revisionist mythmaking » empruntée à Alicia Ostriker pour désigner le fait de proposer une révision critique des mythes attentive aux questions de genre. Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, vol. 8, no 1, 1982, p. 68-90.
11 Véronique Léonard-Roques, « Cassandre au siècle des désastres ou de la majoration de la voix des vaincus », dans Daniel Mortier, Ariane Ferry et Laurence Villard (dir.), Métamorphoses des mythes : cristallisations et inflexions, Grenoble, UGA, 2022, p. 252.
12 Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 236.
13 Il ne s’agit pas de partir à la recherche d’archives manquantes, mais plutôt d’aller voir au-delà du texte canonique en rassemblant les fragments épars des destins des Troyennes et de suppléer ces manques par un travail d’invention et de réécriture.
14 Pour se limiter au domaine romanesque anglophone, on pourra citer The Firebrand de Marion Zimmer Bradley (1987), The Penelopiad de Margaret Atwood (2005), Circe de Madeline Miller (2018), et A Thousand Ships de Nathalie Haynes (2021).
15 Pat Barker a enseigné l’histoire jusqu’en 1982, avant de se consacrer pleinement à son activité de romancière.
16 Son œuvre relève de la postmémoire, définie comme « la relation que la “génération d’après” entretient avec le traumatisme personnel, collectif et culturel subi par ceux qui l’ont précédée, avec des expériences dont elle ne se “souvient” que par le biais d’histoires, d’images et de comportements au milieu desquels elle a grandi. » (Marianne Hirsch, « Postmémoire. Entretien avec Marianne Hirsch », dans Création et postmémoire, Paris, Éditions Art absolument, 2013, p. 6).
17 Pat Barker, « Conversation with Caroline Beck and Michael Morpurgo » (Durham Book Festival, 2015). URL : https://www.youtube.com/watch?v=vMWxF1sE7gQ, page consultée le 19/10/2021.
18 Pat Barker, The Silence of the Girls [2018], Londres, Penguin Books, 2019 ; The Women of Troy, Londres, Penguin Books, 2021. En traduction française : Pat Barker, Le Silence des vaincues, trad. Laurent Bury, Paris, Charleston, 2020 ; Les Exilées de Troie, trad. Laurent Bury, Paris, Charleston, 2022. Ces quatre éditions et traductions feront référence pour la pagination des citations.
19 Pat Barker, « A Conversation with Pat Barker », Five Dials, no 46, 2018, p. 17-27. Disponible en ligne : https://fivedials.com/wp-content/uploads/2018/03/fivedials_no46.pdf, page consultée le 19/10/2021 : « I had just read the Iliad and was astonished by that silence. The eloquence of the men, the absolute silence of the women they were quarrelling about. » (nous traduisons : « J’avais tout juste terminé l’Iliade et je fus abasourdie par ce silence. L’éloquence de ces hommes, et le silence absolu de ces femmes qu’ils se disputaient. »)
20 Ses romans sont par ailleurs émaillés d’autres intertextes qu’elle ne mentionne pas dans ses entretiens, comme le Cycle épique troyen, les tragédies de Sophocle (Ajax) et d’Euripide (Hécube, Les Troyennes), les Héroïdes ovidiennes, etc.
21 À propos de l’évolution du rapport de Pat Barker au mythe troyen, voir Catherine Lanone, « Pat Barker’s The Silence of the Girls and the State of Exception », Études britanniques contemporaines, revue numérique, no 58, 2020, § 30, en ligne : https://journals.openedition.org/ebc/8286#ftn3, page consultée le 15/03/2023.
22 Le récit met en scène cette articulation dès les premières lignes, par un jeu sur les épithètes homériques : « Great Achilles. Brilliant Achilles, shining Achilles, godlike Achilles… How the epithets pile up. We never called him any of those things; we called him “the butcher”. Swift-footed Achilles. Now there’s an interesting one. » (Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 3) ; trad. citée, p. 9 : « Le grand Achille. Le brillant Achille, le bouillant Achille, le divin Achille… Comme les épithètes s’accumulent ! Nous ne l’appelions jamais par aucun de ces noms ; nous l’appelions “le boucher”. Achille au pied léger. Voilà qui est plus intéressant. » Briséis oppose, par effet de citation, les épithètes officielles d’Achille à son histoire personnelle et à son expérience empirique. Pat Barker s’inscrit également dans l’héritage de Christa Wolf en faisant d’Achille un « boucher » (« butcher »).
23 À partir du chapitre seize de The Silence of the Girls, la narration autodiégétique de Briséis alterne avec une narration extradiégétique focalisée sur Achille et plus rarement sur Patrocle (ainsi que sur Pyrrhus et Calchas dans The Women of Troy), ce qui permet des effets de polyscopie. Barbara Goff identifie même une troisième instance narrative en dégageant pour la narration extradiégétique deux voix narratives distinctes, l’une « impersonnelle » et l’autre propre à Achille, au sens où elle embrasse stylistiquement la voix du personnage. Barbara Goff, « Do We Have a New Song Yet? The New Wave of Women’s Novels and the Homeric Tradition », Humanities, vol. 11, no 49, 2022, p. 11.
24 Tel qu’il a été notamment défini par Aristote, à partir du poème homérique, dans la Poétique.
25 L’anglais revision est difficilement traduisible parce qu’il peut s’entendre à la fois comme une « révision » (au sens de remaniement, voire de correction) et un « nouveau point de vue » (« re-vision »), qui fait référence à la célèbre formule d’Adrienne Rich (« re-vision – the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering and old text from a new critical direction » : Adrienne Rich, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », College English, vol. 34, no 1, 1972, p. 35. Nous traduisons : « re-vision – l’acte de regarder en arrière – de voir d’un regard neuf, d’entrer dans un texte ancien depuis une nouvelle perspective critique. »)
26 Ce n’est plus la « belle mort » (Jean-Pierre Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », dans Gherardo Gnoli et Jean‑Pierre Vernant (dir.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1982, p. 45-76) qui consacre ici le héros, comme le veut la tradition épique, mais, par un jeu de renversement, la pugnacité des survivantes. Cette remarque vaut pour la tradition iliadique : dans l’Odyssée le kléos est au contraire associé au nostos comme en témoigne l’échange entre Ulysse et Achille aux Enfers dans le chant XI. Sur l’Iliade comme poème de la mort par opposition à l’Odyssée, voir Sylvie Galhax, « La mort dans l’Iliade et l’Odyssée : une clé pour mieux appréhender le héros homérique et son corps » dans Romuald Fonkoua, Muriel Ott (dir.), Le Héros et la mort dans les traditions épiques, Paris, Karthala, 2018, p. 201-210.
27 Aristote, Poétique, présentation et traduction par Michel Magnien, Paris, LGF, 1990, chapitre IX, p. 98, 1451a-b pour cette citation et la précédente.
28 Si le texte homérique est perçu comme la « version fondamentale du mythe », celle qui « a fini par s’imposer majoritairement au point de sembler la seule correcte ou juste » (Jacques Boulogne, « Essai de synthèse » dans Pierre Cazier (dir.), Mythe et création, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 303), il « n’est pas une donnée initiale et primordiale dont seraient tributaires toutes les leçons ultérieures : ce sont ces versions qui constituent le mythe » (Danièle Chauvin, « Hypertextualité et mythocritique » dans Danièle Chauvin, André Siganos, Philippe Walter (dir.), Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005, p. 175-176). Ce point de tension, entre une approche conservatrice et canonique de l’épopée et une conception ouverte du récit mythique, rejoint dans une certaine mesure l’opposition Histoire / histoires.
29 Hérité de la deuxième vague du féminisme américain, ce jeu de mots difficilement traduisible repose sur l’idée que l’Histoire (« history ») reflète le plus souvent le point de vue masculin (« his story », traduisible par « son histoire [à lui] » bien que l’étymologie grecque Historíai ne soit pas liée au pronom possessif masculin anglais). Les militantes vont alors forger le mot « herstory » (traduisible par : « son histoire [à elle] ») dans le but de mettre en avant le rôle qu’ont eu les femmes au cours de l’Histoire. L’équivalent français serait l’opposition entre « patrimoine » et « matrimoine », ce dernier mot ayant été forgé par Christine de Pizan. Voir Jane Mills, Woman Words: A Dictionary of Words about Women, New York, Free Press, 1992, p. 118.
30 À ce sujet, voir les réserves émises par Jeremy Rosen, Minor Characters Have Their Day, New York, Columbia University Press, 2017, et les nuances apportées par Alexandre Gefen, art. cité, p. 221-222.
31 « Nous devons absolument nous interdire de raisonner sur “le mythe” comme sur une donnée simple ou une catégorie homogène. Le “mythe” dans l’abstrait, cela n’existe pas, ce n’est qu’une généralisation illusoire et sans réalité concrète ni définition possible : y recourir, c’est accepter de nous emprisonner d’avance parmi les abstractions floues. Ce qui existe, c’est un monde grouillant de formes mythiques ou symboliques et de récits hétérogènes dont les combinaisons innombrables rendent impossible tout classement méthodique universalisable. » (André Dabezies, « Figures mythiques et figures bibliques », dans Cécile Hussherr et Emmanuel Reibel (dir.), Figures bibliques, figures mythiques, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2002, p. 4).
32 Pour Paul Ricœur, la fiction « libère rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique. […] Le quasi passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif. » (Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3, Paris, Seuil, 1985, p. 346).
33 Rappelons la définition fondatrice proposée par Alicia Ostriker : « Since the core of revisionist mythmaking for women poets lies in the challenge to and correction of gender stereotypes embodied in myth, revisionism in its simplest form consists of hit-and-run attacks on familiar images and the social and literary conventions supporting them. » (Alicia Ostriker, art. cité, p. 87-88 ; nous traduisons : « Puisque le noyau de la révision mythopoétique [revisionist mythmaking] repose, pour les femmes poètes, sur la critique et la correction des stéréotypes de genre qui trouvent à s’incarner dans le mythe, la révision [revisionism] consiste, dans sa forme la plus simple, à attaquer de manière foudroyante les images familières et les conventions littéraires et sociales qui les sous-tendent. »)
34 Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 91 : « I hadn’t realized till then that people who’ve been shocked into muteness can still sing. » (« Jusque-là, je ne pensais pas que des personnes rendues muettes par un choc pouvaient néanmoins chanter. » : trad. citée, p. 121).
35 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 28 ; trad. citée, p. 37.
36 Pat Barker insiste dans un entretien sur le fait que le silence, se définissant comme une absence, n’est pas perçu comme tel par des lecteurs masculins : « I’m sure a perfectly nice fourteen-year-old boy would read the same scene and wouldn’t notice the silence. Men don’t hear women’s silences. They just complain about them yammering on. » (nous traduisons : « Je suis persuadée qu’un garçon de quatorze ans bien sous tous rapports qui lirait la même scène ne remarquerait pas ce silence. Les hommes n’entendent pas les silences des femmes. Ils se plaignent plutôt de leur jacassement perpétuel. ») : Pat Barker, « A Conversation with Pat Barker », op. cit., p. 19.
37 Voir Catherine Lanone, art. cité, § 21.
38 À propos du rôle socio-politique des personnages féminins dans l’épopée homérique, remis en cause par Pat Barker, voir Hélène Monsacré, Les Larmes d’Achille. Le héros, la femme et la souffrance dans la poésie d’Homère [1984], Paris, Éditions du Félin, 2010, en particulier les pages 115 à 133.
39 Maureen Attali, « Des réécritures féministes d’épopées antiques pour diffuser le renouvellement historiographique : Lavinia, Circé, et Le Silence des vaincues », Le Temps des Médias, no 37, 2021, p. 147-163.
40 Pour montrer cette réification à travers un exemple saisissant, Pat Barker reprend aux pages 144 et 154 (The Silence of the Girls, op. cit.) l’offre d’Agamemnon envers Achille (Iliade, chant IX, v. 264-272), dans laquelle les femmes font partie d’un lot de cadeaux.
41 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 40 : « Body parts, he was familiar with : they were his stock-in-trade. » (« Les membres du corps humain lui étaient familiers, ils étaient son fonds de commerce » : trad. citée, p. 49).
42 L’expression « prize » pour désigner une captive revient quarante et une fois dans le roman, parfois accompagnée d’un complément du nom (« prize of honour »). Comme « prix » (geras), Briséis représente le prestige dont jouit Achille auprès des Achéens ; privé de Briséis en tant que geras, Achille est sans « honneur » (« timôs » : Iliade, chant I, v. 154-171).
43 Ibid., p. 120 pour la version originale ; p. 134-135 pour la traduction française.
44 On retrouve là un exemple de « l’aliénation identitaire » à laquelle mène le silence, comme le rappelle Olivia Gazalé : « La condamnation de la femme au silence n’aura pas seulement pour effet de l’asservir aux besoins procréatifs et domestiques de l’homme. Elle est aussi l’effet d’une aliénation identitaire : la femme ne pouvant jamais s’autodéfinir, elle ne se pense, ne se voit, ne se comprend elle-même qu’à travers l’image qu’en fabriquent les hommes. Elle est un objet de pensée, et un objet de désir […] jamais un sujet. » (Le Mythe de la virilité, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 127).
45 À ce propos, voir Mihoko Suzuki, Metamorphoses of Helen: Authority, Difference, and the Epic [1989], New York, Cornell University Press, 2018, p. 24.
46 Dans l’univers tragique, la mort violente d’un personnage féminin, qu’elle soit désirée ou subie, peut signifier l’accès à une forme d’héroïsme viril et marquer son exceptionnel courage. Le fait qu’Antigone choisisse de mourir et se donne ensuite la mort seule a été analysé comme particulièrement transgressif en termes de genre, et l’a consacrée comme l’héroïne tragique de la non-compromission : voir Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985. Il semble que Pat Barker suive cette piste narrative pour créer un effet de contraste : la mort silencieuse et non suivie d’effet d’Amina est une mort de femme, à l’image de celle des nombreuses Troyennes du roman.
47 « γύναι, γυναιξὶ κόσμον ἡ σιγὴ φέρει » (Sophocle, Ajax, dans Tragédies : théâtre complet, présentation et traduction par Paul Mazon, Paris, Le Livre de Poche, 1964, p. 159, v. 293 : « La parure des femmes, femme, c’est le silence »). Il ne s’agit pas d’une création originale, mais d’un véritable proverbe que l’on retrouve chez Euripide, Démocrite et plus tard Aristote : sur ce point, voir Jacques Jouanna, Sophocle, Paris, Fayard, 2007, en particulier la section « Le silence des femmes ». Le proverbe devient dans la traduction de Sir Richard Jebb « Woman, silence graces woman », et dans une traduction proche proposée par George Theodoridis : « Women are only beautiful when they are silent! » Pat Barker a certainement en tête la trilogie d’Eugene O’Neill, Mourning Becomes Electra, quand elle propose cette traduction.
48 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 294 ; trad. citée, p. 320.
49 « Was this the face that launched a thousand ships / And burned the topless towers of Ilium? » (Christopher Marlowe, The Tragical History of Doctor Faustus, Londres, Thomas Bushell, 1604, Acte V, sc. 1, v. 96-97).
50 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 202 ; trad. citée, p. 220.
51 Hélène Monsacré (op. cit., p. 194-197) a montré comment, dans l’univers épique, s’observe une complémentarité entre l’aède et le héros guerrier : le fait que la lyre d’Achille soit un butin de guerre en est le signe. Le personnage d’Achille, comme narrateur et avatar bardique, favorise des questionnements sur les instruments du chant épique et la nécessité d’en créer de nouveaux.
52 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 56 ; trad. citée, p. 67. Dans l’Iliade (chant IX, v. 189), Achille chante « les gloires des hommes » (« klea andrôn »).
53 Ibid., p. 56-57 pour la version originale ; p. 67-68 pour la traduction française.
54 Ibid., p. 296 : « These were the songs Achilles loved, the songs that had made him. » (« C’était les chansons qu’Achille aimait, les chansons qui avaient fait de lui ce qu’il était » : ibid., p. 321).
55 Ibid., p. 323 : « That voice, always so dominant, drowning out every other voice. » (« Cette voix, toujours aussi dominatrice, noyant toutes les autres. » : ibid., p. 349).
56 Ibid., p. 209 : « I tried not to hear their voices, but short of sticking my fingers in my ears it was impossible. These men had been trained in oratory from childhood; their voices carried – and with no apparent effort – to every part of the arena. » (« J’essayais de ne pas entendre les voix, mais sans me boucher les oreilles c’était impossible. Ces hommes avaient étudié l’art oratoire dès l’enfance ; leur voix portait, sans effort apparent, dans l’ensemble de l’arène. » : ibid., p. 228). La maîtrise de la parole publique constitue pour l’historienne britannique Mary Beard un attribut de la virilité : « Ce que je veux dire, c’est que le discours public et l’art oratoire n’étaient pas seulement de ces choses auxquelles les femmes ne se livraient pas : ils relevaient de pratiques et d’aptitudes exclusives définissant la masculinité en tant que genre. […] Le discours public était un attribut déterminant – si ce n’est l’attribut déterminant – de la virilité » (Mary Beard, Les Femmes et le Pouvoir [2017], trad. Simon Duran, Paris, Perrin, 2018, p. 31).
57 Agamemnon possède le collier que sa mère portait à son mariage et l’attache au cou de ses concubines successives. Myron porte la tunique que Briséis a tissée pour son père.
58 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 230 : « Killing Hector isn’t enough […] What [Achilles] really wanted to do was to eat him » (« Tuer Hector ne suffit pas. […] Ce qu’[Achille] voulait vraiment, c’est le manger » : trad. citée, p. 252).
59 Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 57 : « Kill all the men and boys, impregnate the women – and the Trojans cease to exist. They weren’t just intent on killing individual men; they meant to erase an entire people. » (« Tuez tous les hommes et les garçons, engrossez les femmes – et les Troyens cesseront d’exister. Ils n’étaient pas seulement désireux de tuer des hommes ; ils voulaient anéantir un peuple entier. » : trad. citée, p. 77).
60 Voir le commentaire que fait Barbara Goff de la citation, art. cité, p. 13.
61 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 324 ; trad. citée, p. 349-350.
62 Gilles Deleuze, « Philosophie et minorité », Critique, no 369, 1978, p. 154. Dans cet article, Gilles Deleuze oppose le « mineur » au « majeur », lequel opère comme norme socio-politique, « mètre-étalon » à partir duquel tout le reste est perçu comme « mineur ». Le couple majeur / mineur renvoie aux relations de domination qui traversent les littératures et imprègnent les héritages culturels, et au sein desquels on distingue un centre et une périphérie, un « système homogène » face à un « sous-système » ou un « hors système ».
63 Comme le formule Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
64 Henri Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016, p. 16 pour cette citation et les précédentes.
65 « Le format testimonial adopté par un grand nombre de réécritures romanesques de l’Iliade place ainsi le récit du côté de la mémoire plus que de l’histoire. Il ne s’agit pas simplement de reconstruire dans le roman les circonstances historiques qui auraient pu être celles de la guerre de Troie, en admettant que cette dernière ait véritablement eu lieu : l’ambition affichée par le récit est de faire acte de mémoire et de contester la véridicité de la tradition homérique. » (Élodie Coutier, Partages de l’Iliade dans le roman occidental contemporain, thèse dirigée par Véronique Gély et soutenue à Sorbonne Université en 2019, p. 157).
66 Pat Barker, « A Conversation with Pat Barker », op. cit.
67 Pat Barker insiste sur ce point en intégrant le personnage de Cassandre dans le deuxième tome. Celle-ci l’affirme ouvertement : « I’ve learnt not to be too attached to my own prophecies. They’ve only ever been believed when I could get a man to deliver them. » (Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 259 ; trad. citée, p. 320 : « J’ai appris à ne pas trop m’attacher à mes prophéties. Elles n’ont été crues que lorsque j’ai trouvé un homme pour les prononcer. »).
68 Bien qu’Odile Jansen ait en tête la Cassandre de Christa Wolf, son discours reste pertinent pour le personnage de Briséis : « But this ambiguous, marginalised position – standing half inside and half outside the dominant culture and the dominant collective memory – allows them to gain knowledge of the hidden, darker aspects of life, society and history. If women are the storekeepers of memory, it is not only because they as outsiders are open to the stories of others, but also because their memory includes histories of oppression and repression unknown to men. This is probably one of the main reasons why women can function as a symbol of repressed knowledge and truth, i.e. because they are the unacknowledged witnesses » (Odile Jansen, « Women as Storekeepers of Memory: Christa Wolf’s Cassandra Project », dans John Neubauer et Helga Geyer‑Ryan (dir.), Gendered Memories, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 2000, p. 37) ; nous traduisons : « Mais cette position ambivalente et marginale – c’est-à-dire le fait de se situer à la fois au sein de la culture hégémonique, mais aussi de la mémoire collective prédominante, et en-dehors de celles-ci – leur permet, pour ainsi dire, d’en apprendre davantage sur les aspects cachés ou plus sombres de la vie, de la société et de l’Histoire. Si les femmes sont les gardiennes de la mémoire, ce n’est pas seulement parce que leur condition d’exclues les rend plus ouvertes aux récits des autres, mais également parce que leur mémoire charrie des histoires d’oppression et de répression inconnues des hommes. Voilà assurément l’une des principales raisons pour lesquelles les femmes jouent le rôle de détentrices du savoir réprimé et de la vérité refoulée – j’entends, parce qu’elles en sont les témoins ignorés. »
69 Pat Barker, « Pat Barker on Giving Voice to the Women in the Iliad » (CBC Radio, 2018). URL : https://www.cbc.ca/radio/writersandcompany/pat-barker-on-giving-voice-to-the-enslaved-women-of-homer-s-iliad-1.4936874, page consultée le 19/10/2021.
70 La narratrice commente ainsi le principe de composition de son récit analeptique pour justifier un énoncé proleptique : « And now I’m going to break my own rules. So far, in telling this story of my youth, I’ve tried to make no reference to facts I only learnt later; sometimes – as with the fate of Odysseus and his ships – many years later. » (Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 303 ; trad. citée, p. 373 : « Et maintenant, je vais enfreindre mes propres règles. Jusqu’ici, en faisant ce récit de ma jeunesse, je me suis efforcée d’éviter toute référence à des faits que j’ai seulement appris plus tard ; parfois bien des années plus tard, comme le sort d’Ulysse et de ses navires. »)
71 Ibid., p. 304 : « Now, I can see great clumps of [purple daisies] from my bedroom window. » (« Aujourd’hui, j’en vois de grosses touffes [de marguerites violettes] de la fenêtre de ma chambre. » : ibid., p. 377).
72 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 267 ; trad. citée, p. 292.
73 Odile Jansen, art. cité, p. 37.
74 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 41 : « At times, as I thought of my brothers, I felt something like exhilaration. As long as I lived and remembered, they weren’t entirely dead. » (« Parfois, songeant à mes frères, j’éprouvais une sorte d’euphorie. Tant que je vivrais et me souviendrais, ils ne seraient pas tout à fait morts. » : trad. citée, p. 50).
75 Ibid., p. 318 pour la version originale ; p. 344 pour la traduction française.
76 Ibid.
77 « the voice of communal memory » (Catherine Lanone, art. cité, § 28).
78 Régine Robin, « Peut-on recycler le passé ? », dans Jean Klucinskas et Walter Moser (dir.), Esthétique et recyclages culturels. Explorations de la culture contemporaine, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, § 25 pour cette citation et la précédente. Disponible en ligne : https://books.openedition.org/uop/2196, page consultée le 28/02/2022.
79 Alexandre Gefen, op. cit., p. 44.
80 Jean-François Lyotard, op. cit., p. 98.
81 Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit [Kassandra. Erzählung, 1983], traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 1994, p. 368.
82 Christa Wolf considère l’épopée comme problématique dans sa structure même : « L’épopée, apparue avec les luttes autour du patriarcat, devient aussi, par sa structure un instrument de mise en place et de la consolidation du patriarcat. […] La femme ne peut devenir une héroïne qu’en tant qu’objet du discours masculin […] c’est une chose que l’on désire, épouse, enlève, pour laquelle on se bat. […] Les héros sont interchangeables, c’est le modèle qui reste. C’est sur ce modèle que se développe l’esthétique. » (Ibid., p. 189).
83 Les berceuses ont pu préserver et transmettre une mémoire traumatique liée à des conflits ou à des persécutions. Sur ce point, voir le projet porté par Élise Petit et Anne Cayuela, « Berceuses : circulations historiques et culturelles, transmissions de l’intime », qui donnera lieu au numéro 18.1 de la revue Textes et Contextes en 2023 : https://berceuses2022.sciencesconf.org/, page consultée le 23/11/2022.
84 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 296 ; trad. citée, p. 321.
85 Pat Barker ironise en faisant allusion à la théorie de la préformation, qui a prévalu jusqu’au xixe siècle : « Achilles’ son, according to the Myrmidons, who apparently could see inside my womb. At times, I had the feeling that what I carried inside me was not a baby at all, but Achilles himself, miniaturized, reduced to the size of a homunculus, but still identifiably Achilles; and fully armed. » (Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 19) ; trad. citée, p. 31 : « Le fils d’Achille, selon les Myrmidons, qui voyaient apparemment ce qu’il y avait dans ma matrice. Parfois, j’avais la sensation de ne pas porter un bébé, mais Achille lui-même, miniaturisé, réduit à la taille d’un homoncule, pourtant encore identifiable comme Achille ; et tout armé. ».
86 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 314 : « Yes, the death of young men in battle is a tragedy – I’d lost four brothers, I didn’t need anybody to tell me that. A tragedy worthy of any number of laments – but theirs is not the worst fate. I looked at Andromache, who’d have to live the rest of her amputated life as a slave, and I thought: We need a new song. » ; trad. citée, p. 340 : « Oui, la mort de jeunes hommes au combat est une tragédie – j’avais perdu quatre frères, inutile de me le rappeler. Une tragédie digne de toutes les lamentations, mais leur sort n’est pas le pire. Face à Andromaque, qui devrait vivre comme une esclave le reste de sa vie amputée, j’ai pensé : Il nous faut un chant nouveau. ».
87 Ibid., p. 215 pour la version originale ; p. 234 pour la traduction française.
88 Pat Barker insiste elle-même sur l’aspect convenu d’une telle démarche : voir l’entretien avec Five Dials.
89 Charles Segal, « Le voyage, la mort et le savoir dans l’épopée classique », Homère, Revue littéraire Europe, no 865, 2001, p. 68-101. Si l’antiquisant fait référence à l’épopée homérique lorsqu’il dit cela, son analyse est tout à fait pertinente pour le roman de Pat Barker, qui emprunte de nombreux éléments à son hypotexte. Achille est explicitement associé à la mort et au deuil, lui qui voudrait entrer dans Troie seul avec Patrocle après que tous les autres Grecs auront été tués. S’il n’accepte pas la mort de Patrocle en refusant de l’enterrer, il souhaiterait a contrario ingérer le corps d’Hector pour le rayer de la surface de la terre, pour finalement regretter que Briséis n’ait été tuée avant le déclenchement du conflit. Comme dans l’Iliade, il faudra attendre qu’il soit visité par le spectre de Patrocle pour commencer à accepter sa mort et se comporter à nouveau en être social.
90 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 217 ; trad. citée, p. 336.
91 « She also echoes Sassoon’s hatred of monuments » (Catherine Lanone, art. cité, § 18). Pat Barker s’est beaucoup intéressée à ce personnage historique, qu’elle met en scène dans sa trilogie Regeneration.
92 Ibid., § 18-20.
93 Il annonce au début de son essai vouloir « décrire ce paradigme clinique comme une manière de demander à l’écriture et à la lecture de réparer, renouer, ressouder, combler les failles des communautés contemporaines, de retisser l’histoire collective et personnelle, de suppléer les médiations disparues des institutions sociales et religieuses perçues comme obsolètes et déliquescentes à l’heure où l’individu est assigné à s’inventer soi-même. » (Alexandre Gefen, op. cit., p. 11).
94 Joan C. Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care [Caring Democracy. Markets, Equality and Justice, 1993], trad. Hervé Maury, Paris, Éditions La Découverte, 2009, p. 143.
95 Laura Marzi, Raconter le care ?, Lyon, ENS Éditions, 2022.
96 « On notera qu’à aucun moment, à Troie comme dans le camp grec, les femmes ne sont présentées en train de soigner les blessés. La guerre est décidément une affaire d’hommes, et, en ce sens, Patrocle, le plus doux des Grecs, incarne le pôle positif des vertus de la femme : préparation de la nourriture, soins, douceur. » (Hélène Monsacré, op. cit., p. 108-109). Pat Barker commente ce choix dans « A Conversation with Pat Barker », op. cit., p. 25.
97 L’éthique du care distingue celui qui prend soin (le care giver) de celui qui reçoit le soin (le care receiver). Parce que le soin implique une vulnérabilité, la relation entre care giver et care receiver peut reconduire les structures hiérarchiques, notamment par le couple dichotomique agent (giver) / patient (receiver). Aussi, pour être dans une société « bonne » (Joan C. Tronto), il faut considérer le care giver et le care receiver dans une relation d’interdépendance : un mode de relation envisageable lorsque chacun accepte sa propre vulnérabilité, et le fait que ces positions soient interchangeables.
98 Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 305 ; trad. citée, p. 376.
99 Voir Catherine Lanone, art. cité, § 22. Arrivée depuis peu dans le camp grec et encore endeuillée, Briséis trouve sur la plage un galet biface qu’elle décide de conserver dans sa ceinture. Le tranchant de la pierre la rappelle à des sensations corporelles et lui permet de sortir de son état de choc traumatique : la pierre symbolise sa propre force de résistance aux éléments. Le galet, chargé d’une valeur apotropaïque, est dans la main de la narratrice alors qu’elle raconte cette histoire. Le motif du galet est disséminé dans le roman : voir Barbara Goff, art. cité, p. 10.
100 Elle ouvre à plusieurs reprises des possibles romanesques qu’elle ne suivra pas. Catherine Lanone relève ainsi que le galet biface pourrait, dans un récit d’aventure, devenir une arme. On pense également à la fuite de Briséis en charrette, à laquelle elle va rapidement renoncer faute de constituer une échappatoire satisfaisante.
101 Voir Jean-Pierre Vernant, art. cité.
102 Ariane Ferry, « Quand Ulysse se fait refaire le portrait par les femmes », dans Louis-Thomas Leguerrier (dir.), Ulysse figure intemporelle. Voyage, exil, fluidité, MuseMedusa, no 9, 2021. Disponible en ligne : https://archives.musemedusa.com/dossier_9/, page consultée le 15/12/22.
103 À propos de l’engouement éditorial autour de ces réécritures et des enjeux marketing qu’ils recèlent, voir Jeremy Rosen, op. cit. et Ariane Eissen et Sylvie Humbert-Mougin, « Le geste de la transmission au risque du marketing », dans Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques (dir.), op. cit.
104 Pat Barker, Le Silence des vaincues, trad. Laurent Bury, Paris, J’ai Lu, 2022. Au Royaume-Uni, une édition de poche existe depuis 2019.
105 Un troisième roman focalisé sur le personnage de Cassandre a été annoncé pour 2024 sous le titre The Voyage Home.
106 On peut lire sur les rabats des deux romans : « [Pat Barker] affine son écriture au fil du temps et trouve sa marque de fabrique : utiliser le prisme du passé pour prendre du recul et parler du présent. ».
107 Sur les intertextes vingtièmistes, voir l’analyse de Catherine Lanone, art. cité, § 7 à 16.
108 « The Silence of the Girls lacks some of the potency of [Pat Barker’s previous novels], because of the strangely clunky anachronisms. It doesn’t matter too much if Priam enchants a young Briseis with magic tricks involving coins and sweets, although the Trojan war happens many centuries before either money or sugar. […] Briseis seems to know things […] which a Bronze Age person could not have done. » Nathalie Haynes, « Lost in Troada », The Spectator, 2018. Article en ligne : https://www.spectator.co.uk/article/lost-in-troadia, page consultée le 09/03/2022. Nous traduisons : « Le Silence des vaincues peine à égaler le potentiel [des précédents romans de Pat Barker], à cause de ses anachronismes maladroits. Il importe peu que Priam charme la jeune Briséis avec des tours de magie impliquant des pièces et des sucreries, alors même que la guerre de Troie a lieu plusieurs siècles avant la création de la monnaie ou la découverte du sucre. […] Briséis semble avoir des connaissances qu’une personne de l’âge du Bronze n’aurait pu avoir. ». Nathalie Haynes a proposé sa propre version romanesque de la guerre de Troie huit mois plus tard.
109 « The novel has some anachronisms, such as a “weekend market” (there were no weekends in antiquity), and a reference to “half a crown”, as if we were in the same period as Barker’s first world war novels. One wonders if any woman in archaic Greece, even a former queen, would have quite the self-assurance of Barker’s Briseis. But, of course, there is no way to be sure: no words from women in this period survive but Barker is surely right to paint them as thoughtful, diverse, rounded human beings, whose humanity hardly ever dawns on their captors, owners and husbands. This central historical insight feels entirely truthful. » Emily Wilson, « The Silence of the Girls by Pat Barker review – a feminist Iliad », The Guardian, 2018. Article en ligne : https://www.theguardian.com/books/2018/aug/22/silence-of-the-girls-pat-barker-book-review-iliad, page consultée le 09/03/2022. Nous traduisons : « Le roman contient des anachronismes, comme le “marché du week-end” (il n’y a pas de week-ends dans l’Antiquité), et la référence à la “demi-couronne”, comme si le récit se situait à la même période que les romans de Barker sur la Première Guerre mondiale. On peut aussi se demander si une femme de la Grèce archaïque, même une reine déchue, aurait pu avoir autant d’aplomb que Briséis. Mais, bien sûr, nous n’avons aucun moyen de le savoir : aucun témoignage de ces femmes ne subsiste, mais Barker a certainement raison de les dépeindre comme des êtres compatissants, singuliers, accomplis, dont l’humanité n’est presque jamais reconnue comme telle par leurs ravisseurs, leurs maîtres, et leurs maris respectifs. Ce nouvel éclairage sur l’Histoire est fondamental et il est ressenti comme tout à fait crédible. ».
110 « [She] has been praised as a historian as much as a novelist » (Catherine Lanone, art. cité, § 16). Le recours aux anachronismes et à une langue familière est également commenté dans ce paragraphe.
111 Pat Barker, « A Conversation with Pat Barker », op. cit., p. 20 et 23 : « Pat Barker – Writing myth is much more freeing than writing history. You should not ideally have any anachronisms at all in history. Not the way I do it, anyway. People differ, people are prepared to bend history to various degrees, but I don’t. […] The freedom of myth, the freedom to be naughty and deliberately anachronistic is also very stimulating and a relief after the other. […] Oh, I’m offending the Classicists with every word. I’m sorry. Five Dials – It doesn’t solely belong to them. Pat Barker – It doesn’t. It belongs to us all. Myth belongs to everybody. It’s not the past, it’s now. History is then and myth is now. » (nous traduisons).
112 Voir Pat Barker, « Pat Barker: “Anne Boleyn can’t walk into our world but Helen of Troy can” », The Irish Times, 2021. Article disponible en ligne : https://www.irishtimes.com/culture/books/pat-barker-anne-boleyn-can-t-walk-into-our-world-but-helen-of-troy-can-1.4655947, page consultée le 10/03/2022.
113 Maureen Attali, art. cité, p. 155.
114 Voir Pat Barker, « Pat Barker: “You could argue that time’s up: we’re at the end of patriarchy” », The Guardian, 2019. Article disponible en ligne : https://www.theguardian.com/books/2019/jan/04/pat-barker-women-carry-the-can-long-term, page consultée le 11/03/2022.
115 Catherine Lanone, art. cité, § 30 : « If she once saw World War One as Britain’s Iliad, […] she now explores the Iliad as a contemporary war, to engage with ‘a sense of an ending all around’ (Barker 2012), perhaps the end of patriarchy, or the kindling of violence, and the silencing of women in war and conflict today. Like Shay who reads Vietnam trauma through Achilles, […] Barker turns to Homer to engage with today’s crisis as much as with the past. » (nous traduisons). L’entretien de 2012 auquel Catherine Lanone renvoie n’est plus accessible en ligne.
116 Selon la définition de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Paris, Rivages, 2008, p. 11 : « Le contemporain suppose une singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances ». Sur la pensée du contemporain, voir également Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », Atelier de Théorie Littéraire, 2019, en ligne : https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Contemporain, page consultée le 11/03/2022.
117 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
118 Henri Rousso, La Dernière catastrophe. L’histoire, le présent, la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 208.
119 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 96.
120 Walter Benjamin, op. cit., p. 439.
121 Le père de son mari s’est lui aussi battu et a souffert de stress post-traumatique. Il a notamment étranglé sa femme en pleine nuit, persuadé qu’il s’agissait d’un soldat allemand. Cet épisode familial est repris avec les personnages d’Ajax et de sa concubine Tecmessa (Pat Barker, « Conversation with Caroline Beck and Michael Morpurgo », op. cit.).
122 Voir supra, note .
123 « to be […] deliberately anachronistic » (Pat Barker, « A Conversation with Pat Barker », op. cit., p. 20).
124 « La fonction de l’anachronisme est celle d’une dissonance ponctuelle par rapport à la tonalité d’ensemble de l’action, c’est par le contraste qu’il frappe, surprend, amuse ou donne à penser » (Gérard Genette, Palimpsestes [1982], Paris, Seuil, 1992, p. 440).
125 Pat Barker, « Pat Barker on Giving Voice to the Women in the Iliad », op. cit.
126 Pat Barker, The Silence of the Girls, op. cit., p. 308-309 ; trad. citée, p. 334-335.
127 Michelle Ryan-Sautour, « La métafiction postmoderne », dans Laurent Lepaludier (dir.), Métatextualité et métafiction, Rennes, PUR, 2013, p. 74.
128 Ibid. La métafiction historiographique a été théorisée à l’origine par Linda Hutcheon dans l’ouvrage The Poetics of Postmodernism, Londres, Routledge, 1988.
129 Pat Barker, The Women of Troy, op. cit., p. 303-304 ; trad. citée, p. 374.
130 Barbara Goff interroge à ce propos la fiabilité de la narration de Briséis (art. cité, p. 10-13).
131 Marc Gontard, Écrire la crise. L’esthétique postmoderne, Rennes, PUR, 2013.
132 Christiane Deloince‑Louette et Agathe Sahla (dir.), Notre Homère. Stratégies d’appropriation des poèmes homériques (xvie-xxie siècles), Grenoble, UGA, 2021, p. 37.
133 Fiona Cox et Elena Theodorakopoulos (dir.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019. Nous empruntons l’expression au titre qu’elles donnent à leur ouvrage. The Silence of the Girls est cité à la page 3.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021
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Quelques mots à propos de : Morgane Lebouc
Université de Bretagne Occidentale
HCTI – UR 4249