Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

Responsables scientifiques

Ariane Ferry (Université Rouen-NormandieCÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI)

Comité de lecture 

Ariane Eissen (Université de Poitiers)
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)   
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)        
Ute Heidmann (Université de Lausanne)    
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)    
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)     
Claire Lechevalier (Université de Caen)  
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)           
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)

Genèse et perspectives du carnet de recherche

Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019.
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.

Comment proposer un article

Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr).
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.

Problématique et pistes de réflexion

Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2].
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.


[1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021.

[2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître.

[3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48).

[4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.

Logos

Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

De l’Iliade au roman contemporain : le rôle médiateur des traductions et des recueils mythographiques

Élodie Coutier


Texte intégral

1Dans son introduction à l’anthologie de traductions en anglais des poèmes homériques qu’il publie en 1996, George Steiner constate que l’Iliade et l’Odyssée sont les textes les plus fréquemment traduits en anglais, en particulier depuis le xviiie siècle1. Il relève, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le moment où il écrit, pas moins d’une douzaine de publications réparties entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ce mouvement se poursuit depuis la fin des années 1990, ponctué de quelques succès médiatiques. C’est le cas, notamment, des premières traductions anglaises d’Homère proposées par des femmes : l’Iliade en 2015, dans une traduction de Caroline Alexander2, puis l’Odyssée en 2017, dans une traduction d’Emily Wilson dont le premier vers, « Tell me about a complicated man », a été très remarqué pour son interprétation audacieuse du terme grec « polytropos3 ».

2En parallèle de cet intérêt sans cesse renouvelé pour la traduction des poèmes homériques, qui ne se limite d’ailleurs pas au domaine anglo-saxon4, on constate également une prolifération importante des fictions homériques en anglais depuis les années 1960 et l’émergence des Cultural Studies. Ce champ d’études universitaires protéiforme, dont l’acte de naissance est associé à la fondation, en 1964, du Center for Contemporary Cultural Studies de l’Université de Birmingham, et qui s’est ensuite développé sur les campus états-uniens à partir des années 19805, nourrit tout un ensemble de débats culturels, sociaux et politiques dont les fictions contemporaines se font régulièrement l’écho. Au cœur de la démarche des Cultural Studies se trouve en effet l’idée que la liste des œuvres littéraires et culturelles abordées dans le cadre scolaire et universitaire valorise, au détriment du reste, une certaine culture savante majoritairement masculine et d’origine européenne. Dans cette perspective, il apparaît nécessaire de déconstruire les modèles culturels jusque-là considérés comme allant de soi pour définir, de façon conjointe, les structures de pensée associées à ces modèles et le rapport entre cette culture savante spécifique et les autres cultures qu’elle ne cesse par ailleurs de côtoyer ou de croiser.

3L’époque contemporaine, sous l’impulsion des Cultural Studies, est celle du conflit des récits. Dans son analyse du postmodernisme, Linda Hutcheon constate que la méfiance contemporaine à l’égard des « grands récits » (biblique, humaniste, communiste) n’empêche pas, paradoxalement, un recours constant au mode narratif dans les discours. La mise en question des récits historiographiques, notamment, passe par la constitution de récits alternatifs qui mettent en avant le point de vue des perdants plutôt que des vainqueurs de l’Histoire6. En réponse au constat de la domination d’un point de vue masculin et euro-centré sur le monde, de nombreuses voix s’élèvent, depuis quelques décennies, en faveur d’un déplacement du regard vers celles et ceux qui échappaient jusque-là à l’attention des historiographes et du monde académique7. Cette tendance explique en partie la production quasi exponentielle de fictions romanesques8 inspirées de l’Iliade et de l’Odyssée, deux œuvres qui sont à la fois les plus anciennes du canon littéraire occidental et, on l’a vu, les plus régulièrement traduites dans le domaine anglo-saxon. Parce que la tradition culturelle occidentale fait de lui le premier conteur, Homère est, par excellence, celui dont le récit appelle une « réponse », pour reprendre le terme utilisé par Fiona Cox et Elena Theodorakopoulos dans le titre d’un ouvrage récent sur les reprises féminines d’Homère9.

4Il est à noter, toutefois, que l’Homère auquel répondent les romanciers est, le plus souvent10, celui de ses traducteurs, voire celui des recueils mythographiques qui rendent compte de l’histoire de la guerre de Troie et proposent, dans une perspective pédagogique, un résumé de l’action des poèmes homériques. Si la portée symbolique du geste auctorial qui consiste à corriger le récit d’Homère en le réécrivant est incontestable, l’analyse de ses modalités révèle que les romanciers s’attaquent peut-être moins à un auteur insaisissable, issu d’une société radicalement étrangère à la leur, qu’à l’image que s’en font les lecteurs contemporains, dont ils font partie, sur la base des traductions et des résumés à leur disposition.

5Nous étudierons cette hypothèse en observant, dans un premier temps, la fortune littéraire du recueil The Greek Myths de Robert Graves, publié en 1955 et longtemps utilisé comme manuel scolaire et ouvrage de référence en dépit du caractère discutable de son approche des mythes11. Les étapes de cette réception sont nettement perceptibles chez les auteurs de fictions homériques, comme on le verra à partir de l’épisode de la mort de Penthésilée, extérieur à l’Iliade mais récurrent dans ses réécritures romanesques. Le second temps de notre démonstration sera consacré à l’influence des traductions en anglais de l’Iliade sur deux romans en particulier : Ilium de Dan Simmons (2003) et The Silence of the Girls de Pat Barker (2018).

L’influence des ouvrages mythographiques : l’exemple de Robert Graves

6Publié en 1955 dans la collection « Penguin Classics », The Greek Myths de Robert Graves connaît un succès immédiat et persistant auprès du grand public, à la fois comme manuel de mythologie et, dans le cas qui nous occupe, comme source d’inspiration pour les auteurs de fictions homériques. Le sérieux notoire de la collection « Penguin Classics », dirigée qui plus est par E. V. Rieu dont la traduction en prose de l’Odyssée fait autorité depuis sa publication en 1946, contribue sans doute à cet engouement rapide pour un ouvrage qui, en revanche, fait l’objet de nombreuses critiques dans le monde universitaire, sans que celles-ci soient une surprise pour Robert Graves12. En écrivant The Greek Myths, ce dernier met en effet en pratique une théorie totalisante du mythe qu’il a développée en 1948 dans un autre ouvrage, intitulé The White Goddess. Les récits mythiques, selon lui, font tous référence, de manière plus ou moins déformée, à des événements historiques et à des rituels religieux associés au culte de la Déesse, qu’il nomme également la Muse :

My thesis is that the language of poetic myth anciently current in the Mediterranean and Northern Europe was a magical language bound up with popular religious ceremonies in honour of the Moon-goddess, or Muse, some of them dating from the Old Stone Age, and that this remains the language of true poetry – « true » in the nostalgic modern sense of « the unimprovable original, not a synthetic substitute ». The language was tampered with in late Minoan times when invaders from Central Asia began to substitute patrilinear for matrilinear institutions and remodel or falsify the myths to justify the social changes. Then came the early Greek philosophers who were strongly opposed to magical poetry as threatening their new religion of logic, and under their influence a rational poetic language (now called the Classical) was elaborated in honour of their patron Apollo and imposed on the world as the last word in spiritual illumination: a view that has prevailed practically ever since in European schools and universities, where myths are now studied only as quaint relics of the nursery age of mankind.

« Mon hypothèse est que le langage du mythe poétique, qui avait cours dans les temps anciens en Europe méditerranéenne et en Europe du Nord, était un langage magique étroitement lié à des cérémonies religieuses populaires en l’honneur de la déesse-Lune, ou Muse, dont certaines remontent au Paléolithique, et qu’il demeure le langage de la vraie poésie – “vraie” dans le sens moderne, empreint de nostalgie, de “l’original inégalable, par opposition aux copies artificielles”. Ce langage a été corrompu à l’époque du minoen récent, quand des envahisseurs venus d’Asie centrale ont commencé à remplacer le système matrilinéaire par un système patrilinéaire et à transformer ou falsifier les mythes pour justifier les changements sociaux. Vinrent ensuite les premiers philosophes grecs, farouchement opposés à toute poésie magique susceptible de menacer leur nouvelle religion de la logique ; sous leur influence, un langage poétique rationnel (celui que nous appelons maintenant “classique”) fut élaboré en l’honneur d’Apollon, leur patron, et imposé au monde comme l’expression ultime de l’illumination spirituelle : une opinion qui, depuis lors, l’a emporté presque totalement dans les écoles et universités européennes, où les mythes ne sont plus étudiés qu’en tant que reliques, à la fois étranges et familières, de l’enfance de l’humanité13. »

7Ancrée dans une réflexion sur l’écriture poétique14, l’approche de la mythologie proposée par Robert Graves repose sur sa croyance profonde en l’existence d’un matriarcat originel15, dont le souvenir aurait été volontairement perdu sous l’influence croissante du patriarcat. Les « vrais mythes16 » (« true myth »), c’est-à-dire les récits mythologiques qui proposent, selon Robert Graves, la transcription d’un rituel religieux associé au culte de la Déesse, doivent être distingués de douze autres types de récits : parmi ceux-ci, la « saga héroïque » (« heroic saga »), avec pour exemple l’argument principal de l’Iliade. L’une des conséquences immédiates de cette définition du mythe, largement critiquée dans le monde académique, est la grande liberté que prend Robert Graves, dans The Greek Myths, avec le corpus antique et médiéval des sources primaires. Le savant considère en effet que le degré de « vérité » d’un récit mythologique est entièrement indépendant de son contexte, comme en témoigne la remarque qui suit :

Often, for instance, the playful Alexandrian Callimachus, or the frivolous Augustan Ovid, or the dry-as-dust late-Byzantine Tzetzes, gives an obviously earlier version of a myth than do Hesiod or the Greek tragedians; and the thirteenth-century Excidium Troiae is, in parts, mythically sounder than the Iliad.

« Souvent, par exemple, le malicieux Callimaque d’Alexandrie ou le frivole Ovide [de l’époque d’Auguste] ou [l’aride] Byzantin Tzetzès donnent une version nettement plus ancienne du mythe que ne le font Hésiode ou les Tragiques grecs ; et l’Excidium Troiae du xiiie siècle est, pour une grande part, plus solide au point de vue mythologique que l’Iliade17. »

8L’ouvrage The Greek Myths se compose de cent soixante-et-onze chapitres qui rassemblent un nombre considérable de mythes grecs, depuis les récits de création du monde jusqu’au retour d’Ulysse à Ithaque. Chaque chapitre commence par un résumé du mythe abordé et se conclut sur des notes explicatives, l’ouvrage prenant ainsi l’apparence d’une anthologie de mythes enrichie d’un paratexte scientifique et érudit. En accord avec sa quête du « vrai mythe », Robert Graves construit toutefois ses résumés mythologiques à partir des éléments narratifs qu’il estime les plus proches du contexte historique et religieux archaïque. Sa démarche théorique ne se manifeste donc pas uniquement dans les notes explicatives mais influence l’intégralité de l’ouvrage, y compris les choix narratifs opérés dans les résumés.

9Afin d’illustrer l’importance de la lecture de The Greek Myths dans le processus d’élaboration des fictions romanesques de l’Iliade, nous avons sélectionné un exemple en particulier de résumé mythologique dont les éléments narratifs ont été fixés par Robert Graves pour la postérité, tout en suscitant une polémique autour d’un détail jusque-là absent des dictionnaires et recueils de mythographie18. Il s’agit de l’épisode de la mort de Penthésilée qui, dans The Greek Myths, ouvre le chapitre sur la mort d’Achille devant les murailles de Troie. Cet épisode, bien que postérieur à l’action de l’Iliade, est abondamment repris dans des fictions homériques qui, sauf exception, ne se limitent que rarement au récit de la colère d’Achille. Robert Graves relate d’abord l’arrivée de Penthésilée à Troie et sa purification par Priam à la suite du meurtre accidentel de sa sœur ; il passe ensuite à ses exploits sur le champ de bataille et aux circonstances de sa mort :

She drove Achilles from the field on several occasions – some even claim that she killed him and that Zeus, at the plea of Thetis, restored him to life – but at last he ran her through, fell in love with her dead body, and committed necrophily upon it there and then. When he later called for volunteers to bury Penthesileia, Thersites, a son of Aetolian Agrius, and the ugliest Greek at Troy, who had gouged out her eyes with his spear as she lay dying, jeeringly accused Achilles of filthy and unnatural lust. Achilles turned and struck Thersites so hard that he broke every tooth in his head and sent his ghost scurrying down to Tartarus.

« Elle contraignit Achille à abandonner le combat à plusieurs reprises – certains prétendent même qu’elle le tua et que Zeus, à la demande de Thétis, le ressuscita – mais finalement il lui transperça le corps, tomba amoureux de son cadavre et, saisi de nécrophilie, s’unit à elle [juste après sa mort]. Lorsque, un peu plus tard, il demanda des volontaires pour enterrer Penthésilée, Thersite, fils de l’Étolien Agrios, le Grec le plus laid qui prît part à la guerre de Troie, qui lui avait crevé les yeux avec sa lance alors qu’elle était étendue morte, [se moqua d’]Achille, l’accusant de [pulsions] abjectes et contre nature. Achille, s’étant retourné, frappa Thersite si durement qu’il lui brisa toutes les dents et précipita son ombre dans le Tartare19. »

10Le détail qui nous intéresse ici, dans la mesure où il est par la suite repris ou, au contraire, explicitement rejeté par les auteurs de fictions homériques, est celui de l’acte de nécrophilie commis par Achille sur le corps de l’Amazone. Robert Graves indique ici trois sources primaires à l’appui de cette anecdote : le commentaire d’Eustathe de Thessalonique à l’Iliade20, l’Épitomé d’Apollodore21 et l’Excidium Troiae de la collection Rawlinson22. Or, lorsqu’on se penche sur le détail des sources en question, il apparaît rapidement que seul l’Excidium Troiae mentionne un tel acte de nécrophilie. Eustathe, pour sa part, écrit qu’après avoir admiré la beauté et le courage de Penthésilée, si semblable à lui, Achille frappe Thersite qui se moquait de lui et l’étend mort, lui le pire des Grecs, aux côtés de l’ennemie la plus valeureuse ; Apollodore, lui, raconte qu’Achille est tombé amoureux de Penthésilée après sa mort et a tué Thersite qui se moquait de lui23. En revanche, le texte de l’Excidium Troiae précise qu’après avoir frappé Penthésilée sous le sein et l’avoir jetée à bas de son cheval, Achille « a couché avec elle alors qu’elle était déjà morte24 ». Conformément à ce qu’il annonce dans l’introduction de son ouvrage, Robert Graves considère ici que le texte de l’Excidium Troiae comporte un élément qui, bien qu’il ne soit mentionné nulle part ailleurs, est suffisamment « solide » au point de vue mythologique pour trouver sa place dans l’histoire d’Achille. La violence du héros grec à l’égard de Penthésilée est même « un trait caractéristique d’Homère25 » pour Robert Graves, qui songe sans doute aux abus commis par Achille sur le cadavre d’Hector dans l’Iliade.

11Dans la mesure où Robert Graves est le premier mythographe moderne à inclure la version de l’Excidium Troiae dans son résumé de la vie d’Achille, d’une part, et parce qu’il lui accorde une importance considérable, d’autre part, son influence sur les romanciers contemporains qui mettent en scène la mort de Penthésilée ne fait guère de doute. Lorsqu’il est raconté, le viol du cadavre de l’Amazone est en effet exploité pour renforcer l’image antihéroïque d’un Achille monstrueux, conforme à la perspective de Robert Graves sur le personnage ; lorsque cet épisode, au contraire, n’est pas utilisé dans la narration, son absence est alors commentée dans le texte ou dans le paratexte. L’ouvrage de Robert Graves apparaît ainsi, non seulement comme une référence incontournable, mais comme une autorité vis-à-vis de laquelle il s’agit de prendre position.

12Dans les années 1970 et 1980, alors que se développe dans les universités états-uniennes et dans la culture grand public un féminisme de type essentialiste que nourrissent, notamment, les travaux anthropologiques sur la Grande Déesse26, The Greek Myths et sa thèse sur le matriarcat ancien forment le sous-texte de plusieurs fictions homériques écrites par des femmes27. Pour citer un exemple extérieur au monde anglo-saxon, c’est le cas de Kassandra de l’autrice est-allemande Christa Wolf. Il s’agit d’un récit à la première personne, publié en 1983 en même temps que quatre conférences de poétique28 consacrées au personnage de Cassandre et proposant une réflexion sur les conséquences de la domination masculine depuis la guerre de Troie jusqu’à la guerre froide. L’influence des travaux de Robert Graves et de ses prédécesseurs y est perceptible de part en part : Christa Wolf donne d’ailleurs la référence de la traduction ouest-allemande de The Greek Myths, datée de 1960, dans la bibliographie qui clôt l’édition séparée de Voraussetzungen einer Erzählung : Kassandra29. Par exemple, Robert Graves considère qu’Homère favorise très nettement les Troyens dans la représentation qu’il fait des deux camps dans l’Iliade30. Les Grecs, selon lui, ne sont rien d’autre que des assassins, tandis que les Troyens sont irréprochables31. Robert Graves en déduit que les Grecs représentent des barbares envahisseurs venus du nord, qui auraient remplacé le culte de la Grande Déesse par celui des dieux Olympiens conçus à leur image, tandis que les Troyens seraient les héritiers d’une époque dominée par la puissance minoenne et la figure de la Grande Déesse. Le récit Kassandra reprend cette opposition axiologique entre Grecs et Troyens et évoque, dans la continuité de l’hypothèse de Robert Graves, l’existence d’un culte secret rendu par les femmes de Troie à la déesse Cybèle, autre nom de la Grande Déesse.

13Certaines phrases de The Greek Myths sont même reprises dans le texte de Kassandra, à l’instar de celle-ci : « […] for if Hector was the hand of the Trojans, Aeneas was their soul32. » Sous la plume de Christa Wolf, cela devient : « Ein Wort ging um, das niemand erfunden haben wollte und das jedermann im gleichen Augenblick zu kennen schien : Wenn Hektor unser Arm ist, so ist Aineias Troias Seele33. » La « formule » (« Wort ») partagée par les Troyens est celle de Robert Graves, transmise à son tour par la narratrice de Kassandra. Le récit se fait ainsi mémoire du texte de The Greek Myths, dont le rôle majeur dans la composition de l’œuvre est dans le même temps souligné. Sans surprise, l’épisode du viol du cadavre de Penthésilée est présent dans le récit et participe, qui plus est, de la construction du personnage d’« Achille la bête » (« Achill das Vieh ») inspiré de l’analyse de Robert Graves, pour qui Achille est « le véritable méchant34 » de l’Iliade. L’acte de nécrophilie commis par le héros grec dépasse même les limites du personnage pour devenir le symbole ultime des dérives entraînées par le mécanisme implacable de la guerre :

Wenn wir geglaubt hatten, der Schrecken könne sich nicht mehr steigern, so mussten wir jetzt einsehn, dass es für die Greuel, die Menschen einander antun, keine Grenzen gibt ; dass wir imstande sind, die Eingeweide des andern zu durchwühlen, seine Hirnschale zu knacken, auf der Suche nach dem Gipfelpunkt der Pein. « Wir » sag ich, und von allen Wir, zu denen ich gelangte, bleibt dies dasjenige, das mich am meisten anficht. « Achill das Vieh » sagt sich um so vieles leichter als dies Wir.

« Si nous avions cru que la terreur ne pouvait s’accroître, nous fûmes bientôt obligés de nous rendre à cette évidence : il n’existe aucune limite aux horreurs que les hommes commettent les uns contre les autres ; nous sommes capables de fouir dans les entrailles de l’autre, de faire craquer son crâne, à la recherche du paroxysme du supplice. Je dis “nous”, et de tous les “nous” auxquels je parvins, celui-ci demeure celui qui m’ébranle le plus. Il est tellement plus facile de dire “Achille la bête” que de prononcer ce “nous35”. »

14La narratrice, Cassandre, devine dans le viol du cadavre de Penthésilée le premier exemple historique de la pratique du viol de guerre36. Christa Wolf tire ainsi de sa lecture de The Greek Myths, non seulement des arguments en faveur d’une déconstruction radicale de l’héroïsme d’Achille, mais également le matériau mythique adéquat pour sa réflexion sur les origines de la violence du patriarcat moderne.

15À rebours de ce type d’adhésion aux théories de Robert Graves, les auteurs du début du xxie siècle font preuve d’une certaine prudence dans leur utilisation de The Greek Myths, quand ils n’en rejettent pas explicitement les thèses anthropologiques et les choix narratifs. Dans Olympos de Dan Simmons, le second tome d’un diptyque de science-fiction dont l’un des arcs narratifs propose une réécriture de l’Iliade et de la fin de la guerre de Troie, la mort de Penthésilée est suivie d’un dialogue entre Achille et Athéna qui est l’occasion d’un clin d’œil réprobateur à l’égard de Robert Graves :

« It is possible to return Penthesilea to life, » says Athena, « but I do not have that power. I will sprinkle her with a form of ambrosia which will preserve her from all decay. Her dead body will forevermore carry the blush on her cheeks and the hint of fading warmth you feel now. Her beauty will never depart. »
« What good does that do me? » snarls Achilles. « Do you really expect me to celebrate my love with an act of necrophilia? »
« That’s your personal choice, » says Pallas Athena with a smirk that almost makes Achilles pull the dagger from his belt.

« “Il est possible de rendre la vie à Penthésilée,” dit Athéna, “mais je n’ai pas ce pouvoir. Je peux en revanche l’asperger d’une forme d’ambroisie qui la préservera de la corruption. Son cadavre conservera pour toujours ces joues teintées de rose et cette ultime trace de chaleur que tu sens à présent. Sa beauté ne disparaîtra jamais.”
“Qu’est-ce que ça peut me faire ?” gronde Achille. “Tu crois peut-être que je souhaite célébrer mon amour avec un acte de nécrophilie ?”
“Tu fais bien ce que tu veux,” dit Pallas Athéna avec un rictus moqueur qui conduit presque Achille à tirer sa dague de sa ceinture37. »

16Le recours au terme savant « necrophilia » et le « choix personnel » évoqué par Athéna convoquent tous deux le souvenir du texte de Robert Graves, contre lequel Dan Simmons prend clairement position. L’option narrative popularisée par The Greek Myths apparaît dans cet extrait comme une insulte à l’égard du personnage d’Achille qui, s’il n’est guère plus que le stéréotype du mâle alpha dans le roman, retrouve néanmoins une envergure héroïque que le féminisme essentialiste des années 1980 lui refusait. Dans la mesure où Robert Graves a tant inspiré les autrices qui déconstruisaient le canon homérique en faisant d’Achille et des autres héros grecs les pourfendeurs d’un matriarcat ancien, il n’est guère étonnant de voir son approche critiquée dans un roman ouvertement réactionnaire sur le plan culturel : Dan Simmons dédie en effet Olympos à Harold Bloom, dont l’ouvrage The Western Canon a ravivé, dans les années 1990, le débat culturel aux États-Unis entre conservateurs et progressistes38.

17La version du mythe d’Achille popularisée par Robert Graves a récemment été rejetée dans une optique féministe, cette fois-ci, mais tout aussi critique à l’égard de The Greek Myths que pouvait l’être la lecture réactionnaire de Dan Simmons. Dans la postface de son roman A Thousand Ships, dans lequel la Muse fait chanter par un aède l’histoire des personnages féminins du mythe de la guerre de Troie, l’autrice britannique Natalie Haynes déplore ainsi la façon dont Robert Graves fait de Penthésilée une victime plutôt qu’une égale d’Achille quand cette égalité est pourtant mise en valeur dans certaines représentations antiques de la mort de l’Amazone :

On one beautiful pot, Penthesilea is carried from the scene of their duel by Achilles. Ancient warriors did not usually treat their dead foes with anything like this respect or affection. Sadly, when Robert Graves was writing in the twentieth century, he turned this incredible female hero into a corpse on which Achilles masturbated. This must be an example of that progress we’re always reading about.

« Il existe un vase magnifique qui représente Achille portant Penthésilée à la suite de leur duel. Dans l’Antiquité, ce n’est pas habituel pour un guerrier de traiter le cadavre de son ennemi avec autant de respect et d’affection. Malheureusement, lorsque Robert Graves a mis par écrit cette scène au vingtième siècle, il a fait de cette héroïne incroyable un cadavre sur lequel Achille se masturbe. Ce doit être un exemple de ce fameux progrès qu’on ne cesse de rencontrer dans nos lectures39. »

18Natalie Haynes, également créatrice et animatrice depuis 2018 d’une émission de radio intitulée Natalie Haynes Stands Up for the Classics et diffusée par la BBC, revisite dans son roman comme dans son émission un grand nombre de figures mythologiques féminines en partant de leurs représentations antiques, et non d’intermédiaires mythographiques comme The Greek Myths de Robert Graves. Dans l’émission qu’elle consacre à Penthésilée et aux Amazones40, Natalie Haynes ne mentionne d’ailleurs pas du tout la version de Robert Graves tirée de l’Excidium Troiae : elle lui préfère l’Éthiopide (perdue) d’Arctinos de Milet et la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, qui contient le récit le plus long et le plus complet qui ait été conservé au sujet de la mort de Penthésilée.

19Les exemples qui précèdent témoignent de l’importance majeure du recueil de mythologie grecque de Robert Graves dans l’élaboration des fictions homériques contemporaines, qui soit reprennent sans le questionner le matériau mythologique proposé, soit refusent au contraire de se conformer aux modèles de récit popularisés par l’usage de The Greek Myths dans le cadre de l’enseignement scolaire. Il s’agit là d’un exemple particulièrement visible d’utilisation d’un ouvrage de mythographie à l’occasion de l’écriture d’une fiction homérique, dont il est probable qu’il n’est pas le seul : Margaret George par exemple, autrice médiatisée d’un roman intitulé Helen of Troy paru en 2006, mentionne dans la postface six ouvrages mythographiques, en plus de celui de Robert Graves, parmi ses sources secondaires sur la guerre de Troie41. La réponse des romanciers contemporains à Homère passe ainsi par des étapes intermédiaires, au nombre desquels on peut également compter les traductions des poèmes homériques.

La traduction, boîte à outils de l’écriture romanesque

20À de rares exceptions près, les auteurs contemporains de fictions homériques, tout comme leurs lecteurs, ne lisent pas le grec ancien : leur accès à Homère passe par ses traductions et, le cas échéant, par d’autres fictions inspirées de l’Iliade et de l’Odyssée. L’objectif de notre analyse, restreinte ici au domaine anglophone, est de mettre en lumière la façon dont traductions et réécritures influencent les choix narratifs des auteurs de fictions homériques, au point de constituer une sorte de canon secondaire de référence par rapport au texte de l’Iliade.

21Dans les remerciements qui concluent Ilium, le premier tome d’un très populaire diptyque de science-fiction consacré, en grande partie, à une réécriture des poèmes homériques, le romancier états-unien Dan Simmons commence par reconnaître sa dette envers plusieurs traducteurs de l’Iliade et donne la liste suivante : Robert Fagles, Richmond Lattimore, Alexander Pope, George Chapman, Robert Fitzgerald et Allen Mandelbaum42. L’auteur reconstitue ici une sorte de canon restreint des traductions d’Homère en anglais, à la fois de l’Iliade et de l’Odyssée, en commençant et en terminant par les plus récentes. L’aspect détaillé de cette liste, comme de celle de ses autres sources d’inspiration, confère à ses remerciements une dimension pédagogique déjà perceptible dans la narration romanesque. Le narrateur des chapitres consacrés à la guerre de Troie, par exemple, est un ancien professeur de lettres classiques de l’Université de l’Indiana, reconstitué à partir de son ADN pour devenir le chroniqueur de la guerre auprès de post-humains qui ont pris l’identité des dieux de l’Olympe. Son récit des événements est régulièrement interrompu par une remarque sur tel ou tel point en débat dans le domaine des études homériques, projetant parfois littéralement le lecteur dans un amphithéâtre universitaire de la seconde moitié du xxe siècle.

22Cette dimension pédagogique d’Ilium se manifeste également dans la façon dont le récit absorbe le texte de l’Iliade en traduction, tout en le modifiant pour répondre aux enjeux spécifiques du roman. Dans le chapitre qui réécrit la querelle d’Achille et d’Agamemnon au chant I de l’Iliade, par exemple, la narration alterne entre une reformulation de la traduction de Robert Fagles et une série d’interventions de la part du narrateur qui contribuent, dans les deux cas, à faire du texte homérique le matériau d’une perspective romanesque radicalement nouvelle par rapport à son modèle d’origine. La réécriture de l’épisode s’organise en trois temps : après un résumé de l’échange initial entre le devin Calchas, Achille et Agamemnon, rapporté par un spectateur de la scène, le narrateur du chapitre, Thomas Hockenberry, fait une pause dans le cours du récit pour décrire les chefs grecs rassemblés. Dan Simmons s’amuse ici doublement, en suspendant d’une part le fil d’une querelle qui, dans l’Iliade, constitue le nœud de l’intrigue, et en faisant endosser à son narrateur le rôle d’Hélène au chant III de l’épopée homérique, lorsque cette dernière nomme et décrit à la demande de Priam les rois achéens visibles depuis les remparts de Troie. Ce n’est que dans un troisième temps que la narration se focalise directement sur l’échange entre Achille et Agamemnon, par le biais de plusieurs procédés de réduction du texte de Robert Fagles. On peut citer, à titre d’exemple, la réplique suivante d’Agamemnon :

« Good, go! » shouts Agamemnon « By all means, desert. I’d never beg you to stay and fight on my account. You’re a great soldier, Achilles, but what of it? That’s a gift of the gods and has nothing to do with you. You love battle and blood and slaughtering your enemies, so take your fawning Myrmidons and go! »

« “C’est ça, va-t-en !” crie Agamemnon “Ne te gêne pas, déserte. Je ne te supplierais jamais de rester et de combattre pour moi. Tu es un excellent soldat, Achille, et après ? C’est un don des dieux qui n’a rien à voir avec toi. Tu aimes les combats, le sang et massacrer tes ennemis, alors prends tes Myrmidons obséquieux et va-t-en43 !” »

23Voici maintenant le texte de l’Iliade dans la traduction de Robert Fagles :

Desert, by all means  if the spirit drives you home!
I will never beg you to stay, not on
my account.
Never
  others will take my side and do me honor,
Zeus above all, whose wisdom rules the world.
You
  I hate you most of all the warlords
loved by the gods. Always dear to your heart,
strife, yes, and battles, the bloody grind of war.
What if you are a great soldier? That’s just a gift of god.
Go home with your ships and comrades, lord it over
your Myrmidons!

« Déserte, je t’en prie – si ton ardeur te pousse à rentrer !
Je ne te supplierai jamais de rester, pas pour moi.
Jamais – d’autres prendront mon parti et me rendront les honneurs,
Zeus le premier, dont la sagesse gouverne le monde.
Toi – c’est toi que je hais le plus parmi tous les seigneurs de guerre
aimés des dieux. Elles sont toujours chères à ton cœur,
la querelle, oui, et les batailles, ces labeurs sanglants de la guerre.
Qu’est-ce que cela peut faire que tu sois un excellent soldat ? Ce n’est rien d’autre qu’un don divin.
Rentre donc chez toi avec tes navires et tes camarades, règne donc sur
tes Myrmidons44 ! »

24La reprise textuelle est assumée, à la limite de la citation dans le cas du premier vers, dont Dan Simmons se contente d’inverser l’ordre des propositions. Ce choix de réécriture au plus près du texte-source prend tout son sens dans le roman, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, le narrateur du chapitre concerné est un ancien professeur de lettres classiques, qui a passé l’ensemble de sa carrière à faire cours sur Homère. Dès lors, la présence d’éléments de la traduction de Robert Fagles dans le récit s’apparente à la résurgence d’un souvenir : Thomas Hockenberry retransmet la scène qu’il a sous les yeux dans les termes du traducteur qu’il a eu l’occasion de lire de son vivant. Par ailleurs, la guerre de Troie qui se déroule dans Ilium est celle imaginée par Homère, matérialisée dans l’espace et le temps par la puissance de son génie poétique. Il est donc logique, dans cette perspective, que les paroles des personnages homériques ressemblent à celles imaginées par leur créateur. Dan Simmons, on l’a vu, revendique lui-même l’utilisation qu’il a pu faire des traducteurs de l’Iliade. Cependant, le romancier ne s’en tient pas à une simple reformulation du texte homérique : il y apporte également les modifications nécessaires à sa propre perspective romanesque. On en voit un exemple dans le rapide échange de paroles qui accompagne la confrontation entre Achille et Athéna :

« Why! Damn, damn, why now! Why come to me now, Goddess, Daughter of Zeus? Did you come to witness my humiliation by Agamemnon? »
« Yield
! » says Athena. […]
« I’ll never yield! » shouts Achilles. Even in this frozen air that slows and mutes all sound, the man-killer’s voice is strong. « That pig who thinks he’s a king will pay for his arrogance with his life!
 »
« Yield
 » says Athena for the second time. « The white-armed goddess Hera sped me down from the skies to stop your rage. Yield. » […]
Achilles grimaces, twists his hair free, looks sullen, but resheaths his sword. […] « I can’t defy both of you, Goddess, » says Achilles. « Better if a man submits to the will of the gods, even if his heart breaks with anger. But it is only fair then that the gods hear the prayers of that man.
 »

« “Pourquoi ! Nom de nom, pourquoi maintenant ! Pourquoi venir à moi maintenant, Déesse, Fille de Zeus ? Es-tu venue assister à mon humiliation face à Agamemnon ? ”
“Soumets-toi !” dit Athéna. […]
“Je ne me soumettrai jamais !” crie Achille. Même dans cet air figé qui ralentit et assourdit tous les sons, la voix du tueur d’hommes résonne avec force. “Ce porc qui se croit roi paiera son arrogance de sa vie !”
“Soumets-toi,” dit Athéna pour la deuxième fois. “Héra, la déesse aux bras blancs, m’a dépêchée depuis les cieux pour mettre un terme à ta rage. Soumets-toi.” […]
Achille grimace, libère sa chevelure d’un mouvement de tête, adopte un air renfrogné, mais remet son épée dans son fourreau. […] “Je ne peux vous défier toutes les deux, Déesse,” dit Achille. “Mieux vaut pour un homme se soumettre à la volonté des dieux, même si son cœur bout de colère. Mais ce n’est que justice, dès lors, que les dieux entendent les prières de cet homme45.” »

25Les transformations apportées par Dan Simmons à cette scène prennent tout leur sens, une fois cet extrait rapproché de la traduction de Robert Fagles :

« Why, why now?
Child of Zeus with the shield of thunder, why come now 
To witness the outrage Agamemnon just committed
?
I tell you this, and so help me it’s the truth
 
he’ll soon pay for his arrogance with his life! »
Her gray eyes clear, the goddess Athena answered,
« Down from the skies I come to check your rage
if only you will yield.
The white-armed goddess Hera sped me down :
she loves you both, she cares for you both alike.
 […]
Hold back now. Obey us both.
 »
So she urged
and the swift runner complied at once : « I must –
when the two of you hand down commands, Goddess,
a man submits though his heart breaks with fury.
Better for him by far. If a man obeys the gods
they’re quick to hear his prayers. »
And with that
Achilles stayed his burly hand on the silver hilt
and slid the huge blade back in its sheath.
He would not fight the orders of Athena.

« “Pourquoi, pourquoi maintenant ?
Fille de Zeus qui portes l’égide, pourquoi venir maintenant ?
Pour témoigner de l’outrage qu’Agamemnon vient de commettre ?
Je te le dis, et que ce soit pour moi la vérité –
il paiera bientôt son arrogance de sa vie !”
Ses yeux gris emplis de clarté, la déesse Athéna répondit,
“Depuis les cieux, je viens pour mettre un terme à ta rage,
mais il faut te soumettre.
Héra, la déesse aux bras blancs, m’a dépêchée ici :
elle vous aime tous deux, elle a un égal souci de vous deux. […]
Retiens-toi. Obéis-nous.”
C’était là son ordre
et le rapide coureur obéit aussitôt : “Je le dois –
quand l’ordre vient de vous deux, Déesse,
un mortel se soumet même si son cœur bout de colère.
Cela vaut bien mieux pour lui. Lorsqu’un homme obéit aux dieux,
ils exaucent rapidement ses prières.”
Ayant dit cela
Achille maîtrisa sa main agrippée avec force au pommeau d’argent
et repoussa l’énorme lame dans son fourreau.
Il ne s’opposerait pas aux ordres d’Athéna46. »

26Deux éléments nous intéressent ici en priorité : tout d’abord, Dan Simmons scinde en deux parties la réplique initiale d’Achille dans l’Iliade, ce qui lui permet de représenter son personnage en train de défier l’autorité d’Athéna. Dans la version d’Ilium, Achille refuse, dans un premier temps, de maîtriser sa fureur. De ce fait, l’ordre simple d’abord lancé par Athéna (« Yield ! ») échoue dans sa fonction performative : ce n’est qu’en apprenant que l’ordre vient aussi d’Héra qu’Achille finit par hésiter. Dan Simmons dispose ici les éléments de son intrigue romanesque : les hommes finiront par prendre les armes contre les dieux, qui s’avèrent n’être qu’une forme évoluée de l’humanité développée sur Terre.

27Les germes de ce rebondissement sont également perceptibles dans l’ultime réplique d’Achille citée ci-dessus : l’emploi du terme « defy », associé à l’attitude générale du personnage d’Achille, contraste fortement avec l’obéissance immédiate dont il fait preuve chez Homère, ce qu’illustre le dernier vers de l’extrait cité. De même, l’ajout de la notion de justice au principe de rétribution divine, sensible dans l’expression « it is only fair then », confère à l’entente entre les dieux et les hommes une coloration très humaine : tandis que, dans la traduction de Robert Fagles, le lien de causalité entre obéissance aux dieux et reconnaissance divine est présenté comme une vérité générale (« If a man obeys the gods / they’re quick to hear his prayers. »), Achille réclame dans Ilium un tel lien de causalité au nom de la justice. Cette attitude, bien qu’inspirée d’une relation de don et de contre-don déjà présente chez Homère, ouvre la voie à un revirement romanesque impensable dans l’univers de l’Iliade, marqué par une distinction essentielle entre les êtres mortels et immortels. Dans le roman de Dan Simmons, cette distinction est rendue caduque par la nature véritable des dieux d’Ilium, qui se révèlent n’être que des humains génétiquement modifiés. Dès lors, le conflit devient pensable, et possible.

28Dan Simmons fait ainsi d’une traduction particulière de l’Iliade la matière même de son écriture romanesque : les paroles prononcées par les personnages sont formulées avec les mots de Robert Fagles, tout comme les citations du texte homérique qui surgissent çà et là au fil du récit. Cette traduction, en l’occurrence, est globalement proche du texte grec, même si le passage d’une langue à l’autre implique nécessairement des glissements de sens : c’est donc le déplacement du texte dans le roman qui lui donne, le cas échéant, une signification radicalement différente de celle qu’il pouvait avoir dans le contexte de l’Iliade.

29Il n’en va pas de même pour le roman The Silence of the Girls de l’écrivaine britannique Pat Barker, amplement médiatisé au moment de sa parution en 2018 pour la façon dont il donne la parole, dans la narration, au personnage de Briséis. L’analyse du chapitre correspondant au chant XXIV de l’Iliade, au cours duquel Priam se rend auprès d’Achille pour lui demander de lui rendre le corps d’Hector, montre en effet que Pat Barker construit son récit à partir d’éléments poétiques et narratifs propres à au moins un traducteur et un romancier en particulier.

30Dans l’Iliade, au moment où Priam porte à ses lèvres les mains d’Achille, le meurtrier de ses fils, ce dernier est envahi par le souvenir de son vieux père et pleure en songeant à Pélée et à Patrocle, qu’il ne reverra plus jamais, tandis que Priam verse des larmes sur la mort d’Hector. Les deux hommes sont ainsi brièvement unis dans leur douleur après un discours de Priam qui convoquait, précisément, le souvenir de Pélée. Dans The Silence of the Girls, l’émotion que ressent Achille est précédée par une réaction de colère, suivie d’une étrange illusion d’optique :

Achilles feels the thin, dry lips brush the back of his hand and the sensation provokes an immediate burst of rage. He wants to lash out, to send this bag of old bones skittering across the floor. He’s twitching all over, every muscle tense, but he manages to keep his hands still. Only, when he looks down, he sees there’s something wrong with them. They’re big at the best of times, a fighter’s hands, trained from childhood to wield a sword and spear, but surely they’ve never been as big as this? He remembers the same thing happening the day Patroclus died. He tries flexing his fingers, but that only makes it worse. Every individual nail’s embedded in a red cuticle. Why won’t the blood wash out?

Achille sent le contact léger des lèvres fines et sèches contre sa main : la sensation provoque en lui une soudaine explosion de rage. Il a envie de frapper Priam, d’envoyer rouler ce vieux sac d’os sur le plancher. Son corps tout entier frémit, chaque muscle est tendu à l’extrême, mais il parvient à contrôler ses mains. Seulement, quand il baisse les yeux, il voit que quelque chose ne va pas. Ses mains sont plutôt larges en temps normal, des mains de guerrier, entraînées depuis l’enfance à manipuler l’épée et la lance, mais elles ne sont quand même pas aussi énormes que ça ? Il se rappelle que la même chose lui est arrivée le jour où Patrocle est mort. Il tente de plier les doigts, mais c’est encore pire. Chaque ongle est incrusté dans une cuticule rouge. Pourquoi le sang ne part-il pas47 ?

31Achille a soudain l’impression que ses mains ont doublé de volume et sont gorgées de sang, image saisissante de la violence qui l’habite et de sa responsabilité dans le massacre des guerriers troyens à la suite de la mort de Patrocle. Or, cette image est déjà présente dans l’une des traductions anglaises les plus célèbres de l’Iliade : celle d’Alexander Pope, publiée entre 1715 et 1720. Ce dernier, dans un élan à la fois poétique et moralisateur, prend des libertés avec le texte grec qu’il réduit ou développe à l’envi. Voici ce qu’il fait des deux derniers vers grecs de la supplique de Priam :

Thus forc’d to kneel, thus grov’ling to embrace
The Scourge and Ruin of my Realm and Race;
Suppliant my Childrens Murd’rer to implore
And kiss those Hands yet reeking with their Gore!

« Ainsi contraint à m’agenouiller, ainsi avili à la face
Du fléau et de la ruine de mon royaume et de ma race ;
En suppliant, implorer le meurtrier de mes enfants
Et baiser ces mains encore fumantes de leur sang48 ! »

32Pour comparaison, voici à présent le texte grec avec la traduction littérale proposée par Richmond Lattimore :

ἔτλην δοἷοὔ πώ τις ἐπιχθόνιος βροτὸς ἄλλος,
ἀνδρὸς παιδοφόνοιο ποτὶ στόμα χεῖρὀρέγεσθαι.

« I have gone through what no other mortal on earth has gone through ;
I put my lips to the hands of the man who has killed my children. »

« J’ai enduré ce qu’aucun autre mortel sur cette terre n’a enduré ;
J’ai posé mes lèvres sur les mains de l’homme qui a tué mes enfants49. »

33Sous la plume de Pat Barker, les réminiscences shakespeariennes de la traduction d’Alexander Pope et de sa description des mains ensanglantées d’Achille prennent la forme moderne d’une hallucination des plus symboliques, qui a pour effet de calmer le héros grec et de lui faire adopter à l’égard de Priam l’attitude que lui conférait immédiatement le texte homérique. La narration romanesque manifeste ici, par la présence d’un intertexte fort, son besoin d’utiliser plus que le texte d’Homère pour rendre compte de la psychologie des personnages. Pat Barker recourt ainsi, pour moderniser la figure d’Achille, à l’interprétation d’un traducteur, mais aussi à celle d’un romancier : David Malouf, auteur australien d’un roman intitulé Ransom paru en 2009 et entièrement consacré à une réécriture du chant XXIV de l’Iliade. Parmi les très nombreux emprunts que fait Pat Barker à Ransom, nous n’en citerons qu’un, particulièrement intéressant en termes de réception de l’œuvre homérique.

34Priam, on l’a vu, fléchit son ennemi chez Homère en comparant sa situation à celle du père d’Achille, ce qui a pour conséquence de raviver dans le cœur du héros grec le souvenir douloureux de Pélée. Lorsqu’il réécrit cette scène, David Malouf innove par rapport à la tradition : ce n’est pas le souvenir de Pélée que convoque Priam, mais celui de Néoptolème, le fils d’Achille. C’est à un père que s’adresse le vieux souverain de Troie, et ce sont les images passées et à venir de son fils qui déstabilisent Achille et le poussent à accepter de rendre à Priam le corps d’Hector. Pat Barker emprunte à David Malouf cette trouvaille romanesque et l’associe à la version homérique : Priam commence ainsi par faire un parallèle entre sa propre situation et celle de Pélée, qui a au moins la consolation de savoir son fils en vie ; face au silence d’Achille, il pose alors des questions sur Néoptolème et en appelle à la fibre paternelle d’Achille. Or, contrairement au texte de Ransom qui soulignait la nouveauté de cette variante par rapport à la trame homérique, les éléments narratifs s’enchaînent dans The Silence of the Girls sans qu’aucun indice métalittéraire ne signale l’écart entre le récit romanesque et son modèle épique. Pour le lecteur non averti, la version du mythe proposée par Pat Barker pourrait tout aussi bien être celle d’Homère.

35Ce dernier exemple illustre la façon dont les fictions romanesques de l’Iliade construisent leur propre tradition homérique d’un auteur à l’autre, soit par la reprise des mêmes détails mythologiques extra-homériques dans le récit, soit par l’emprunt à un écrivain donné de sa version de tel ou tel personnage ou événement homérique. Lorsque Marion Zimmer Bradley met en scène les amours de Cassandre et d’Énée dans The Firebrand, elle a très probablement en tête le Kassandra de Christa Wolf, traduit en anglais dès 1984 ; lorsque Pat Barker emploie le terme « uncanny » (« étrange ») pour qualifier l’apparition de Priam sous la tente d’Achille et insiste sur ce terme en l’accompagnant de sa définition (« outside the normal order of things », « extérieur à l’ordre naturel des choses »), elle est presque en train de citer l’emploi de ce terme chez David Malouf. Au souvenir d’une ou de plusieurs traductions de l’Iliade s’ajoute ainsi celui d’autres fictions homériques, l’ensemble contribuant à faire d’Homère une source parmi d’autres dans le récit sans cesse renouvelé de la colère d’Achille et des événements de la guerre de Troie.

Conclusion

36Au terme de cette étude des ressources mythographiques et poétiques sur Homère utilisées par quelques romanciers contemporains, majoritairement anglophones, dans leur entreprise de réécriture de l’Iliade et des événements troyens, il apparaît clairement que la réponse de ces écrivains à Homère est, en grande partie, une réponse à la réception d’Homère. L’influence notable du recueil de mythologie de Robert Graves sur les auteurs de fictions homériques, encore vive plus de soixante ans après sa première publication, témoigne du rôle majeur des ouvrages mythographiques dans la constitution de l’imaginaire homérique contemporain. L’analyse textuelle de séquences romanesques réécrivant un épisode précis de l’Iliade révèle également l’usage parfois extensif que font certains auteurs des traductions de l’épopée homérique, quand ils ne s’inspirent pas directement d’autres reprises de l’Iliade. Dans la mesure où elles contribuent donc à forger l’image contemporaine d’Homère et de ses œuvres, il importe de replacer ces diverses ressources dans leur contexte et d’interroger les déplacements de sens éventuels amenés par leur usage dans le cadre des fictions homériques.

Notes

1 George Steiner (éd.), Homer in English, Londres, Penguin Books, coll. « Penguin Classics », 1996, p. xv.

2 Homère, The Iliad. A New Translation, trad. Caroline Alexander, Londres, Vintage, 2015.

3 Homère, The Odyssey, trad. Emily Wilson, Londres, Norton, 2017. Les traductions antérieures de l’Odyssée interprètent le terme en insistant sur le caractère rusé d’Ulysse : Richmond Lattimore propose « of many ways » (1965), ce qui équivaut à l’expression « aux mille tours » dans la traduction de Victor Bérard (1924) ; E. V. Rieu propose « resourceful » (1946), ce qui correspond à peu près à « l’Inventif » de Philippe Jaccottet (1982). Parmi les exemples de réception académique de cette traduction, voir Emily Wilson, « Epilogue : Translating Homer as a Woman », Fiona Cox et Elena Theodorakopoulos (dir.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, coll. « Classical Presences », 2019, p. 279-296.

4 Citons, pour le domaine français, les traductions de l’Odyssée par Philippe Jaccottet (Paris, La Découverte, 1982) et Emmanuel Lascoux (Paris, P.O.L., 2021), et celles de l’Iliade par Philippe Brunet (Paris, Seuil, 2010), Jean-Louis Backès (Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2013) et Pierre Judet de la Combe dans Hélène Monsacré (dir.), Tout Homère, Paris, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019. Ce dernier ouvrage rassemble, outre les œuvres attribuées à Homère et les Vies d’Homère, les fragments conservés du Cycle troyen et divers éléments de la légende troyenne qui ont contribué au développement de la tradition mythographique autour de la guerre de Troie.

5 Pour un parcours historique et théorique de l’émergence et du développement des Cultural Studies, voir notamment Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008 ; Maxime Cervulle, Nelly Quemener et François de Singly, Cultural Studies : théories et méthodes, Paris, A. Colin, 2015.

6 Linda Hutcheon, The Politics of Postmodernism, Londres et New York, Routledge, 1989, p. 49 sq.

7 Voir par exemple Gayatri Spivak, « Can the Subaltern Speak? », dans Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (dir.), The Postcolonial Studies Reader, Londres, Routledge, 1995. Dans cet article de 1988, Gayatri Spivak analyse la situation des femmes colonisées, marginalisées du fait de leur race, de leur sexe et de leur classe, et réfléchit aux moyens de leur redonner une voix, c’est-à-dire de rétablir leur rôle de sujets dans l’écriture de l’histoire.

8 Le théâtre n’est pas en reste : citons par exemple, pour la scène française à elle seule, Iliade de Pauline Bayle (créé en 2015 au Théâtre de Belleville, Paris), Iliade de Luca Giacomoni (créé en 2017 au Théâtre Paris-Villette), Une Odyssée d’Irina Brook (créé en 2001 au Théâtre de la Cité, Toulouse), Odyssée de Pauline Bayle (créé en 2017 au MC2, Grenoble), ou encore L’Odyssée de Blandine Savetier (créé en 2019 au Festival d’Avignon).

9 Fiona Cox et Elena Theodorakopoulos, op. cit.

10 Citons, parmi les exceptions, Madeline Miller (The Song of Achilles, New York, Ecco, 2012) et Natalie Haynes (A Thousand Ships, Londres, Mantle, 2019), toutes deux issues d’une formation en lettres classiques.

11 Sur ce point, voir Vanda Zajko, « Scholarly Mythopoesis: Robert Graves’s The Greek Myths », dans A. G. G. Gibson (dir.), Robert Graves and the Classical Tradition, Oxford, Oxford University Press, coll. « Classical Presences », 2015, p. 181-199. Constatant à la fois le succès de l’ouvrage de Robert Graves auprès d’un large public et la récurrence des critiques universitaires à son égard, Vanda Zajko conclut son article sur l’idée que la dimension très littéraire et personnelle de The Greek Myths forme la partie émergée d’un iceberg souvent ignoré : à savoir, que les ouvrages mythographiques procèdent nécessairement de choix d’auteurs, y compris lorsque leur démarche est plus scientifique que celle de Robert Graves.

12 Voir Vanda Zajko, op. cit., p. 196.

13 Robert Graves, The White Goddess: A Historical Grammar of Poetic Myth, Londres, Faber & Faber, [1948] 1999, p. 6 (sauf indication contraire, les traductions proposées dans cet article sont de notre fait).

14 Sur le lien que fait Robert Graves entre langage mythique et écriture poétique, voir l’introduction à la thèse de Valérie Sourisseau, « La “déesse” au xxe siècle. Écritures théoriques et poétiques (James Frazer, Jane Harrison, Robert Graves, André Breton, Cesare Pavese, Sylvia Plath) », soutenue en 2014 à l’université Paris iv-Sorbonne, p. 22 sq.

15 Cette conviction lui vient, notamment, de sa lecture des travaux de Jane Harrison (Prolegomena to the Study of Greek Religion, Cambridge University Press, 1903 ; Themis. A Study of the Social Origins of Greek Religion, Cambridge University Press, 1912) et de James Frazer (The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, Londres, Macmillan, 1911-1915) qui, tous deux, s’inspirent à leur tour des hypothèses de Johann Jakob Bachofen sur le matriarcat (Das Mutterrecht, Stuttgart, 1861).

16 L’emploi de ce terme et sa définition apparaissent dans l’introduction de Robert Graves à The Greek Myths, Londres, Penguin Books, coll. « Penguin Classics », 1955.

17 Robert Graves, Les Mythes grecs, trad. de l’anglais par Mounir Hafez, Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque », 1967, p. 22 (nos modifications ponctuelles apparaissent entre crochets).

18 Ce détail n’est pas mentionné, par exemple, dans le dictionnaire de mythologie de William Smith qui, d’après Vanda Zajko (op. cit., p. 186), est la source mythographique implicite de Robert Graves (William Smith, A Dictionary of Greek and Roman Biography and Mythology, Londres, J. Murray, 1844).

19 Robert Graves, op. cit., trad. de Mounir Hafez, p. 1021 (nous remplaçons l’expression « prit à partie Achille » par « se moqua d’Achille » pour rendre plus explicitement le sens de l’adverbe « jeeringly » ; nous préférons également le mot « pulsions » au mot « plaisirs » pour traduire « lust »).

20 Eustathe de Thessalonique, Commentarii ad Homeri Iliadem, vol. 1, p. 317, l. 19-29. Eustathe est un érudit et ecclésiastique byzantin du xiie siècle.

21 Apollodore, Epitome, V,1, éd. et trad. du grec par James G. Frazer, Cambridge, MA, Harvard University Press ; Londres, William Heinemann, 1921.

22 Excidium Troiae, éd. par E. B. Atwood et Virgil K. Whitaker, Cambridge, MA, The Mediaeval Academy of America, 1944, p. 11, l. 20-22. Il s’agit d’un manuscrit daté du xiiie siècle et de la seule source médiévale sur la guerre de Troie qui ne s’inspire pas du pseudo-Darès et du pseudo-Dictys, deux textes datés de l’Antiquité tardive.

23 Cette version du mythe correspond à celle des autres sources antiques qui mentionnent cet épisode : l’Éthiopide d’Arctinos de Milet (Proclos, Chrestomathie), la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne (I, v. 643-674) et les Posthomerica de Tzetzès (v. 194-211).

24 Excidium Troiae, p. 11, l. 22 : « cum qua dum exanime concubuit ».

25 Robert Graves, op. cit., p. 1031.

26 Sur l’importance de cette figure dans la spiritualité wicca et les fictions grand public, voir Anne Larue, Fiction, féminisme et postmodernité : les voies subversives du roman contemporain à grand succès, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2010.

27 Citons notamment The Firebrand de Marion Zimmer Bradley (New York, Simon & Schuster, 1987), dont le célèbre cycle arthurien s’inspire également de Robert Graves et de ses thèses sur la mythologie celte, évoquées dans The White Goddess.

28 Le récit Kassandra et les quatre conférences de poétique sont publiés en RFA par Luchterhand dans deux volumes distincts (Darmstadt / Neuwied, 1983) ; en RDA, ils sont regroupés en un seul volume, largement censuré, sous le titre Kassandra. Vier Vorlesungen. Eine Erzählung (Berlin, Aufbau, 1983).

29 Christa Wolf, Voraussetzungen einer Erzählung : Kassandra [1983], Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2008, p. 241-246. L’ouvrage The White Goddess de Robert Graves, dans sa traduction allemande (Die Weiße Göttin, Berlin, 1981), fait également partie de la liste que fait Christa Wolf de ses lectures du moment au début de la quatrième conférence de poétique (ibid., p. 173).

30 Ce faisant, il prend le contre-pied de l’analyse majoritaire dans le domaine des études homériques, qui souligne au contraire à quel point le poète homérique ne prend parti pour aucun des deux camps dans l’Iliade ; sur ce point, voir par exemple le célèbre texte de Simone Weil, écrit en 1939-1940 et traduit en anglais dès 1945 : « L’Iliade ou le poème de la force », dans Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay (éd.), « L’Iliade », poème du xxie siècle, Paris, Arléa, coll. « Post Scriptum », 2006 ; pour une interprétation politique de la neutralité d’Homère, voir Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, 2006.

31 Robert Graves, The Greek Myths, 1955, chap. 163, n. 2 : « all the Greek leaders behave so murderously, deceitfully, and shamelessly, while the Trojans by contrast behave so well, that it is obvious on whose side the author’s sympathy lay » (« les chefs grecs se comportent tous tellement comme des brutes, des menteurs, des assassins sans foi ni loi alors que les Troyens au contraire se conduisent si bien, qu’il ne peut guère y avoir de doute sur le côté où vont les sympathies de l’auteur » : trad. de Mounir Hafez, op. cit., p. 1019).

32 Ibid., chap. 162, § k : « en effet si Hector était le bras des Troyens, Énée en était l’âme » (trad. de Mounir Hafez, op. cit., p. 994).

33 Christa Wolf, Kassandra, p. 113 ; trad. de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Cassandre. Les prémisses et le récit, p. 375 : « Une formule circulait, que personne ne voulait avoir inventée et que chacun au même instant semblait connaître ; si Hector est notre bras, Énée est l’âme de Troie. »

34 Cette expression (en anglais : « the real villain of the piece ») est utilisée par Robert Graves dans l’introduction à sa traduction en prose de l’Iliade : Robert Graves, The Anger of Achilles, Londres, Penguin, 1959.

35 Christa Wolf, op. cit., p. 154-155 ; trad. de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Cassandre. Les prémisses et le récit, Paris, Stock, coll. « La Cosmopolite », 2003, p. 423-424.

36 Dans les dernières lignes du roman The Silence of the Girls de Pat Barker (2018), le personnage de Briséis décrit à son tour le camp des Grecs comme un « camp de viol » (« rape camp »).

37 Dan Simmons, Olympos, New York, HarperCollins, 2005, chap. 26, p. 242.

38 Sur ce point, voir Gaël Grobéty, Guerre de Troie, guerres de cultures et guerres du Golfe. Les usages de l’Iliade dans la culture écrite américaine contemporaine, Berne, Peter Lang, coll. « Echo », 2014. Harold Bloom, dans la mesure où il fait du canon littéraire occidental le symbole d’une approche strictement esthétique des textes, réservée à une élite, par opposition à la volonté des études culturelles de replacer toute œuvre dans son contexte politique et social, fait partie du camp des conservateurs.

39 Natalie Haynes, « Afterword », A Thousand Ships, Londres, Mantle, 2019. Cette remarque de l’autrice est reprise et soulignée dans l’article du journal The Guardian consacré à la parution du roman : [En ligne] https://www.theguardian.com/books/2019/may/23/a-thousand-ships-natalie-haynes-review, page consultée le 4 mars2021.

40 Émission diffusée le 30 mai 2020 sur BBC Radio 4, avec pour invitée Edith Hall ; [En ligne] https://www.bbc.co.uk/programmes/m000jfpc, page consultée le 4 mars 2021.

41 Margaret George, « Afterword », Helen of Troy, New York, Penguin, 2006, p. 643.

42 Dan Simmons, « Acknowledgments », Ilium, New York, HarperCollins, 2003.

43 Dan Simmons, Ilium, p. 21.

44 Homère, The Iliad, trad. de Robert Fagles, New York, Penguin Books, 1990, p. 89.

45 Dan Simmons, Ilium, p. 21-22.

46 Homère, The Iliad, trad. de Robert Fagles, p. 90-91.

47 Pat Barker, The Silence of the Girls, Londres, HarperCollins, 2018, chap. 41, p. 224.

48 Alexander Pope, The Iliad of Homer, éd. de Maynard Mack, New Haven, Conn., 1967; cité dans George Steiner, op. cit., p. 92.

49 Homère, Iliade, chant XXIV, v. 505-506 ; trad. Richmond Lattimore, The Iliad of Homer, Chicago, 1951.

Pour citer ce document

Élodie Coutier, « De l’Iliade au roman contemporain : le rôle médiateur des traductions et des recueils mythographiques » dans Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité,
dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1179.

Quelques mots à propos de :  Élodie Coutier

CRLC (EA 4510 – Sorbonne Université)
Élodie Coutier est une ancienne élève de l’ENS de Paris, agrégée de Lettres classiques et docteure en Littérature comparée, actuellement affectée dans l’enseignement secondaire. Ses recherches portent sur la réception des mythes et des textes de l’Antiquité gréco-romaine. Elle est l’autrice d’une thèse intitulée « Partages de l’Iliade dans le roman occidental contemporain », soutenue en 2019 à Sorbonne Université sous la direction de Véronique Gély, ainsi que d’articles portant sur des auteurs contemporains comme Ismaïl Kadaré et Mathias Énard.