Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

Responsables scientifiques

Ariane Ferry (Université Rouen-NormandieCÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI)

Comité de lecture 

Ariane Eissen (Université de Poitiers)
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)   
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)        
Ute Heidmann (Université de Lausanne)    
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)    
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)     
Claire Lechevalier (Université de Caen)  
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)           
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)

Genèse et perspectives du carnet de recherche

Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019.
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.

Comment proposer un article

Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr).
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.

Problématique et pistes de réflexion

Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2].
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.


[1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021.

[2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître.

[3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48).

[4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.

Logos

Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

L’influence de la tradition savante dans l’élaboration poétique et la réécriture des mythes : l’exemple d’Achille et Patrocle

Cyril Gendry


Texte intégral

1Peu de couples de la mythologie grecque peuvent se targuer d’avoir un mot-dièse (hashtag) à leur nom et des milliers de fans prêts et prêtes à les dessiner ou à défendre sur les réseaux sociaux le fait qu’ils soient gays1. C’est le cas du couple formé par Achille et Patrocle (#Patrochilles) qui fait l’objet de nombreuses représentations picturales et de nombreux fils (thread) analysant leur relation, que ce soit sur Instagram, Twitter ou d’autres réseaux sociaux. Le succès de ces deux figures de la mythologie grecque sur ces plateformes apparaît lié à deux œuvres majeures qui les représentent comme amants. Il y a d’un côté The Song of Achilles2 (2011) de Madeline Miller et de l’autre le jeu-vidéo Hadès (2020) développé par Supergiant Games. Pour autant, même si la popularité contemporaine du couple est immédiatement dépendante de ces best-sellers, ces derniers sont loin d’être à l’origine de la représentation d’Achille et Patrocle comme gays. Ce choix de représentation tient peu d’une invention propre, mais bien plus d’une réception préalable des deux héros.

2Le cas d’Achille et Patrocle est en effet révélateur de la fabrique des mythes et peut permettre de renouveler leur étude. Très souvent, celle-ci se concentre sur les récits qui élaborent et réécrivent l’histoire de figures de la mythologie, en particulier ceux qui fondent le mythe ou ceux qui tiennent un rôle majeur dans sa constitution. La définition-même du mythe comme un « récit » est récurrente et encourage à considérer les mythes au regard des récits qui les composent ou recomposent3. Le mythe n’est-il cependant qu’une production poétique ? Il apparaît que les reprises de figures mythiques ne sont pas simplement le fruit de réécritures d’une œuvre source et ne peuvent être appréhendées uniquement comme des créations poétiques. En effet, l’élaboration des mythes littéraires semble aussi reposer sur la tradition rhétorique, sur l’éducation des auteurs et autrices qui y participent, ainsi que sur les diverses théorisations qui prennent appui sur les figures mythiques. Cela s’observe de façon assez flagrante dans la tradition et la réception de ce que l’on peut appeler le mythe d’Achille et Patrocle, dont les éléments principaux se trouvent dans l’Iliade d’Homère.

3Les différentes réécritures contemporaines de la guerre de Troie représentent presque toutes Achille et Patrocle comme un couple gay, ou en tout cas comme deux amants. C’est le cas dans Ransom4 (2009) de David Malouf, dans Ilium5 (2003) de Dan Simmons, dans la série Troy Fall of a City6 (2018) écrite par David Farr, et plus particulièrement dans The Song of Achilles (2011) de Madeline Miller7. Pourtant, il ne faudrait pas y voir la simple adaptation de récits antiques au monde actuel. Cette association d’Achille et Patrocle à l’homosexualité n’est pas contemporaine, mais coïncide avec l’élaboration de l’identité homosexuelle à la fin du xixe siècle. En effet, dans les milieux universitaires anglais, la conceptualisation de l’homosexualité a été faite à partir des textes classiques grecs qui avaient pu aborder la question de l’amour et du désir entre hommes. Deux auteurs majeurs ressortent particulièrement dans cette construction : John Addington Symonds et Edward Carpenter. Pour appuyer leurs théories ainsi que pour militer pour la reconnaissance des personnes homosexuelles, les deux universitaires puisent dans l’Iliade d’Homère et le Banquet de Platon et cherchent à démontrer la permanence d’une amitié particulière et exemplaire entre les hommes. Les figures d’Achille et Patrocle jouent un rôle particulier dans cet ensemble, en ce qu’ils sont héroïques et ont déjà fait l’objet de réflexions sur les relations masculines. Ainsi, les représentations d’Achille et Patrocle comme amants ne seraient pas le simple fait d’auteurs et d’autrices qui actualiseraient leur lecture de l’Iliade ; elles seraient surtout le fruit d’une connaissance des classiques, de réflexions théoriques et de pratiques rhétoriques antérieures. L’étude de la réception des mythes ne saurait donc se fonder uniquement sur la prise en compte et l’examen des réécritures qui les composent. Elle doit aussi considérer les traditions rhétoriques, didactiques et philosophiques, dans lesquelles des écrivains plus ou moins érudits viennent puiser pour écrire leurs ouvrages. Fabriqué par la fiction comme le rappelle Véronique Gély8, le mythe le serait aussi par la tradition savante. Le cas particulier du mythe d’Achille et Patrocle met particulièrement en lumière ce phénomène dont nous voudrions envisager différents aspects dans cet article.

4Après avoir dressé un panorama des œuvres grecques, françaises et anglaises qui ont conditionné ou qui exemplifient la réception des figures d’Achille et Patrocle jusqu’à la fin du xixe siècle, nous montrerons comment, à partir de cette époque, les deux héros ont servi à la formation d’un idéal de couple homosexuel tout en étant en retour reconfigurés comme un couple d’amants par des personnes ayant étudié les classiques grecs. Dans un troisième temps enfin, nous chercherons à comprendre comment ces théorisations universitaires deviennent des supports poétiques pour celles et ceux qui en ont connaissance et peuvent dès lors être popularisées auprès des fans de #Patrochilles.

Une réception plurielle et ancienne du mythe d’Achille et Patrocle

5Si c’est seulement à partir de la fin du xixe siècle qu’Achille et Patrocle connaissent une reconfiguration majeure, leur couple a, depuis longtemps déjà, été l’objet d’une réception, d’interprétations et de réflexions. Le parcours littéraire des deux héros peut être retracé depuis l’œuvre fondatrice de leur histoire afin de rendre compte de leur mythe et de ses transformations. Cependant, l’hypothèse étant que toute réception d’un mythe est médiée par ses traditions antérieures, la démarche impose aussi de retracer la circulation des récits et commentaires sur ces figures.

6L’œuvre fondatrice du mythe d’Achille et Patrocle est l’Iliade. Il ressort de l’étude extensive des mentions conjointes des deux héros dans les littératures de langues grecque, latine, française et anglaise qu’ils font peu l’objet de réécritures9 en proportion du nombre d’œuvres dans lesquelles ils sont mentionnés. Quel que soit le cadre dans lequel leur mention s’inscrit, elle intervient presque toujours en rapport avec l’œuvre d’Homère10.

7Ce constat s’explique par le fait que la plupart des mentions d’Achille et Patrocle se font en dehors de récits, en dehors de la fiction, dans des œuvres que nous pourrions qualifier, à la suite d’Aristote, de rhétoriques. Dès le ive siècle, Achille et Patrocle sont mentionnés dans des démonstrations philosophiques, juridiques et oratoires pour exemplifier le propos tenu11 avec une œuvre d’autorité, connue de toutes et tous, celle d’Homère. Cela ancre les deux figures dans un usage assez éloigné de ce qui est compris comme un mythe habituellement, dans son sens grec de récit ou de fiction. L’emploi rhétorique et exemplaire d’Achille et Patrocle le plus cardinal est celui de Platon dans son Banquet12. Au sein de son discours, lors de la prise de parole de Phèdre, Achille et Patrocle sont mobilisés pour incarner l’idéal de la relation érotique entre deux hommes. Si cette exemplification n’est pas centrale dans Le Banquet, l’intégration de cet exemple dans l’œuvre de Platon a permis une diffusion importante de cette lecture d’Homère du fait de la place prépondérante que le philosophe tient dans la culture humaniste. En effet, la plupart des lecteurs de l’Iliade ont pendant très longtemps été aussi des lecteurs de Platon. L’épopée était ainsi très souvent médiée dans son appréhension par l’exégèse platonicienne, ou, en tout cas, la perception du couple que forment Achille et Patrocle a très souvent été influencée par Le Banquet. Cette médiation est particulièrement visible en France dans les Essais de Montaigne, dans lesquels l’essayiste développe sa conception de l’amitié, à partir de Platon entre autres.

8Mais, au-delà de cette orientation platonicienne de la lecture de l’Iliade, l’emploi comme exemple d’Achille et Patrocle en rhétorique a grandement influencé leur réception. En effet, progressivement, au fur et à mesure que la matière homérique devient lointaine, les deux héros sont inclus dans des listes de paires d’amis héroïques, aux côtés, notamment, de Thésée et Pirithoüs ou d’Oreste et Pylade. De telles listes, qui avaient pour objectif d’être un compendium des lieux communs des canons grecs – puis romains –, ont transformé ces figures en un topos de l’amitié. Divers développements philosophiques, rhétoriques ou exégétiques insèrent des « exemples d’autorité » sous cette forme. La méthode d’apprentissage des références littéraires devient une forme de démonstration oratoire du savoir, l’un de ses effets étant de détacher complètement Achille et Patrocle du récit qui les caractérise et les montre en action : désolidarisés de tout mythos poétique, ils deviennent un topos rhétorique. Cet usage utilitaire des deux héros modifie en profondeur leur réception puisqu’ils deviennent avant tout des références traditionnelles, mobilisées dans des démonstrations d’érudition.

9Au xixe siècle, on peut observer que Patrocle est une figure secondaire voire oubliée du récit d’Homère, quand sa relation avec Achille survit grâce à une liste d’amis célèbres qui se perpétue dans l’apprentissage des classiques ou grâce à divers ouvrages mythographiques résumant l’Iliade. Patrocle peut ainsi être évoqué par Victor Hugo au sein d’une énumération dans Les Misérables13, de même qu’au sein de quelques dictionnaires de mythologie qui rappellent au détour qu’Achille veut venger son ami dans l’Iliade.

10Si le récit constitutif du mythe d’Achille et Patrocle ne se retrouve presque jamais dans les ouvrages de fiction de l’époque, l’interprétation platonicienne de la relation d’Achille et Patrocle demeure vivace malgré tout, notamment auprès des lettrés et lettrées dont la connaissance des œuvres classiques grecques ne se limite pas aux œuvres d’Homère, mais s’étend à celles d’Aristote et de Platon. Le parcours littéraire des figures d’Achille et Patrocle apparaît clairement chez George Sand, dont les écrits autobiographiques permettent d’observer comment s’opère la réception des deux héros mythiques. La lecture que George Sand faisait de l’Iliade et sa connaissance des couples d’amis légendaires lui laissaient croire en l’amitié « idéale » d’Achille et Patrocle. Par la suite, la lecture des Essais de Montaigne – qui rendent compte de l’interprétation platonicienne de cette relation – transforme sa compréhension du récit mythique. Elle s’en explique dans Histoire de ma vie (1855) :

Dès ma jeunesse, dès mon enfance, j’avais eu le rêve de l’amitié idéale, et je m’enthousiasmais pour ces grands exemples de l’antiquité, où je n’entendais pas malice. Il me fallut, dans la suite, apprendre qu’elle était accompagnée de cette déviation insensée ou maladive dont Cicéron disait : quis est enim iste amor amicitiæ ? Cela me causa une sorte de frayeur, comme tout ce qui porte le caractère de l’égarement et de la dépravation. J’avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages ! Aussi fus-je saisie de dégoût jusqu’à la tristesse quand, à l’âge où l’on peut tout lire, je compris toute l’histoire d’Achille et de Patrocle, d’Harmodius et d’Aristogiton. Ce fut justement le chapitre de Montaigne sur l’amitié qui m’apporta cette désillusion, et dès lors ce même chapitre si chaste et si ardent, cette expression mâle et sainte d’un sentiment élevé jusqu’à la vertu, devint une sorte de loi sacrée applicable à une aspiration de mon âme14.

11L’extrait présenté met en lumière la complexité des mécanismes de réception. La compréhension du couple constitué par Achille et Patrocle apparaît d’abord dépendante de la lecture d’Homère, puisque le récit doit être connu a minima. Cependant, les différentes interprétations de l’Iliade et la réception de ces dernières influencent fortement les représentations d’Achille et Patrocle. En l’occurrence, la connaissance naïve qu’avait Sand de l’Iliade lui donnait à voir les deux héros comme des amis avant qu’une lecture informée de la tradition classique des textes antiques ne lui fasse prendre conscience que d’autres interprétations étaient possibles. Cette découverte provoque chez Sand un revirement complet de son jugement moral sur ces personnages de fiction, souligné par l’antithèse que nous soulignons : « J’avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages ! ». L’importance de la tradition savante est manifeste ici puisqu’elle guide la lecture tout en ayant un statut d’autorité. En effet, l’interprétation platonicienne rapportée par Montaigne aurait pu être écartée au profit d’une défense de la pureté initiale des figures développées par Homère. Ainsi, le cas d’Histoire de ma vie de George Sand illustre bien l’importance et l’autorité de la tradition savante dans la compréhension d’Achille et Patrocle comme un couple d’amants.

12Il ressort ainsi de l’analyse de la tradition d’Achille et Patrocle jusqu’à la fin du xixe siècle que la perception de ces personnages dépend tout autant de la transmission du texte d’Homère que des diverses interprétations qui ont pu être faites de leur relation. À cela s’ajoute que cette tradition s’est instituée sous un mode propre à l’apprentissage rhétorique, à savoir la liste. Selon le mode de réception, apprentissage scolaire d’une liste ou lecture de Platon, la perception et la réception des deux héros diffèrent. Le fait que Achille et Patrocle soient considérés comme des exemples paradigmatiques de l’amitié ou de l’éros platonicien porte en germe la reconfiguration majeure que connaît leur relation à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, reconfiguration à l’origine des futurs développements poétiques des deux héros.

La construction d’Achille et Patrocle comme un couple homosexuel

13Sur la période antérieure au xxe siècle, on a pu faire le constat qu’Achille et Patrocle étaient principalement mobilisés et caractérisés dans des ouvrages théoriques et que leurs mentions servaient majoritairement à exemplifier un propos. Devenus figures rhétoriques après avoir été deux figures poétiques, ils sont convoqués dans les discours comme une référence d’autorité donnant à voir des relations entre hommes.

14Au tournant des xixe et xxe siècles s’opère une relecture de la relation d’Achille et Patrocle, du fait notamment de la construction d’un sujet homosexuel évoquée et située par Michel Foucault en ces termes : « c’est […] l’entrée bruyante au milieu du xixe de l’homosexualité dans le champ de la réflexion médicale15 ». En parallèle de cet exercice de classification de ce qui est alors considéré comme une pathologie ou une déviance sexuelle par le corps médical, des universitaires et militants de la cause homosexuelle – qui n’a pas encore ce nom – cherchent à définir ce que serait l’homosexualité à partir de leur champ scientifique propre. En raison de leur formation universitaire, Achille et Patrocle servent de modèles dans la définition de cette conception nouvelle qu’est l’homosexualité. Dans ce cadre, le phénomène de leur réception est double : non seulement les deux héros antiques permettent de fonder les réflexions contemporaines sur l’homosexualité, mais les œuvres antiques – et corollairement les personnages d’Homère – sont aussi relues au prisme des considérations de l’époque. Pour le dire autrement, Achille et Patrocle sont reconfigurés comme étant homosexuels tout en étant des supports pour définir ce qu’est l’homosexualité.

15Ce sont John Symonds puis Edward Carpenter, deux universitaires anglais, qui ont principalement théorisé à partir des années 1870 les relations entre hommes, au regard notamment d’Achille et Patrocle, et ancré par leurs écrits les deux héros dans une histoire de l’homosexualité. Les deux auteurs ont suivi une formation classique, le premier à Oxford, le second à Cambridge. Leur connaissance d’Achille et Patrocle tient donc de leur formation universitaire et se nourrit directement de leur lecture de l’Iliade et d’autres œuvres grecques, en particulier le Banquet de Platon.

16Symonds publie en 1876 un essai sur les poètes grecs dans lequel il propose une histoire littéraire de l’art, en sélectionnant et en mettant en lumière divers poèmes d’amour entre hommes. Il questionne au passage la tradition classique qui détache le mythe des œuvres poétiques qui les développent.

This conception of Greek Mythology arises partly from the fact that we learn to know it in dictionaries, compiled from the works of authors who lived long after the age in which myths were produced, and partly from the fact that the conditions under which myth-making was a possibility are so far removed from us as to be almost unintelligible16.

Cette conception de la mythologie grecque provient en partie du fait que nous apprenons à la connaître dans des dictionnaires, où elle est compilée à partir de travaux d’auteurs ayant vécu longtemps après l’époque où les mythes ont été produits, et en partie du fait que les conditions dans lesquelles la fabrication de mythes était possible sont si éloignées de nous qu’elles en deviennent presque inintelligibles.

17La démarche de Symonds nous intéresse particulièrement puisqu’il cherche à revenir aux textes originaux pour en restaurer des sens oubliés, notamment les discours amoureux entre hommes. Cela l’amène, après ces réflexions sur la mythologie, à évoquer l’Iliade dans un chapitre qui s’intitule « Achilles », indiquant par là même sa perspective sur l’épopée. Symonds fait alors du récit d’Homère une « Passion of Achilles », ce qui résume l’épopée à l’histoire d’Achille tout en insistant sur son caractère passionné.

The Iliad, therefore, has for its whole subject the Passion of Achilles – that ardent energy or ΜΗΝΙΣ17 of the hero, which displayed itself first as anger against Agamemnon, and afterwards as love for the lost Patroclus. The truth of this was perceived by one of the greatest poets and profoundest critics of the modern world, Dante. When Dante, in the Inferno, wished to describe Achilles he wrote, with characteristic brevity; —

Achille
Che per amore al fine combatteo.

Achilles
Who at the last was brought to fight by love.

In this pregnant sentence Dante sounded the whole depth of the Iliad. The wrath of Achilles against Agamemnon, which prevented him at first from fighting; the love of Achilles, passing the love of women, for Patroclus, which induced him to forego his anger and to fight at last; these are the two poles on which the Iliad turns18.

L’Iliade a pour unique sujet la Passion d’Achille [cette énergie ardente ou ΜHΝΙΣ du héros, qui se manifesta d’abord comme colère contre Agamemnon, et ensuite comme] amour pour Patrocle. Et c’est ce que l’un des plus grands poètes et des plus profonds critiques du monde moderne – ce que Dante a fort bien compris, lorsque, dans son Enfer, il écrit, avec une concision caractéristique :

Achille
Che per amor al fine combatteo.

Ce vers chargé de sens nous fait entrer profondément dans l’Iliade. La colère d’Achille contre Agamemnon, qui d’abord le fait se retirer du combat, l’amour d’Achille pour Patrocle, surpassant l’amour de la femme, qui, nonobstant sa colère, le ramène enfin sur le champ de bataille, voici les deux pôles sur lesquels l’Iliade est axée19.

18L’insistance démonstrative de Symonds sur le fait que l’Iliade est un poème sur l’amour d’Achille pour Patrocle, « measureless love », indique que sa lecture ne va pas de soi. L’argument d’autorité, à travers la citation de Dante, vient soutenir son idée – au prix d’un contresens puisque le poète italien pensait ici à l’amour d’Achille pour Polyxène –, de même que l’expression « passing the love of women » qui fait écho à l’épisode de David et Jonathan dans la Bible20 peut permettre de rendre plus acceptable le propos de Symonds sur l’amour d’Achille pour Patrocle.

19Cependant, plus encore que cette histoire littéraire révisée au profit d’une valorisation des amours entre hommes, c’est un autre ouvrage qui a contribué à faire des deux héros des paradigmes du couple masculin. Dans A Problem in Greek Ethics, Being an Inquiry into the Phenomenon of Sexual Inversion Addressed Especially to Medical Psychologists and Jurists publié de manière privée en 1883 (10 exemplaires), puis en 1901 (100 exemplaires), Symonds tient un propos ouvertement militant pour l’acceptation de l’amour entre hommes. L’adresse au corps médical et législatif préfigure l’interprétation ultérieure par Foucault de la conceptualisation de l’homosexualité comme pathologie. Le titre rend aussi compte du fait que l’homosexualité n’est pas encore désignée comme telle à l’époque – on y fait référence sous le terme d’« inversion », vocabulaire qui demeure encore en usage chez Proust dans La Recherche. Dans cet ouvrage, Achille et Patrocle sont présentés comme les paradigmes21 de l’amour héroïque (« heroïc love ») par opposition à l’amour vulgaire (« vulgar love »), qui, pour Symonds, s’incarne dans la pratique pédérastique et dans la mythologie à travers le mythe de Ganymède. L’objectif de l’ouvrage de Symonds est de défendre une sentimentalité entre hommes qui se serait incarnée en Grèce antique dans « l’amour grec22 », loin du « vice de l’amour des garçons23 », et de présenter Achille et Patrocle comme un idéal de sentimentalité héroïque. Sa démarche vise à faire l’apologie de l’« amour grec » pour défendre en parallèle des relations similaires à son époque. Ainsi, dans un double mouvement, Symonds défend des formes d’amour homosexuel grâce à l’idéal héroïque qu’incarnent Achille et Patrocle et redéfinit la relation d’Achille et Patrocle au regard des considérations sur l’inversion et de ses formes acceptables et idéales.

20La redéfinition de la relation des deux figures littéraires au regard des considérations contemporaines réalisée par Symonds est poursuivie par Edward Carpenter. À l’instar de son camarade d’Oxford, le philosophe de Cambridge cherche à faire l’apologie de l’homosexualité dans quelques-uns de ses ouvrages, notamment Ioläus et The Intermediate Sex. Dans ces essais, Achille et Patrocle sont mobilisés pour exemplifier des formes d’amour. Ioläus est une anthologie de textes sur l’amitié24. Cette anthologie se veut en même temps une sorte d’histoire des relations homosexuelles, dont l’objectif implicite est de montrer une permanence de ce type de relation, et donc de légitimer son existence dans le monde contemporain. Carpenter introduit dans cette anthologie des extraits de l’Iliade ainsi qu’une citation de Symonds tirée de Studies of the Greek Poets. Il cite en outre la liste des paires d’amis célèbres établie par l’évêque Connop Thirlwall25 in extenso :

Such were the friendships of Hercules and Ioläus, of Theseus and Pirithöus, of Orestes and Pylades: and though these may owe the greater part of their fame to the later epic or even dramatic poetry, the moral groundwork undoubtedly subsisted in the period to which the tradition referred. The argument of the Iliad mainly turns on the affection of Achilles for Patroclus whose love for the greater hero is only tempered by reverence for his higher birth and his unequalled prowess. But the mutual regard which united Idomeneus and Meriones, Diomedes and Sthenelus though, as the persons themselves are less important, it is kept more in the background is manifestly viewed by the poet in the same light. The idea of a Greek hero seems not to have been thought complete, without such a brother in arms by his side26.

Telles furent les amitiés d’Hercule et d’Iolaos, de Thésée et de Pirithoüs, d’Oreste et de Pylade : et bien que ceux-ci pussent devoir la plus grande partie de leur renommée à la poésie épique ou même dramatique tardive, la trame morale subsistait sans aucun doute au cours de la période à laquelle la tradition faisait référence. L’argument de l’Iliade tourne principalement autour de l’affection d’Achille pour Patrocle dont l’amour pour le plus grand héros n’est tempéré que par le respect pour sa naissance supérieure et ses prouesses inégalées. Mais la considération mutuelle qui unissait Idoménée et Mérion, Diomède et Sthénélos, bien qu’elle soit maintenue plus à l’arrière-plan du fait que les personnages eux-mêmes soient moins importants, est manifestement vue par le poète à la même lumière. L’idée d’un héros grec ne semble pas avoir été conçue comme complète, sans qu’il ait un tel frère d’armes à ses côtés.

21La liste d’amis célèbres, reprise des ouvrages mythographiques, est ici détournée de son objectif initial – faire l’inventaire des amitiés fameuses à garder en mémoire –, sa citation dans un ouvrage cherchant à faire l’apologie des relations homosexuelles la transforme en une liste des amours homosexuelles célèbres. La répétition de ces listes – c’est la deuxième de l’ouvrage sur le thème27 – vise d’une part à rappeler le nombre important de couples homosexuels dans la littérature grecque antique ; d’autre part, c’est aussi l’occasion de les compléter par l’ajout d’œuvres – tels les sonnets de Shakespeare ou de Michel-Ange – et de couples célèbres ultérieurs, tels que Montaigne et La Boétie, ou Alfred Tennyson et Arthur Hallam. La reprise d’une forme héritée de l’Antiquité montre combien la tradition rhétorique et l’apprentissage classique jouent sur la reconfiguration du mythe d’Achille et Patrocle. Ce n’est pas le récit d’Homère qui est réécrit, c’est la liste dont font partie deux de ses personnages qui change d’objet : elle illustre désormais l’amour et non plus l’amitié entre hommes. C’est donc hors du champ poétique que la représentation des deux héros est transformée.

22Ce genre de florilège des amours homosexuelles se retrouve aussi dans des ouvrages de fiction à la même époque, l’inclusion de telles séries apparaissant comme un moyen d’affirmer une permanence de l’amour entre hommes, ce qui propage corollairement l’idée qu’Achille et Patrocle étaient homosexuels comme pouvaient l’être Shakespeare, Montaigne, Wagner, Tennyson ou Whitman. Dans Escal-Vigor, roman de Georges Eekhoud publié en 1899 à Paris, le protagoniste – homosexuel –, Henry de Kehlmark, fait l’apologie, auprès de sa femme Blandine, des relations homosexuelles. Dans une longue tirade au cours de laquelle il cherche à défendre son attirance pour les hommes, il évoque de nombreux noms d’auteurs, d’hommes et de héros célèbres.

Des lectures achevèrent de m’édifier sur la raison d’être et la légitimité de mes penchants. Des artistes, des sages, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle. En mes rechutes de doute et de remords, pour me retremper dans ma foi et ma religion sexuelle, je relisais les brûlants sonnets de Shakespeare à William Herbert, comte de Pembroke, ceux, non moins idolâtres, de Michel-Ange au chevalier Tommoso di Cavalieri, je me fortifiai en reprenant des passages de Montaigne, de Tennyson, de Wagner, de Walt Whitmann et de Carpenter ; j’évoquais les jeunes gens du banquet de Platon, les amants du bataillon sacré de Thèbes, Achille et Patrocle, Damon et Pythias, Adrien et Antinoüs, Chariton et Mélanippe, Dioclès, Cléomaque, je communiai en toutes ces généreuses passions viriles de l’Antiquité et de la Renaissance qu’on nous vante cuistreusement au collège en nous en taisant le superbe érotisme inspirateur d’art absolu, de gestes épiques et de suprêmes civismes28.

23Les noms évoqués par Henry de Kehlmark sont tous repris dans l’ouvrage de Carpenter, lui-même mentionné et ajouté à la liste des homosexuels célèbres d’Escal-Vigor29. Ces ouvrages de la fin du xixe siècle, par la répétition de ce genre de liste, redéfinissent la nature du couple que forment Achille et Patrocle, la faisant passer d’une amitié légendaire à un amour homosexuel, et assurent la diffusion de cette approche.

24Dans les milieux lettrés et universitaires, l’influence et la circulation de ces listes sont manifestes, en particulier à travers leur citation parfois in extenso. Colette, dans Claudine à Paris30, reprend ainsi la liste du roman de Georges Eekhoud, similaire à celle de l’ouvrage de Carpenter qui reprenait les éléments rassemblés par Symonds. Cela témoigne d’une diffusion conséquente de telles listes au sein d’ouvrages anglophones et francophones dans lesquels elles sont complétées ou adaptées. Cette pratique s’observe aussi dans The Angel of Clay31 de William Partridge, artiste qui a étudié à l’université de Columbia à New York. Il énumère dans son roman quelques couples célèbres homosexuels, dont Achille et Patrocle, pour caractériser la relation de deux de ses personnages sans la désigner directement.

The relation between these two men was that one which has been the poet’s theme since the beginning of song – which Homer voiced in the Iliad when he made Achilles sorrow for his friend Patroclus, who was dead, and whose love had been more to him than the love of woman. It was the love of David and Jonathan, of Dante and Cavalcanti, and of Tennyson and Hallam32.

La relation entre ces deux hommes était celle-là même qui avait été le sujet du poète depuis le début du chant – celui qu’Homère a évoqué dans l’Iliade lorsqu’il avait fait regretter à Achille son ami Patrocle, qui était mort et dont l’amour avait plus compté pour lui que l’amour d’une femme. C’était l’amour de David et Jonathan, de Dante et Cavalcanti, et de Tennyson et Hallam.

25Comme chez George Eekhoud ou Colette, Achille et Patrocle sont présentés comme des amants au sein d’une liste et ne font pas l’objet d’une réécriture. Si Homère et l’Iliade sont mentionnés par William Partridge, il semble néanmoins que l’évocation d’Achille et Patrocle doit surtout à leur présence dans les listes de couples d’amis célèbres. La formulation biblique de « l’amour [qui] avait plus compté pour lui que l’amour d’une femme » associée aux deux héros grecs – alors même qu’elle est employée originellement pour désigner David et Jonathan33 – montre cette indistinction des couples d’amis célèbres qui ne font plus qu’incarner un seul et même paradigme de l’amour homosexuel. Qu’Achille et Patrocle, David et Jonathan ou Dante et Cavalcanti soient nommés importe peu : tous évoquent la même idée d’amour homosexuel, en dehors de toute histoire singulière.

26L’analyse de la reprise régulière des noms d’Achille et de Patrocle dans des listes à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle fait ressortir deux éléments majeurs.

27D’une part, on observe un changement de paradigme dans la compréhension de la relation d’Achille et Patrocle. Alors que les deux héros étaient auparavant mentionnés dans des listes d’amis célèbres, ils incarnent à partir de ce moment cette nouvelle identité en formation qu’est l’homosexualité. Ce changement de paradigme transforme durablement la perception de la relation des deux héros.

28D’autre part, le fait que cette requalification de la relation d’Achille et Patrocle se fasse à travers la reprise et la complétion de listes n’est pas anodin. La liste est une pratique héritée des techniques rhétoriques antiques et les auteurs et autrices qui reprennent les listes d’amitiés célèbres pour les transformer en listes d’homosexuels célèbres ont suivi des études classiques. La reconfiguration du mythe d’Achille et Patrocle est donc avant tout le fait d’une exégèse savante des textes antiques et d’une application de formes contemporaines de pratiques sociales, en particulier amoureuses, à des figures antiques. La diffusion de cette réception des deux personnages repose en partie sur un apprentissage classique des auteurs de l’Antiquité – Platon par exemple –, qui lient Achille et Patrocle aux pratiques pédérastiques grecques, et à des échanges érudits et militants, notamment dans la publication d’essais et de romans visant à légitimer les relations amoureuses entre hommes. Le rôle des ouvrages rhétoriques dans la reconfiguration de l’identité des deux héros est majeur, ce qui invite à les prendre en compte dans une analyse mythopoétique de façon plus systématique34.

Des auteurs et autrices universitaires au grand public

29La réinterprétation par des universitaires et artistes du tournant du xixe siècle au xxe siècle des figures d’Achille et Patrocle en un couple homosexuel tient un rôle central dans la reconfiguration de leur mythe, dans la mesure où elle détermine aussi sa réception créatrice future par des écrivains et écrivaines ayant étudié à l’université. Presque tous les auteurs et autrices qui réécrivent l’histoire de Troie en représentant Achille et Patrocle comme un couple homosexuel ont suivi des études classiques et en sont imprégnés.

30La première à représenter Achille et Patrocle comme un couple homosexuel35 dans un texte de fiction et à faire de leur amour un nœud central de l’intrigue est Marguerite Yourcenar en 1936. L’étendue de sa culture classique, évidente dans ses œuvres et essais, n’est plus à démontrer. Dans Feux36, recueil de nouvelles entrecoupées d’aphorismes, l’autrice met en récit divers mythes antiques et bibliques. Ceux-ci sont choisis parce qu’ils mettent souvent en scène un trio constitué de deux hommes et d’une femme, rejetée par l’un des hommes qu’elle aime, ce qui fait écho à des éléments biographiques de la vie de Yourcenar. Achille et Patrocle apparaissent dans deux des nouvelles : « Achille ou le mensonge » et « Patrocle ou le destin ». Dans la première nouvelle, Yourcenar réécrit l’épisode d’Achille chez les filles de Lycomède, raconté notamment par Stace dans son Achilléide37. Le choix de réécrire cette séquence est un premier indice du fait que la reconfiguration du mythe est médiée par les études classiques. La succession des événements au sein de la nouvelle se fait ainsi de façon similaire à celle de l’épopée de Stace. Chez Yourcenar, le trio amoureux est double : Achille – Patrocle – Déidamie d’un côté, et de l’autre, Achille – Déidamie – Misandre, amoureuse de Déidamie, jalouse d’Achille et pourtant alliée de circonstance. Le jeu littéraire mis en place dans la nouvelle est lui aussi une marque d’érudition de la part de Yourcenar. Dans la légende rapportée par Stace, Achille, caché au sein du gynécée, se trahit grâce à une ruse d’Ulysse qui présente aux filles de Lycomède des coffres de bijoux et de vêtements avec des armes dissimulées parmi eux. Les femmes du gynécée se jettent sur les objets précieux tandis que le seul Achille repère et choisit une arme. Découvert, il part avec les guerriers pour les rivages de Troie. Or dans la nouvelle de Yourcenar, la ruse d’Ulysse échoue à révéler l’identité du Péléide, car ce sont les objets guerriers qui se métamorphosent entre les mains des filles de Lycomède :

Les marins de l’escorte déclouaient des caisses, déballaient, mêlées aux miroirs, aux bijoux, aux nécessaires d’émail, les armes qu’Achille sans doute allait se hâter de brandir. Mais les casques maniés par les six mains fardées rappelaient ceux dont se servent les coiffeurs ; les ceinturons amollis se changeaient en ceintures ; dans les bras de Déidamie, un bouclier rond avait l’air d’un berceau. Comme si le déguisement était un mauvais sort auquel rien n’échappait dans l’île, l’or devenait du vermeil, les marins des travestis, et les deux rois des colporteurs38.

31Le jeu intertextuel de Yourcenar est visible dans l’inversion du motif. Au lieu que les armes révèlent l’identité et la masculinité d’Achille comme chez Stace, ce sont les armes qui deviennent féminines au contact des filles de Lycomède. La mètis d’Ulysse est ainsi mise en échec, en raison de ce qui paraît être, dans la narration, un charme lancé par la déesse Thétis pour protéger son fils. Ce qui révèle l’identité d’Achille est Patrocle, le véritable objet de son désir.

Patrocle seul résistait au charme, le rompait comme une épée nue. Un cri d’admiration de Déidamie le désigna à l’attention d’Achille qui bondit vers cette vivante épée, prit entre ses mains la dure tête ciselée comme le pommeau d’un glaive, sans s’apercevoir que ses voiles, ses bracelets, ses bagues faisaient de son geste un transport d’amoureuse. La loyauté, l’amitié, l’héroïsme cessaient d’être des mots servant aux hypocrites à travestir leurs âmes : la loyauté, c’étaient ces yeux demeurés limpides devant cet amas de mensonges ; l’amitié serait leurs cœurs ; la gloire leur double avenir. Patrocle rougissant repoussa cette étreinte de femme : Achille recula, laissa pendre ses bras, versa des larmes qui ne faisaient que parfaire son déguisement de jeune fille, mais donnaient à Déidamie une raison nouvelle de préférer Patrocle39.

32Alors même que, dans les diverses traditions, Patrocle ne joue aucun rôle dans la révélation de l’identité d’Achille et n’est pas même présent, il devient dans Feux l’agent révélateur du destin d’Achille et de son désir. Cependant, cette révélation n’est pas manifeste aux yeux des personnes assistant à la scène : personne ne reconnaît Achille dans son désir de Patrocle, personne ne reconnaît Achille dans ses vêtements de femme. Mais, parce qu’il se fait rejeter par Patrocle et perçoit le désir de Déidamie pour ce dernier, Achille fait usage de violence et cherche à étrangler la jeune femme par jalousie. Sa présence devient alors impossible dans le gynécée de Lycomède et il fuit pour retrouver Patrocle, grâce à l’aide de Misandre qui pourra ainsi garder Déidamie pour elle seule. La relation d’Achille et de Patrocle est donc au cœur de la péripétie. Les différents éléments du récit sont tous repris de l’œuvre de Stace, mais ils sont reconfigurés et recomposés au regard de l’idée d’un désir d’Achille qui ne le porte plus vers les femmes mais vers un homme. Cette réécriture montre l’interférence des théorisations de l’homosexualité sur la relecture des textes anciens, puisque l’adaptation du mythe porte sur la reconfiguration opérée par le désir d’un homme pour un autre homme.

33La nouvelle « Patrocle ou le destin », quant à elle, met en scène le trio Achille – Patrocle – Penthésilée. Il s’agit d’une réécriture de l’épisode du combat d’Achille contre Penthésilée qui a lieu, chronologiquement, après les événements narrés dans l’Iliade et se trouve relaté notamment chez Quintus de Smyrne dans sa Suite d’Homère (ive siècle). Un tel choix montre encore une fois l’érudition de Yourcenar et l’importance de l’étude de la culture classique dans la réception et dans la réécriture du mythe. Cette nouvelle, comme la précédente, repose sur le désir d’Achille pour Patrocle et sur son rejet de ce qui a trait au féminin.

34Marguerite Yourcenar est ainsi la première dans la période moderne à représenter Achille et Patrocle comme des amants véritables et désirants. Les deux nouvelles se concentrent principalement sur le personnage d’Achille dont le désir pour Patrocle va de pair avec une attitude violente envers une femme tierce, Déidamie ou Penthésilée. Yourcenar ne réécrit cependant pas l’Iliade à proprement parler, choisissant comme hypotextes des œuvres moins connues, procédé qui deviendra récurrent à partir de la seconde moitié du xxe siècle. S’il n’y a pas moyen d’affirmer qu’elle était au fait des diverses théorisations proposées par Symonds ou Carpenter et diffusées dans les romans de Escal-Vigor ou de Colette, il fait peu de doutes qu’elle en avait au moins une connaissance indirecte, peut-être par l’intermédiaire de Gide et de son Corydon qui reprend les idées de ces auteurs comme nous l’avons vu40.

35Ce lien entre la réécriture d’un mythe et la connaissance de ses versions classiques se vérifie de façon plus visible dans les ouvrages du xxie siècle. Les nombreuses œuvres qui évoquent Achille et Patrocle et développent le thème de leur relation amoureuse ont toutes été écrites par des auteurs et autrices qui ont suivi un parcours académique, souvent dans des départements de littérature : Elizabeth Cook41 (éditrice de John Keats dans l’édition d’Oxford), Louise Glück42 (étudiante à l’université Columbia et qui a dispensé des cours d’écriture créative à l’université de Boston), David Malouf43 (diplômé en lettres à l’université de Queensland et professeur dans diverses universités), Jeff Man44 (professeur d’écriture créative à Virginia Tech), Gregory Woods45 (diplômé de littératures anglaise et américaine, titulaire de la chaire des études gays et lesbiennes à l’Université de Trent)… Tous les auteurs et autrices majeurs qui réécrivent des épisodes comprenant Achille et Patrocle ont un lien avec l’université.

36Deux œuvres témoignent de cette influence des études de lettres et des théorisations contemporaines sur la réécriture des mythes : The Song of Achilles (2011) de Madeline Miller et Ilium (2003) de Dan Simmons. Le premier de ces romans est emblématique de la réception contemporaine d’Achille et Patrocle comme couple gay ; le deuxième rend bien compte de l’influence des théories contemporaines dans la réception et la réécriture des mythes antiques.

37The Song of Achilles, traduit en français par Le Chant d’Achille, est un roman qui raconte à partir du point de vue de Patrocle tous les événements antérieurs, contemporains et postérieurs à la guerre de Troie auxquels il a pu assister. À l’intérieur de la diégèse, Madeline Miller développe une forme de vulgate sur les relations entre hommes dans l’Antiquité, comme pour donner un cours à son lecteur. Le fait qu’elle soit elle-même professeure de lettres classiques n’est pas étranger au choix de réécrire un mythe antique et à celui d’expliquer des pratiques antiques ; de même sa connaissance des identités LGBTI+ n’est pas sans incidence sur les représentations du couple que forment Achille et Patrocle46. En effet, si la logique poétique de l’œuvre est celle de la réécriture, la caractérisation des héros se fait sur le paradigme de l’identité gay, issue des réflexions et théorisations de l’homosexualité à partir de la fin du xixe siècle. C’est parce que cette identité s’est construite en prenant Achille et Patrocle comme modèles qu’en retour ces derniers peuvent être l’objet d’une poïesis reposant sur les principes de cette identité. Le choix même du dispositif narratif manifeste la volonté de produire un récit de la guerre de Troie d’un point de vue homosexuel. C’est ainsi que le lecteur ou la lectrice peut suivre l’enfance, la formation martiale et amoureuse de Patrocle, ou assister à l’entraînement d’Achille à travers les yeux amoureux de son compagnon et amant. L’affection que peuvent se manifester Achille et Patrocle reprend des formes amoureuses gays du xxie siècle47. Comme chez Marguerite Yourcenar, la réinvention poétique se fait au regard d’une compréhension de la réalité sociale contemporaine. La romance entre les deux héros se retrouve ainsi reconfigurée dans le récit pour incarner un idéal intime qui corresponde à l’identité associée aux deux héros :

We had stayed longer than we should have. Achilles stood and tucked his wind-loosened hair back beneath its kerchief. My hands busied themselves with the folds of his dress, settling them more gracefully across his shoulders, fastening the belts and laces; it was barely strange any more, to see him in it. When we were nished, Achilles bent towards me for a kiss. His lips on mine were soft, and stirred me. He caught the expression in my eyes and smiled48.

Nous étions restés plus longtemps que nous n’aurions dû. Achille se leva, rentra ses cheveux dénoués par le vent sous son foulard. Mes mains s’affairèrent à remettre de l’ordre dans les plis de sa robe, à les replacer plus gracieusement sur ses épaules, à rajuster ceintures et dentelles. Je ne trouvais presque plus bizarre de le voir ainsi accoutré. Ma tâche terminée, Achille se pencha pour m’embrasser. Le contact de ses lèvres douces sur les miennes réveilla mon désir. Il surprit l’expression de mon regard avec un sourire49.

38Le détail de cette scène où, après avoir aperçu les voiles des bateaux d’Ulysse accostant à Scyros, Patrocle réarrange les parures féminines d’Achille travesti, est assez symbolique de la représentation qui est faite des deux héros et du poids des représentations de l’homosexualité sur l’invention poétique. Cette scène n’a pas d’utilité particulière dans l’enchaînement de l’intrigue sinon celle de caractériser Achille, Patrocle et leur relation. L’accumulation de détails, notamment des verbes qui évoquent l’application de Patrocle, inscrit leur relation dans le domaine de l’intime et finalement du quotidien. Cette intimité est semblable à celle d’un couple ordinaire du xxie siècle. L’expression du désir sexuel est elle aussi manifeste. Cette romance peut être rapprochée de beaucoup de représentations contemporaines de l’amour, que ce soit en littérature ou dans des films, que ce soit celui d’un couple homosexuel ou hétérosexuel50. Alors même que l’ouvrage prend parfois des accents didactiques pour renseigner sur des faits socio-historiques grecs51, la représentation en acte, la mimésis, repose sur une imitation des relations de l’époque contemporaine.

39Un autre court passage est révélateur de cette tension entre une volonté didactique – Madeline Miller cherchant une forme d’exactitude historique – et une représentation correspondant à des pratiques contemporaines. Alors qu’Ulysse a démasqué Achille à Scyros, il demande aux deux héros s’ils veulent une seule tente ou deux sur le champ de bataille : « Une seule tente vous suffit, j’espère ? D’après ce que j’ai entendu, vous préférez partager les chambres, mais aussi les lits52. » Cette assertion d’Ulysse provoque la honte de Patrocle, ce à quoi le premier répond : « Allons, il n’y a pas de quoi avoir honte, c’est suffisamment répandu chez les garçons […]. À ceci près que vous n’êtes plus vraiment des garçons53. » Le passage mélange alors l’expression d’une honte de l’homosexualité de la part de Patrocle qui semble presque s’en défendre et des considérations sur les pratiques homosexuelles de l’époque, développées par la narration : « Comme le disait Ulysse, de nombreux garçons prenaient quelqu’un de leur sexe pour amant. En général, ils abandonnaient ce genre de relations en grandissant, à moins d’avoir recours à des esclaves ou à des rapports tarifés. Les Grecs aimaient la conquête : ils ne faisaient pas confiance à un homme qui se laissait conquérir54. » Là encore, ce sont les questions d’intimité qui priment dans la relation entre Achille et Patrocle. Le passage, qui a une certaine vocation didactique55, cherche à justifier le sentiment de honte qui s’empare de Patrocle. Cette honte ne trouve cependant pas ses origines dans des règles sociales antiques, mais plutôt dans des interdits individuels propres à l’homosexualité telle qu’elle a pu être théorisée depuis la fin du xixe siècle, notamment par le corps médical, c’est-à-dire comme une « déviance ». Cela se traduit en l’occurrence par la réflexion d’Ulysse – « il n’y a pas de quoi avoir honte » – qui apparaît comme paradoxale. S’il n’y a pas à avoir honte car la société accepte cette relation, il est possible de se demander d’où le sentiment viendrait chez Patrocle. De même, la considération d’Ulysse selon laquelle l’homosexualité serait un moment de passage à l’adolescence est loin de correspondre aux conceptions antiques sur la pédérastie. Pour le dire autrement, la formule d’Ulysse est parfaitement anachronique et s’explique par une mimésis des sentiments et des gestes contemporains, sous le masque des figures de la mythologie.

40Il apparaît ainsi que le cœur du roman de Madeline Miller repose sur la représentation d’une identité préalablement définie et associée aux deux héros. La formation classique de l’autrice lui a fait appréhender les récits antiques selon les divers filtres de la tradition. De son propre aveu, elle a repris l’idée qu’Achille et Patrocle s’aiment de Platon56. L’importance des réceptions préalables est ici manifeste. À cela s’ajoute encore que le lien entre l’éros platonicien et l’homosexualité ou l’identité gay est aussi une construction théorique qui a commencé avec Symonds et Carpenter dans le monde anglophone.

41L’hypothèse que le mythe est réécrit à travers une reconfiguration savante et à travers les prismes des théorisations contemporaines des écrivains et écrivaines se confirme également dans Ilium de Dan Simmons. Dans cet ouvrage de science-fiction, le protagoniste, Hockenberry, un universitaire du xxie siècle spécialiste de l’Iliade d’Homère, a été ressuscité afin de vérifier que la reconstitution de la guerre de Troie – dans un futur lointain – se déroule bien conformément à ce qui avait été rapporté dans les textes, et tout particulièrement l’Iliade d’Homère. La reproduction de cette célèbre guerre vise à divertir les « dieux » qui, comme dans l’Iliade, interviennent dans le conflit57. Hockenberry, sous la férule de la Muse, gestionnaire impitoyable des différents scoliastes, assiste donc aux événements de la guerre de Troie, qu’il a étudiés durant toute une vie consacrée à Homère. Alors qu’il arrive dans la tente d’Achille, il le trouve dans les bras de Patrocle.

Achilles and Patroclus are sleeping together naked, the slave girls long gone, Patroclus’ arm flung across the man-killer’s shoulders.
This sight in the dim light stops me in my tracks. Achilles is gay? That means that stupid gay – and lesbian – obsessed junior professor in the department was right – his ranting papers correct – all that politically correct babble true!
I shake this out of my head. It means nothing except that I’m three thousand years away from Twenty-first Century Indiana and that I don’t know what I’m seeing. These two men have just fornicated with slave girls for two hours and fell asleep where they lay. And besides, who cares about the secret love life of Achilles
58?

Achille et Patrocle dorment nus, allongés l’un contre l’autre, et Patrocle a passé un bras autour des épaules du tueur d’hommes.
Cette vision me fige sur place. Achille est gay ? Ça veut dire que ce crétin de maître assistant féru d’études gays et lesbiennes avait raison – que ses articles délirants étaient dans le vrai – que tout ce baratin politiquement correct était vrai !
Je me ressaisis. Ça ne veut rien dire, excepté que trois mille ans me séparent de l’Indiana du xxie siècle et que je ne sais pas ce que je vois. Ces deux hommes viennent de passer deux heures à forniquer avec des esclaves, et ils se sont effondrés sur place, point final. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’on en a à faire de la vie amoureuse d’Achille59.

42Cette scène d’Ilium est intéressante à plus d’un titre. Elle révèle d’abord combien la réécriture est le fruit d’un travail savant opéré par l’auteur et mis en scène dans le roman. En effet, Achille et Patrocle sont perçus à travers le regard du scoliaste, qui se distingue par sa connaissance d’Homère. Hockenberry est un spécialiste de l’aède, son objectif est d’assurer que les événements concordent avec sa version du récit de la guerre de Troie. De fait, dans Ilium comme dans l’Iliade, Achille et Patrocle partagent la même tente60. Cette séquence montre ensuite l’appréhension contemporaine qu’a le narrateur du xxie siècle de la relation qui unit Achille et Patrocle. Les deux héros sont perçus comme un couple gay. Elle est surtout emblématique de ce que la théorisation de la relation d’Achille et Patrocle est préalable à la réécriture du mythe. Hockenberry – et à travers lui Dan Simmons – peut écrire l’histoire d’un Achille et d’un Patrocle gays parce qu’il a eu vent des théorisations universitaires sur leur relation, alors même qu’il n’y accorde aucun crédit.

43Les diverses formations littéraires qu’ont pu avoir les auteurs et autrices qui réécrivent l’histoire d’Achille et Patrocle influent grandement sur leurs réécritures. En effet, ils et elles perçoivent les deux héros au prisme de leur formation littéraire qui est elle-même élaborée à partir de diverses théorisations venant notamment de la fin du xixe siècle. Le fait que tous les écrivains et écrivaines représentant Achille et Patrocle comme un couple homosexuel aient étudié à l’université rend bien compte de l’importance des formations classiques dans la réception des deux figures et dans l’interprétation et la représentation de leur relation. Nous pouvons toutefois formuler l’hypothèse que la diffusion de ces lectures informées auprès d’un large public est en train de faire de cette interprétation de la relation d’Achille et Patrocle une forme de canon qui laissera la place à des reprises moins savantes – comme c’est déjà le cas dans les fanfictions.

Conclusion

44L’analyse de l’histoire des interprétations du mythe d’Achille et Patrocle met ainsi en lumière plusieurs phénomènes. Tout d’abord, il ressort que les auteurs et autrices des réécritures de l’histoire des deux héros ont suivi des études littéraires, souvent classiques, parfois rhétoriques. Ce premier point marquant montre que la réception des mythes est principalement le fait d’universitaires qui reconfigurent une matière antique qu’ils et elles se sont appropriée à travers une longue fréquentation des textes et de leurs commentaires. Cela se traduit notamment par le fait que de nombreux éléments des réécritures sont puisés dans toute la littérature classique, que ce soit l’Iliade, l’Achilléide de Stace, ou La Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, par exemple.

45Cependant, à la connaissance préalable des œuvres antiques s’ajoute encore que la réception des mythes ne se fait pas de façon directe. La réécriture ne se résume pas à un travail poétique effectué à partir de la lecture d’une œuvre classique, ni même d’une rhapsodie de plusieurs ouvrages antiques. La réception des œuvres antiques est médiée. Cette médiation prend trois formes principales.

46D’abord, les œuvres fondatrices sont contextualisées. Le fait que les œuvres « imitées » soient des classiques implique que les textes ont été et sont commentés, analysés, critiqués, et leurs lectures doivent être historicisées. La reconfiguration du mythe d’Achille et Patrocle est très souvent informée par l’apprentissage de ces textes, étudiés notamment à l’université par les écrivains, mais aussi largement traduits et souvent accessibles sur Internet. Cette culture académique commune se traduit par un apport supplémentaire d’informations ou par une richesse de la description cherchant à rendre compte de pratiques anciennes, comme dans Ransom de David Malouf ou comme nous avons pu le voir chez Madeline Miller.

47Ensuite, la formation classique assure une connaissance de la tradition poétique et rhétorique qui construit et reconfigure déjà la perception des œuvres. La théorisation de l’éros par Platon qui a pris Achille et Patrocle comme modèles exemplaires a exercé une grande influence sur les réceptions postérieures de l’Iliade. Le récit autobiographique de George Sand montre combien les textes théoriques qui discutent de la relation d’Achille et Patrocle peuvent transformer la première réception d’un récit poétique.

48Enfin, c’est le cas pour beaucoup de mythes, mais particulièrement pour celui d’Achille et Patrocle, les théorisations élaborées à partir de figures mythiques impliquent leur reconfiguration et leur association avec des identités et paradigmes nouveaux. Parce que c’est souvent là le fait de travaux universitaires, les auteurs et autrices qui suivent un parcours académique en sont informés. L’association d’Achille et Patrocle à un couple homosexuel ne va pas de soi, preuve en est que leur relation a été pendant deux millénaires presque toujours perçue comme une amitié exemplaire. Cependant, l’élaboration d’une identité homosexuelle à partir de ces deux figures a transformé la perception de leur relation, au point que désormais la conception la plus répandue est celle qu’Achille et Patrocle sont homosexuels. Ainsi, les représentations contemporaines des deux héros font toutes d’eux un couple gay, ou tout du moins deux amoureux, comme cela s’observe en littérature mais aussi dans d’autres media comme dans les séries télévisées61 ou dans les jeux-vidéo62.

49Les diverses médiations par lesquelles passe la réception d’Achille et Patrocle démontrent que le mythe n’est pas qu’un récit répété et reconfiguré. Il est l’objet d’une tradition qui agrège et sédimente les représentations, commentaires et réflexions. Le travail mythopoétique, c’est-à-dire le travail d’exploration de la création du mythe, doit donc non seulement être une analyse des liens, échos, déplacements entre plusieurs œuvres fictionnelles mais aussi être une archéologie visant à retracer les traditions rhétoriques, philosophiques, culturelles qui ont pu reconfigurer les mythes en dehors du champ poétique.

Notes

1 Filiz Mustafa, Was Achilles gay? Twitter users debate after resurfaced 2011 book!, https://www.hitc.com/en-gb/2021/01/14/was-achilles-gay/, consulté le 17 septembre 2021.

2 Madeline Miller, The Song of Achilles, London / New York, Bloomsbury, 2011 ; Le Chant d’Achille, trad. Christine Auché, Paris, Pocket, 2015.

3  Voir Véronique Gély, « Mythes et littérature : perspectives actuelles », Revue de littérature comparée, vol. 311, no 3, 2004, p. 329‑347. L’état de l’art proposé alors par V. Gély sur le mythe rend bien compte de ces différentes compréhensions de ce qu’est le mythe. Toutes les définitions impliquent l’idée d’un récit, d’une histoire qui est racontée. L’étymologie même du terme invite à cela. En effet, le terme de μῦθος (mythos) désigne une parole ou récit en ce qu’il est fabriqué, fictif. Gérard Genette, dans Fiction et diction (1991), propose comme traduction du terme celui de « fiction », en référence à la théorisation qu’en a fait Aristote. La définition du terme selon cette perspective aristotélicienne est cependant contestée (Voir Florence Dupont, Aristote, ou, Le Vampire du théâtre occidental, Paris, Aubier, 2007).

4 David Malouf, Ransom, London, Chatto & Windus, 2009 ; Une rançon, trad. Nadine Gassie, Paris, Albin Michel, 2013.

5 Dan Simmons, Ilium, New York, EOS, 2003 ; Ilium, trad. Jean-Daniel Brèque, Paris, R. Laffont, 2014.

6 Troy: Fall of a City, série créée par David Farr, British Broadcasting Corporation (BBC), 2018.

7 Madeline Miller, The Song of Achilles, éd. citée.

8  L’étude de cette production du mythe est ce qui est appelé la mythopoétique. Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, Bibliothèque comparatiste, 2006, p. 37.

9  Quelques-unes de ces réécritures notables sur la période sont Les Myrmidons (ve siècle avant notre ère) d’Eschyle dont il ne reste que des fragments, l’Achilléide (96 de notre ère) de Stace qui est inachevée, Le Roman de Troie (v. 1160-1170) de Benoît de Sainte-Maure, Troilus et Cressida (1609) de Shakespeare ou encore Achille et Patrocle (1830) d’Adolphe Le Prévost.

10  Il est possible de se référer à notre thèse de doctorat exposant les résultats de notre enquête. Nous avons notamment pu, grâce à l’analyse d’un corpus large de plus de neuf cents œuvres, démontrer l’importance d’Homère dans la réception des figures d’Achille et Patrocle, de même que le caractère prépondérant des œuvres rhétoriques dans l’élaboration de l’exemplarité de la relation des deux héros et par là même de la dimension mythique de leur couple. Cyril Gendry, Achille et Patrocle, un mythe du couple masculin. Étude historique et mythopoétique de la relation d’Achille et Patrocle de l’Antiquité à nos jours (domaines grec, latin, français et anglais), Sorbonne Université, thèse soutenue le 13 novembre 2020.

11  Il est possible de penser à l’exemplification de l’éros entre hommes à partir des figures d’Achille et Patrocle que réalise Phèdre dans le Banquet de Platon ou encore à l’exemplification d’une relation vertueuse entre hommes dans le Contre Timarque d’Eschine.

12 Platon, Le Banquet, trad. Paul Vicaire et Léon Robin, Paris, Les Belles Lettres, coll. « C.U.F. », 1989.

13  « [Grantaire] était lui-même d’ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles. Il était ironique et cordial. Son indifférence aimait. Son esprit se passait de croyance et son cœur ne pouvait se passer d’amitié. Contradiction profonde ; car une affection est une conviction. Sa nature était ainsi. Il y a des hommes qui semblent nés pour être le verso, l’envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas, Éphestion, Pechméja. Ils ne vivent qu’à la condition d’être adossés à un autre ; leur nom est une suite, et ne s’écrit que précédé de la conjonction et ; leur existence ne leur est pas propre ; elle est l’autre côté d’une destinée qui n’est pas la leur. Grantaire était un de ces hommes. Il était l’envers d’Enjolras. », Victor Hugo, Les Misérables [1862], éd. Henri Scepi avec la collaboration de Dominique Moncond’huy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », no 85, 2018, p. 642‑643.

14 George Sand, Histoire de ma vie [1855], dans Œuvres autobiographiques, t. 2, éd. Georges Lubin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », no 227, 1971, p. 125‑126.

15 Michel Foucault, Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1113. L’ouvrage central dans la constitution d’un sujet pathologique homosexuel est celui de Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis (1886).

16 John Addington Symonds, Studies of the Greek Poets, Second Series, London, Smith, Elder & Co., 1879, Chap. I, p. 1‑2. Nous traduisons.

17  La μῆνις (mènis) désigne en grec une colère divine.

18 John Addington Symonds, Studies of the Greek Poets, Second Series, op. cit., p. 44‑45.

19  La traduction est reprise du Corydon de Gide où celui-ci cite Symonds. Le passage entre crochets a été ajouté par nos soins. André Gide, Corydon, dans Romans et récits : œuvres lyriques et dramatiques II, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », no 551, 2009, p. 130.

20  Dans la Bible, cette phrase est prononcée par David quand il se lamente sur la mort de Jonathan. Deuxième Livre de Samuel, I, 26.

21  Les trois premiers chapitres de l’essai de Symonds font d’Achille et Patrocle un exemple d’amour masculin : « l’histoire d’Achille et Patrocle représentait une forme d’amour masculin acceptable chez les Grecs » (« the tale of Achilles and Patroclus sanctioned among the Greeks a form of masculine love »). John Addington Symonds, A Problem in Greek Ethics, Being an Inquiry into the Phenomenon of Sexual Inversion; Addressed Especially to Medical Psychologists and Jurists, London, imprimé par l’auteur, 1901, p. 3.

22  « Greek love », ibid., p. 8 sqq.

23  « vice of boy-love », ibid., p. 5.

24  « friendship », Edward Carpenter, Ioläus, Anthology of Friendship, London, George Allen & Unwin Limited, 1902.

25  Connop Thirlwall est un évêque anglican du xixe siècle, réputé pour ses sermons et connu pour son Histoire de la Grèce (History of Greece), publiée entre 1835 et 1844.

26 Edward Carpenter, op. cit., p. 44‑45. Nous traduisons.

27  La première liste citée auparavant est celle établie par Symonds dans ses Studies of the Greek Poets.

28 Georges Eekhoud, Escal-Vigor, Paris, Société du Mercure de France, 1899, p. 202.

29 Cela laisse à penser que Eekhoud connaissait Carpenter et qu’ils lisaient leurs ouvrages respectifs.

30 Colette, Claudine à Paris, dans Œuvres I, éd. Alain Brunet et Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », no 314, 1984.

31 William Ordway Partridge, The Angel of Clay, New-York / London, G. P. Putnam’s Sons, 1900.

32 Ibid., p. 153. Nous traduisons.

33  Deuxième Livre de Samuel, I, 26, dans la Bible.

34  Pour ce faire, un outil précieux est la possibilité d’exploiter des bases de données numériques pour faire une analyse quantitative des mentions. C’est cette méthode que nous avons employée dans notre travail de doctorat (Voir Cyril Gendry, op. cit.).

35  Le terme est ici employé dans une acception assez large. Achille et Patrocle éprouvent de l’amour l’un pour l’autre mais sont aussi représentés comme ayant une orientation sexuelle, visible dans leur rejet des femmes, d’où notre qualification d’« homosexuel ».

36 Marguerite Yourcenar, Feux [1936], dans Œuvres romanesques, éd. Yvon Bernier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », no 303, 2005.

37  L’Achilléide de Stace est une œuvre inachevée de l’auteur romain qui a été publiée à sa mort en 96 de notre ère.

38  Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 1093.

39  Ibid., p. 1093‑1094.

40  Gide a été un écrivain important pour Marguerite Yourcenar. Son premier ouvrage, Alexis, ou le Traité du vain combat, fait doublement écho aux œuvres de Gide, comme elle s’en explique dans la préface. « Alexis », comme « Corydon », est un nom tiré de Virgile, mais le sous-titre, Traité du vain combat, renvoie au « traité du vain désir » de Gide. Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat, (1929) dans Œuvres romanesques, éd. citée, p. 6‑7.

41 Elizabeth Cook, Achilles, London, Methuen Publishing Ltd, 2001.

42 Louise Glück, The Triumph of Achilles, New York, Ecco Press, 1985.

43 David Malouf, op. cit.

44 Jeff Mann, « Achilles and Patroclus », White Crane, no 74, 29 octobre 2007.

45 Gregory Woods, May I Say Nothing, Manchester, Carcanet Press Ltd, 1998.

46  Son engagement dans l’accompagnement des élèves LGBTI+ en est un signe. Elle en parle dans un entretien accordé à Mélina Juin pour la revue L’Éléphant, paru en mars 2021 : https://lelephant-larevue.fr/thematiques/madeline-miller-la-profondeur-des-mythes-vient-de-la-multiplicite-des-interpretations-quils-permettent/, consulté le 30 juin 2021.

47  Outre ces formes d’amour gay, il est possible de percevoir dans les diverses représentations de la honte d’Achille et de Patrocle un fond de culpabilité chrétienne. C’est ce que relève aussi Gregory Jusdanis. Gregory Jusdanis, Brokeback Mount Olympus: Being Gay in the Iliad, https://arcade.stanford.edu/blogs/brokeback-mount-olympus-being-gay-iliad, consulté le 30 juin 2021.

48  Madeline Miller, The Song of Achilles, éd. citée, p. 144.

49  Madeline Miller, Le Chant d’Achille, éd. citée, p. 163.

50  Le fait qu’Achille soit travesti apporte cependant une forte dimension queer à cette intimité traditionnelle.

51  M. Miller, Le Chant d’Achille, éd. citée, p. 187‑188.

52  Ibid., p. 187 ; « One tent’s enough, I hope? I’ve heard that you prefer to share. Rooms and bedrolls both, they say. », M. Miller, The Song of Achilles, éd. citée, p. 165.

53  Ibid., p. 187 ; « Come now, there’s no need for shame – it’s a common enough thing among boys. […] Though you’re not really boys any longer. », M. Miller, The Song of Achilles, éd. citée, p. 165.

54  Ibid., p. 187 ; « As Odysseus said, many boys took each other for lovers. But such things were given up as they grew older, unless it was with slaves or hired boys. Our men liked conquest; they did not trust a man who was conquered himself. », M. Miller, The Song of Achilles, éd. citée, p. 166.

55  Son propos peut soulever quelques objections : la formule d’Ulysse semble en effet sous-entendre que les pratiques sexuelles grecques entre hommes sont le lot de la jeunesse, quand la pratique pédérastique, qui est la plus répandue, se déroule entre un adulte et un adolescent. Si la passivité du citoyen ne doit pas se poursuivre à l’âge adulte, une relation est toujours possible en ce qu’il peut devenir l’éraste après avoir été l’éromène. Ulysse ne semble pas envisager cette possibilité pour Achille et Patrocle.

56  Voir Madeline Miller, Q & A with Madeline Miller, http://madelinemiller.com/q-a-the-song-of-achilles/, consulté le 30 juin 2021 : « I stole it from Plato! The idea that Patroclus and Achilles were lovers is quite old. Many Greco-Roman authors read their relationship as a romantic one—it was a common and accepted interpretation in the ancient world. ». Nous traduisons : « Je l’ai volé à Platon ! L’idée que Patrocle et Achille étaient amants est assez ancienne. De nombreux auteurs gréco-romains ont perçu leur relation comme romantique – c’était une interprétation répandue et acceptée dans le monde antique. »

57  Seul Zeus connaît l’issue de la guerre de Troie. Les autres dieux – qui sont en réalité des post-humains, des humains du futur – ne font que la rejouer sans connaître le destin des protagonistes de la guerre.

58 Dan Simmons, Ilium, éd. citée, p. 445.

59  Dan Simmons, Ilium, trad. Jean-Daniel Brèque, éd. citée, p.  545.

60  L’évocation d’Achille et Patrocle dormant dans la même tente se retrouve au Chant IX de l’Iliade lors de l’ambassade des chefs achéens auprès d’Achille pour le faire revenir au combat. Homère, Iliade, t. 2, Chants VII-XII, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 58‑77.

61  Dans la série anglaise Troy: Fall of a city, Achille et Patrocle sont représentés comme étant en couple, au sein duquel ils intègrent Briséis par la suite. Troy, op. cit.

62  Dans le jeu-vidéo Hadès, l’une des quêtes secondaires – la principale est de devoir sortir des Enfers – est de réconcilier Achille et Patrocle qui ne se sont plus revus depuis leur mort. Il faut leur rappeler leur amour passé pour les faire se retrouver afin qu’ils vivent heureux ensemble dans les Enfers.

Pour citer ce document

Cyril Gendry, « L’influence de la tradition savante dans l’élaboration poétique et la réécriture des mythes : l’exemple d’Achille et Patrocle » dans Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité,
dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1266.

Quelques mots à propos de :  Cyril Gendry

CRLC (EA 4510 – Sorbonne Université)
Cyril Gendry est agrégé de Lettres classiques et docteur en Littérature comparée, actuellement affecté dans l’enseignement secondaire. Ses recherches portent sur la réception des mythes et sur les représentations des relations entre hommes, de la masculinité et de l’homosexualité. Il est l’auteur d’une thèse intitulée « Achille et Patrocle, un mythe du couple masculin », soutenue en 2020 à Sorbonne Université sous la direction de Véronique Gély.