Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

Responsables scientifiques

Ariane Ferry (Université Rouen-NormandieCÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI)

Comité de lecture 

Ariane Eissen (Université de Poitiers)
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)   
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)        
Ute Heidmann (Université de Lausanne)    
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)    
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)     
Claire Lechevalier (Université de Caen)  
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)           
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)

Genèse et perspectives du carnet de recherche

Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019.
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.

Comment proposer un article

Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr).
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.

Problématique et pistes de réflexion

Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2].
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.


[1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021.

[2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître.

[3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48).

[4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.

Logos

Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

Wajdi Mouawad « sur les plages de Sophocle ». Autour de la recréation de Philoctète : Inflammation du verbe vivre

Delphine Edy


Texte intégral

1Dominique Viart1, dans un article récent intitulé « Comment nommer la littérature contemporaine ? », suggère que celle-ci est à entendre comme « une littérature en relations2 » :

Nombre d’écrivains écrivent avec la littérature du passé. Cette intertextualité nombreuse, qui prend des formes très diverses – citations, discussions, inspirations, interrogations… – a été démontrée lors de plusieurs colloques, notamment celui sur la relation de la littérature présente à l’Antiquité3.

2Mais « cette relation au passé n’est pas un retour au passé4 » et relève bien davantage de formes hybrides où les termes influences, traduction, adaptation ou encore réécriture désignent, chacun à leur manière, cette relation au passé.

3Wajdi Mouawad, en représentant fort de l’anagnôrisis dans le théâtre contemporain (c’est-à-dire de la reconnaissance au sens du passage de l’ignorance à la connaissance), « se nourrit de la tragédie grecque5 » et a toujours revendiqué son lien très fort à Sophocle. Dès lors, il « poursuit [dans son œuvre théâtrale] la quête tragique qui s’affirme par son inactualité dans la réalité présente6 », car, comme le rappelle Georges Banu,

pour Wajdi Mouawad, le théâtre peut dire le monde. Il recèle encore des énergies à même de le placer au cœur des interrogations les plus actuelles tout en nous plongeant dans le foyer des origines7.

4Déjà dans Incendies (2003), deuxième pièce de la tétralogie Le Sang des promesses (1999-2009), il avait proposé un dialogue avec le mythe d’Œdipe et initié un véritable Parcours de la reconnaissance8 en deux étapes : la route qu’empruntent les personnages – Nawal, Jeanne et Simon – vers une « reconnaissance comme identification9 » n’est en réalité qu’une étape intermédiaire dans ce parcours qui les entraîne à son terme vers un retour à la connaissance de soi, « chaque pas en avant condui[san]t immanquablement vers l’arrière10 ».

5À l’issue de ce cycle naît chez l’auteur-metteur en scène l’idée de « vivre une grande aventure de création en compagnie de gens qui [lui] sont chers11 ». Il choisit alors de se confronter à l’œuvre du poète grec et de monter « le jardin au complet12 », c’est-à-dire les sept pièces de Sophocle qui sont parvenues jusqu’à nous, et ce, en prenant tous les risques : « Je veux bien mourir sur les plages de Sophocle, déclarait Wajdi Mouawad au début du projet13 », rebaptisé ultérieurement Le Dernier Jour de sa vie. En 2011, il met en scène un premier cycle qu’il nomme Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Électre)14 ; en 2013, c’est le tour Des Héros (Ajax, Œdipe Roi), créés le 10 janvier au Grand T à Nantes. Mais alors que le travail s’engage pour préparer le dernier cycle, intitulé Des mourants et centré sur Philoctète et Œdipe à Colone, le traducteur de Sophocle, poète et grand ami de Wajdi Mouawad, Robert Davreu, décède prématurément, « sans avoir pu achever les traductions15 » des deux pièces.

Après le deuil, la question de ces deux derniers textes s’est posée cruellement. Se saisir des traductions existantes n’avait pas de sens à nos yeux, pas plus qu’engager un nouveau traducteur. Pourtant, il fallait bien achever cette aventure.
Comme toujours, la création parvient à faire de situations impossibles des lieux de guérison. Et de ce qui n’était pas possible, nous avons fait notre matière16.

6Si Inflammation du verbe vivre n’a pas recours à une traduction existante, ne relève pas d’une nouvelle traduction et se trouve du côté de la « création », que reste-t-il donc de Philoctète17 et comment définir ce projet d’écriture ? C’est ce que nous nous proposons d’analyser dans cette étude de réception créatrice de ce grand texte de l’Antiquité sous le prisme du personnage de Wahid, héros tragique aux multiples facettes.

7Wahid18, qui signifie l’unique, le sans-pareil en arabe, apparaît en effet comme un personnage profondément fragmenté : à la fois vivant et mort, dans un entre-deux permanent, Wahid est un spectre qui parle lui-même à des ombres19. Il raconte ce qu’il sait « pour trouver la force et le courage à l’instant où [il] rouvrira[it] les yeux pour recouvrer la lumière de la vie » (IdvV, I, 1, p. 14), et se trouve dans un espace-temps suspendu intermédial, au cœur d’une double temporalité et de multiples lieux. Une fois analysée la filiation entre Philoctète et Wahid, il s’agira d’éclairer les autres visages du personnage avant d’emprunter le chemin qui nous mènera à la question du double, compris à la fois comme double spectral et comme dédoublement, et permettra de mettre en lumière la véritable nature du projet d’écriture de Wajdi Mouawad.

Wahid, un avatar de Philoctète

8Avant toute analyse, il ne sera sans doute pas inutile de donner un aperçu d’ensemble de la pièce Inflammation du verbe vivre. Wahid, le personnage principal, metteur en scène, se voit confronté à un problème majeur : le traducteur et ami, Robert, auquel il a confié la traduction du Philoctète de Sophocle est décédé, sans avoir eu le temps de finaliser cette traduction. Bouleversé par le chagrin et sans texte, Wahid traverse une crise majeure et fait part à son équipe artistique20 de sa volonté de renoncer à monter le spectacle. Compte tenu des enjeux à la fois humains et financiers, il finit par accepter l’idée d’Esther, sa dramaturge, et part sur les traces de Philoctète, en Grèce, pour tenter de renouer avec son désir ; mais désespéré par le fait de ne rien trouver, il décide de mettre fin à ses jours. Arrivé dans l’Hadès, il rencontre Lefteris, un chauffeur de taxi, qui a pour mission de « prendre soin de [lui], de ne pas [le] quitter et de [lui] parler tout le temps21 ». Wahid comprend alors que les choses ne sont pas si simples qu’il se l’était imaginé : il n’est pas encore mort et va devoir, à présent, choisir entre mourir ou vivre. L’enjeu de la pièce se focalise sur les raisons qui pourraient le conduire à faire tel ou tel choix. Pour parvenir à se décider, Wahid se lance dans un voyage au cœur de l’Hadès, au cours duquel il va rencontrer des personnages plus étonnants les uns que les autres : des oiseaux, des chiens, une chaise et une chaussure qui parlent, de jeunes adolescents suicidés, des poètes morts – dont Robert Davreu – et des dieux déchus. Chacune de ces rencontres représente une clé herméneutique qui lui permettra à terme de « découvr[ir] cette chose simple que le chien lui a enjoint de retrouver22 ». La pièce est structurée en cinq parties – Inflammation, Désastre, Animaux et objets, Jeunesse et poésie, Vie divine – elles-mêmes divisées en chapitres.

9Tout au long de la pièce, Wahid raconte aux ombres ce qu’il a vécu tout en le (re)vivant présentement. Il n’est pas ce héros tragique qui avance inéluctablement vers sa fin, le malheur est là : Robert est mort et « il n’y a pas de texte », « on n’a pas de texte » (IdvV, I, 4, p. 17) ; on reconnaît ici la structure tragique du Philoctète de Sophocle :

Si dans Antigone ou dans Œdipe Roi le héros avance vers une fin tragique, le cas du Philoctète est inverse. Le drame ne noue pas un destin tragique ; il s’ouvre déjà sur ce destin. Le malheur ne vient pas ; il a déjà eu lieu. Ainsi le dénouement de la pièce ne saurait être que le renversement de cette situation23.

10En effet, Philoctète vit abandonné sur une île déserte et souffre d’une blessure inguérissable : les termes dans lesquels il se présente aux « étrangers » au début de la pièce sont explicites : « un malheureux, seul, abandonné, sans amis24 ». Wahid pourrait utiliser les mêmes termes pour parler de lui, et d’une certaine manière, il le fait :

Toute cette création est d’ailleurs devenue elle-même une blessure, une plaie béante qui nous empoisonne depuis le début. Je suis Philoctète. Je me sens complètement seul sur une île avec ce projet (IdvV, I, 4, p. 17).

11Wahid se sent également abandonné ; son traducteur est décédé, il est donc sans texte, et s’il ne vit pas déjà en exil, il choisit de partir, seul, poussé par son équipe : « Pars. Seul. Autant de temps que tu veux. Et puis tu verras bien ce que les dieux t’accorderont » (IdvV, I, 4, p. 20).

12La blessure physique de l’un trouve un écho dans la blessure psychologique de l’autre, le premier – Wahid le rappelle à son équipe – n’a de cesse de « répéter qu’il est mort, qu’il est déjà mort, qu’on le tue, qu’on l’a tué, qu’on va le tuer, pour redire finalement qu’il est déjà mort » (IdvV, I, 4, p. 17), ce que confirme la lecture du texte de Sophocle :

Je suis le fils de Péas, ce Philoctète […] abandonné de tous, alors qu’il se mourait de ce mal féroce qu’avait férocement imprimé dans sa chair une vipère tueuse d’hommes (P., p. 306).

Et je me meurs ainsi depuis dix ans, malheureux, dans la faim, dans les souffrances, à entretenir un mal dévorant (P., p. 307).

Je suis mort, mon enfant [deux fois] (P., p. 321).

Ô Terre, accueille-moi mourant, tel que je suis là. Le mal qui m’accable ne me permet plus de me redresser (P., p. 324).

Je suis mort, malheureux ! Me voilà trahi ! (P., p. 327-8).

Un mort chez les vivants ! (P., p. 331).

Je ne suis plus rien. Je suis mort depuis longtemps pour vous (P., p. 331).

Déjà brisé par la misère, je vais périr encore, je le vois, et sur l’heure (P., p. 334).

Quel sort est le mien ! je suis mort, misérable ! (ibid.).

Quelle mort tu m’infliges ! (P., p. 335).

Je suis mort, misérable ! (Ibid.).

Et me voilà mort désormais (P., p. 336).

13Tout au long de la tragédie, Philoctète « apparaît, en effet, comme un presque mort […], un cadavre parmi les vivants25 ». Wahid ne dit rien d’autre de lui-même lorsqu’il se confie à Lefteris :

On se demande parfois si on n’est pas mort depuis toujours. On l’a oublié. Et on passe notre vie dans une espère de no man’s land à attendre le moment où l’on va être capable d’assumer le fait qu’on est mort (IdvV, III, 3, p. 31).

14Wahid le mourant serait donc à comprendre comme l’avatar (au sens de la métempsycose) de Philoctète le mourant, c’est-à-dire comme une nouvelle forme du même qui s’inscrit dans le processus de réincarnations successives de l’âme. Ce que confirme d’ailleurs une lecture attentive de la pièce : Wahid affirme son identité de manière performative comme Stanislas Nordey et Falk Richter ont pu le faire dans la pièce Je suis Fassbinder (mars 2016), c’est-à-dire au sens d’une « figure […] fictionnalisée, [où] l’accent [est] mis sur sa façon d’être, de penser26 » :

Je suis Philoctète (IdvV, I, 4, p. 17).

Seul sur mon île, prendre ma blessure comme un éclat de verre brisé, et le tournant et le retournant dans le rayon matinal du soleil, faire naître une infinité de reflets multicolores (IdvV, III, 12, p. 40).

15Le dramaturge « narrateur » l’identifie également sous les traits du héros grec, « Philoctète en sa chair » (IdvV, V, 5, p. 58), et les autres personnages le reconnaissent également comme tel :

Antoine
Tu viens de dire : « Philoctète, c’est moi … » Tu n’as qu’à l’écrire. (IdvV, I, 4, p. 18)

Katharina
Philoctète, fils de Péas, écoute-moi : tu dois regagner la plaine de Troie. (IdvV, IV, 4, p. 49)

16Tous deux, Philoctète et Wahid sont en réalité morts sans être morts, dans une sorte d’« entre-deux-morts27 ». Philoctète est « frappé de mort sociale28 » : exclu de la cité et relégué sur l’île de Lemnos29, il est donc exclu socialement et n’existe plus. Wahid, de son côté, est, dès le début de la pièce, un spectre qui parle à d’autres spectres, et même lorsqu’il raconte son parcours avant de devenir spectre, avant de descendre dans l’Hadès, il reconnaît ne plus pouvoir écrire, être mort en tant qu’auteur et ne voir aucune issue à sa vie sans création : « Dès que je lève la main pour écrire, un dégoût effroyable m’envahit et juste l’envie de me pendre. » (IdvV, I, 4, p. 19).

17Enfin, Philoctète et Inflammation du verbe vivre racontent l’histoire d’un retour possible, celui du héros : Philoctète attend depuis dix ans de pouvoir rentrer chez lui et d’être guéri et l’« heureuse traversée » (P., p. 345) devient enfin possible, la pièce se terminant par la prière aux Nymphes de la mer « de venir assurer [leur] retour » (P., p. 346) ; Philoctète mènera la guerre de Troie avant de rentrer chez lui. À la fin de la scène 6 intitulée « vivre » de la dernière partie, « dans l’ambulance, Wahid ouvre lentement les yeux » (IdvV, V, 6, p. 59). Ce faisant, il choisit de revenir à la vie ; à l’issue de son voyage dans l’Hadès, il a retrouvé le sens et se sent prêt, à présent, à mener la « guerre » (IdvV, I, 4, p. 18) de son spectacle, à renouer avec l’écriture. C’est l’ambulance qui lui « assure son retour » à la vie. Le renversement n’est certes pas le fait d’un deus ex machina au travers de l’apparition d’Héraclès : les dieux sont « déchus » (IdvV, V, 5, p. 57) et ne peuvent plus lui être d’aucun secours. Mais le dénouement apparaît bien sous la forme d’un renversement : alors qu’il est au royaume de l’Hadès, dont presque personne n’a pu revenir, Wahid retrouve le sens de la vie et choisit de rentrer chez lui, tout comme Philoctète.

Wahid sous les traits de Néoptolème

18Cela étant, ne voir dans Wahid qu’un avatar de Philoctète nous conduirait à réduire immanquablement la portée du personnage et du projet d’Inflammation du verbe vivre. Wahid est en effet aussi celui qui respecte les valeurs morales, qui refuse de trahir Robert, et se dit prêt à renoncer : « La mort d’un poète justifie, il me semble, une annulation » (IdvV, I, 4, p. 17). Les autres membres de l’équipe, eux, semblent davantage prêts à trouver des solutions, même si cela doit ressembler à des compromis, en proposant autre chose que ce qui était prévu : ils sont prêts à adapter le spectacle à la réalité de la situation. Pour Antoine, « il faut prendre Philoctète comme une guerre et […] la mener jusqu’au bout » (IdvV, I, 4, p. 18). Maurice, de son côté, propose d’user d’une forme de ruse : « Philoctète, ça peut être ce que l’on veut ! On s’est engagés à jouer Philoctète, mais on n’a pas dit ce que ça allait être. Philoctète, c’est juste un titre. […] » (ibid.). Dans cette quatrième scène de la première partie se rejoue en quelque sorte le prologue de Philoctète où l’on assiste à l’échange entre Ulysse et Néoptolème, dont on sait que c’est, pour Wahid, la scène « la plus forte de Philoctète, la seule [qu’il] aurai[t] voulu monter » (IdvV, IV, 2, p. 57), celle où l’on comprend que « la fin justifie les moyens » (ibid.), indiquant ainsi son intérêt particulier pour ces deux personnages, bien plus en tout cas que pour celui de Philoctète.

19L’équipe de Wahid rejoint donc le camp d’Ulysse, celui de la raison d’État : récupérer l’arc d’Héraclès pour gagner la guerre de Troie est une raison supérieure à toutes les autres, et produire le spectacle est ici de l’ordre de cette nécessité. Wahid se range, lui, du côté de Néoptolème : il veut rester fidèle à ses valeurs et est prêt à tous les sacrifices, comme l’était le personnage de Sophocle déclarant : « J’aimerais mieux encore échouer pour avoir agi loyalement que triompher par une vilénie » (P., p. 300).

20Néoptolème est également celui qui assure le rôle de messager, d’intermédiaire dans la pièce de Sophocle. Il devient la voix qu’Ulysse ne peut porter lui-même, car ce dernier sait qu’il échouera face à Philoctète :

Mais pourquoi est-ce avec toi, pas avec moi, qu’il peut avoir un contact confiant et sûr ? Je vais te le dire. Tu as pris la mer sans y être tenu, toi, par aucun serment, sans avoir subi non plus de contrainte ; enfin tu n’étais pas de la première de nos expéditions ; tandis qu’aucun de ces faits-là, je ne puis, moi, le démentir. Dès lors, s’il m’aperçoit, ayant encore son arc en main, je suis perdu et je t’entraînerai toi-même dans la mort (P., p. 299).

21Néoptolème se voit donc chargé par Ulysse de persuader Philoctète de les accompagner à Troie avec son arc (leur présence ayant été déclarée nécessaire à la victoire par une prophétie), tout comme Wahid est missionné par les adolescents suicidés pour porter les messages qu’ils n’ont pas pu adresser aux adultes de leur vivant : on aurait dû leur apprendre à se « battre pour un idéal », il faut entendre ce que les jeunes « ne veulent pas », la « crise » [celle de 2015] les a empêchés d’« exister », de « pense[r] comme des vivants » (IdvV, IV, 4, p. 48-49). Wahid accepte donc la mission d’Andreas, de Katarina et de Christos « les Néoptolème, ces sublimes héros de [s]on temps ». Il ira « porter aux vivants la parole des adolescents morts pour que les morts puissent s’adresser aux vivants. Oui, je garde en moi ce trésor que vous m’offrez. J’irai témoigner pour vous. » (IdvV, IV, 4, p. 49). Faire le lien entre la victime (Philoctète) et le bourreau (Ulysse), et entre les vivants (les adultes de notre monde) et les morts (les adolescents), voilà donc la fonction assignée à Néoptolème et à Wahid dans ces deux pièces.

22Êtres de lien, ce sont aussi des êtres profondément tiraillés qui doivent se déterminer, qui doivent prendre une décision. Néoptolème doit choisir entre respecter la parole donnée à Ulysse et suivre ses convictions et ses valeurs. S’il s’engage sur la première voie au début de pièce, il revient par la suite sur son choix en reconnaissant avoir « commis une faute infâme » et décide de « la réparer » (P., p. 338). À l’autre bout de l’arc, lorsque Wahid rencontre Lefteris, son guide chauffeur de taxi dans l’Hadès, il doit lui aussi se décider : « Tu peux encore choisir de ne pas y aller [dans l’Hadès]. L’ambulance arrive. Le temps entre la vie et la mort n’est pas infini. Tu dois prendre ta décision » (IdvV, III, 3, p. 31). Tout comme Néoptolème, Wahid engage un voyage initiatique, synonyme d’exploration de ce qu’il est au plus profond de lui – qui s’actualise dans son Odyssée – et tous deux reviennent sur leurs choix initiaux à l’issue de cette quête : Néoptolème sera du côté de Philoctète et Wahid choisit d’être du côté de la vie.

23Enfin, et peut-être surtout, Néoptolème est ce personnage « qui change, qui subit les transformations décisives », ce qui explique que « certains interprètes ont voulu voir en lui [Néoptolème] le véritable héros de la tragédie30 ». Tout comme Wahid est ce héros malgré lui, le seul qui peut sauver le spectacle, car « il y aura une naissance quelque part » (IdvV, I, 4, p. 19). Et comme le lui rappelle le chien guide, « seuls les vivants peuvent agir » (IdvV, III, 12, p. 39), et devenir vivant signifie pour nos deux héros trouver leur juste place dans la cité. Pierre Vidal-Naquet a analysé avec beaucoup de justesse la réintégration des deux personnages – Philoctète et Néoptolème – dans la cité : « l’homme sauvage a réintégré la cité, l’éphèbe est devenu hoplite31 ». Philoctète rejoint en effet sa communauté en acceptant de reprendre les armes, et Néoptolème, en réussissant son épreuve initiatique, accède au rang de citoyen et donc intègre la cité. Wahid, quant à lui, réintègre à l’issue de la pièce la communauté des vivants, mais aussi la communauté du théâtre en tant qu’écrivain et metteur en scène.

Wahid dans les habits d’Ulysse

24Wahid revêt donc les traits de Philoctète et de Néoptolème, mais – et cela peut étonner davantage – également ceux d’Ulysse. Pourtant, que peuvent donc avoir en commun, Ulysse, un des héros les plus célèbres de la mythologie grecque, et Wahid ? Philoctète s’ouvre sur l’arrivée d’un navire avec à son bord Ulysse, accompagné de Néoptolème, qui a pour but de ramener Philoctète à Troie. Inflammation du verbe vivre s’ouvre sur le récit de Wahid « aux ombres » (IdvV, I, 1, p. 13) au cours duquel il raconte son arrivée sur le « continent » (ibid., p. 14) à bord d’une « embarcation sur un fleuve houleux », « un vent ballotte violemment la voile déchirée d’un bateau dont on ne perçoit que le mât auquel elle est arrachée » (ibid.). Une fois sur la terre ferme, tout comme Ulysse cherche la grotte de Philoctète, Wahid emprunte le « chemin côtier » (ibid.) pour atteindre « cet ancien bâtiment qui abritait un sémaphore et sur la devanture duquel le mot “Théâtre” est aujourd’hui gravé » (ibid., p. 14-15). La mise en scène apporte ici des éclaircissements précieux : Wahid navigue sur une barque, seul, face au vent, on distingue « cap rocheux » et paysage côtier « désertique » (P., p. 297), il ne croise absolument personne une fois qu’il a mis pied à terre. L’arrivée se fait en outre sous le signe de l’attente : pour Ulysse et Néoptolème, il s’agit de localiser Philoctète et sa grotte et d’organiser la rencontre ; pour Wahid, il s’agit d’attendre le reste de l’équipe du spectacle afin d’envisager la suite du projet après la mort de Robert.

25Cette proximité entre Ulysse et Wahid est d’ailleurs clairement revendiquée par ce dernier, autant que celle avec Philoctète : « Moi, je me suis abandonné moi-même, à la fois Ulysse et Philoctète » (IdvV, IV, 6, p. 34). Cette expression « s’abandonner soi-même » peut sembler déroutante au premier abord, mais, telle un éclat de verre, elle réfléchit les multiples facettes du personnage de Wahid : à la fois Ulysse puisqu’il abandonne ce qui « crie et gémit » en lui (P., p. 297) en choisissant de mourir, et Philoctète puisqu’il se retrouve abandonné, comme cela a été montré précédemment.

26En outre, lorsqu’il retrouve Robert, une double comparaison s’impose à lui pour éclairer leurs positions à tous deux : « Je suis venu vers toi, comme Ulysse vers Tirésias » (IdvV, IV, 8, p. 53). Au chant XI de l’Odyssée, sur les conseils de Circé, Ulysse consulte en effet le devin pour savoir ce que les dieux ont résolu pour lui et ce que seront les obstacles à surmonter sur le chemin du retour. De même Wahid sollicite l’aide de Robert, en suivant le conseil des adolescents qui lui ont dit que « la poésie est le seul chemin » (IdvV, IV, 4, p. 50). Dans les deux cas, ils rendent visite à un mort vivant qui a conservé le privilège de la pensée, de la lucidité et de la sagesse : Robert Davreu peut encore « sourire », et « ce sourire [l’] entraîne vers un rire joyeux et plein » (IdvV, IV, 8, p. 53), plein de vie. La conscience de et en la force des mots, du langage, « de la poésie », établit une véritable filiation entre les deux héros. Si Ulysse se montre, dès le début de Philoctète, sage et conscient de la force du langage32, Wahid devra attendre la fin de la pièce pour le comprendre, mais à la fin des deux pièces, ils en sont tous deux pleinement conscients :

Réapprendre à parler, à inventer les mots nouveaux pour faire rire et pleurer morts et vivants. Un dans la multitude ! Vivre et écrire et retrouver la prononciation exacte de son propre prénom dans sa propre bouche (IdvV, V, 6, p. 59).

27Ulysse et Wahid partagent aussi le goût de la mise en scène. Dès le début de la pièce, Ulysse endosse ce rôle chez Sophocle : il est celui qui distribue les rôles, notamment à Néoptolème et ce fait est d’importance puisque chez Eschyle (Philoctète) et chez Euripide (fragments de Philoctète), nous savons que c’est Ulysse, déguisé, qui agit directement auprès de Philoctète :

C’est d’ailleurs sur ce point particulier que Sophocle a remarquablement innové par rapport à ses devanciers Eschyle et Euripide, qui avaient avant lui traité le même épisode en réservant le soin de mettre la ruse en œuvre à un Ulysse déguisé. Le génie de Sophocle est d’avoir introduit le personnage de Néoptolème comme marionnette d’Ulysse. Ce faisant, Sophocle amplifie la dimension méta-théâtrale de la pièce : Ulysse devient le metteur en scène (didaskalos) de la ruse dont Néoptolème est l’acteur33.

28Chez Sophocle, il ne se contente pas de distribuer les rôles, « c’est des coulisses qu’il entend mener le jeu34 ». Ulysse donne en effet le sentiment d’observer toute l’action depuis un endroit où il peut se cacher, car, toujours, les interventions, que ce soit celle du marchand ou la sienne, ont lieu à point nommé !

29Il y a enfin cette très belle scène, « là où il faut aller », au cours de laquelle, Wahid (sur scène), « comme frappé par une idée » (IdvV, II, 3, p. 26), se met à la recherche d’un passage de l’Odyssée et le lit. Circé indique le chemin à Ulysse, il doit prendre la route de l’Hadès pour demander conseil à Tirésias, nous le savons. Mais c’est le processus de double énonciation qui rend cette scène profondément dense : « à ces mots de Circé, tout mon cœur éclata. Pour pleurer, je m’étais assis sur notre couche : je ne voulais plus vivre, je ne voulais plus voir la clarté du soleil » (ibid.). Wahid, sur les images projetées sur l’écran en fond de scène, est assis dans l’entrée de sa propre chambre, à côté d’un petit guéridon sur lequel il a entreposé ses livres. Qui est alors ce « je » qui parle ? Qui est ce « je » qui ne veut plus vivre ? Wahid (sur l’écran) reprend la lecture du passage et Wahid (sur scène) grimpe le long de l’écran où le texte est projeté à l’horizontal et défile lentement, ce qui fait qu’en grimpant le long des fils, Wahid suit le texte, et au moment où il prononce cette phrase « c’est là qu’il faut aller » (ibid.), tout le reste du texte disparaît, il ne reste que cette phrase qui semble indiquer graphiquement la direction.

Wahid
« […] c’est là qu’il faut aller… » (Cette phrase l’arrête net.) C’est là qu’il faut aller (ibid.).

30La répétition, au sein des guillemets (Odyssée) et en dehors des guillemets (propres mots de Wahid) souligne avec force le jeu de la double énonciation. Puis la phrase disparaît et l’image de Wahid, assis devant le miroir à côté du guéridon, apparaît sur l’écran :

Il se regarde dans le miroir (ibid.).

31C’est là que s’accomplit le processus de reconnaissance. Ulysse et Wahid ne font qu’un, et Wahid (sur scène) passe au travers du miroir projeté sur l’écran dans lequel se regarde Wahid (sur l’écran) : le miroir permet comme dans Alice aux pays des merveilles le passage d’un monde à l’autre. Cette présence du miroir n’a en fait rien d’anecdotique, ni dans le texte, ni dans la mise en scène ; il nous semble même qu’elle est, au contraire, au cœur de l’écriture à la fois dramatique et scénique et que le concept de miroir en constitue le moteur, point qui sera abordé dans notre dernière partie.

Une réécriture du mythe sous le prisme du Doppelgänger

32Wahid, le héros d’Inflammation du verbe vivre, revêt des traits multiples qui le rattachent aux trois personnages de la tragédie de Sophocle : il est à la fois, et tour à tour, Philoctète, Néoptolème et Ulysse. L’identité de celui qui se nomme « l’unique », semble donc fragmentée, éclatée, mais est-ce bien juste de formuler les choses ainsi ? N’avons-nous pas plutôt à faire ici à un dédoublement multiple, au sens de la Ich-Spaltung (du clivage du moi) – ce que vient souligner la proximité des prénoms Wahid et Wajdi ?

33Wahid est auteur et metteur en scène de théâtre. À la scène 4 de la première partie, un membre de son équipe nous donne quelques indications précieuses pour situer son travail :

Maurice
Avant de parler des décors, il faudrait peut-être parler du spectacle de Philoctète. Après Les Trachiniennes, Antigone, Électre, après Ajax et Œdipe-Roi, on a besoin de savoir comment on va aborder les deux dernières : Philoctète et Œdipe à Colone (IdvV, I, 4, p. 16-17) ?

34La superposition assumée entre le personnage de Wahid et l’auteur-metteur en scène Wajdi Mouawad souligne la dimension pleinement autofictionnelle du projet d’écriture, de sorte que Wahid apparaît dès le début de la pièce comme le double de Wajdi Mouawad. Si leurs prénoms diffèrent légèrement, leurs projets sont en tous points identiques. D’ailleurs, le spectacle que Wahid doit présenter avec son équipe est déjà vendu (« On s’est engagés auprès des théâtres, ils ont donné de l’argent », ibid., p. 17), exactement comme cela était le cas pour Wajdi Mouawad en 201335.

35Ce dédoublement entre Wahid et Wajdi se voit en outre renforcé lors du passage au plateau puisque Wahid apparaît sous les traits de Wajdi sur scène, et trouve un écho dans le fonctionnement dramaturgique de la pièce au moment de la représentation, lorsque Wahid s’adresse « aux ombres » – l’autre nom des spectateurs dans la salle : Wahid, l’ombre de Wajdi, s’adresse aux ombres des spectateurs. Wahid, dès la première scène de la pièce, sait tout ce qui va arriver jusqu’à l’avant-dernière scène de la pièce, il sait qu’il a trouvé le crayon, « cette chose simple dont [lui] a parlé le chien » (IdvV, I, 1, p. 13). Une seule inconnue subsiste pour lui : quelle voie choisira-t-il une fois dans l’ambulance ?

36À la fin de la première scène, on assiste à un nouveau dédoublement, un dédoublement du dédoublement en quelque sorte, matérialisé par un passage vers un autre espace-temps : Wahid emprunte une porte dont l’image est projetée sur l’écran et son personnage se voit dédoublé : à partir de ce moment précis, il y aura Wahid sur scène et son double, Wahid à l’écran, à moins que ce ne soit l’inverse ? Cette mise en abyme du dédoublement est au cœur de l’écriture de ce spectacle et devient dès lors un motif structurel, puisqu’après son suicide, Wahid rencontre Lefteris, avec lequel il va avoir de multiples échanges, et que, parallèlement et en même temps, « sur une plage de Grèce, le corps de Wahid est étendu. Lefteris, assis à ses côtés, attend les secours » (IdvV, III, 5, p. 33). Wahid et Lefteris sont donc à la fois sur cette plage en Grèce et au cœur de l’Hadès : double lieu et double temporalité qui se joue en attendant l’ambulance : « Tu peux encore choisir de ne pas y aller [dans l’Hadès]. L’ambulance arrive. Le temps entre la vie et la mort n’est pas infini. Tu dois prendre ta décision » (ibid., p. 31), dit Lefteris.

37À la fin de la pièce, Wahid sur l’écran, après être « pass[é] à travers la trame de son être » (IdvV, V, 5, p. 58), s’adresse une dernière fois « aux ombres », pendant que Wahid sur scène s’assoit au bord d’une fosse, comme s’il était assis au bord de la mer, les pieds dans l’eau, et au moment où Wahid sur l’écran prononce les derniers mots de la pièce « Tout n’est donc pas perdu » (IdvV, V, 6, p. 59.), Wahid sur scène disparaît dans cette fosse, il ne reste que Wahid sur l’écran, dans l’ambulance. Le dédoublement vient de prendre fin : « Sur la falaise, il n’y a plus personne » (ibid..), les spectateurs quittent à leur tour leur statut d’ombres et peuvent, eux aussi, « [r]ouvr[ir] lentement les yeux » (ibid.).

38Ce motif du dédoublement, récurrent dans l’œuvre de Wajdi Mouawad (le dédoublement du corps via la projection vidéo dans Seuls36 rappelle le dédoublement de la temporalité dans Incendies37 par exemple), semble faire directement écho à celui du Doppelgänger, dont il existe de multiples versions dans la littérature germanique38. Il n’est donc pas étonnant que dans un colloque consacré à « l’auteur(e) et ses doubles » en partenariat et avec le soutien du CIERA (Centre interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Allemagne), figure une contribution sur Wajdi Mouawad, ayant pour objectif de « définir les figures auctoriales de Wajdi Mouawad dans ses pièces, à la lumière de l’autofiction39 ». Le motif du Doppelgänger, compris comme expression de la ressemblance de personnes réelles, renvoie également à une ressemblance entre deux êtres en lien avec l’existence de puissances surnaturelles. Mais toujours, il met en exergue l’idée que « l’existence de l’être humain, en rêve, dans le reflet du miroir, dans l’ombre et même au travers du portrait, renvoie à une deuxième vie et l’image / la représentation est en ce sens une part vivante de la personne40 ». On voit bien comment, dans Inflammation du verbe vivre, la représentation, à la fois au sens théâtral du terme mais aussi au sens de l’image projetée, nous ramène à cette « problématique de l’identité41 » qui est au fondement du motif du Doppelgänger et qui parfois même en « détermine la structure42 ».

39Notre hypothèse est que cette mise en abyme structurelle du double, qui souligne avec force la dimension métathéâtrale de la pièce, est la clé qui permet de relier le projet de Wajdi Mouawad avec la pièce de Sophocle, à partir du moment où on l’analyse au prisme du mode pathique43 de présence au monde des personnages, c’est-à-dire au travers de leur souffrance.

40Pour Maria Villela-Petit, « l’enjeu tragique de Philoctète tourne autour de la notion capitale de kleos et des moyens de l’acquérir ». Le kleos en grec, qui signifie44 « rumeur, bruit », a également le sens de « gloire ». Nous l’avons rappelé dans la première partie, Philoctète est mort socialement puisqu’il ne fait plus partie de la cité, mais cela va plus loin :

On ne parle plus de lui, la nouvelle de ce qui lui est arrivé, l’histoire de ses infortunes ne se répand pas ; elle n’est pas racontée. Philoctète est sans kleos, sans récit, ce qui veut aussi dire sans identité sociale. Autant dire deux fois mort45.

41Philoctète est « sans récit », comme Wahid est « sans texte », et l’absence de récit / texte les plonge tous deux dans une profonde crise existentielle. On assiste dans Inflammation du verbe vivre à un déplacement de la notion de kleos : ce n’est plus l’absence de récit sur les épisodes glorieux, sur « la gloire impérissable46 » qui tue le héros ; c’est l’absence de récit du poète qui le mène vers l’impossibilité de créer et le tue. Si « l’immortalité […] se nourrit de la voix des vivants, voire de leur souffle, de leur respiration47 », Wahid se nourrit du souffle vivant du poète. Et l’on voit bien ici « la circularité qu’impliquent le kleos et le fait que la notion est d’emblée relationnelle48 ». Philoctète a besoin que les autres parlent de lui pour rester vivant, Ulysse a besoin de Philoctète pour être glorieux et construire son kleos, et Wahid a besoin du souffle, de la parole de Robert pour pouvoir continuer à vivre. D’ailleurs, n’est-ce pas le kleos qui lui donne la clé de l’énigme ? En effet, lorsque Wahid arrive devant la bâtisse « laissée à l’abandon » où vivent les poètes, « il est attiré par une rumeur49 » (IdvV, IV, 7, p. 51) qui le mènera jusqu’à Robert et c’est alors le souffle du poète qui lui indique le chemin qu’il lui faut encore parcourir.

42Comment nos deux personnages reviennent-ils à la vie ? Philoctète doit son salut à l’intervention d’Héraclès qui, tout en insistant sur leurs ressemblances, promet « une vie glorieuse » (P., p. 344) à « celui qui était déjà comme un mort50 ».

Et tout d’abord, je te rappelle mon destin, et par quelles peines j’ai péniblement passé tour à tour, avant de conquérir cette gloire immortelle que tu peux contempler. Eh bien ! toi aussi, sache-le, c’est un sort pareil qui t’attend. Au sortir de ces peines, tu vas te faire une vie glorieuse (P., p. 344)51.

43Quant à Wahid, c’est l’intervention de Robert qui l’envoie « vers d’autres dieux […] la grâce, la force, le courage, la liberté ». Le deus ex machina qui souligne la métathéâtralité à la fin de Philoctète, brise l’illusion de la fiction et rend la fin de la pièce complexe à décrypter, car comme s’interroge Wahid,

Pourquoi Héraclès n’est-il pas apparu plus tôt à Philoctète pour le rassurer, s’il avait le pouvoir des apparitions ? Pourquoi l’a-t-il laissé ressasser sa colère ? (IdvV, I, 7, p. 23).

44Et l’on voit bien comment, là où, dans Philoctète, le théâtre dévoile son propre fonctionnement, dans Inflammation du verbe vivre, c’est l’écriture, par le prisme du théâtre, qui lève le voile sur son identité, en se révélant à la fois écriture dramatique et écriture scénique. En ce sens, « ce que […] Philoctète met en scène, c’est la crise que connaissait le kleos en cette fin de ve siècle52 » avant notre ère, tout comme Inflammation du verbe vivre met en scène la crise que connaît le poète Wahid / Wajdi, sans kleos, en ce début de xxie siècle.

45Qui est donc Wahid ? Philoctète ? Néoptolème ? Ulysse ? Wajdi ? Tous à la fois ? Une chose est sûre : à la fin du parcours de Wahid / Wajdi, la pièce existe – nous l’avons lue et vue au théâtre : le combat pour retrouver les mots est bel et bien gagné. Antoine, l’administrateur, l’avait clairement formulé au début de la pièce : « Je pense qu’il faut prendre Philoctète comme une guerre et qu’il faut mener jusqu’au bout » (IdvV, p. 18). Et Wahid a bel et bien gagné cette guerre.

46Il a tout abandonné pour apprendre à « se connaître lui-même » comme l’indiquent les inscriptions au fronton du temple de Delphes ; et n’est-ce pas là la quête, inavouée parfois, des spectateurs que nous sommes quand nous allons au théâtre ? Car comme le dit Wahid, seul le temps présent « demeure dans la lumière, dégagé des ombres de la mélancolie et du regret » (IdvV, IV, 1, p. 43) ; l’ici et maintenant, le temps du théâtre, serait donc le lieu où l’on peut apprendre à « se connaître soi-même », à souffrir pour connaître, ce que nous rappelle par ailleurs Ariane Mnouchkine : « Le théâtre c’est ça : le lieu par excellence où tu vois derrière ce que tu vois. Sinon, tu es aveugle53. » « Voir derrière ce que tu vois », n’est-ce pas une autre et belle manière de convoquer la question de l’identité, celle qui nous taraude souvent, toujours… ? En proposant une quête initiatique au cœur de l’expérience de l’entre-deux, en questionnant le sens de la vie, en affirmant la force du langage comme supérieure à toute chose, Sophocle et Wajdi Mouawad, par le détour du dédoublement méta-théâtral, nous ramènent à la question ontologique de l’identité, et, en ce sens, le projet d’écriture de Wajdi Mouawad est une recréation du texte antique respectueuse et fidèle à ses enjeux éthiques et esthétiques. Et si Philoctète et Inflammation du verbe vivre étaient finalement davantage des problem plays « à la Shakespeare » ? Des œuvres inclassables, des pièces très ouvertes qui questionnent profondément l’identité des protagonistes et par effet de réfraction, celle des spectateurs ? De sorte que l’on peut s’interroger : ne sommes-nous pas, nous aussi, des Philoctètes ?

Notes

1 Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », dans Atelier de théorie littéraire de Fabula, décembre 2019, en ligne :
https://www.fabula.org/atelier.php?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine, pages consultée le 8 septembre 2021.

2 Ibid.

3 Ibid. ; référence des Actes du colloque évoqué par Dominique Viart : Bénédicte Gorrillot (dir.), L’Héritage gréco-latin dans le monde contemporain, Genève, Droz, coll. « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2020.

4 Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », op. cit.

5 Virginie Rubira, Les Mythes dans le théâtre de Wajdi Mouawad et Caya Makhélé, Condé-sur-Noireau, Acoria Éditions, 2014, p. 23.

6 Marc Klugkist, « Le juste et le vrai. L’affirmation tragique dans Incendies », dans Sébastien Févry, Serge Goriely et Arnaud Join-Lambert, Regards croisés sur Incendies. Du théâtre de Mouawad au cinéma de Villeneuve, Louvain-la-Neuve, Académia-L’Harmatan, coll. « Imaginaires », 2016, p. 85.

7 Georges Banu, « Wajdi Mouawad, Un théâtre sous haute tension », dans Wajdi Mouawad et Robert Davreu, Traduire Sophocle, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre 31 », 2011, p. 52.

8 Titre de l’ouvrage de Paul Ricœur : Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, coll. « Les Essais », 2004.

9 Titre de la première étude de Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 41-105.

10 Sébastien Fevry, « Tragédie antique et histoire contemporaine. Une lecture mémorielle d’Incendies », dans Sébastien Fevry, Serge Goriely, et Arnaud Join-Lambert, Regards croisés sur Incendies. Du théâtre de Mouawad au cinéma de Villeneuve, op. cit., p. 73.

11 Wajdi Mouawad, « Le chemin change », dans Wajdi Mouawad et Robert Davreu, Traduire Sophocle, op. cit., p. 18.

12 Ibid., p. 19.

13 Wajdi Mouawad et Robert Davreu, Traduire Sophocle, op. cit., p. 10.

14 La première a eu lieu le 28 juin 2011 au Rocher de Palmer dans la ville de Cenon.

15 Wajdi Mouawad, Inflammation du verbe vivre, Léméac / Actes Sud-Papiers, 2016, p. 7. Désormais, les références à ce volume seront notées « IdvV » dans le corps du texte. Le numéro de la partie sera indiqué en chiffre romain et celui de la scène en chiffre arabe, le tout sera suivi du numéro de page.

16 Ibid., p. 7-8.

17 Pour un aperçu d’ensemble de la pièce, lire l’excellent résumé de l’intrigue de Maria Villela-Petit dans « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », dans Incursions en Grèce ancienne en compagnie des anciens et des modernes, Paris, Paul Geuthner, 2015, p. 100-103.

18 Wajdi Mouawad donne à l’héroïne de Tous des oiseaux (2018) le nom de Wahida : elle est en effet l’unique, celle qu’Eitan a choisie et qui va le plonger, malgré lui, au cœur des secrets de sa famille.

19 « Il s’adresse aux ombres devant lui » (IdvV, I, 1, p. 13) – « Wahid reprend son adresse aux morts assemblés » (IdvV, I, 3, p. 15) – « Il poursuit son récit à l’assemblée des morts » (IdvV, I, 7, p. 22) – « Wahid s’adresse aux ombres » (IdvV, IV, 1, p. 43) – « Wahid (aux ombres) » (IdvV, II, 6, p. 28 – III, 1, p. 43 – IV, 3, p. 47 – V, 1, p. 55 – V, 2, p. 56 – V, 3, p. 57 – V, 4, p. 58 deux fois – V, 6, p. 59).

20 À laquelle appartiennent entre autres Maurice, le sonorisateur, et Antoine, l’administrateur, dont il sera question ultérieurement.

21 IdvV, III, 3, p. 32.

22 IdvV, V, 5, p. 59.

23 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 96.

24 Sophocle, Tragédies complètes, trad. Paul Mazon [Paris, Les Belles lettres, 1962], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2018, p. 305. Désormais, les références à ce volume seront notées « P. » dans le corps du texte et seront suivies du numéro de la page.

25 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 96.

26 Falk Richter, « Stanislas Nordey, Falk Richter, entretien croisé », dans Programme Je suis Fassbinder du Théâtre National de Strasbourg, Kehl, Kehler Druck, novembre 2017, p. 25.

27 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 315-333.

28 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 96.

29 Rappelons-nous que Philoctète a été mordu à la jambe par un serpent, que la blessure ne parvient pas à guérir et qu’elle le fait tellement souffrir, qu’il gémit et crie à longueur de jours et de nuits. « à la vue des guerriers défaits devant le désarroi d’un pareil héros » (IdvV, I, 7, p. 22), Ulysse décide de l’abandonner sur l’île.

30 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 103-104.

31 Pierre Vidal-Naquet, « Le Philoctète de Sophocle et l’éphébie », dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte / Poche, 2001 [4e édition, 1972], t. I, p. 179.

32 « Aujourd’hui, expérience faite, je vois que ce qui mène à tout, c’est la langue, et non les actes » (P., p. 300). 

33 Guillaume Navaud, « Les ruses d’Ulysse sur la scène : sur les Philoctète de Sophocle et Heiner Müller, et Troïlus et Cressida de Shakespeare », dans Comparatismes en Sorbonne, « La ruse en scène. Poétiques et politiques de la tromperie au théâtre (xvie-xviiie siècles) », mars 2012, en ligne : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue3/08.Navaud.Ulysse.pdf, consulté le 20 septembre 2021, p. 9-10. Voir aussi note 33 : « Voir Dion Chrysostome, Discours 52 et 59. Chez Eschyle comme chez Euripide, Ulysse était déguisé et se présentait comme un déserteur de l’armée argienne, ennemi d’Ulysse, pour gagner la confiance de Philoctète. Chez Eschyle, la ruse d’Ulysse fonctionnait : il réussissait à tromper Philoctète sans être démasqué. Chez Euripide, en revanche, il se voyait contrarié par une contre-ambassade troyenne : il était alors contraint de révéler son identité et un agôn prenait place entre Ulysse et les Troyens, agôn dans lequel Ulysse parvenait à persuader Philoctète sous sa propre identité. »

34 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 101.

35 Lorsque Robert Davreu décède le 25 novembre 2013, sans avoir terminé sa traduction des sept tragédies de Sophocle, Wajdi Mouawad s’est déjà engagé pour le dernier cycle auprès de plusieurs théâtres. Nous sommes donc pleinement au cœur d’une situation autofictionnelle.

36 Création à Avignon en juillet 2008.

37 Création en 2003 à Meylan.

38 Pour de plus amples précisions, voir le très bon article « Doppelgänger », dans Elisabeth Frenzel, Motive der Weltliteratur. Ein Lexikon dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte, Stuttgart, Alfred Körner Verlag, 1992, p. 94-113.

39 « L’auteur(e) et ses doubles. Stratégies de mise en scène de la figure auctoriale dans l’espace franco-germanophone », colloque organisé les 4 et 5 octobre 2014 à la Maison de la Recherche à Paris par Aline Vennemann et Delphine Klein. La communication sur Wajdi Mouawad a été présentée par Isabelle Patroix. Le programme complet peut être consulté à cette adresse :
https://jelinek2014.sciencesconf.org/resource/page/id/15.html, page consultée le 23 septembre 2021.

40 Elisabeth Frenzel, « Doppelgänger », dans Motive der Weltliteratur. Ein Lexikon dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte, op. cit., p. 100 : « die Existenz des Menschen im Traum, im Spiegelbild, im Schatten, ja selbst im Porträt ein zweites Dasein bedeute und dass das Abbild ein lebendiger Teil der Person ist ». Cette traduction et les suivantes sont de nous.

41 Ibid., p. 103 : « Identitätsproblematik ».

42 Ibid., p. 104 : « strukturbestimmend ».

43 Comme le rappelle Maria Villela-Petit, « cet adjectif […] renvoie à ce que l’on éprouve, ce que l’on souffre » ; elle établit un lien avec la traduction de Simone Weil, reprise par Henri Maldiney d’une expression chez Eschyle : « par la souffrance, la connaissance ». Voir Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 98, note 8.

44 Pour une élucidation exhaustive du terme, voir Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 105-106.

45 Ibid., p. 106.

46 Ibid., p. 107.

47 Ibid.

48 Ibid., p. 108.

49 Je souligne.

50 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 117.

51 Faut-il voir dans Héraclès un autre double de Philoctète ? Les termes employés par le dieu nous y poussent.

52 Maria Villela-Petit, « L’enjeu des voix dans le Philoctète de Sophocle », op. cit., p. 118.

53 Ariane Mnouchkine, « Entretien par Nathaniel Herzberg », dans la série « Je ne serais pas arrivée là si… », Le Monde, 1er décembre 2019, https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/12/01/ariane-mnouchkine-c-est-en-asie-que-j-ai-appris-a-celebrer-les-moments-de-bonheur_6021208_3246.html, page consultée le 21 septembre 2021.

Pour citer ce document

Delphine Edy, « Wajdi Mouawad « sur les plages de Sophocle ». Autour de la recréation de Philoctète : Inflammation du verbe vivre » dans Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité,
dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1244.

Quelques mots à propos de :  Delphine Edy

Professeure en classes préparatoires
CRLC (Sorbonne-Université) – EA 4510
ACCRA (Université de Strasbourg) – UR 3402
Delphine Edy, professeure agrégée d’allemand et docteure en littérature comparée, enseigne en classes préparatoires, en études théâtrales et en littérature comparée à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les liens entre texte et scène, la représentation du réel, le théâtre européen contemporain au croisement des questions d’éthique, d’esthétique et de politique et sur les questions de fiction/non-fiction vues sous le prisme de l’écriture de soi. Elle est chercheure associée du CRLC (Sorbonne Université) et du laboratoire ACCRA (Strasbourg). Son livre, Thomas Ostermeier : explorer l’autre face du réel pour recréer l’œuvre en scène, sera publié aux Presses du réel de Dijon début 2022. Elle a également codirigé avec André Petitjean le numéro de Pratiques no 191/192 « Théâtre contemporain : Écritures et Représentations », 2021.