Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

Responsables scientifiques

Ariane Ferry (Université Rouen-NormandieCÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI)

Comité de lecture 

Ariane Eissen (Université de Poitiers)
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)   
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)        
Ute Heidmann (Université de Lausanne)    
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)    
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)     
Claire Lechevalier (Université de Caen)  
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)           
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)

Genèse et perspectives du carnet de recherche

Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019.
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.

Comment proposer un article

Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr).
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.

Problématique et pistes de réflexion

Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2].
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.


[1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021.

[2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître.

[3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48).

[4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.

Logos

Féminisme et questions de genre dans L’Instant : La Créüside de Magda Szabó

Nina Soleymani Majd


Texte intégral

1Le point de départ de cette étude a été le constat de l’importance accordée aux questions de genre et aux personnages féminins dans les réécritures contemporaines des récits mythologiques ou épiques de l’Antiquité1. Si cette importance est indéniable dans le monde anglo-saxon2, elle se rencontre également dans des littératures a priori fort éloignées de cette sphère linguistico-culturelle, mais selon des modalités bien différentes en ce qui concerne le rapport aux problématiques de genre (gender). Cet article s’interrogera sur les principes qui ont présidé à l’écriture du roman hongrois L’Instant : La Créüside, pour essayer de déterminer si la mise en avant de Créüse dans cette réécriture de l’Énéide relève de motivations féministes ou de remises en cause des normes de genre, et si oui, à quel degré.

2L’Instant : La Créüside3 est un roman de la fin de la carrière de l’écrivaine hongroise Magda Szabó, née en 1917 à Debrecen en Hongrie et décédée en 2007. Elle rédige L’Instant en 1990 mais le roman n’est traduit qu’en 2009 en France. Elle l’écrit lors d’une convalescence pendant laquelle elle opère un retour sur l’une des œuvres qu’elle a le plus lues durant sa vie, à savoir l’Énéide de Virgile. Mue par l’agacement typique des lectorats du xxe et du xxie siècle4 face à la droiture dénuée de sentiment et pleine de fadeur d’Énée5, elle souhaite rectifier ce qu’elle voit comme une injustice, à savoir le fait que Créüse doive mystérieusement disparaître au moment de la fuite de Troie. La raison sous-jacente à cette disparition serait qu’elle doit laisser le champ libre au héros, c’est-à-dire ne pas être une épouse gênante lorsque le moment sera venu pour lui de se marier avec Lavinie en secondes noces, pour pouvoir hériter de l’Italie en dot. Magda Szabó décide donc de réécrire le chef-d’œuvre virgilien en opérant une substitution : le héros qui a conquis l’Italie pour pouvoir fonder Rome n’était pas Énée, mais son épouse, Créüse, qui s’est fait passer pour lui. Lors de « l’instant » fatidique, qui donne son titre au roman, Créüse a pris la place d’Énée alors qu’il tentait ni plus ni moins de la supprimer les armes à la main avant de quitter Troie en flammes. Créüse étant plus adroite que lui à l’épée, elle l’emporte aisément lors du duel qui les oppose l’un à l’autre et le tue, avant de prendre le commandement du navire affrété pour leur fuite. Toutes les péripéties en mer puis les guerres du Latium sont ensuite vécues par Créüse et non par Énée, sous son apparence de femme. Cependant, il ne s’agit pas d’un travestissement, puisque le stratagème par lequel Caieta (la nourrice d’Énée, amie chère au cœur de Créüse) et la jeune femme parviennent à imposer ce changement à tous les Troyens et Troyennes qui les accompagnent consiste à dire que la déesse Vénus a temporairement remplacé le corps d’Énée par celui de son épouse Créüse. Grâce au merveilleux de la mythologie et de l’épopée antique, il est possible de faire croire à une transmutation pure et simple de l’âme d’Énée dans le corps de Créüse. De nombreuses œuvres littéraires mettent en scène des personnages féminins revêtant une apparence masculine pour arriver à leurs fins. Ici, la mystification est encore plus efficace, car elle s’affiche. Un seul secret demeure, le fait qu’il ne s’agit pas d’Énée réincarné, mais bien de la vraie Créüse. Il n’y a donc pas travestissement, mais usurpation d’identité. Or, cette usurpation fait fi des barrières de genre : peu importe que Créüse soit une femme, puisque grâce au prétexte de la toute-puissance divine, elle peut faire croire à une métempsycose miraculeuse, qui lui fait franchir au passage toutes les barrières de sexe et de genre.

3On imagine toutes les possibilités de « trouble dans le genre » offertes par une telle réécriture : amour lesbien avec Didon puis avec Lavinia, une Créüse héroïne de guerre sur le champ de bataille et nouvelle reine et fondatrice de la lignée romaine, et bien d’autres situations encore. Pourtant, il n’en va pas tout à fait ainsi, et le roman gomme nombre d’éléments qui auraient pu découler non seulement d’un féminisme de l’œuvre, mais aussi d’une lecture queer. C’est pourquoi je me suis interrogée sur le type de féminisme mis en jeu par cette œuvre, et sur la présence ou non d’indices de transitude6 chez les personnages.

Une Créüside féministe ou antiféministe ?

Un féminisme libéral et modéré

4Magda Szabó a cessé d’écrire pendant les quinze premières années du régime communiste soviétique en Hongrie, se refusant à accepter les commandes d’œuvres de propagande qu’elle recevait de la part du gouvernement7. Elle a fait partie d’un groupe d’écrivains dissidents8, et cet arrière-plan politique se ressent dans son œuvre. Cela rend sa Créüside déroutante car la figure de Créüse est d’une part réhabilitée en tant que femme forte et bien plus noble que son mari, son beau-père et même que la déesse Vénus elle-même ; mais elle est d’autre part le support d’une accusation portée par Magda Szabó, non plus seulement contre le patriarcat, mais contre l’impérialisme des grandes puissances. Dans son roman, l’entreprise troyenne de colonisation de l’Italie présente maintes ressemblances avec la mainmise soviétique qui s’est abattue sur la Hongrie à partir de la fin des années 1940. Magda Szabó veut dénoncer ces entreprises expansionnistes, et elle le fait malgré le changement de héros : Créüse, bien qu’elle soit moralement supérieure à Énée et à beaucoup d’autres personnages de l’œuvre, doit pourtant accomplir ce que le Destin a décidé, en se faisant la conquérante impérialiste d’un territoire et d’un peuple qui vivait jusqu’alors dans une paix tranquille et insouciante. Dans le chapitre intitulé de façon significative « Pastorale9 », Magda Szabó dépeint Latinus comme un roi laboureur, et la princesse Lavinia10 comme une jeune fille de la campagne proche de la nature et participant aux travaux de la ferme. Les mœurs de Lavinia sont champêtres et naïves, voire grossières en comparaison de la culture troyenne, présentée comme une civilisation brillante et raffinée – jusqu’au ridicule11 – venue imposer son étiquette à la cour d’un peuple fruste mais heureux – la culture italienne12 autochtone étant jugée rustique car antérieure à la civilisation romaine.

5Pour illustrer cette oppression, Magda Szabó utilise un procédé narratif frappant : le récit de l’installation des Troyennes et des Troyens dans le Latium se fait à travers un long monologue de Créüse, qui est en fait un dialogue dans lequel les répliques des autres personnages n’apparaissent pas13, particulièrement celles de Latinus, d’Amata et de Lavinia, autrement dit, celles des colonisé·e·s. Le procédé utilisé est celui de la « narration simultanée14 », définie par Gérard Genette comme la narration au présent de l’indicatif d’événements qui sont en train de se dérouler au moment où la narratrice parle. Seules apparaissent dans ce discours les réactions et les réponses de Créüse aux interventions de ses interlocuteurs et interlocutrices, comme pour mieux écraser leur parole et faire sentir la coercition exercée par l’occupant.

6Toutefois, l’attitude profondément cynique du personnage de Créüse est extrêmement intéressante en termes de genre. Elle va en effet à l’encontre du préjugé selon lequel une femme serait nécessairement plus douce et plus compatissante qu’un homme. Ici, l’envahisseur est une cheffe de guerre, et bien que Créüse condamne l’usage de la violence à plusieurs reprises, elle s’en rend pourtant coupable en bien d’autres occasions, prétextant se plier à la volonté du Destin, et soucieuse de donner à son peuple meurtri une nouvelle terre, quand bien même ce serait aux dépens du bonheur d’un autre peuple. Le Destin est dépouillé de la majesté poétique dont le dotait Virgile, et devient un simple prétexte à l’exercice de la loi du plus fort15.

7Le roman comporte de ce fait une dimension polyphonique, à la fois au sens bakhtinien du terme et selon le fonctionnement du travail épique dégagé par Florence Goyet, c’est-à-dire qu’un même personnage peut incarner successivement deux positions opposées selon les besoins de la réflexion politique sous-jacente au texte16 : le personnage de Créüse incarne tantôt une épouse réhabilitée et plus magnanime, plus forte et plus méritante que son époux17, tantôt une conquérante faisant fi de la liberté des autres peuples et exerçant sa domination sans scrupules.

8Voilà pourquoi je serais tentée de formuler l’hypothèse selon laquelle le roman relève bien d’un projet féministe, mais qu’il se rangerait du côté d’un féminisme libéral18, ou d’un féminisme modéré.

9Féminisme libéral parce que, on l’a vu, Magda Szabó était une écrivaine dissidente et hostile au régime communiste installé dans son pays pendant toute la deuxième moitié du xxe siècle – elle écrit L’Instant en 1990, au moment où la Hongrie cesse d’être une république soviétique. En outre, le féminisme libéral se construit en antinomie du féminisme radical. Néanmoins, ces deux courants ont en commun de s’opposer aux doctrines marxistes, pour des raisons différentes. Le premier le fait par idéologie politique, le second parce qu’il reproche aux mouvements marxistes de noyer les luttes féministes dans celles du prolétariat, sans reconnaître de spécificité à l’oppression patriarcale, qui est un système d’exploitation au même titre que le capitalisme, et doit donc être combattue pour elle-même, de façon distincte et consciente. Cela n’empêche pas le féminisme radical de recourir à un vocabulaire marxiste, mais en le réorientant vers un matérialisme qui exige de prendre en compte les réalités concrètes de l’exploitation du travail des femmes, et de ne pas situer la lutte uniquement sur le plan idéologique19. Le féminisme libéral de L’Instant peut précisément être mis en opposition à ce type de féminisme radical et matérialiste, car il ne se réclame pas des théories marxistes, et se situe majoritairement sur le plan idéologique. De plus, il n’adopte pas toujours l’anti-naturalisme ou anti-essentialisme propre au féminisme matérialiste20, c’est-à-dire qu’il ne rejette pas de façon systématique l’idée d’une différence de nature entre les femmes et les hommes.

10On peut aussi parler de féminisme modéré à propos de L’Instant, au sens où le développe Christine Bard dans son article sur ce thème pour le Dictionnaire des féministes qu’elle a dirigé21. Le féminisme modéré « navigue entre reconnaissance de droits individuels et défense des intérêts familiaux22 » ; il « met en avant le sérieux, le pragmatisme, l’expertise, la réflexion, l’action prudente et diplomatique », et « fait l’apologie de la complémentarité (« l’égalité dans la différence ») et la critique de l’égalitarisme23 ». Bien que Christine Bard se réfère pour cet article majoritairement aux mouvements féministes modérés qui ont existé en France à partir de la naissance de la IIIe République jusqu’aux années 1960, les caractéristiques qu’elle dégage à propos de ce type de féminisme correspondent à celui qui s’observe dans le roman de Magda Szabó, comme nous allons le voir.

11La suite de notre propos consistera ainsi à montrer en quoi le féminisme du roman relève de la tendance modérée, et comment ses passages qui tendent vers l’antiféminisme peuvent s’interpréter comme un rejet du radicalisme, qui ne laisse affleurer que des prémices d’anti-essentialisme.

Le différentialisme de l’œuvre : antiféminisme ou féminisme modéré ?

12Le différentialisme de l’œuvre pose question, et pourrait être soupçonné d’antiféminisme ; il est toutefois possible de le rattacher au féminisme modéré. On prendra en compte deux thématiques pour le démontrer : la maternité, puis la question de la violence patriarcale.

La maternité

13La maternité est érigée en valeur absolue, au point que les femmes sans enfants subissent le mépris de la narratrice Créüse : dans le navire qui doit sauver une partie de la population troyenne, « la jeune femme faite pour enfanter » doit combattre la tentation de laisser sa place à « une poissarde stérile respectée de tous24 », car l’objectif est la survie du peuple troyen et il implique la reproduction. Dans la même logique de cynisme politique, Créüse justifie le choix d’avoir sauvé les familles nobles plutôt que celles du peuple, avec une hiérarchisation des femmes suivant leur activité : si les membres les plus pauvres de la cité avaient été au courant, dit-elle, ils « auraient fait tomber du navire tous ceux qu’ils auraient pu, séparant les époux, […] la pute du port noyant la sage-femme25 ». Lavinia se récrie contre cette forme d’injustice, mais Créüse balaie d’un revers de manche ses objections.

14Ces éléments ne sont pas forcément déterminants pour affirmer le primat de la maternité sur toute autre qualité des personnages féminins de l’œuvre, puisque Créüse s’efforce par ce discours d’imiter Énée, et d’accomplir ce que le Destin a prévu. En outre, la figure despotique qu’elle incarne est l’objet d’une satire de la part de la romancière, à travers l’outrance de son comportement. Cependant, ce statut privilégié de la maternité dans l’œuvre se confirme dans un autre chapitre, lorsque Créüse évoque son amour pour son fils Iule, provoquant la jalousie de Lavinia. Créüse répond alors à la jeune fille : « Ne fais pas cette tête, tu n’as pas encore été mère et tu voudrais occuper la première place dans l’ordre de mes affections ? Non, Lavinia, Iule est pour moi l’omphalos, le nombril du monde, et si on me l’enlevait, il ne me resterait rien26. »

15Ainsi, la féminité dans la Créüside est très centrée sur la maternité, induisant par là une forme de différentialisme. La mise en avant de la maternité et des « spécificités féminines27 » fait songer au féminisme relationnel de Luce Irigaray, et n’est donc pas forcément une marque d’antiféminisme dans le roman de Magda Szabó. Toutefois, Luce Irigaray elle-même met en garde contre une survalorisation de la maternité : « Il me semble plus important pour les femmes […] qu’elles exercent et déploient leur liberté créatrice. Qu’elles deviennent co-créatrices d’un monde où la différence sexuelle serait source d’engendrements qui ne se limitent pas à la procréation d’enfants28. » La Créüse de Magda Szabó oscille entre une soumission à l’idéal de la maternité, et cette « liberté créatrice » – dans la mesure où elle fonde un ordre nouveau et un régime original en alliant sa propre nation à celle du Latium. C’est pourquoi la survalorisation de la maternité présente dans l’œuvre demeure davantage du côté d’un féminisme modéré, fondé sur la « défense des intérêts familiaux29 ». À ce propos, Christine Bard souligne que « la notion de modération est toujours relative30 », et que le féminisme modéré est surtout construit en opposition au féminisme radical. Comme dans un cercle logique, le féminisme radical est lui-même inséparable et dépendant de son corollaire antagoniste, le féminisme modéré. Défini pour lui-même, si l’on reprend les critères énoncés par le numéro inaugural de la revue Questions féministes, le féminisme radical se caractérise par l’anti-naturalisme (ou anti-essentialisme), le matérialisme, et la prévalence du social dans tous les domaines : « S’il existe une nature de l’être humain, c’est bien d’être social31. » Il est aussi marqué par une ambition d’affranchissement total, et par « ses moyens d’action : l’illégalisme, le séparatisme, une violence symbolique assumée32 ».

16Plusieurs éléments du roman semblent aller à l’encontre d’un tel féminisme radical, et confirmer par là son ancrage dans un féminisme plus modéré. C’est le cas de la thématique de la violence patriarcale, présente en filigrane au cours de l’œuvre.

Violence patriarcale… mais complémentarisme

17Créüse ne formule pas frontalement de revendications visant à renverser l’ordre patriarcal, quoiqu’elle le réprouve implicitement lorsqu’elle déplore l’imbécillité, au sens propre comme au figuré, de son époux et de son beau-père, par opposition à sa propre exemplarité et à celle de la nourrice Caieta, toutes deux des femmes qui endossent la responsabilité de la famille et en assument la charge. Créüse ne tire pas davantage de conclusions radicales quant à la nécessité d’une révolte des femmes contre l’ordre masculin lorsqu’elle rapporte le viol de Caieta par Énée33, un détail qui n’est pourtant pas présent dans l’épopée virgilienne et dont l’ajout par la romancière a pour effet de rabaisser le personnage d’Énée, mais aussi, de façon plus générale, de condamner les violences masculines à l’égard des femmes. Enfin, le roman maintient l’idée d’une « complémentarité » entre hommes et femmes, qui fonctionne bien lorsque les hommes en question sont bons, comme en témoignent les couples harmonieux que forment Caieta et Cicus, ou bien Hécube et Laocoon34.

L’anti-essentialisme du roman

18Malgré cette mise en avant de la « complémentarité » entre hommes et femmes – terme caractéristique du féminisme modéré – et, par conséquent, du rejet d’un égalitarisme qui viserait à abolir les différences de genre entre hommes et femmes, d’autres éléments du roman apparaissent pourtant comme combattant le différentialisme.

Éducation et intersectionnalité

19Un passage du roman décrit l’éducation que recevaient les princes et les princesses de Troie, une éducation non genrée, dans laquelle tous et toutes apprennent à manier l’épée et étudient « les langues étrangères, l’économie, les sciences politiques et le droit international35 », des disciplines longtemps jugées comme masculines36, mais qui ne sont pas montrées comme telles dans le roman. Ainsi, le différentialisme de genre est rejeté dans ce cas, et une éducation et un traitement similaire des femmes et des hommes est, sinon prôné, du moins encouragé.

20On peut aller jusqu’à parler d’intersectionnalité37, au sens de dénonciation simultanée de plusieurs aliénations dont celles liées au sexe, à la race et à la classe sociale. En effet, le même chapitre décrit la différence qui existe entre les femmes de la cour, appelées les « échelonnées » car situées en haut de l’échelle sociale, et les femmes du peuple. Dans cette Troie reconstituée, une nourrice issue d’une famille considérée comme moins importante doit se plier à sa fonction, au mépris de son propre enfant38. Ces deux conditions sociales opposées ne trouvent leur réconciliation que face à la mort d’un époux, dans un désarroi et une douleur partagée39, selon le thème de l’égalité de tous les êtres humains face à la mort, un thème qui n’est pas sans rappeler l’éthique protestante dans laquelle Magda Szabó a été élevée.

21On peut aussi voir dans ces éléments la marque du marxisme, qui met l’accent sur les rapports de classe, la culture marxiste ayant dans les faits promu une égalité entre femmes et hommes dans l’accès à l’éducation et aux métiers. Une partie des contradictions du roman pourrait s’expliquer par la conjonction de plusieurs constructions idéologiques. Le protestantisme, d’un côté, met en avant la sphère intime et familiale, ou encore l’éthique de la responsabilité. Le marxisme, de l’autre, a apporté une critique des rapports de domination, et de l’impérialisme – sachant que la critique de l’impérialisme dans le roman est aussi tournée contre le marxisme et l’Union Soviétique, ce qui complexifie encore l’orientation idéologique du roman. Des points de rupture peuvent exister entre ces différentes philosophies, mais aussi des points de rencontre, par exemple autour de l’horizon égalitaire qui se fait jour dans le roman, horizon partagé à la fois par certains aspects du dogme protestant40, par le marxisme et par le féminisme41.

22Et de fait, d’autres tendances féministes se font jour dans le roman de Magda Szabó, en concurrence avec des formes d’antiféminisme.

Le rejet du mythe de l’Amazone : antiféminisme ou féminisme relationnel ?

23Le mythe de l’Amazone, incarné principalement par Camille dans l’épopée virgilienne, est mis à distance dans le roman de Magda Szabó. Il n’est pas un modèle pour la féminité ni pour le type de féminisme qui sous-tend le roman.

24Lorsque les Rutules déclarent la guerre au chapitre « L’héritage », Créüse passe en revue les forces en présence, dont les Volsques, et décide d’envoyer à ces derniers une émissaire. À cette occasion, Créüse évoque la reine des Volsques, Camille :

[D]éjà dans les tavernes de pêcheurs de la côte on chantait les louanges de l’amazone volsque : son pas était si léger qu’elle pouvait traverser un champ de blé sans courber les épis, et si elle marchait sur la mer les vagues ne se brisaient pas sous ses pieds. N’est-ce pas merveilleux, Lavinia ? Quel rayonnement doit avoir cette fille, mais comme elle doit être solitaire, comme elle doit se sentir étouffée au milieu des désirs et des passions sauvages ! La pauvre est sans doute un peu folle, aussi. Le monde des Amazones ne m’a jamais beaucoup attiré42 et il fut un temps où je considérais les guerrières de Penthésilée, non comme des femmes admirables, mais comme des folles à lier, avec leur poitrine mutilée, victimes d’aberration sexuelle, fanatiques, toutes dignes de pitié. Je l’ai dit, leur monde ne m’intéresse guère, mais j’ai versé une larme à la mort de Penthésilée. Elle était aussi courageuse que folle, et d’ailleurs Achille, son meurtrier, l’a également pleurée, car cette malheureuse femme était belle, belle et froide, mais séduisante, le grand exécuteur grec aurait dû la vaincre d’une autre manière43.

25La citation débute par un rappel de la tradition mythologique à propos du pas léger de Camille. Celle-ci est d’emblée mise à distance par la périphrase « l’amazone volsque » puis « cette fille » et ensuite « la pauvre », suivant une dégradation progressive. La question rhétorique empreinte d’ironie « N’est-ce pas merveilleux ? » adressée à Lavinia a la même fonction, et tourne en dérision le merveilleux mythologique tout autant que les prouesses physiques de Camille. L’accusation de folie domine très largement la deuxième partie de l’extrait, et s’étend à toutes les Amazones dans leur ensemble.

26La charge s’alourdit encore à travers le grief du « fanatisme », qui fait office de dénonciation implicite, non seulement des tentatives par lesquelles les femmes s’efforcent de s’égaler aux hommes, mais aussi du rejet pur et simple d’une société mixte et partagée avec des hommes, encourageant encore davantage à lire dans ce passage une tirade dirigée contre le féminisme en général, et son versant radical en particulier. L’ablation d’un sein pratiquée par les Amazones pour pouvoir tirer à l’arc n’est pas vue comme un acte libérateur vis-à-vis des attributs physiques susceptibles de cantonner les femmes à la maternité, mais est au contraire jugée par Créüse comme un signe de déraison, qui pousserait ces femmes à aller contre leur nature, au sens moral et physique du terme – le sens physique du terme regroupant tous les organes et parties du corps censées renvoyer à la féminité. Voilà pourquoi cette ablation est désignée par l’expression dépréciative « leur poitrine mutilée » (la mutilation renvoyant à un acte de violence contre nature), et doublée d’une accusation d’« aberration sexuelle », dont le référent n’est pas clair. Ce référent oscille entre l’asexualité, dominante chez les Amazones, et le rejet des attributs féminins. Ce rejet, associé au refus de la sexualité féminine passive, mène potentiellement au lesbianisme dans une société composée uniquement de femmes, et peut conduire jusqu’à y lire une forme d’hermaphrodisme ou d’hybridité intersexe déplorée par Créüse, ce dont témoigne le terme d’« aberration ». L’attitude libre et libérée des Amazones est considérée comme dérisoire par Créüse, à cause des sacrifices endurés pour y parvenir. Les marques de compassion qu’elle exprime à leur encontre servent en fait à dénigrer encore davantage leur comportement : elles ne sont pas des modèles admirables de libération des femmes, mais sont au contraire « dignes de pitié », et Penthésilée est une « malheureuse femme ». L’objectif de libération féminine semble même miné de l’intérieur dans la mesure où Créüse rabaisse toutes les tentatives des Amazones pour établir un matriarcat, en les ramenant à la forme de féminité instrumentalisée par les hommes dont elles ont voulu s’extirper : Penthésilée a pour qualités, outre son courage que Créüse ne peut lui dénier, d’être « belle et froide, mais séduisante ». L’ambiguïté de la dernière remarque de Créüse, « le grand exécuteur grec aurait dû la vaincre d’une autre manière », comporte très certainement un implicite sexuel, étant donné que plusieurs mythes font allusion à un désir charnel d’Achille pour Penthésilée, et que certaines lectures ou réécritures font état d’un viol de Penthésilée par Achille, voire d’un viol de son cadavre44. Cette « autre manière » de la vaincre reste floue, mais paraît en appeler à une technique de soumission des femmes classique du patriarcat, à savoir la soumission sexuelle, au mieux par une proposition de mariage ou une entreprise de séduction de la part d’Achille, au pire par le viol et la domination masculine dans un coït imposé et dissymétrique, puisque basé sur un rapport actif-passif défavorable à la femme.

27Dans cet extrait, le rejet du modèle de l’Amazone frôle donc à de multiples reprises l’antiféminisme, voire l’apologie de la violence patriarcale. Toutefois, le courage de Penthésilée est également salué, et il constitue de fait un point commun entre les guerrières amazones et Créüse elle-même. Voilà pourquoi cette tirade, antiféministe par bien des aspects, peut aussi s’interpréter comme un rejet de la dévalorisation du féminin. En effet, l’archétype de l’Amazone véhiculerait le fait que la nature féminine et le genre – passif – assigné aux femmes ne peuvent permettre d’accomplir des actions aussi élevées que le genre actif masculin. Le raisonnement féministe correspondant soutient que les femmes ne devraient pas avoir à imiter les hommes pour pouvoir être revalorisées dans une société ou un contexte donné. L’émancipation des femmes ne devrait pas avoir à s’accomplir en passant par un rejet de la sexualité – et, donc, de la féminité. On retrouve le différentialisme évoqué dans la première partie de notre étude, dont il reste à savoir s’il s’apparente à un féminisme relationnel semblable à celui que prône Luce Irigaray, ou bien à un rejet du féminisme égalitariste, voire du féminisme dans son ensemble.

28Or, plusieurs arguments favorisent l’hypothèse d’un féminisme relationnel dans la suite du roman. En effet, d’autres personnages que celui de Camille peuvent être mis au crédit d’un féminisme différentialiste. Créüse, la première, incarne le visage du féminisme de l’œuvre, celui d’une mère sachant se battre à l’épée, gérer une famille, et gouverner un royaume. L’hypothèse d’un féminisme relationnel modéré, qui s’opposerait à un féminisme radical de type égalitariste, s’en trouve renforcée.

Féminisme relationnel modéré : la mise en avant d’Hécube et de Cassandre

29À l’instar de Créüse, et peut-être même encore davantage dans la mesure où Créüse elle-même la cite bien souvent en exemple45, Hécube fait figure de femme forte et exemplaire dans le roman. Bien plus qu’une simple épouse royale ou même qu’une mère aimante, c’est une fine politicienne, une âme noble prête à tous les sacrifices mais également fidèle à ses propres désirs et à son sens de la justice46, une femme libre qui n’hésite pas à prendre pour amant l’homme qu’elle juge le plus digne et à tromper son mari devenu apathique, une reine enfin, qui fut celle qui gouverna réellement Troie :

Tout ce qui advenait ou n’advenait pas relevait de la volonté d’Hécube, non du roi. En entendant ce que les rhapsodes chantent à leur sujet, je n’aurais jamais cru que ces poètes eussent si peu d’imagination pour œuvrer avec un romantisme d’une telle naïveté. N’est-ce pas une honte de décrire la reine pleurant la perte de sa famille en se tordant les mains, puis se réfugiant auprès d’un autel pour rendre l’âme sur la dépouille de son mari ; ou dans une autre version, balayant, faisant la lessive et le ménage d’un chef grec dont elle est devenue l’esclave ? La littérature manque singulièrement d’imagination, comparée à la réalité. Crois-tu qu’il était possible de persécuter Hécube ? Crois-tu qu’elle ait pu pleurer, supplier, s’enfuir en hurlant ? Comment la poésie épique ose-t-elle montrer Hécube abandonnant son style de vie, s’oubliant elle-même à cause d’une chose aussi inéluctable et naturelle que la mort ? C’est lamentable ! En fait, Lavinia, les rhapsodes chantent leur propre reconstitution, ils produisent ce que le public veut entendre, ou est capable de supporter. Chacun est content de pouvoir imaginer qu’Hécube a fait ce que lui-même aurait fait dans une situation donnée, à un moment donné : pleurer et prendre la fuite47

30Le jeu intertextuel mené ici par Magda Szabó, qui devient nouvelle rhapsode par l’entremise de Créüse, fait converger plusieurs de ses thèmes de prédilection que l’on retrouve dans ses autres œuvres : l’inéluctabilité de la mort par exemple, contre laquelle se débat en vain l’espèce humaine, causant ainsi son propre malheur – thème abordé dans son roman La Porte. Il en va de même de la dénonciation de la lâcheté de ses semblables, qui n’hésitent pas à déformer une réalité pour la faire coïncider avec leurs propres bassesses – accusation portée ici, non seulement contre le public des épopées, mais aussi, par voie de conséquence, contre les « rhapsodes » antiques qui produisent ces poèmes, au premier rang desquels Homère et Virgile. L’émulation, suscitée par le modèle que fournissent d’illustres prédécesseurs, laisse place à une condamnation pure et simple des poètes trop complaisants, et du motif de la femme pleurante véhiculé par leurs œuvres, motif coupable de flatter les sentiments les plus abjects d’un public enclin à la paresse d’esprit et de mœurs.

31Deux tendances de la représentation des femmes dans la poésie héroïque antique sont tournées en dérision ici. La première en fait de simples spectatrices et commentatrices des actes des hommes, dont elles ne servent qu’à rehausser l’éclat en chantant leurs louanges, ou bien à renforcer le pathétique en pleurant leur mort, voire en y succombant elles-mêmes. L’association systématique de la tradition rhétorique de la lamentatio aux femmes est dénigrée, en particulier telle qu’elle figure chez les poètes tragiques qui ont écrit après les poèmes homériques en les prenant pour base, dans des pièces consacrées à Hécube ou aux Troyennes en général, comme chez Euripide ou Sénèque. Ce rôle traditionnellement attribué aux femmes est repoussé par Créüse. Elle rejette également la seconde tendance sous-jacente dont il est question, qui fait des femmes les subalternes des hommes. On pourrait dire que cette tendance est associée ici aux problématiques du travail du care48, puisqu’elle passe par les expressions triviales « balayant, faisant la lessive et le ménage d’un chef grec dont elle est devenue l’esclave », qui ont pour but non seulement de dévaloriser l’œuvre des poètes qui ont précédé, dans une logique d’æmulatio voire de damnatio, mais aussi de faire le procès du patriarcat. Ainsi, Magda Szabó ne craint pas de mettre à bas toute la tradition littéraire qui a précédé concernant la fin de la Guerre de Troie, depuis l’Antiquité jusqu’à son époque, dans une optique de dénonciation de la subordination des femmes aux hommes et au travail domestique, et dans le but de combattre le rabaissement de leur dignité voire de leur supériorité morale face à l’adversité. L’objectif féministe d’un tel procédé ne fait donc guère de doute, bien que ce féminisme soit de type complémentariste.

32L’importance de la figure d’Hécube, ainsi que sa dimension féministe, ressort le mieux dans l’éloge conjoint que Créüse fait d’elle et de Cassandre :

Cassandre, ma cousine la plus fine et la plus enjouée, il est insupportable que les contes aient fait de toi une détraquée, ou une vieille fille inspirée des dieux, alors que tu étais la projection vivante de la sagesse politique d’Hécube, notre média primitif, la métacommunication. Tu étais tout ce qu’Hécube avait en elle d’homme d’État, et si tu ne l’avais pas été en jouant avec un voile mauve, ils t’auraient tuée plus tôt49. Une nation peut-elle supporter sans réagir une vérité destructrice50 ?

33Hécube est louée au masculin, à travers le rôle intelligent qu’elle a su faire jouer à sa fille Cassandre : « Tu étais tout ce qu’Hécube avait en elle d’homme d’État », « tu étais la projection vivante de la sagesse politique d’Hécube ». Le terme hongrois pour « homme d’État » utilisé dans la version originale est államférfi, où férfi désigne l’homme au sens viril du terme. Ce masculin vient brouiller la position du roman vis-à-vis de l’essentialisme : autant l’Amazone est dénigrée comme singeant en vain la masculinité, autant ici, Hécube est grandie par l’effacement des genres que son comportement propose, par son appropriation d’un rôle et de qualités habituellement jugées masculines. Ce décalage me paraît être le signe que chez Magda Szabó, le rejet du féminisme que pourraient incarner les Amazones est motivé avant tout par la conformité à une bienséance traditionnelle, d’inspiration protestante voire influencée par le communisme (dans ses dérives uniformisantes), ou, à l’inverse, par l’anti-communisme (assorti de conformisme). Quelle qu’en soit l’origine, Magda Szabó n’a, consciemment ou non, pas remis en cause cette bienséance. Plus profondément encore, l’indépendance des Amazones est en fait moquée car elle a trait à la sexualité, contrairement à la prestance d’Hécube, femme forte mais qui se conforme à l’hétérosexualité obligatoire à travers sa liaison avec Laocoon – avec lequel elle forme un couple parfait, mais uniquement grâce aux qualités intrinsèques de Laocoon, que ne possède pas Priam, autrement dit, uniquement par chance. La critique implicite que l’on pourrait faire de ce modèle hétérosexuel est qu’il ne peut fonctionner que lorsqu’une femme a la chance d’être unie à un homme de bien, ce qui n’est pas le cas d’Hécube avec le Priam de Magda Szabó – à la suite de quoi, plutôt que de remettre en cause le système patriarcal de l’union matrimoniale contrainte, elle se contente de trouver un meilleur partenaire, avec qui pourtant elle ne pourra jamais connaître de bonheur public, en raison précisément de ce même système coercitif.

34L’éloge politique d’Hécube s’insère dans une déploration poignante de la mort de Cassandre, elle aussi érigée en héroïne incomprise des poètes antiques : « il est insupportable que les contes aient fait de toi une détraquée, une vieille fille inspirée des dieux. » Là encore, l’argument de genre est convoqué de façon détournée, l’insulte « vieille fille » étant explicitement associée à la folie (« une détraquée »), aux yeux d’une société aveugle et d’un public inculte, et impliquant que la finesse d’esprit d’une jeune fille ne peut qu’être tournée à son désavantage, déformée sous l’accusation de folie, et masquée par une dépréciation d’ordre sexuel renvoyant à la virginité de Cassandre, considérée par les poètes, selon Créüse, comme une absence coupable de mariage et de soumission au schéma normatif d’une hétérosexualité où règne la domination du pôle masculin.

35Si l’on met en relation cette dénonciation de la promptitude des poètes et de la société à imputer à une sexualité défaillante l’intelligence supérieure mais méconnue d’une jeune fille telle que Cassandre, avec la critique du fier refus de l’inféodation sexuelle des Amazones, on s’aperçoit d’une contradiction. D’un côté, la propension masculiniste à juger les femmes en fonction de leur sexualité est dénoncée ; de l’autre, l’attitude des Amazones qui s’affranchissent de cette aliénation est tournée en ridicule. Tout se passe comme si l’œuvre n’allait pas jusqu’au bout de ses postulats anti-patriarcaux, pour des raisons que l’on peut conjecturer : parce que ces derniers seraient tempérés par une lesbophobie conçue comme garante ultime d’une moralité sexuelle, et parce que les Amazones qui refusent la mixité et le désir hétérosexuel sont considérées comme de pâles imitatrices des hommes dont elles singeraient la violence conquérante.

Vers un anti-essentialisme pur

36Ce caractère inabouti de la dénonciation du patriarcat est visible dans les passages que nous venons de citer. Néanmoins, le dixième chapitre du roman semble contenir les prémices d’un véritable et franc appel à l’anti-essentialisme, lorsque Créüse répond à une remarque que lui a adressée Lavinia :

Non, ce n’est pas vrai, je ne te compare à personne, il n’existe pas de modèle, ni d’homme ni de femme, chacun est un univers, un microcosme isolé. Le problème est justement que l’homme naît homme, et non formule [mathématique]. À sa naissance, il n’est pas coulé dans un moule qui en fera un hussard, une poupée, une jeune femme avec une coiffe, un disque solaire ou une paire de ciseaux. […] Il faut que tu fasses ton choix, petite51.

37Les accents de cette tirade sont fortement antinaturalistes, d’abord dans un sens moral : personne ne naît ni bon ni mauvais, il faut se construire. Ensuite, l’antinaturalisme de cette tirade peut se lire dans un sens genré, à travers l’opposition entre le hussard et la poupée, respectivement huszár et baba en hongrois. Ce duo formé par la poupée et le soldat (en l’occurrence le hussard, ce cavalier hongrois qui fut repris dans les armées françaises) est symbolique de la binarité de genre et est rejeté à ce titre. Le balancement présent dans l’affirmation « il n’existe pas de modèle, ni d’homme ni de femme » entend dans un sens genré les termes « homme » et « femme », « se férfira, se nőre », qu’il fait correspondre à « hussard » et « poupée ». Selon ce discours, aucune nature humaine déterminée à la naissance ne prédispose un être à se rattacher à l’un ou l’autre de ces deux pôles de la binarité de genre, si l’on tire le texte le plus loin possible en se plaçant dans une optique théorique où genre et sexe ne sont pas distingués, mais où tout est construit. Bien plus, la phrase « l’homme naît homme, et non formule52 » emploie le mot ember en hongrois, un mot dont l’usage le rapproche davantage de l’« être humain » que de l’« homme », davantage de l’anthrôpos que de l’anèr grec ou du vir latin. Ainsi, la binarité homme-femme à la naissance est niée (férfir et , vir et femina), au profit d’une vision constructiviste de l’être humain (ember, anthrôpos), et du genre qu’il se choisit. Car il s’agit bien de choix, comme le montre la dernière phrase du passage que nous avons cité, qui consiste en un conseil que Créüse adresse à Lavinia, voire en un ordre qu’elle lui intime : « Il faut que tu fasses ton choix, petite. » Ce choix est développé par la suite comme renvoyant aux différentes versions de l’histoire de la guerre de Troie, voire de l’Histoire en général, Créüse invitant Lavinia à choisir son camp. Mais ce choix revêt une envergure bien plus grande qu’un choix uniquement politique : il engage l’être dans son entièreté, à la fois dans son identité de genre et dans ses convictions politiques, mais aussi en ce qui concerne l’ensemble de son comportement envisagé dans sa dimension existentialiste.

38La suite de la citation élargit vers un troisième sens l’antinaturalisme dont il est question ici : le disque solaire renverrait au monde divin, et la paire de ciseaux appartient aux Parques. Ces dernières sont en effet mentionnées dans la partie non-développée de la citation, qui contient une comptine décrivant les trois sœurs occupées à trancher les fils de vie des combattants. Pas plus que son genre ou son caractère moral, le destin d’une personne n’est gravé dans le marbre dès la naissance. Cette réflexion de nature ontologique sur l’être humain reprend l’un des leitmotiv de l’œuvre, à savoir l’opposition entre, d’une part, le Destin qui figure les décrets tout-puissants des dieux, et, de l’autre, le libre-arbitre humain.

39Sens moral, genré et ontologique se superposent donc dans cette tirade pour dénoncer toute forme de déterminisme et d’essentialisme.

40Si la voie semble désormais ouverte à la remise en question de l’essentialisme, on pourrait se demander si un effacement total des genres en découle. Voilà pourquoi je propose de compléter cette étude par un examen des éléments de transitude53 dans le roman, dont il nous reste à étudier s’ils sont effectivement présents ou non, et si oui, quel rôle et quelle place ils y tiennent.

Traces de transitude et d’homoérotisme ?

Jeu de présence-absence de l’homoérotisme masculin

41L’homoérotisme est presque entièrement absent de l’œuvre, et les possibilités d’attirance entre deux personnes de même sexe sont apparemment bannies. Nisus et Euryale, à qui Virgile accorde une place de premier plan, n’apparaissent que très peu dans la réécriture de Magda Szabó.

42Dans la stratégie militaire qu’élabore Créüse, au chapitre « L’héritage », pour parer à la déclaration de guerre des peuples italiens, elle envisage d’envoyer en mission d’espionnage auprès des Rutules « deux agents dont nul ne peut imaginer qu’ils soient des espions », et dont on peut supposer qu’il s’agit de Nisus et d’Euryale :

L’armée rutule va rencontrer deux jeunes flâneurs au visage de fille, beaux comme un rêve de l’aube. Ces deux enfants à l’aspect admirable, courageux jusqu’à la témérité, sont liés non par une attirance contre nature, mais par la force élémentaire de la première amitié, et incapables de vivre l’un sans l’autre. Ils pourront raconter qu’ils sont des fils de nymphes abandonnés par leurs mères, qu’un miracle les a conduits auprès de Turnus en qui ils espèrent trouver un protecteur plus âgé, car ils n’ont jamais tenu un arc de leur vie, et le pays leur semble d’humeur belliqueuse.

43La généalogie rattachant ces deux personnages à des nymphes fait écho à l’Énéide, où Nisus a été envoyé à Énée par la nymphe chasseresse Ida54. Leur courage « jusqu’à la témérité » évoque l’expédition de nuit menée par Nisus et Euryale au chant xi de l’Énéide pour aller quérir Énée au secours d’Iule, lors de laquelle ils se frayent un chemin parmi le camp des ennemis endormis. Ils en tuent un grand nombre sur leur passage, et Euryale se charge des dépouilles qui causeront sa perte peu après, lorsque le casque de Messape, dont il s’est coiffé par cupidité infantile, reflète les rayons de la lune et trahit sa présence. Enfin, le plus clair indice qui incite à lire en eux une réécriture des personnages de Nisus et Euryale est l’« amitié » qui les lie55.

44Qu’il s’agisse véritablement de Nisus et d’Euryale ou non, il reste que ces deux personnages sont ceux qui se rapprochent le plus des deux héros virgiliens, et qu’ils sont à peu près les seuls du roman pour lesquels la question de l’homosexualité masculine se pose. Le portrait qu’en donne Créüse comporte une tension entre des indices de transitude forts et un rejet explicite de toute nature homosexuelle de leur amour. L’homosexualité est de fait écartée sans autre forme de procès, en des termes violemment normatifs : ils ne sont pas liés « par une attirance contre nature ». Une telle expression condamne l’homosexualité au nom d’un naturalisme patent, renforcé par la dégradation burlesque qu’induit le substantif « flâneurs ». Leur relation est au contraire décrite comme « la force élémentaire de la première amitié », que l’on ne peut toutefois comprendre comme une simple camaraderie entre hommes, puisqu’elle est aussitôt précisée par le fait qu’ils sont « incapables de vivre l’un sans l’autre » – une amitié asexuée, donc, mais viscérale et vitale.

45Malgré la condamnation de toute sexualisation de leur relation, au motif de présupposés essentialistes relevant de l’impératif de l’hétérosexualité obligatoire, des indices de transitude sont pourtant présents dans la force de leur amitié, et surtout dans leur description physique. Si l’on envisage le terme de transitude au sens de « franchissement de genre dans des sociétés binaires, patriarcales et inégalitaires56 », alors la description donnée de ces deux personnages leur fait franchir les bornes de la virilité associée aux individus catégorisés comme étant de sexe masculin dans cette réécriture de l’épopée virgilienne : ils sont désignés par l’appellation « deux jeunes flâneurs au visage de fille, beaux comme un rêve de l’aube ». La beauté, extrêmement poétisée ici, est associée à l’androgynie des deux personnages par un lien, sinon de conséquence directe, du moins de corollaire fort : « au visage de fille ». L’insistance sur leur jeune âge vient compléter l’effacement des marques de virilité habituelles chez d’autres personnages comme Turnus57, dont il est souligné qu’il est « plus âgé » qu’eux. Ils sont appelés successivement les « deux enfants » (gyerek), puis les « deux garçons » (fiúknak). Ces appellations ont une double conséquence : d’une part, elles réduisent l’aura héroïque que possédaient initialement les deux personnages chez Virgile ; d’autre part, elles les rattachent au modèle de l’homosexualité masculine passive, qui était associée au jeune âge dans l’Antiquité gréco-latine. Alors que cette homosexualité passive pouvait être valorisée chez les jeunes garçons en Grèce, elle était au contraire l’objet d’un certain mépris à Rome, où seule la position active était perçue de façon positive, que ce soit dans une relation hétérosexuelle ou homosexuelle58. L’homme actif était donc le modèle recherché, sachant qu’il pouvait s’adonner aussi bien à l’hétérosexualité qu’à l’homosexualité ; le pôle placé au bas de la hiérarchie des genres et des sexes était occupé, à l’inverse, par les femmes et les homosexuels passifs. Le christianisme européen franchira une étape supplémentaire en condamnant toute forme d’homosexualité, qu’elle soit active ou passive. On voit le reflet de cette condamnation – à la fois juridique et morale – dans le traitement des « deux flâneurs » du roman de Magda Szabó. Du point de vue de la réception, elle se place ainsi dans le sillage de lectures qui assument les soupçons de dévirilisation et d’homoérotisme des couples d’amis de l’épopée antique (voire en jouent avec ostentation), mais pour les rejeter en bloc, contrairement à d’autres réécritures d’épopées antiques où les amis deviennent explicitement des amants59.

46La transitude est donc présente chez ces deux personnages du roman de Magda Szabó, mais elle est dans le même temps remise en cause, voire dépouillée de son statut ontologique. Ce phénomène de présence-absence qui les caractérise dans le roman de Magda Szabó rappelle les « sanctions sociales de franchissement de genre » que subissent les personnes trans, selon la définition qu’en donne Karine Espineira60.

47Or, la sanction de l’homoérotisme se fait encore plus nette dans l’épisode de Didon.

Le désir de Didon pour Créüse, et sa défaite face à l’hétéronormativité

48Le fait que les marques d’homoérotisme soient absentes du roman est d’autant plus surprenant que le sujet qu’a choisi Magda Szabó, à savoir le remplacement d’Énée par Créüse, aurait pu induire maintes occasions de sensualité et de séduction entre femmes, à cause de l’importance dans l’Énéide de l’épisode amoureux entre Didon et Énée, et à cause du mariage promis avec Lavinia. Au lieu de quoi, le roman tire des effets de comique de situation de l’amour de Didon et de Lavinia pour Créüse, prenant pour base un système de représentation dans lequel le rejet de l’homosexualité va de soi. Le ton de Créüse pour décrire le désir que Didon ressent pour elle est désinvolte ; il mêle l’inquiétude à l’ennui qu’elle conçoit de ce désir importun :

Telle une rose, cette femme s’épanouit, elle désirait si ardemment l’étreinte nuptiale qui finirait peut-être par se produire qu’elle me troubla dès le premier dîner que nous prîmes en commun, son regard torride était un livre ouvert, tout le monde a pu se rendre compte de ce qu’elle avait en tête61.

49Il faut avoir à l’esprit qu’à ce moment du récit par Créüse de sa visite à Didon, la reine carthaginoise est déjà au fait de la prétendue métamorphose d’Énée. Nonobstant le corps de femme du héros soi-disant métamorphosé, Didon conçoit une forte passion à son égard. Les motivations politiques de la reine, et du peuple carthaginois derrière elle, se combinent avec l’attirance physique qu’elle ressent pour Créüse-Énée. On le voit lors d’une cérémonie funèbre que Didon tient à organiser à la fois en l’honneur de son époux Sychée et de Créüse, l’épouse prétendument disparue d’Énée – ou, pour mieux dire, du faux Énée – pendant laquelle Créüse oppose à l’attirance de Didon pour elle une fin de non-recevoir :

Ce petit peuple d’Afrique, sans expérience de la guerre, menacé par l’invasion des Numides, me voulait évidemment, même métamorphosé [en Créüse]. En premier lieu la reine qui voulait m’aider à supporter cette épreuve imposée par les dieux, car elle dit que sous cette forme elle pouvait me toucher sans être accusée de coquetterie, et c’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Sa peau était brûlante, j’ai pris le chemin de mes appartements, il n’aurait plus manqué qu’elle se mette à m’embrasser, j’avais déjà assez de problèmes. Je n’aurais rien eu contre une fraîche amourette, mais pas avec une femme62.

50La soi-disant métamorphose d’Énée en Créüse (nous ajoutons la précision dans la citation, par souci de clarté) permet à Didon de le (ou la) toucher sans manquer à la bienséance, un effleurement dont l’intention est manifestement sensuelle comme le prouve la suite de l’extrait. Le désir de Didon pour Créüse est complexe et soulève la question de l’objet du désir : désire-t-on un être pour son corps ou pour son âme ? Peut-on désirer au-delà des barrières du genre ? Le désir de Didon peut à la fois être compris en des termes platoniciens si l’on considère qu’elle désire l’âme de Créüse-Énée, ou être qualifié de désir queer au sens où il serait un désir de l’indéterminé, dans la mesure où elle accepte de croire à l’histoire de la métamorphose d’Énée, et donc d’admettre qu’il est dissimulé dans un corps de femme. À cette occasion, Créüse se désigne elle-même sous le qualificatif de « héros travesti », une expression qui dénote bien l’ambiguïté de genre qui est la sienne, une femme censée être un homme ayant pris les traits d’une femme. Et cependant, les marques de désir charnel dont Didon témoigne, comme son « regard torride », sont tournées vers le corps féminin de Créüse – et, parallèlement, vers sa personnalité propre, dont tout le roman a montré qu’elle était bien différente de celle de son défunt époux, Énée. C’est aussi le cas dans la scène où Créüse, pour échapper à la chasse planifiée par la sœur de Didon pour les faire tomber dans les bras l’une de l’autre, prétexte une blessure et où Didon insiste pour la soigner, ce qui implique de pouvoir contempler et manipuler le corps nu de Créüse :

[J]’aurais mieux fait de m’abstenir, car la reine en personne voulut me soigner avec un onguent, avec un tel regard qu’à ma grande honte je demandai à Achate d’être présent […]. Le pauvre Achate, dans quelle situation je l’ai mis en l’obligeant à voir mon corps dénudé ! […] Mais je ne pouvais pas rester seul avec Didon, la malheureuse était capable de tout63.

51Bien que rien ne soit précisé de ce point de vue-là, et qu’à d’autres occasions, Didon affirme croire fermement en la masculinité latente de Créüse-Énée64, cette scène de l’onguent implique que Didon ait vu à cette occasion le corps de femme de Créüse, et qu’elle l’ait poursuivie de ses ardeurs malgré cela. Tout dans cette scène autorise à lire ce désir de Didon comme un désir queer, étant donné qu’elle croit avoir affaire à Énée, mais que le corps de femme de Créüse n’est jamais vu comme un obstacle ; il n’est même jamais décrit précisément, si bien que le désir de Didon fait fi de toutes les barrières de genre, et que la question du genre ou du sexe n’est tout simplement pas pertinente pour elle. En fait, elle l’est surtout pour Créüse, qui rejette en bloc le désir de Didon.

52La fin du récit de la cérémonie funèbre, pris en charge par Créüse, met un coup d’arrêt brutal au désir de Didon, et rejette explicitement et fermement l’homosexualité féminine : « je n’aurais rien eu contre une fraîche amourette, mais pas avec une femme. » Qui plus est, parmi les prétextes que Créüse donne autour d’elle, et se donne à elle-même, pour ne pas rendre son amour à Didon, on trouve en dernier lieu l’argument de genre : « et si j’étais effectivement un homme, je n’avais pas de temps à perdre avec une femme amoureuse, à plus forte raison sous ma forme actuelle65. » L’argument du genre, jugé incompatible avec l’amour de la reine car il conduirait à une relation homosexuelle (« à plus forte raison sous ma forme actuelle »), est teinté au passage d’une misogynie reflétant l’hypocrisie avec laquelle Créüse a si bien réussi à jouer son personnage, celui d’un héros portant le masque d’Énée, pressé d’aller fonder son propre royaume plutôt que de se soumettre à une femme ayant bâti seule le sien : « je n’avais pas de temps à perdre avec une femme amoureuse. »

53Ce rejet de l’homosexualité féminine trouve son paroxysme lorsque Créüse tombe dans les bras de Iarbas, le prétendant malheureux de Didon – comble de l’ironie si l’on songe au texte original de Virgile, dans lequel Énée et Iarbas sont des ennemis politiques et des rivaux qui se disputent l’amour de Didon. Mais si l’on se place dans un schéma normatif où l’hétérosexualité est de règle, tout est alors à sa place : Didon est dédaignée par Créüse qui est en réalité une femme ayant menti sur son sexe, et Créüse et Iarbas deviennent amants en tant que femme et homme se rencontrant pour la première fois, à l’image des personnages de Didon et d’Énée dans l’épopée virgilienne.

Je venais de vivre quatre longues années sans amour, alors une certaine nuit, je suis tombé66 aux pieds de Iarbas, comme une pomme mûre tombe à terre, offrant sa belle chair gorgée de douces saveurs à celui qui y mordra pour son plaisir. Le roi n’en pouvait plus de se demander quel être étrange j’étais, si j’étais homme ou femme, il fallait qu’il se jetât sur moi, et cette nuit-là, il s’est passé des choses à faire rougir les chastes étoiles67.

54Les rôles stéréotypés de la femme passive et de l’homme actif sont respectés ici, à travers la comparaison de Créüse avec une pomme qui « s’offre », tandis que Iarbas est celui qui, actif, mord « pour son plaisir » dans la pomme. Les éléments de brouillage sont néanmoins toujours présents, car Iarbas désire Créüse en dépit de l’incertitude qu’il a quant à son sexe – il faut comprendre, en l’occurrence, qu’il décide de s’unir à elle pour vérifier que son apparence de femme est bien conforme à la réalité de son être : « Le roi n’en pouvait plus de se demander quel être étrange j’étais, si j’étais homme ou femme. » Le discours de Créüse lui-même multiplie les fausses pistes : « Mon tourment fut de longue durée, car le Numide connaissait la légende, il savait qu’en fait j’étais un homme. Il était amaigri sous l’effet de la passion désespérée qui l’habitait corps et âme, d’ailleurs chacun de nous se consumait68. » La phrase « il savait qu’en fait j’étais un homme » est ambiguë car elle opère un changement de focalisation : bien que prononcée par Créüse, elle reflète ici les pensées de Iarbas. L’effet produit est qu’on ne sait plus si Créüse est en réalité un homme, ou une femme. L’ambiguïté, toutefois, se résout ensuite, au moment où Didon surprend les amants dans leur étreinte :

Elle arrivait au moment le plus inopportun, il n’y avait plus aucun doute, le Bon Père portait à bon droit sa forme travestie, car c’était bien une femme que le roi de Numidie tenait entre ses bras, et elle n’avait aucune objection à ce qu’il le lui fasse sentir. Didon jeta sa lampe dans la coupe où le naphte s’enflamma aussitôt, alors, en cet instant fatidique, je lus sur son visage que non seulement elle comprenait la vérité momentanée, mais qu’elle comprenait aussi l’autre, la grande vérité, la vérité fondamentale : pourquoi ce qui n’avait jamais pu se produire entre nous ne s’était pas produit69.

55Le doute n’est plus permis dès lors que Didon voit que « c’était bien une femme », et le travestissement n’en est plus un : c’est le sens de l’expression paradoxale « portait à bon droit sa forme travestie ». La vérité à laquelle Didon accède cette nuit-là est qualifiée de « fondamentale » dans la mesure où tout le roman est construit sur la supercherie de Créüse, et où personne, ou presque, ne découvre son secret. Cependant, placer cette révélation si haut sur l’échelle de la vérité, par l’accumulation et les adjectifs hyperboliques, revient à considérer les limites de l’hétérosexualité comme infranchissables : Didon a découvert qu’Énée est bien une femme, et surtout, une femme hétérosexuelle. Dès lors, cette « grande vérité » n’est autre que la barrière insurmontable qu’impose le sexe assigné, à Créüse d’un côté et à Didon de l’autre.

56La remarque que s’adresse intérieurement Iarbas lorsqu’il participe pour la première fois à un dîner en compagnie de Didon et de Créüse va dans le même sens : « Il comprit tout d’abord que la reine punique était visiblement capable d’aimer, seulement son inclination n’allait pas dans la direction qu’il aurait souhaité lui imposer70. » Au premier degré, cette phrase renvoie évidemment à la personne de Iarbas, et non pas à l’orientation sexuelle de la reine : Iarbas aurait voulu que l’inclination de Didon le prenne lui pour objet, et nul autre, en particulier pas un autre homme venu d’ailleurs. Néanmoins, une deuxième lecture (que l’on pourrait qualifier de « lecture créative ») pourrait y lire un désir d’« imposer » l’hétéronormativité à Didon.

57En dépit de cette défaite du désir de Didon face à l’hétérosexualité exhibée par Créüse et Iarbas, qui se solde tragiquement par le suicide de la reine carthaginoise, le fait qu’un désir potentiellement homosexuel s’exprime dans l’œuvre, même réprimé, est déjà une ouverture vers des possibilités nouvelles. En témoigne la symbolique des vêtements et des couleurs qui clôt l’épisode : Didon meurt en répandant son sang sur le manteau jaune de Iarbas, manteau masculin teinté d’un sang féminin auquel il sert de parure funèbre. Iarbas, à l’inverse, pour s’enfuir, est revêtu par Créüse du « châle pourpre71 » de Didon, qui ne suffit pas à cacher entièrement sa nudité. Ainsi, vêtements et genres s’entremêlent, et même Créüse, qui ne change pas de vêtements à cette occasion, redevient active et bouscule ce faisant les normes de passivité auxquelles elle avait cédé auparavant lors de son union avec Iarbas.

L’amour de Lavinia pour Créüse : la lutte d’un désir lesbien pour la reconnaissance

58Homoérotisme et transitude sont esquissées encore plus nettement dans le cas de Lavinia, mais pas lors de la nuit de noces avec le faux Énée. Pourtant cette scène, placée à la fin du chapitre « Le Mariage », constitue un climax attendu, mais elle se conclut en l’occurrence par une fin déceptive. En effet, l’union sexuelle n’a pas lieu. Créüse repousse Lavinia, qui tente de l’approcher, une fois qu’elles se sont retrouvées seules sur la peau de mouton sacrée :

Aujourd’hui, tu es même jolie, mais à quoi bon, mon cœur, je ne peux pas te prendre dans les bras, ma divine mère ne m’a pas encore débarrassé de mon déguisement protecteur. Ne t’agite pas, laisse s’accomplir la destinée, essaie de te calmer. […] Cale-toi contre mon dos et essaie de dormir72.

59La supercherie élaborée par Créüse consiste à faire croire qu’elle est Énée métamorphosé par sa « divine mère », Vénus. Ce « déguisement » avait pour objectif allégué de permettre à Énée de quitter Troie en flammes sain et sauf. Toutefois, si l’on se place du point de vue de Lavinia, il peut revêtir ici un sens queer puisqu’il sert à prétendre que le corps de Créüse serait un corps d’homme, en dépit de son apparence féminine. Tout indique en effet que Lavinia le perçoit en ce sens, dans la mesure où les précautions oratoires de Créüse ne l’arrêtent nullement dans son élan :

Ton souffle est comme celui de Iule quand il a la fièvre. Mais dors donc, nom d’un chien, c’est bien assez que je ne puisse pas73.

Comment ? Ce n’est pas une nuit de noces ? En effet. Une peau de mouton n’est pas un lit, un corps de femme n’est pas un corps d’homme. En me soufflant dans le cou, tu ne fais que chasser les moustiques, mais cela ne me rendra pas plus romantique74.

60Créüse adopte la double attitude du conquérant, d’une part, qui méprise la culture locale mais qui s’y plie par obligation, en l’occurrence la coutume latine qui veut que la nuit de noces se passe sur une peau de mouton à la belle étoile, et de l’époux plus âgé, d’autre part, qui réprimande sa jeune épouse en la traitant en enfant ignorante. Mais surtout, elle impose sa vision des genres et des sexes, en réprimant tout désir queer que pourrait ressentir Lavinia, voire en déniant tout statut ontologique à un être qui ne respecterait pas la binarité de genre : « un corps de femme n’est pas un corps d’homme ». L’acte sexuel qui ne se conformerait pas à cette binarité se voit dénier toute possibilité d’advenir à l’être, à travers un sens fort du verbe « pouvoir » dans l’expression « c’est bien assez que je ne puisse pas », par laquelle Créüse le place en-dehors du champ des possibles. Le discrédit est parachevé par le prosaïsme outrancier des remarques de Créüse, « en me soufflant dans le cou, tu ne fais que chasser les moustiques », ou bien, « ton souffle est comme celui de Iule quand il a la fièvre ». Ces remarques tournent en dérision la flamme animant Lavinia lors de cette première nuit où elle partage la couche de Créüse, mais aucun des arguments de cette dernière ne suffit à éteindre cette flamme, puisque tout au long des chapitres suivants, le désir de Lavinia est intact et va croissant.

61Lavinia est prise entre deux impératifs : d’un côté, la pression sociale et familiale pour qu’elle devienne mère, ce qui implique une union sexuelle avec le héros qu’elle a épousé, comme on le voit lorsque Créüse prend son bain et que Lavinia demeure auprès d’elle : « pourquoi restes-tu plantée là au lieu d’aller te coucher ? Tu n’as rien à faire dans la salle de bains. Dieux du ciel, on t’a conseillé de me séduire ici, n’en fais rien, Lavinia, je vais perdre patience75. » Les conseils en question lui ont vraisemblablement été prodigués par sa mère ou toute autre personne à qui elle se serait ouverte du fait que son mariage n’a toujours pas été consommé. Ce passage fait en effet écho à une remarque que l’on trouvait lors de la nuit de noces elle-même : « Je sais, ta mère t’a raconté qu’il te faudrait être à la hauteur, car durant mon long périple j’ai dû m’habituer aux catins, mais ne t’inquiète pas, petite taure, je n’aime pas les catins76. » Lavinia ne songe pas un seul instant que l’obstacle soit le corps de femme de Créüse, elle est au contraire préoccupée par ses talents de séduction, en tant que jeune épouse chargée de susciter une attirance charnelle chez son partenaire. Elle est d’ailleurs persuadée que Créüse aime les femmes, puisqu’une autre de ses craintes est liée à la jalousie qu’elle conçoit à l’idée que son « mari » Créüse puisse aller voir une courtisane ou une maîtresse : « Mais non, je n’irais pas voir une autre femme, j’irais rejoindre Caieta77. »

62Or, dans la majorité des scènes d’intimité entre Créüse et Lavinia, rien n’est précisé quant à ce que Lavinia imagine de la concrétisation de cette union : il est toujours fait mention de son désir sensuel à l’égard de Créüse, davantage que de son espoir qu’elle redevienne un homme. Cet espoir est mentionné une fois par Créüse78, mais on peut avancer l’hypothèse selon laquelle Créüse elle-même imagine que c’est là le souhait de Lavinia, conformément au modèle que fournissent d’autres récits mythologiques de mariages entre femmes. Dans l’histoire d’Iphis et Ianthé telle qu’on la trouve chez Ovide par exemple79, Iphis est miraculeusement changée en homme alors que le moment fatidique de leur union approche, grâce aux prières de sa mère à la déesse Isis. Si ce motif mythologique cadre avec l’injonction permanente à l’hétérosexualité véhiculée par le discours de Créüse, la Lavinia de Magda Szabó, quant à elle, ne s’arrête guère à ces précédents mythologiques, puisqu’elle persiste à désirer Créüse sans plus dire qu’elle souhaite la voir devenir un homme. Voilà pourquoi le deuxième impératif qui la pousse à agir est lié non plus à un sens du devoir conjugal, mais à ses propres sentiments, c’est-à-dire à l’amour et au désir qu’elle ressent pour Créüse – bien que ceux-ci ne soient visibles, là encore, qu’à travers le filtre de la restitution des paroles de Lavinia par Créüse :

Je te l’ai déjà demandé, arrête de répéter que tu m’aimes et que tu as envie de moi, tu as d’autant moins le droit de le dire que tu ne sais pas de quoi tu parles, tu ne sais pas ce que cela veut dire, j’en suis convaincu. Prends garde, Lavinia, ce que tu éprouves pour moi est une illusion, un mauvais tour de l’histoire : tu as grandi en sachant que je viendrais un jour80.

63Dans cette réécriture de l’Énéide, Lavinia est tombée amoureuse d’Énée avant même qu’il arrive en Italie, à partir du moment où elle a entendu les oracles : « tu as grandi en sachant que je viendrais un jour », conformément au motif très répandu dans la littérature de l’amour par ouï-dire. Cependant, l’amour (« tu m’aimes ») et le désir (« tu as envie de moi ») qu’elle ressent ne sont pas forcément une « illusion » comme l’assène Créüse ; au contraire, Lavinia aime ce héros venu de loin, avant même de l’avoir rencontré, car elle sait que la venue d’un pays lointain rend ce héros supérieur à tous les autres hommes qu’elle pourrait trouver en Italie. On pourrait défendre l’idée selon laquelle Lavinia aime Créüse pour ce qu’elle est, et pour ce qu’elle représente à ses yeux, l’exotisme, le courage, la royauté « orientale » (adjectif souvent employé par Créüse pour désigner son propre pays). Que tout cela soit une illusion ou pas importe peu finalement ; ce qui est sûr, c’est que Lavinia aime Créüse non pas pour son genre ou son sexe, mais bien pour sa personne. Cela devient net dans la suite de l’épisode du bain, qui contient le plus clair indice de la nature homosexuelle de l’attirance qu’éprouve Lavinia pour Créüse :

Laisse-moi prendre mon bain tranquille, et reprends-toi, rattache tout de suite ta ceinture, tu ne viendras pas dans l’eau avec moi, à quoi penses-tu ! […] je te prie de t’asseoir près du bassin et de me regarder descendre dans l’eau. Voilà. Tu ne vois rien sur moi qui ne soit aussi sur toi, j’ai des hanches, des seins, des reins, je suis fait comme toi, juste plus âgé, et si tu espères que je te demande de rester, tu vas avoir de la peine, Lavinia, car je vais me mettre sérieusement à te faire passer l’envie de me séduire ou de me faire perdre mon temps81.

64Pour la première fois du roman, Créüse, hors d’elle, insiste pour que Lavinia regarde son corps de près et en observe tous les aspects. L’énumération qu’elle donne se focalise sur les éléments féminins de son corps : « j’ai des hanches, des seins, des reins », les seins renvoyant traditionnellement au genre féminin, et les hanches et les reins pouvant véhiculer des significations érotiques en ce qu’ils désignent par synecdoque le sexe de la femme. Elle conclut sa démonstration sur l’affirmation forte de la gémellité de son corps et de celui de Lavinia : « je suis fait comme toi » – habilement traduit au masculin par Chantal Philippe (le hongrois ne connaissant pas de genre grammatical), pour entretenir l’ambivalence entre le discours de Créüse, incarnant un homme, et son appartenance au sexe féminin qu’elle essaie à tout prix de prouver en montrant désespérément les signes physiques qu’elle croit suffisants pour la rattacher à un genre et à un sexe plutôt qu’à un autre.

65Lavinia a donc désormais la preuve que Créüse possède un corps de femme, et cependant, elle continue à la poursuivre de ses ardeurs, si bien que Créüse la repousse de nouveau :

Tout ce qui t’intéresse c’est de partager mon lit. Eh bien tu devras attendre encore longtemps que je te prenne dans mes bras, mon épouse virginale […]. Hors d’ici, ma femme, j’ai fini de prendre mon bain, et je ne veux pas que tu m’observes encore pendant que je sors de l’eau82.

66La preuve par l’observation du corps féminin de Créüse ayant échoué, celle-ci renonce à y avoir recours de nouveau, ce qui n’est pas sans piquant dans la mesure où ce qu’elle croyait être un signe définitif d’une impossibilité ontologique se retourne complètement dans l’esprit de Lavinia, en ne faisant qu’accroître son désir. Il devient clair que Créüse ne prend pas pour référentiel le même système de définition du désir que Lavinia : dans son propre système ontologique, l’axiome de l’hétéronormativité rend inenvisageable une union avec elle, tandis que l’insistance obstinée de Lavinia fait signe vers un autre système, dans lequel désir et genre ne sont pas interdépendants, et ouvrent donc la voie à la transitude.

67Reste que cette transitude ne trouve jamais à s’exprimer ouvertement dans le roman, car elle est toujours filtrée par la parole et le regard de Créüse, qui dénigre et amoindrit celle de Lavinia. Qui plus est, le désir de cette dernière est rejeté par Créüse avec des arguments de type patriarcal, qui veulent qu’une jeune fille reste pudique et chaste :

Non, pas question que je revienne sur la peau de mouton sacrée ! Par tous les dieux, est-ce que je ne peux pas avoir une heure de tranquillité pour prendre un bain et me détendre ? À ta place, Lavinia, j’aurais honte ! Tu ne cesses de m’encourager à ce qu’une pucelle ne devrait en aucun cas avoir hâte de faire, c’est indécent ! Si tes parents savaient cela, ton père en mourrait de honte83 […].

68À la fin du roman, Créüse marie Lavinia à Turnus ; elle la force par là à se conformer au modèle hétérosexuel, en la vouant à la procréation et à la négation de son désir, qui la portait davantage vers elle que vers son ancien prétendant rutule.

69Remarquons pour finir que la question de l’homoérotisme dans l’œuvre n’est pas dénuée de liens avec celle du féminisme. En effet, l’opposition entre un féminisme modéré de la part de Créüse et un féminisme radical chez Lavinia fonctionne bien, en raison du désir trans dont cette dernière fait montre à l’égard de Créüse. En effet, le féminisme radical a pu avoir partie liée avec le lesbianisme, considéré comme son corollaire ou sa mise en pratique. Créüse et Lavinia incarneraient donc deux positions antagonistes, dont la co-présence dans l’œuvre ouvre la voie à une forme de polyphonie, bien qu’en mode mineur.

Conclusion

70Au terme de ce parcours, on voit que tout le roman oscille entre antiféminisme, féminisme relationnel voire anti-essentialiste, et normativité hétérosexuelle, d’où il ressort que la catégorie de féminisme modéré peut englober cette plurivocité. Le roman possède bel et bien une dimension féministe, bien que celle-ci ne soit pas de tendance radicale, et bien qu’elle ne s’accompagne pas d’un élargissement vers l’acceptation d’une multiplicité de modèles en termes d’identités de genre ou de comportements sexuels. Le féminisme du roman demeure donc modéré, et limité à un cadre strictement hétérosexuel – ce qui n’est pas incompatible, comme en témoignent nombre de courants féministes qui ne prennent pas en compte les problématiques trans.

71Néanmoins, la richesse des figures féminines du roman ménage d’autres voies possibles, tantôt mises en avant, tantôt dénigrées. Les figures de femmes sont en effet nombreuses et diverses, à commencer par Créüse, ambivalente car à la fois excessive et forte, figure féministe quoique demeurant dans un modèle hétéronormé, à l’instar d’Hécube, majestueuse souveraine maîtresse de son royaume et d’elle-même. D’autres personnages féminins interrogent les normes de genre, en partie dans un sens complémentariste, mais aussi dans leurs implications sexuelles : c’est le cas de Cassandre, brillante et échappant aux chaînes de l’identification d’une femme en fonction de son statut marital et par conséquent sexuel ; de Camille, qui incarne le rejet de la sexualité (mis à distance par la narratrice toutefois) ; de Didon, qui exprime un désir indépendant du genre ; de Lavinia enfin, habitée par un désir lesbien.

72De même que pour le féminisme du roman, pris en tenailles entre l’anti-égalitarisme et l’anti-essentialisme, les tendances transphobes du personnage principal, Créüse, sont contrebalancées par la présence et la voix des autres personnages. Leur parole est masquée par celle de la narratrice despotique qui la restitue, mais elle n’est pas totalement invisible ou inaudible pour autant.

73Ainsi, la tentative de privation de la parole montre la prédominance du modèle hétérosexuel dans l’œuvre, mais illustre aussi paradoxalement l’étouffement du désir lesbien et de l’homoérotisme, prêt à éclore mais jamais autorisé à le faire en pleine lumière.

Notes

1 Voir l’introduction à ce volume par Élodie Coutier. Je remercie les organisatrices de leur invitation et de m’avoir donné l’occasion de présenter une intervention sur une œuvre peu connue en France, dont l’autrice Magda Szabó est plus célèbre pour son roman La Porte (trad. Chantal Philippe, Paris, Le Livre de poche, 2017 [1re trad. fr. 2003, parution en langue originale 1987]). Je remercie Élodie Coutier et Ariane Eissen pour leur relecture attentive et leurs suggestions précieuses.

2 Pour un aperçu des réécritures de l’Énéide en langue anglaise et allemande en particulier, voir Fiona Cox, Sibylline Sisters: Virgil’s Presence in Contemporary Women’s Writing, Oxford, The University Press, coll. « Classical Presences », 2011.

3 Magda Szabó, L’Instant : La Créüside [A Pillanat : Creusais], trad. Chantal Philippe, Paris, Viviane Hamy, 2009. Le roman en langue originale est disponible en version numérisée à l’adresse suivante : https://konyvtar.dia.hu/html/muvek/SZABO/szabo00009/szabo00009_o/szabo00009_o.html, lien consulté le 3 avril 2024.

4 Agacement contre lequel le traducteur de Virgile Maurice Rat essaie de lutter en rappelant l’éthique – et l’esthétique – romaine : « Ceux qui ont trouvé que le héros de l’Énéide manquait de couleur et de relief, et qui lui ont préféré un bravache comme Turnus, n’ont rien compris à l’art de Virgile, qui a osé faire du protagoniste de son poème un personnage en demi-teintes, fortement et finement caractérisé et non point tout d’une pièce. » (Maurice Rat [trad.], L’Énéide, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, « Introduction », p. 18). De fait, cette lecture moderne centrée sur la fadeur du personnage d’Énée va à rebours de la valorisation dont il a pu antérieurement faire l’objet dans la littérature européenne, selon les époques ; voir Jean-Claude Mühlethaler, Énée le mal-aimé : Du roman médiéval à la bande dessinée, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

5 « Je fus surprise de constater que je n’aimais pas le pieux Énée, et me demandai si chez lui, à Troie, il était aimé. » (Magda Szabó, L’Instant, op. cit., « Avant-propos », p. 23).

6 Sur ce terme, voir infra, ainsi que le récent ouvrage : Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, Transidentités et transitude : Se défaire des idées reçues, Paris, Le Cavalier Bleu, « Idées reçues », 2022, [https://www.cairn.info/transidentites-et-transitude--9791031804927.htm]. Voir en particulier l’introduction, ainsi que le glossaire en fin d’ouvrage.

7 Voir Magda Szabó, L’Instant, op. cit., « Avant-propos », p. 18.

8 Le groupe se nomme Újhold, « La Nouvelle Lune » : voir Magda Szabó, ibid., p. 37.

9 C’est aussi le titre de ce chapitre dans la version originale du roman, qui emploie le mot sous sa forme française ou italienne.

10 Orthographe conforme au latin choisie par l’autrice, puis par la traductrice, de préférence à la forme francisée « Lavinie ».

11 Voir Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 178-183, passage qui détaille le langage imagé en usage à la cour de Troie et les quiproquos jusqu’à l’absurde qu’il provoque.

12 Rappelons que l’adjectif « italienne » est couramment utilisé par les historiennes et historiens de l’Antiquité pour désigner les populations d’Italie non-romanisées ou non encore romanisées, où les Latins sont un peuple parmi d’autres.

13 C’est notamment le cas dans le chapitre « Le coup d’État », ainsi que dans de nombreux autres chapitres.

14 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 229 et p. 230-231.

15 Il est dit du prêtre troyen Laocoon, par exemple, qu’« aux moments critiques, il avait plus d’une fois rectifié la volonté des dieux » (Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 155). Mais les Troyennes et les Troyens eux-mêmes sont aussi victimes d’un diktat : « nos esprits refusaient de comprendre ce que les monstres célestes nous avaient encore infligé » (ibid., p. 153).

16 Le travail épique est le procédé par lequel les épopées anciennes produisent une pensée abstraite, sans recourir à des outils conceptuels mais en utilisant uniquement le matériau narratif : Florence Goyet, Penser sans concepts, Paris, Champion, 2006 [réimpr. 2021].

17 Du moins si l’on en croit les prémisses du roman, provocateurs au regard de la tradition virgilienne du « pieux Énée » ; pour un bilan des réceptions contrastées du personnage d’Énée au cours des siècles, voir Jean-Claude Mühlethaler, Énée le mal-aimé, op. cit., 2016.

18 Sur les mouvements féministes en Hongrie et les femmes qui les ont incarnés, voir Francisca de Haan, Krassimira Daskalova, et Anna Loutfi (dir.), A Biographical Dictionary of Women’s Movements and Feminisms: Central, Eastern, and South Eastern Europe, 19th and 20th Centuries, Budapest & New York, Central European University Press, 2006.

19 L’article introductif du premier numéro de la revue Questions féministes insiste sur ce point : « Contester sur le seul plan idéologique les mentalités et les institutions sexistes, sans fonder cette lutte sur une analyse matérialiste de l’oppression des femmes, est insuffisant. » (« Variations sur des thèmes communs : Une revue théorique féministe radicale », Questions féministes, no 1, 1977, rééditées en volume par Sabine Lambert, Questions féministes : 1977-1980, Paris, Syllepse, 2012, p. 29).

20 Voir l’article « Variations sur des thèmes communs : Une revue théorique féministe radicale », op. cit., p. 26-28.

21 Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes : France, xviiie-xxie siècle, avec la collaboration de Sylvie Chaperon, Paris, PUF, 2017.

22 Christine Bard, « Féminisme modéré », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes, op. cit., p. 557.

23 Ibid., p. 556.

24 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 208.

25 Ibid., p. 208-209.

26 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 242-243.

27 Sylvia Duverger, « Féminisme universaliste/différentialiste », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes, op. cit., p. 562.

28 Luce Irigaray, Sorcières : Les femmes vivent, « L’autre de la nature », no 20, 1980, « La nature assassinée » p. 25 ; citée par Xavière Gauthier, « Irigaray Luce », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes, op. cit., p. 767.

29 Christine Bard, « Féminisme modéré », loc. cit.

30 Christine Bard, « Féminisme modéré », op. cit., p. 557.

31 « Variations sur des thèmes communs : Une revue théorique féministe radicale », op. cit., p. 32.

32 Christine Bard, « Féminisme radical », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes, op. cit., p. 558.

33 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 46.

34 Voir notamment Magda Szabó, ibid., p. 190 ; sachant que les liaisons entretenues par ces personnages sont une invention de la romancière. Voir infra.

35 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 169. Voir encore, loc. cit. : « Chez nous, les filles étaient élevées avec leurs frères, toutes tiraient l’épée, montaient à cheval, conduisaient des chars de combat […] ».

36 Dans son avant-propos au roman, Magda Szabó raconte comment son grand-père éleva ses filles et ses fils, les premières apprenant le français, et les seconds étudiant le latin, le droit et la théologie. Elle souligne à quel point l’éducation qu’elle a elle-même reçue était inhabituelle à son époque, en parlant de « méthode éducative hors-normes », dans la mesure où son éducation aurait dû être régie par des normes de genre : « puisqu’il n’avait pas de fils et que j’étais son unique enfant, il m’enseigna le latin » (Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 9).

37 Sur l’étendue du concept d’intersectionnalité, voir le chapitre 6 de l’ouvrage de référence dirigé par Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, De Boeck, coll. « Ouvertures politiques », 2020 [3e éd. revue], p. 337-371.

38 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 174.

39 Ibid., p. 170-171.

40 Mais pas par tous : l’égalité est surtout prônée sur le plan spirituel dans le protestantisme, et non au niveau séculier. Voir par exemple Camille Froidevaux-Metterie, « Ernst Trœltsch ou l’impossible modernité du protestantisme », Droits, no 60, 2014/2, p. 87 et p. 92-93.

41 Le protestantisme a pu tantôt favoriser l’émancipation des femmes davantage que le catholicisme, tantôt la freiner : Florence Rochefort, « Féminisme et protestantisme au xixe siècle, premières rencontres : 1830-1900 », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (1903-2015), vol. 146, janvier-février-mars 2000, p. 71.

42 Sic. Créüse s’exprime généralement au masculin dans l’œuvre traduite, lorsqu’elle prétend être Énée réincarné.

43 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 139.

44 Voir à ce sujet Élodie Coutier, « De l’Iliade au roman contemporain : le rôle médiateur des traductions et des recueils mythographiques », dans Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques (dir.), Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité, « Carnets comparatistes du CÉRÉdI », no 1, 2021, en ligne : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1179, page consultée le 3 avril 2024.

45 Voir à cet égard, entre autres, le vibrant hommage que Créüse adresse à Hécube : Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 318-320.

46 Voir notamment ibid., p. 186.

47 Ibid., p. 171-172.

48 Pour des états des lieux de la recherche en France au milieu des années 2010 sur cette notion, et plus généralement sur genre et travail, voir par exemple Helena Hirata, « Genre, travail et care : l’état des travaux en France », RELET – Revista Latinoamericana de Estudios del Trabajo, vol. 16, no 26, 2011, http://alast.info/relet/index.php/relet/article/view/140, page consultée le 3 avril 2024 ; et Helena Hirata & Efthymia Makridou, « Travail, éthique, politique. Les développements récents des théories du care en France », RELET, vol. 19, no 32, 2014, http://alast.info/relet/index.php/relet/article/view/51, page consultée le 3 avril 2024.

49 Dans la réécriture de Magda Szabó, Cassandre périt de la main des Troyens, furieux qu’elle leur révèle trop tard leur destinée funeste, qu’elle avait pour instruction auparavant de nimber « d’un voile mauve d’irréalité » (L’Instant, op. cit., p. 190).

50 Ibid., p. 191.

51 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 252.

52 « ember embernek születik, nem képletnek », où le mot « képlet », « formule », peut désigner une formule mathématique ou chimique.

53 Voir note 6, et infra. Le terme de « transitude » est utilisé conjointement à celui de « transidentités » dans la critique ; il lui est parfois préféré pour englober une réalité plus large que la seule délimitation des identités (il renvoie, étymologiquement, à « attitude » et à l’adjectif « trans »). Sur les transidentités, voir aussi, entre autres, l’ouvrage d’Arnaud Alessandrin, Sociologie des transidentités, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018.

54 Virgile, Énéide, IX, v. 177-178. À propos d’Ida, Maurice Rat écrit : « Ida est une nymphe de Phrygie, inconnue par ailleurs », dans Virgile, L’Énéide, trad. Maurice Rat, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, note 2440, p. 385. Jacques Perret écrit : « Ida uenatrix peut désigner la montagne elle-même (cf. Georg., 3, 44), ou une nymphe de la montagne, mère de Nisus (cf. 9, 673) », dans Virgile, Énéide IX-XII, éd. et trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1987 [2e tirage], note 1, p. 11. Précisons que Virgile ne mentionne aucun lien de parenté explicite entre Ida et Nisus. L’utilisation de cette potentialité mythologique relève donc du choix de la romancière, et a pour effet d’accentuer l’aspect diaphane et mystérieux des deux personnages.

55 Chez Virgile, le sentiment qui unit Nisus à Euryale est qualifié d’« amor pius », expression sujette à toutes les interprétations (amitié, amour filial, réminiscence platonicienne, amour de l’éraste et de l’éromène, etc.) : Virgile, Énéide V-VIII, éd. et trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1993 [6e tirage], V, 296.

56 Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, in eaed. (dir.), Transidentités et transitude : Se défaire des idées reçues, op. cit., « Introduction », https://www.cairn.info/transidentites-et-transitude--9791031804927-page-13.htm, page consultée le 3 avril 2024.

57 Turnus est décrit par Créüse comme « le valeureux Rutule, farouche et viril » (« Turnust, a Cserderekú rutulust, a marcona, megbízható, férfias jelenséget ») : Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 309-310.

58 Luc Brisson, Le Sexe incertain : Androgynie et hermaphroditisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 2008 [2e édition]. Voir en particulier le chapitre « Bisexualité et homosexualité ».

59 Sur la réception des couples d’amis de l’épopée antique, en particulier Achille et Patrocle, voir la thèse de Cyril Gendry : « Achille et Patrocle, un mythe du couple masculin : étude historique et mythopoétique de la relation d’Achille et Patrocle de l’Antiquité à nos jours (domaines grec, latin, français et anglais) », soutenue en 2020 à Sorbonne Université sous la direction de Véronique Gély. Voir aussi l’article du même auteur dans le carnet de recherche « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » : Cyril Gendry, « L’influence de la tradition savante dans l’élaboration poétique et la réécriture des mythes : l’exemple d’Achille et Patrocle », « Carnets comparatistes du CÉRÉdI », no 1, 2021, en ligne :http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1266, page consultée le 3 avril 2024.

60 Citée dans Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas (dir.), Transidentités et transitude : Se défaire des idées reçues, op. cit., « Introduction ».

61 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 283.

62 Ibid., p. 284.

63 Ibid., p. 286.

64 « Didon me dit par la suite qu’elle ne s’était pas autant amusée depuis des années, car j’avais joué une belle comédie à Iarbas. Je l’avais regardé comme si j’étais vraiment une femme » (Ibid., p. 285).

65 Ibid., p. 286.

66 Sic, au masculin dans la traduction, comme en beaucoup d’autres endroits.

67 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 287.

68 Ibid., p. 285.

69 Ibid., p. 288.

70 Ibid., p. 285.

71 Ibid., p. 289.

72 Ibid., p. 163-164.

73 Ibid., p. 164.

74 Ibid., p. 165-166.

75 Ibid., p. 229.

76 Ibid., p. 164.

77 Ibid.

78 « Tu attends que le sortilège soit rompu et que, quittant le déguisement imposé par la magie des dieux, je paraisse devant toi sous ma véritable forme, crois-tu que je ne m’en suis pas rendu compte ? Tu peux attendre, Lavinia, cela va durer encore un moment, et je n’y puis rien si tu ne veux ou ne peux pas le croire. » (ibid., p. 172-173). Ici, Créüse émet une supposition non vérifiée quant aux motivations de Lavinia, contrairement à la citation qui suit (p. 228, voir infra), où les paroles de Lavinia sont bel et bien prononcées, au discours rapporté : « arrête de répéter que tu m’aimes et que tu as envie de moi ». Seul le désir pur est donc exprimé par la jeune fille, et pas le souhait de voir Créüse se métamorphoser en homme.

79 Ovide, Les Métamorphoses, éd. et trad. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1960 [3e éd. revue et corrigée], Livre IX, v. 666-797.

80 Magda Szabó, L’Instant, op. cit., p. 228.

81 Ibid., p. 229-230.

82 Ibid., p. 234.

83 Ibid., p. 222-223.

Pour citer ce document

Nina Soleymani Majd, « Féminisme et questions de genre dans L’Instant : La Créüside de Magda Szabó » dans Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité,
dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1584.

Quelques mots à propos de :  Nina Soleymani Majd

Université Sorbonne Nouvelle
CERC – EA 172