Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité

dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

Responsables scientifiques

Ariane Ferry (Université Rouen-NormandieCÉRÉdI) et Véronique Léonard-Roques (Université de Bretagne Occidentale, Brest, HCTI)

Comité de lecture 

Ariane Eissen (Université de Poitiers)
Ariane Ferry (Université de Rouen-Normandie)   
Chantal Foucrier (Université de Rouen-Normandie)        
Ute Heidmann (Université de Lausanne)    
Sylvie Humbert-Mougin (Université de Tours)    
Dimitri Kasprzyk (Université de Brest)     
Claire Lechevalier (Université de Caen)  
Véronique Léonard-Roques (Université de Brest)           
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)

Genèse et perspectives du carnet de recherche

Ce carnet de recherche en ligne consacré à la « Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité » trouve son origine dans l’atelier éponyme proposé lors du VIIIe Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée / European Society of Comparative Literature (ESCL/SELC) intitulé « Littératures, échanges culturels et transmission de savoirs et de créations : passé, présent et avenir ». Placée sous la direction de Fiona McIntosh et de Karl Zieger, cette manifestation s’est tenue à l’Université de Lille du 28 au 31 août 2019.
Les premiers textes publiés dans ce carnet sont issus des travaux de mythocritique [1] effectués dans ce cadre initial, mais aussi des sollicitations que nous avons adressées à de jeunes docteurs en littérature comparée. Nous espérons que d’autres articles pourront prochainement les rejoindre pour venir renforcer ce chantier de réflexions dans une entreprise ouverte et collective de work in progress.

Comment proposer un article

Les propositions d’article (argumentaire de 2 000 signes maximum) accompagnées d’une courte bio-bibliographie sont à adresser à Ariane Ferry (ariane.ferry@univ-rouen.fr) et Véronique Léonard-Roques (veronique.leonard@univ-brest.fr).
Les articles seront évalués par le comité de lecture avant publication.

Problématique et pistes de réflexion

Alors que la voie des humanités classiques séduit de moins en moins d’étudiants dans les universités et que ce phénomène de désaffection menace à terme la transmission de savoirs philologiques accumulés depuis des siècles, mais aussi le renouvellement des interprétations sur les grands textes hérités de l’Antiquité, certains de ces textes (tragédies et épopées grecques et romaines ou récits historiques), fondateurs dans le développement des mythes littéraires, mais aussi dans la constitution d’un imaginaire héroïque et politique, n’en continuent pas moins à stimuler la création contemporaine dans nombre de genres littéraires et de productions artistiques [2].
La transmission et l’interprétation des mythes [3] et grands récits de l’Antiquité passent-elles aujourd’hui davantage par leur réécriture, leur adaptation, leur révision critique et ludique que par le travail philologique des spécialistes ? Pierre Judet de La Combe, dans une récente tribune du Monde (« Idées », 28/04/2018), constatait que, d’un côté, on pouvait observer une véritable « effervescence » contemporaine autour d’Homère dont les poèmes suscitaient l’« enthousiasme » à travers leurs recréations, mais que, d’un autre côté, les hellénistes les abordaient généralement avec une « incrédulité sourcilleuse », et il finissait par déplorer « un conformisme intellectuel pesant quand ils [ces hellénistes] répètent inlassablement depuis des décennies qu’après tout l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas vraiment des poèmes construits, des patchworks », se méfiant de cette « poésie orale […] alors qu’elle est stupéfiante ». Stupéfiante et stimulante, notamment pour la création théâtrale contemporaine… On observe par ailleurs que, parmi les romanciers et essayistes contemporains qui fictionnalisent ou s’approprient, de manière personnelle et parfois autobiographique, cette matière antique, il y a des universitaires et des enseignants classicistes, conscients peut-être que la transmission traditionnelle est en crise et qu’elle se joue ailleurs aujourd’hui que dans les classes et amphithéâtres (Valerio Manfredi, Madeline Miller, Daniel Mendelsohn, William Marx, Sylviane Dupuis etc.)
Ce carnet propose donc une réflexion collective autour des modalités et enjeux de la transmission contemporaine des mythes et grands récits antiques et de leur réception à l’aune des changements de paradigmes socio-culturels et d’imaginaire. Car, comme l’a récemment remarqué Emmanuel Laurentin lors des Deuxièmes États généraux de l’Antiquité (Sorbonne, 8 et 9 juin 2018), l’Antiquité aujourd’hui « est d’abord le miroir de nos désirs, de nos fantasmes, c’est une grande toile tendue sur laquelle chacun peut projeter ses références » (article d’Agathe Moissenet, Le Monde des Livres, 29/06/2018).
Il accueille et accueillera des contributions sur toutes les formes d’adaptation (transmodalisation, hybridité générique et intermédialité) et de réécritures d’épisodes mythiques configurés dans la tragédie ou l’épopée (grecque / latine), mais aussi de réécritures ou de transformations (traductions nouvelles assorties de commentaires) des grands récits épiques et historiques à la source du canon occidental (Homère, Virgile, mais aussi Plutarque, par exemple).
Les articles ici rassemblés mettent en perspective les enjeux idéologiques, herméneutiques, éthiques et esthétiques de cette réception créatrice pour interroger la capacité des œuvres contemporaines à transmettre les grandes œuvres antiques et à assurer leur rayonnement. Si tout mythe littéraire vit de la transformation, de la contestation, de la révision idéologique (revisionist mythmaking [4]), mais aussi de la remédialisation de quelques textes fondateurs, les productions contemporaines qui actualisent, détournent, tronquent et manipulent ces récits peuvent peut-être parfois rendre incompréhensible toute une tradition d’interprétation. Nous proposons donc aussi d’examiner l’évaluation d’exemples de cette réception créatrice contemporaine dans des essais ou articles de presse, afin de mesurer comment évolue, sur les plans générique, poétique / esthétique, idéologique et éthique, notre rapport aux grands textes antiques.


[1] Sur la mythocritique, nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Pierre Brunel,Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Danièle Chauvin et alii (dir.), Questions de mythocritique, Paris, Imago, 2005 ; Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », SFLGC, bibliothèque comparatiste, 2006, URL : http://sflgc.org/bibliotheque/gely-veronique-pour-une-mythopoetique-quelques-propositions-sur-les-rapports-entre-mythe-et-fiction/?pdf=1591, page consultée le 12 avril 2021 ; Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Nîmes, Lucie Éditions/SFLGC, coll. « Perspectives comparatistes », 2008 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008 ; Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy et Nadège Coutaz (dir.), Mythes (re)configurés. Création, dialogues, analyses, Lausanne, collection du CLE, 2013 accessible en ligne : https://www.unil.ch/lleuc/home/menuinst/publications/collection-du-cle.html, page consultée le 12 avril 2021.

[2] Parmi les études récentes consacrées à cette fécondité : Emily Greenwood and Barbara Graziosi, Homer in the Twentieth Century : Between World Literature and the Western Canon, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2 et « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de Littérature Comparée, 2012/4, no 344 ; Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Véronique Krings et Catherine Valentini (dir.), L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (XXe-XXIe siècles), Bordeaux, Ausonius, 2019 ; Fiona Cox and Elena Theodorakopoulos (eds.), Homer’s Daughters. Women’s Responses to Homer in the Twentieth Century and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2019 ; Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi (dir.), Un besoin d’Homère (de la fin du XXe siècle à aujourd’hui), actes du colloque des 15 et 16 octobre 2020, Université de Caen, à paraître.

[3] Nous empruntons à Véronique Gély la définition suivante du « mythe » : « Tradition, image, scénario ou récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (V. Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », dans Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, coll. « Poétiques comparatistes », 2007, p. 48).

[4] Alicia Ostriker, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, 8, 1982.

Logos

Dialogisme et stratégies de reconquête du discours dans trois réécritures du mythe de Pénélope : House of Leaves, Danielewski (2000), Toi, Pénélope, Leclerc (2001) et The Penelopiad, Atwood (2005)

Marie pellan


Texte intégral

1La figure de Pénélope, qui attend Ulysse vingt ans et résiste au siège de plus de cent prétendants, a été érigée en parangon absolu de fidélité conjugale, véritable archétype culturel de patience qui interroge l’ampleur des diktats imposés aux femmes conditionnées à se soumettre aux errances, aux désirs et aux violences d’une virilité construite. Le début des années 2000 voit paraître trois romans qui proposent des réécritures au féminin de l’Odyssée, symptomatiques d’une volonté de reconfiguration des paradigmes. Dans House of Leaves (2000), l’Américain Mark Z. Danielewski invente une architecture romanesque rhizomatique autour d’un documentaire introuvable, le « Navidson Record », qui retrace l’installation d’une famille dans une nouvelle maison et sa confrontation avec l’impensable : le surgissement d’un labyrinthe à l’intérieur du foyer. Le film perdu est présenté au travers du mémoire d’un vieil homme aveugle, Zampanó, que retranscrit Johnny Truant, un jeune tatoueur drogué et marginal. Les vingt-trois chapitres sont complétés par une partie épistolaire, placée en annexe du roman : « The Whalestoe Letters1 », un ensemble de lettres que la mère de Johnny, Pelafina, seule locutrice et personnage principal de cette partie, lui a envoyées. Entre Karen Navidson, claustrophobe piégée dans une maison cauchemardesque, et Pelafina, internée en asile psychiatrique, le roman construit en écho deux personnages dans lesquels on peut voir deux avatars de la figure de Pénélope. En France, c’est Annie Leclerc qui, dans Toi Pénélope (2001), propose un contrepoint féminin à l’Odyssée d’Homère en donnant la parole à l’épouse d’Ulysse, avec laquelle elle entre en dialogue. Elle précède en cela la romancière canadienne Margaret Atwood, qui choisit d’offrir une tribune à Pénélope dans The Penelopiad (2005), alternant entre le récit par le personnage de ses stratagèmes et les pastiches et parodies de différentes formes de discours quand s’expriment les douze servantes pendues par Ulysse à son retour.

2Tout en étant singuliers dans leur écriture et leur approche de la figure de Pénélope, ces romans, relus ensemble dans une perspective comparatiste, nous invitent à dé-figer les figures héroïques constitutives de nos modèles genrés. La démarche de transvalorisation2 commune à ces trois romans invite à ressaisir à la fois l’origine culturelle et les rémanences des mécanismes de construction du genre, dans un face-à-face entre une Antiquité fantasmée à travers les mythes, et dans laquelle nous situons l’origine de nos façons de penser, et le début du xxie siècle. Nous examinerons dans un premier temps comment les mécanismes de domination sont révélés au travers du prisme de la silenciation de la figure féminine. Dans un second temps, nous montrerons que la mise en abyme de l’art du récit propose une reconquête de la voix et des imaginaires dans une perspective féministe. Enfin, nous nous appuierons sur les travaux de Muriel Plana, théoricienne de l’esthétique queer qui dit de la fiction qu’elle est un « dispositif de création unique, anthropologiquement nécessaire et potentiellement dialogique et émancipateur3 », pour montrer que le dialogisme induit par la dimension intertextuelle de toute réécriture engendre ici des formes hybrides.

Dévoilement des mécanismes de domination : la réécriture face au silence des figures féminines

3Tout d’abord, le choix d’adopter le point de vue de Pénélope crée un décentrement, un décalage par rapport au modèle homérique, dont l’enjeu n’est pas de raconter une autre histoire, mais la même histoire selon un autre point de vue, en dévoilant dans les silences de l’épouse chez Homère, des mécanismes de domination toujours à l’œuvre dans les sociétés contemporaines, que le chronotope mythique permet alors de déterritorialiser4, c’est-à-dire de décontextualiser en les donnant à voir dans l’espace narratif déshistoricisé du mythe. Pensé comme un espace-temps des origines culturelles de nos modes de pensée, de nos traditions, le chronotope de la mythologie antique offre aux auteurs et autrices l’opportunité d’une mise à distance des ressorts d’oppression en posant la question : avons-nous vraiment évolué depuis l’époque immémorielle de Pénélope ? Le révisionnisme mythologique propose ici une expansion de l’intériorité de la figure féminine, qui s’offre comme miroir critique à la violence des héros.

4Pour commencer, la démarche de transvalorisation dans laquelle s’engagent Danielewski, Atwood et Leclerc met en évidence les mécanismes toujours existant au sein du couple hétéronormatif. Le principe de distanciation à l’œuvre dans des romans qui représentent des relations de couple sur fond de mythologie permet en effet une défamiliarisation des paradigmes du genre.

5La situation de Pénélope induit une diégèse statique qui s’ancre dans l’hétérotopie5 d’Ithaque, dans un contexte où l’enfermement domestique féminin est poussé à son paroxysme lorsque se met en place le siège des prétendants, à la fin de la guerre de Troie, alors qu’Ulysse tarde à revenir. Chez Leclerc, la figure pénélopienne est de fait « demeurée », « assignée à demeure6 » entre le désir de ses prétendants et le souvenir d’un mari dont elle ne peut porter le deuil, qui rendent le présent de l’attente inhabitable. L’île du foyer devient un lieu d’entre-deux ouvert par ce que Leclerc appelle « la déchirure de ce départ7 » : c’est pourtant dans cet espace de seuil créé par la séparation que va pouvoir avoir lieu l’émancipation féminine. Ce non-lieu intermédiaire d’Ithaque, dans lequel la figure féminine est exclue en marge de l’histoire, est également un dispositif central dans le roman d’Atwood. Pénélope y raconte sa version des faits depuis des Enfers – contemporains du lecteur – dont, contrairement à Ulysse et Hélène qui s’en échappent régulièrement, elle ne sort que rarement en raison de son statut de parangon de la vertu conjugale :

If you were a magician, messing around in the dark arts and risking your soul, would you want to conjure up a plain but smart wife who’d been good at weaving and had never transgressed […]?

Si vous étiez un magicien, faisant joujou avec les arts obscurs et risquant votre âme, voudriez-vous invoquer une épouse au physique quelconque bien qu’intelligente qui ne s’est illustrée que dans le tissage et n’a jamais commis de transgression8 […] ?

6Enfin, le dispositif d’enfermement domestique est annoncé dès le titre de House of Leaves, qui modernise la dynamique propre au mythe. L’installation dans la nouvelle maison, point de départ du récit, est en effet présentée comme l’ultimatum de l’épouse au mari nomade :

Navidson’s constant assignments abroad have led to increased alienation and untold personal difficulties. After nearly eleven years of constant departure and brief returns, Karen has made it clear that Navidson must either give up his professional habits or lose his family9.

[L]es fréquentes missions de Navidson à l’étranger ont instauré entre eux une distance de plus en plus grande et généré de secrètes difficultés personnelles. Après avoir enduré presque onze ans de départs incessants et de brefs retours, Karen a clairement fait savoir à Navidson qu’il devait soit renoncer à ses habitudes professionnelles, soit tirer un trait sur sa famille10.

7Karen est finalement emprisonnée dans son propre foyer par l’apparition terrifiante d’un labyrinthe infini, car son mari, Will, obsédé par le phénomène, rêve de partir explorer le dédale et l’empêche dès lors de fuir la maison. Pelafina, autre avatar de Pénélope dans le roman, est quant à elle aliénée, ce que signale le rassemblement de ses lettres en annexe, en marge de la diégèse. L’espace de l’asile psychiatrique, lieu topique de la relégation du féminin, signale son exclusion et la privation de son agentivité : tandis qu’elle y est confinée, son mari, ancien pilote devenu routier, et son fils errant, continuent à voyager.

8La réécriture du mythe semble donc permettre d’interroger des mécanismes de construction des genres, qui assignent le féminin à domicile mais opèrent également, en revers, une défamiliarisation du modèle de la virilité nomade et de la quête héroïque.

9De fait, le point de vue de Pénélope repousse l’odyssée d’Ulysse à l’arrière-plan du récit, la transformant en rumeurs et mettant en échec l’idéalisation épique au profit d’une critique des caractéristiques culturellement associées à la virilité héroïque. Chez Atwood et Leclerc, Ulysse repart juste après son retour pour accomplir les conseils de Tirésias. « À peine rentré, Ulysse était déjà reparti11 », écrit Atwood qui adopte, pour parler de ce nouveau départ, un ton sarcastique mettant en question les versions des bardes et d’Ulysse. Chez Leclerc, l’annonce de cette nouvelle mise à l’épreuve du héros suscite chez l’héroïne un discours sur les rôles respectifs des hommes et des femmes qui, dans sa formulation stéréotypée, laisse entrevoir une volonté perceptible de l’autrice de faire réagir une lectrice contemporaine : « Ni les plaintes, ni les supplications, ni les grâces multipliées des femmes ne retiennent les hommes de partir, mais, bien au contraire, ne font que précipiter leur éloignement12. »

10L’intériorité de la Pénélope de Leclerc reste pour sa part ancrée dans son époque et ne remet pas en question les « tours et […] détours13 » du héros en perpétuelle quête d’un idéal inaccessible, qui s’incarne ici dans la figure de Nausicaa, et dans celle de Delial chez Danielewski. En effet, la même dynamique est au cœur de House of Leaves, puisque c’est l’asymétrie relationnelle entre une épouse immobile et un mari toujours absent qui crée les tensions dans le couple Navidson, à l’origine de leur installation dans la nouvelle maison labyrinthique. Ce motif du héros poursuivant un absolu déceptif est notamment allégorisé par le biais de l’obsession maladive qu’entretient Will Navidson à l’égard de la photographie qu’il a réalisée d’une fillette guettée par un vautour14. Danielewski prénomme la petite fille Delial, hapax qui est à la fois une paronomase du déni (denial) et une anagramme de L’Idéal. J’avance ici l’hypothèse, appuyée sur la francophilie de l’auteur et sa grande culture littéraire, que ce prénom, très proche de Délie15, pourrait faire référence au recueil poétique de Maurice Scève, Délie, object de plus haulte vertu (1544), dans lequel la femme, comparée à de nombreuses figures mythiques, est l’allégorie d’un idéal platonicien. Dans la note de bas de page 2316 qui analyse cette figure, Delial est ainsi assimilée par Zampanó et les références critiques fictionnelles inventées par Danielewski à la Béatrice de Dante et à la Dulcinée de Don Quichotte, autres figures féminines de l’Idéal en quête duquel se construit le héros voyageur sans cesse déçu. Ce stéréotype d’une masculinité structurée par la quête est particulièrement illustré et dénoncé par le personnage de Holloway (qu’on pourrait traduire par « la voie creuse », et donc vaine), le chasseur de trésors engagé pour explorer le labyrinthe mais qui finit par y devenir fou et meurtrier : il incarne une virilité violente et marquée par la nécessité de la poursuite sans cesse reconduite.

11Le révisionnisme mythologique devient alors un outil de mise en lumière des mécanismes de domination et d’exclusion qui président à la construction des genres. À la façon de Pénélope elle-même, les autrices semblent vouloir détisser et isoler les différents ressorts de l’effacement du féminin tels que les conçoivent nos cadres de pensée hérités.

12C’est avant tout à partir du constat de la silenciation du féminin que peut s’établir une réécriture du mythe conçue comme dévoilement des ressorts de domination à l’œuvre dans les coulisses de l’épopée. L’entreprise de révisionnisme mythologique se développe à rebours de l’effacement et de la dépersonnalisation du personnage, dans une tentative de ressaisie du « pouvoir de nommer qui nous a été volé » (« the power of naming stolen from us17 »), pour reprendre les termes de Mary Daly. Le genre de la réécriture propose plusieurs stratégies de représentation du silence des figures mythiques féminines, refusant en cela la résignation qu’exprime la question liminaire de Toi, Pénélope : « Faudra-t-il qu’à jamais l’éclat mortel des actions viriles l’emporte sur l’ombreuse discrétion des faits et dires des femmes18 ? »

13Leclerc, la plus proche de l’hypotexte homérique, souligne le rôle que joue Télémaque dans le silence imposé à sa mère :

Tu repenses à Télémaque te coupant la parole, te renvoyant chez toi, tranchant le dernier lien de chair entre mère et fils pour entrer avec éclat dans le camp des hommes, il n’est jamais question que de se battre19.

14Elle fait ainsi de l’action de censurer la mère une étape dans l’accès à l’âge héroïque pour les personnages masculins. Danielewski propose une variation sur ce thème en confrontant Pelafina au silence de son fils : torturée par l’absence de réponse de Johnny, elle se l’imagine inaccessible, « escalad[ant] les falaises comme le rusé et agile Ulysse20 » (« scrambling across cliffs like the agile and ever wily Odysseus21 »). L’attente de ses réponses met en échec ses tentatives de communication et la pousse au délire :

I am doing my best to accept your decision to leave me in such silence. Hearing it makes my ears bleed. The New Director doesn’t approve when I use candle wax to keep out the sound of it. […] I wish I didn’t have to hear the rattle and roar and scream that is your silence22.

Je fais de mon mieux pour accepter ta décision de me laisser dans un tel silence. Mais mes oreilles saignent. Le Nouveau Directeur refuse que j’utilise de la cire de bougie pour empêcher les sons d’y pénétrer. […] J’aimerais ne pas devoir entendre le crépitement et le rugissement et le cri qu’est ton silence23.

15Atwood, quant à elle, propose une modernisation de la relation entre Pénélope et Télémaque, relue à travers le prisme du concept récent de la crise d’adolescence. La reine d’Ithaque est décrite comme une mère usée par « la barrière de monosyllabes hargneux et de regards pleins de ressentiment » (« the barrage of surly monosyllabes and resentful glances24 ») de son fils, avec toujours en arrière-plan la question du passage à l’âge viril : « He denied that he was a child any longer, and proclaimed his manhood25 » (« Il protesta qu’il n’était plus un enfant et proclama qu’il était un homme »). C’est finalement par l’assassinat brutal des suivantes, ses camarades de jeux de l’enfance, violées par des rivaux à l’accession au trône, que Télémaque cherche à s’affirmer :

My son, wanting to assert himself to his father, and to show that he knew better – he was at that age – hanged them all in a row from a ship’s hawser.

Mon fils, soucieux de s’affirmer face à son père et voulant montrer qu’il savait mieux que ça – il était à cet âge-là – les pendit toutes en rang à une haussière de bateau26.

16L’écart entre l’immaturité du mobile, que la voix satirique de la Pénélope d’Atwood souligne en incise, et la violence inouïe de l’acte, manifeste à quel point les servantes sont réduites, par leur genre et par leur statut social, à des objets, des outils, que ce soit par Pénélope, plus tôt dans le roman, ou par Télémaque pour revendiquer son autorité.

17Il en va de même chez Leclerc. Dans son roman, Télémaque, humilié par son père, se venge sur les femmes, a fortiori sur celles considérées comme les plus subalternes : les esclaves.

Quel ouragan furieux a retourné le fils humilié en homme impitoyable, transgressant l’ordre sacré du père, serrant la corde autour du tendre cou des servantes ! […] Fallait-il que par un acte aussi cruel, de son père et de sa mère ainsi il s’émancipe27 ?

18Par-delà la dimension symbolique de la pendaison, biais d’une silenciation physique par l’écrasement des cordes vocales, l’acte de Télémaque est relié par les deux autrices à un esprit de compétition viril. La réécriture, en se focalisant sur la mise à mort des suivantes, associe ainsi la transmission du modèle viril à l’exercice de la violence contre des femmes. Face à un tel déploiement de brutalité masculine, le silence des femmes tient également de l’auto-censure, qui apparaît comme un mécanisme de défense chez Atwood :

What could I do? Lamentation wouldn’t bring my lovely girls back to life. I bit my tongue. It’s a wonder I had any tongue left, so frequently had I bitten it over the years.
Dead is dead, I told myself. I’ll say prayers and perform sacrifices for their souls. But I’ll have to do it in secret, or Odysseus will suspect me, as well.

Que pouvais-je faire ? Les lamentations ne ramèneraient pas mes filles chéries à la vie. Je me mordis la langue. Je m’étonne d’en avoir encore une tellement je l’ai mordue fréquemment au fil des années.
Mortes pour mortes, me disais-je. Je prierais et ferais les sacrifices pour le repos de leurs âmes. Mais il me faudrait le faire en secret, ou Ulysse me suspecterait, moi aussi28.

19Une chanson29 des suivantes, plus tôt dans le roman, met en évidence la violence démesurée des châtiments que Pénélope encourt en tant que femme : les expressions « He’ll chop me up » (« Il me découpera en petits morceaux »), ou « there’s ample matter for – beheading ! » (« Il y a largement de quoi – décapiter ! »), dénoncent son oppression latente et suggèrent l’existence de motivations pragmatiques aux origines de la légendaire fidélité de Pénélope, qui ne se prête pas ici à l’idéalisation de la fidélité conjugale. Par l’expansion de l’intériorité de Pénélope, par le regard plein d’« effroi » et d’« horreur » qu’elle porte sur l’acte de pendaison, les autrices montrent ainsi des mécaniques d’oppression du féminin et de construction de la virilité.

20Le cas de House of Leaves est différent puisque l’épisode de la pendaison des servantes n’y est pas repris. En revanche, la censure des voix féminines menace sans arrêt la parole des deux personnages incarnant la figure de Pénélope. Dans le cas de Pelafina, la lettre du 17 avril 1983 nous informe qu’elle a écrit à son fils, mais que le « Directeur » du « Three Attics Whalestoe Institute » l’a empêchée d’envoyer ses missives, ce qui se reproduit ensuite à intervalles réguliers et sous différentes formes, allant jusqu’à la pousser à envoyer des messages codés par des voies alternatives. Par ailleurs, la partie du Navidson Record que Karen a rajoutée, et qui est le fruit d’un travail de recherche très personnel, se retrouve coupée, amputée par le producteur Bob Weinstein qui trouve que « cette section est trop référentielle, trop éloignée de “la colonne vertébrale de l’histoire” » (« that section too self-referential and too far from “the spine of the story30” »). Les voix féminines du roman sont donc perpétuellement menacées par la censure masculine, et l’énigmatique Directeur de l’asile comme le producteur de Miramax manifestent la dimension institutionnalisée et culturelle de cette silenciation.

21Pour finir, la démarche du révisionnisme mythologique, en s’emparant du parangon pénélopien qui cumule ce qu’Ostriker appelle les « images de mutisme, de cécité, de paralysie, le conditionnement à être manipulée31 », cherche à dessiner les contours d’un silence qui révèle ce qui ne peut être dit dans la langue patriarcale. À propos de cette silenciation, Ursula K. Le Guin parle des femmes comme d’un « groupe “non parlant”, muet, le groupe intégré à la société qui n’est pas parlée, dont le vécu n’est pas considéré comme faisant partie de l’expérience humaine, à savoir les femmes32 ». Il va donc s’agir de trouver un langage à même de réintégrer ce vécu dans l’expérience humaine parlée et écrite.

22Sans chercher à le nier, les autrices intègrent le silence, qui contamine l’écriture elle-même. Leclerc ménage des respirations dans les points de suspension, qui font entendre les silences de sa narratrice et la part d’indicible de son expérience. Dans House of Leaves, le labyrinthe dévore toute trace et met en échec le sens, à la manière de la folie dont souffre Pelafina et qui se traduit dans ses lettres par des phénomènes d’écholalie et de perturbation de la graphie. Au niveau visuel, l’écriture se délite, le blanc envahit l’espace à partir du chapitre ix, gagnant du terrain sur l’écriture. Certains passages sont barrés33, d’autres perdus, ce que nous signalent des croix noires34, des carrés blancs ou noirs en plein milieu de la page. Par ailleurs, le film inventé dont il est question dans le mémoire est toujours donné comme introuvable : le manuscrit incomplet, troué, et le film absent créent ainsi, au cœur de l’économie narrative, un vide autour duquel gravitent les personnages, de même que les instances narratives et lectoriales.

23Le silence des figures féminines en vient à être signifiant, à permettre d’intégrer et de suggérer l’indicible de leur vécu au centre de l’écriture. Dans le cas de Karen, le mémoire de Zampanó nous apprend qu’un événement inconnu a provoqué chez elle un changement radical de comportement à l’adolescence, avec pour résultat « sa quasi aphonie35 » (« her near aphonia36 »), symptôme d’un très probable traumatisme : « les mauvais traitements perpétrés par un beau-père ou des ombres que son enfance37 » (« the molestations carried out by a stepfather or whatever shadows her childhood truly conceals38 »). L’évolution du personnage nous est décrite en ces termes :

Karen Green was exuberant, feisty, charming, independent, spontaneous, sweet, and most of all fearless.
By the time she turned fifteen, all of that was gone. She hardly spoke in class. She refused to function in any sort of school event, and rather than discuss her feelings she deferred the world with a hard and perfectly practiced smile
39.

Karen Green était exubérante, pleine d’entrain, charmante, indépendante, spontanée, tendre et surtout, intrépide.
Quand elle eut quinze ans, tout cela avait disparu. Elle s’exprimait à peine en classe. Elle refusait de participer aux événements scolaires, et plutôt que de révéler ses sentiments, elle affrontait le monde extérieur avec un sourire dur et parfaitement travaillé40.

24Allant plus loin dans la démarche de dire, de faire advenir le traumatisme au langage, la lettre de Pelafina du 8 mai 1987, qui est cryptée, s’avère être un récit de viols. En prenant les premières lettres de chaque mot, on découvre une dénonciation glaçante : « Ta mère s’est fait violer (encore41) » (« Your mother was raped (again42»). L’auteur contourne ici l’indicible du viol, là où Atwood décide de l’évoquer sans détour avec dix-sept occurrences du terme, utilisé à la fois pour décrire les agressions des dieux et pour rétablir la vérité à propos du meurtre des suivantes, minorées dans l’histoire d’Ulysse et durablement invisibilisées en raison de leur statut social : « Les suivantes ont été violées. Les prétendants les ont violées. » (« The maids were raped. The Suitors raped them43 »).

25Le dévoilement des silences de l’hypotexte est donc le point de départ de réécritures qui cherchent à montrer, dans l’effacement du féminin, la violence des mécanismes de domination. La réécriture, parce qu’elle fait trace, s’oppose au phénomène lui-même, tout en cherchant à en faire ressentir les mécanismes, à cerner la parole en soulignant la menace de sa dissolution. Le roman devient un espace d’expression de la figure censurée, contre une silenciation contrainte par la force : à la manière de la maison de House of Leaves, plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur, la mètis de Pénélope déborde du rôle genré qui lui a été assigné.

Une autre voix est possible : l’art du récit féministe à rebours des hiérarchisations

26L’enjeu, pour les figures féminines de ces trois romans, est la reconquête d’un espace de parole. Pour contrer l’entreprise de déformation de leur histoire menée par des aèdes et des poètes, elles assument la narration et tentent d’en reprendre le contrôle en commençant par jeter le doute sur les récits transmis et en montrant la dimension intrinsèquement malléable du discours.

27L’entreprise de réécriture de Danielewski, Atwood et Leclerc trouve son impulsion dans la mise en question de l’autorité du récit fondateur. C’est par le biais de cette révolte contre la réception de l’hypotexte que peut être dénoncée la domination culturelle d’un genre sur l’autre. Le chronos (la durée temporelle qui s’écoule) de l’attente, informe et évidé, devient alors kaïros (le moment de l’opportunité) de l’émancipation intellectuelle de Pénélope. L’absence d’Ulysse ouvre la possibilité d’une reconquête par son épouse de son statut de sujet, que Leclerc décrit en ces termes :

Si Ulysse était demeuré en Ithaque, pensais-tu alors, je n’aurais eu ni le temps ni la place de rêver, de changer de rêves, d’attendre, de craindre, de douter, de deviner, de croître en esprit, ce qui veut dire, aussi, en liberté44

28Le propos n’est pas seulement de lutter contre l’effacement des silenciées de l’histoire, mais de faire de la réécriture une tribune pour les « sans-voix », celles que l’on pourrait qualifier, en étendant la terminologie de Judith Butler, de « vies indignes d’être pleurées » de l’épopée (« ungrievable lives45 »). La Pénélope d’Atwood affirme même que l’art poétique leur appartient de droit :

It’s a low art, tale-telling. Old women go in for it, strolling beggars, blind singers, maidservants, children – folks with time on their hands.

C’est un art mineur, que celui de conter. Les vieilles femmes s’y adonnent, de même que les mendiants errants, les chanteurs aveugles, les servantes, les enfants – les gens qui ont du temps à perdre46.

29Ce sont sa proverbiale patience et sa sortie du temps de l’histoire, dans la diégèse statique et dans l’hétérotopie des Enfers, qui permettent finalement à la Pénélope d’Atwood d’entrer dans le kaïros d’une narration reconquise : « Maintenant que les autres se sont essoufflés, à mon tour de raconter des histoires. […] Je tisserai donc mon propre fil » (« Now that all the others have run out of air, it’s my turn to do a little story-making. […] So I’ll spin a thread of my own47 »). Cette reconquête ne concerne pas la seule reine d’Ithaque, puisqu’elle est mise au service des servantes, qui font entendre leur histoire dans une prise de parole collective – un objectif affiché par l’autrice dès la préface du roman.

30Danielewski s’attache également à donner la parole aux marginaux : les tatoueurs, les travailleuses du sexe, les musiciens ratés contribuent à l’établissement et à la diffusion d’un discours critique repris aux instances universitaires, dont la position d’autorité et le pouvoir sont mis à mal tout au long du roman. La réécriture peut alors s’affirmer dans un refus des hiérarchisations, en une forme de révolte que Danielewski allégorise à travers le mythe d’Écho :

Echo is an insurgent. Despite the divine constraints imposed upon her, she still manages to subvert the gods’ ruling. […] Echo colours the words with faint traces of sorrow (The Narcissus myth) or accusation (The Pan myth) never present in the original. […] her voice has life. It possesses a quality not present in the original, revealing how a nymph can return a different and more meaningful story, in spite of telling the same story48.

Mais Écho est rebelle. Malgré les contraintes divines qui lui sont imposées, elle parvient quand même à contourner le jugement des dieux. […] Écho colore les mots de vagues traces de chagrin (le mythe de Narcisse) ou de reproche (le mythe de Pan) qui n’existent jamais dans l’original […] sa voix vit. Elle possède une qualité absente de l’original, qui révèle comment une nymphe peut restituer une histoire différente et plus éloquente plutôt que de raconter la même histoire49.

31Cette coloration de l’hypotexte par la réécriture résume l’entreprise de révisionnisme mythologique, entre revalorisation de l’intériorité et de l’affect de la figure féminine d’une part, affect généralement appréhendé à travers une vision construite de la féminité, et mise en accusation des oppresseurs d’autre part.

32Différentes stratégies de reconquête du récit sont mises en fiction dans ces réécritures. L’une d’entre elles consiste, chez Leclerc et Atwood, à s’exprimer depuis les seuils du roman. Leclerc revendique en tant qu’autrice, dans son avant-propos, une nécessaire complexité, face aux simplifications de la mémoire collective,

[qui] préfèr[e] répandre, pour l’édification, le repos, à moins que ce ne soit la bêtise, de tous, une version tellement amputée de tragique et d’inquiétude que ce n’est plus la même histoire, c’en est presque l’inverse, un mensonge, une trahison50.

33Il va donc s’agir de susciter, précisément, de l’inquiétude. Elle définit sa réécriture comme une réparation, une correction du sens déformé des hypotextes par leur réception. Chez Atwood, c’est le besoin de réponses qui est mis en avant dans l’introduction : « What led to the hanging of the maids, and what was Penelope really up to? The story as told in The Odyssey doesn’t hold water: there are too many inconsistencies51. » Les incohérences, manques et déformations motivent et légitiment donc le révisionnisme mythologique.

34Chez Danielewski, la reconquête est exemplifiée à travers le personnage de Karen qui, du fait de la défection et de l’échec des différents personnages masculins, finit par monter le film et partir en quête de ses significations possibles. Elle réalise alors un assemblage de points de vue interprétatifs qui opère une mise en fiction de l’herméneutique des œuvres. Son choix de la mosaïque, faisant écho au tissage toujours détissé de Pénélope, manifeste son refus d’opérer une réconciliation simplificatrice, une unification des points de vue. Comme chez Leclerc, la voix de la tisseuse témoigne de la « tristesse immuable que contiennent ces fragments. Peut-être est-ce le prix à payer pour se souvenir, le prix percevoir avec justesse. Au moins, avec un tel chagrin doit venir le savoir52 ». L’auteur se saisit ici du double rôle de Pénélope, à la fois gardienne de la mémoire dans l’action du tissage, et analyste dans la ruse subversive du détissage qu’Homère désigne par le verbe ἀναλύω (analúô53). Par ailleurs, plusieurs indices convergent pour attribuer à l’autre personnage féminin, Pelafina, la fonction de probable assembleuse des fils du récit dans un roman qui met perpétuellement en doute l’identité auctoriale. La préface fictionnelle présentant les lettres dit ainsi de Pelafina qu’« elle réussissait d’une façon ou d’une autre à vous donner le sentiment qu’elle vous avait inventé54 » ; et de fait, il s’agit d’une des clés d’interprétation récurrentes à propos de ce roman, formulée par la critique comme par les exégètes amateurs du forum MZD55 : toute l’architecture rhizomatique de House of Leaves serait le fruit de l’érudition et de la folie de Pelafina.

35L’auteur confère ici une efficace au topos de « la folle dans le grenier » (« the madwoman in the attic »), théorisé par Sandra Gilbert et Susan Gubar56, qui nous est notamment signalé par le nom de l’asile où Pelafina est internée : le « Three Attic Whalestoe Institute ». L’auteur poursuit ici son constant travail de « démembrement57 » de ce topos, dont il dit en interview : « C’est un stéréotype qui doit être désassemblé, et qui l’est dans les faits » (« This is a stereotype that has to be, and in fact is being, disassembled58 »). Il développe un peu plus loin :

You start out by seeing she’s been institutionalized for possibly committing some terrible acts and so you think to yourself, Oh, she’s a nut case. But if you keep reading, you realize that there’s more to her than just another mad-woman-in-the-attic stereotype.

On commence par constater qu’elle a été internée pour avoir potentiellement commis des actes terribles et on se dit en soi-même, Oh, c’est une tarée. Mais si on continue à lire, on se rend compte qu’elle est bien plus qu’une nouvelle version du stéréotype de la-folle-dans-le-grenier59.

36La démarche du révisionnisme mythologique investit donc les marges et les seuils du récit, ses silences et ses lieux d’inquiétude, pour et met en place des stratégies de réécriture, entre réparation, réassemblage et nécessaire complexité.

37C’est enfin une reconquête des imaginaires qui nous est donnée à voir. La double dynamique à l’œuvre dans la ruse de Pénélope, qui joue à la fois du détissage, assimilé à l’analyse, et du tissage, qui est fabrique et invention, entrelacement des voix et des points de vue polyphoniques, a été théorisée par Ioanna Papadopoulou-Belmehdi. Elle permet une réappropriation des imaginaires, décrite dans l’introduction de son ouvrage par Nicole Loraux : « Comme bien des femmes mythiques, Pénélope, de ce qui passe trop vite pour l’activité emblématique de l’épouse, a fait un usage détourné60. »

38Les autrices font de même en reprenant la métaphore du tissage pénélopien. Chez Danielewski, dans la préface fictionnelle qui accompagne la publication des lettres de Pelafina, cette métaphore est réécrite voire inversée, puisque Pelafina-Pénélope devient « soie […] prisonnière d’un vieux métier délabré61 ». C’est par son écriture « que peut-être sur la fin une partie de sa délicate soie parvint à échapper au métier à tisser62 ». Dans House of Leaves en effet, comme nous l’avons vu, la parole est dans une certaine mesure performative quand il s’agit des deux réécritures de Pénélope que sont Karen et Pelafina. Cette dernière vit au rythme des missives qu’elle envoie autant que des réponses qu’elle reçoit et qui, selon elle, « jettent des sorts63 ». L’idée va encore plus loin lorsque, face aux maltraitances que subit son fils, elle rédige une « malédiction improbable » (« improbable curse64 ») à l’encontre de Raymond, son tuteur violent :

I would like nothing more than to tear out the liver of your purported protector and feed it to him with a hiss. He could semper fi that meal all the way to Hades. […] I shall invoke Hecate in her Acheron depths, and by scale of dragon, eye of newt, boiled in the blood of murdering ministers and Clytemnestra’s gall, cast a great curse which shall fly directly on a dark wind and take up immediate residence in his body, daily chewing on his flesh, nightly gnawing on his bones, until many months from now, moments before the final spark of self-awareness expires, he will have witnessed the total dismemberment and consumption of every limb and organ. So written, so done. This curse is cast. Fuit Ilium65.

Je n’aimerais rien tant qu’arracher le foie de ton soi-disant protecteur et le lui donner en pâture. Il pourrait semper fi de ce repas jusqu’au fin fond des Enfers. […] j’invoquerai Hécate dans ses tréfonds de l’Achéron, et avec écaille de dragon, œil de salamandre, bouillis dans le sang des ministres assassins et la bile de Clytemnestre, jetterai un terrible sort qui chevauchera aussitôt un sombre vent et ira immédiatement se loger dans son corps, dévorant chaque jour sa chair, rongeant chaque nuit ses os, et dans quelques mois, quelques instants seulement avant que ne s’éteigne en lui l’ultime lueur de la conscience, il aura assisté au démembrement et à la consommation absolus de chacun de ses membres et organes. Qu’il soit ainsi qu’il est écrit. Le sort est jeté. Fuit Ilium66.

39Raymond meurt quelques mois plus tard d’un cancer foudroyant du foie, événement qui donne « une nouvelle résonance67 » à cette malédiction qui n’est pas sans rappeler l’incantation destinée à Créuse que prononce Médée chez Sénèque68. La parole fait exploser les limites de l’enfermement, permettant à Pelafina de reconquérir son agentivité. À contre-pied du rationalisme patriarcal, Danielewski se réapproprie là aussi un topos de l’imaginaire associé à l’oppression du féminin : celui de la sorcière. On peut également parler de parole prophétique avec l’épisode de la brosse à cheveux de Karen, qui prédit sans le savoir son propre cancer :

« What are you doing? » she immediately asks.
« This is nice, » he says, removing a big clump of her blonde hair from the tines and tossing it into the wastebasket.
« Give me that, » Karen demands. « Just you watch, one day I’ll go bald, then won’t you be sorry you threw that away
69 »

« Tu fais quoi ?, demande-t-elle aussitôt.
– C’est sympa », ironise-t-il, en dégageant des piquants une poignée de cheveux blonds qu’il fourre dans la corbeille à papier.
« Passe-moi ça, exige Karen. Fais attention, un jour je serai chauve et tu regretteras de les avoir jetés70. »

40L’auteur dote ici la parole féminine, qui n’est pas écoutée ni prise au sérieux, d’un pouvoir de clairvoyance, de prophétie. En redonnant une voix aux figures pénélopiennes silenciées à travers les stéréotypes modernisés de la sorcière et de la Pythie, il cherche également à leur faire retrouver leur agentivité sur le monde. Se dessine en creux une réflexion sur les pouvoirs de l’écriture fictionnelle et sur sa capacité à affecter le réel.

41Se pose alors la question d’un genre (au sens de gender) de l’écriture, d’une langue féminine au service du dévoilement de l’intériorité et du point de vue dévoilé de la figure mythique.

42Faisant le constat que « ni ta douleur ni la sienne ne se disent dans la langue des hommes71 », Leclerc propose une écriture contemplative, attentive aux émotions et aux désirs de Pénélope. Souscrit-elle pour autant au stéréotype d’un langage proprement féminin, « limité à l’évocation des sensations subjectives et de la réactivité interpersonnelle72 » selon Alicia Ostriker ? De fait, le choix de Leclerc, expliqué en avant-propos, de s’appuyer sur la traduction de Bérard, s’appuie sur des raisons affectives plutôt que des considérations de fidélité à l’hypotexte : « Elle me plaît plus que tout autre, simplement parce que c’est celle qui existait chez moi73. » Le vécu et la mémoire, le lien subjectif, prennent le pas sur des raisons critiques et scientifiques : la démarche se définit comme profondément subjective, interpersonnelle. Par le biais de l’adresse inaugurale au lecteur, elle propose de penser la réécriture du mythe sur le mode de l’interlocution, de la communication, et si elle introduit de nouveaux fils d’interprétation dans la trame du récit homérique, c’est moins pour resserrer le texte que pour ouvrir de nouveaux espaces narratifs.

43Les contrastes stylistiques dans House of Leaves mettent également en évidence des différences entre la parlure de Johnny, dont la langue sèche et souvent vulgaire n’évoque que la terreur et la douleur physique, et la prose de Pelafina, qui met en œuvre une poétique des émotions et des sensations propre à retracer les mouvements de l’âme. La graphie elle-même s’adapte aux aléas de sa folie, s’attachant à la faire ressentir, à créer des effets de contamination. L’auteur se dit en quête d’un « sentiment de vie textuelle, [d’]une participation, et même [d’]une collaboration. […] une qualité presque impossible à appréhender intellectuellement mais facilement appréciée par l’émotionnel74 ».

44La question d’une langue féminine75 apparaît moins chez Atwood, pour qui il va moins s’agir d’essentialiser la langue que d’introduire du trouble dans ce qu’on associe à l’idée de langage féminin et de langage masculin. D’une part, l’autrice travaille à moderniser le langage et, ce faisant, à bouleverser le rapport au récit mythique en le rendant plus proche de nous, plus cohérent notamment avec le niveau social des suivantes : le style de leurs discours est souvent vulgaire, et abolit la distance temporelle avec l’hypotexte. D’autre part, elle se saisit d’un langage que l’on pourrait assimiler traditionnellement au masculin, celui, par exemple, de la chanson de marins pour laquelle, d’ailleurs, les esclaves se travestissent : « Avec toutes les déesses, les reines et les salopes / De part et d’autre / Tu t’es fait plaisir76 », lancent-elles à Ulysse pour résumer ses aventures.

45La reconquête du récit passe donc par une réflexion sur la langue, qu’il s’agisse d’adopter une écriture identifiée comme féminine, intérieure, centrée sur les sentiments, l’affectif et le care comme alternative aux traits stylistiques du récit épique, ou de chercher à dépasser la binarité des caractéristiques de genre par le trouble qu’elle introduit dans les niveaux de langage.

46C’est également contre la hiérarchisation traditionnelle des genres littéraires, cette fois-ci, que s’élabore la réécriture. Ce questionnement semble prégnant chez Danielewski et Atwood, qui jouent des contrastes entre des formes considérées comme canoniques et d’autres qui ont été minorées par l’hégémonie culturelle masculine. À ce sujet, Véronique Léonard-Roques écrit : « Le gender trouble formulé par Judith Butler gagne les genres au sens de formes littéraires77. » Ce trouble dans le genre littéraire, qui se manifeste dans des formes d’hybridité entre genres majorés et genres minorés, interroge la corrélation entre l’établissement des canons artistiques et le genre (au sens de gender) du lectorat.

47Si l’on observe la liste des auteurs de ce que Stendhal appelle les « romans de femmes de chambre78 », on peut y noter une importante présence du roman noir, précurseur du polar. Ce genre, qui met en scène des rapports de domination au sein desquels la femme est aussi passive que sensuellement fatale et le détective un nouveau chevalier à la virilité taciturne, est dominé de manière écrasante par les auteurs masculins jusque dans les années 1990. C’est donc davantage par son lectorat que le polar entre dans la catégorie des « romans pour femmes », ce que confirme une étude du Centre National du Livre en 202179 sur les pratiques de lecture, selon laquelle les femmes lisent majoritairement des romans policiers. Atwood s’en empare dans The Penelopiad en nous proposant une relecture de l’Odyssée structurée, non plus par l’attente du retour d’Ulysse, mais par celle de la révélation de l’identité du meurtrier des suivantes, à la manière des romans à énigme, les whodunits : le meurtre des suivantes est au cœur de l’économie narrative d’un roman qui prend la forme d’une confession. Atwood reprend les codes du genre, notamment celui du huis-clos, l’hétérotopie d’Ithaque devenant la « chambre close80 » du mystère. Les allégations finales des suivantes au chapitre xxi81, où elles affirment « Disons seulement : il existe une autre histoire82 », provoquent un rebondissement qui met en doute l’identité réelle du, ou plutôt de la, responsable du meurtre des suivantes.

48Les nombreuses autres formes littéraires convoquées dans ce roman hybride interrogent les frontières entre les genres d’écriture, de la chanson de marin (chapitre xiii : « The Wily Sea Captain, A Sea Shanty »), résolument identifiée comme masculine, à la conférence universitaire (chapitre xxiv : « An anthropology lecture »), que l’on retrouve également en conclusion du roman The Handmaid’s Tale, en passant par la chanson pour corde à sauter (chapitre ii : « A rope-jumping rhyme »), où le jeu de petites filles donne pourtant abruptement lieu à une mise en accusation d’Ulysse, entre sexe et violence.

49Danielewski élabore également une forme hybride et expérimentale. Ses deux personnages féminins s’expriment principalement par le biais de genres que Béatrice Slama désigne comme des « ouvrages de dames83 ». La plupart des prises de parole de Karen, qui tiennent lieu de narration, sont ainsi recensées sous la forme du journal intime, en l’occurrence filmé. De son côté, Pelafina investit l’espace, longtemps considéré comme féminin, de l’épistolaire. Par ailleurs, ce roman, au centre duquel la famille Navidson fait face à une maison hantée par un labyrinthe impossible qui suscite l’épouvante, se classe résolument du côté du néo-gothique dont il reprend les codes. Or, il est possible de s’interroger sur la dimension féminine et populaire de la littérature gothique, qui a pu être qualifiée de « frénétique84 », soit une autre déclinaison du roman noir, au sujet duquel Juliette Rayère écrit :

La première vague de popularité du roman gothique, de 1760 à 1830, consacre à la fois sa naissance, son origine anglaise, l’élaboration de ses codes, et le fait que ce soit surtout une lecture de femmes85.

50Ellen Moers théorise la première le concept du female Gothic86, qui regroupe les romans gothiques anglais écrits par des femmes, et met en avant la théorie selon laquelle les femmes anglaises se sont servies du genre gothique pour évoquer l’oppression de la société patriarcale, car « l’horreur n’est pas une émotion esthétique légitime, au xixe comme au xxe siècle87 ». En reprenant les codes du film d’épouvante pour structurer son histoire de maison hantée, Danielewski opère ainsi une hybridation entre les genres littéraire et cinématographique, et propose également une majoration du registre néo-gothique.

51Les autrices manifestent ici un désir de sortir des hiérarchisations entre genres littéraires. Dans le cas de Danielewski et d’Atwood, les réécritures refusent la supériorité des « grands genres » qui s’est imposée au détriment d’autres formes.

52Le révisionnisme mythologique passe donc par une réflexion sur les formes, images et genres du discours. Les autrices font de la réécriture un laboratoire d’expérimentations à même de faire bouger les lignes et défient les canons et les codes.

Hybridation, dialogisme et polyphonie : pour une mise en question d’un autoritarisme culturel

53Le tissage, activité caractéristique de Pénélope, devient l’allégorie d’une poétique et d’une éthique de la réécriture. Le roman est texture, il entrelace les voix au sein de structures chorales et extensibles qui recherchent le trouble et l’hybridation plutôt que la normativisation par le stéréotype. L’auteur·ice, nouveau rhapsode, s’en prend à des discours faisant autorité et tradition, à des récits qui ont constitué des modèles et à des versions de l’histoire ayant prévalu au fil des siècles, diffusant et transmettant des formes de domination qu’il va s’agir de refuser. Elle fait alors émerger une parole marginale qui revendique une agentivité reconquise et qui passe par l’appropriation des types de discours dont les voix féminines ont pu être exclues.

54Dans Stealing the Language, Alicia Ostriker définit le révisionnisme mythologique au féminin comme « la mise en œuvre d’un antiautoritarisme féministe opposé à la praxis patriarcale de réification des textes88 ». Cet « antiautoritarisme féministe » se caractérise par la réévaluation des valeurs sociales, par le rejet de la nostalgie à l’égard d’un âge d’or classique idéalisé par les poètes modernistes masculins mais vu par les écrivaines comme emblématique d’une oppression qui se reproduit à travers les siècles, et enfin par des expérimentations sur le plan formel, comme l’entrelacement des voix narratives aboutissant à des formes de polyphonie et de choralité. La mise en question d’un « autoritarisme culturel » est récurrente dans les questionnements féministes et anticolonialistes : elle se traduit par le refus de discours prétendant faire autorité, qu’elle soit d’ordre esthétique, critique ou scientifique, et qui ont imposé et contribué à enseigner des modèles culturels et des imaginaires imprégnés de dynamiques de domination sociale. Pour les autrices féministes, il va s’agir avant tout de « préserver et développer la diversité culturelle […]. La diversité renvoie à l’hétérogénéité et à la pluralité de points de vue contre l’homogénéité, la monotonie et l’autoritarisme culturel89 ».

55La reprise de l’Odyssée sur le mode de la citation s’accompagne, tout d’abord, d’un jeu de dialogue plus ou moins visible en fonction des réécritures. Cette dynamique dialogique est mise en avant par Leclerc dans sa préface lorsqu’elle écrit, au sujet de l’hypotexte homérique : « Je me suis faufilée en lui comme j’ai pu90. » Cette interlocution structure l’œuvre, qui alterne entre des passages de l’Odyssée traduite par Victor Bérard, en italiques, et les réponses qu’ils suscitent chez Pénélope. Il s’agit avant tout pour l’autrice de nouer un dialogue entre les époques, qui engage le poète épique, son traducteur, l’autrice et la figure mythologique. À terme, c’est le lecteur lui-même qui est pris à parti par le dispositif narratif à la seconde personne du singulier.

56Le dialogisme joue un autre rôle chez Atwood, plus polémique. L’hypotexte est ici intégré aux limites de la réécriture par l’intermédiaire de « ménestrels » (« minstrels ») sans cesse satirisés. Le dispositif contrapuntique crée un effet de dialogue puisqu’à chaque référence à l’Odyssée, l’autrice offre une relecture de l’épisode dans un registre réaliste :

Rumors came, carried by other ships. Odysseus and his men had got drunk at their first port of call and the men had mutinied, said some; no, said others, they’d eaten a magic plant that had caused them to lose their memories, and Odysseus had saved them by having them tied up and carried onto the ships. Odysseus had been in a fight with a giant one-eyed Cyclops, said some; no, it was only a one-eyed tavern keeper, said another, and the fight was over non-payment of the bill.

Les rumeurs affluaient, amenées par d’autres navires. Ulysse et ses hommes s’étaient enivrés à leur première escale et les hommes s’étaient mutinés, disaient certains ; non, répondaient d’autres, ils avaient mangé une plante magique qui leur avait fait perdre la mémoire, et Ulysse les avait sauvés en les faisant attacher et transporter sur les navires. Ulysse s’est battu avec un cyclope géant à un œil, affirmaient certains ; non, ce n’était qu’un tavernier borgne, disaient d’autres, et la bagarre portait sur le non-paiement d’une facture91.

57Plusieurs paragraphes proposent ainsi une confrontation entre la version topique du mythe et une reconfiguration des épisodes les plus connus d’un point de vue réaliste : ce dialogue offre une mise en perspective comique des aventures du héros. De fait, outre la reconfiguration au féminin de l’hypotexte homérique, minorant les errances d’Ulysse au profit de l’histoire de Pénélope, Atwood esquisse une réécriture triviale de l’Odyssée : de tavernes en bordels, les mythoi deviennent des déformations par la rumeur ou les mensonges d’un époux aux tours et adultères légendaires. L’épicisme est mis en échec par un regard satirique, porteur d’un rationalisme que se réapproprie le féminin habituellement associé au merveilleux et à la crédulité. Chaque instance narrative est alors montrée comme douteuse, y compris celle de Pénélope qui se présente elle-même comme l’égale de son mari : « The two of us were – by our own admission – proficient and shameless liars of long standing92. » Chacune de ses prises de parole trouve un écho critique et parodique dans celles des suivantes qui en montrent les limites et les zones d’ombre, notamment au chapitre xxi où il est question des infidélités de Pénélope et de la version selon laquelle elle aurait conçu le dieu Pan de l’ensemble de ses prétendants : « Word has it that Penelope the Prissy / was – when it came to sex – no shrinking sissy93! » En convoquant d’autres versions du mythe, les figures des suivantes attaquent la caractéristique principale de Pénélope, sa fidélité, et mettent en péril la fiabilité de la voix narratrice du roman. C’est par ailleurs l’occasion de souligner le privilège social de Pénélope par rapport à ses esclaves, dont les mères « n’étaient pas des reines, mais une collection hétéroclite et bigarrée, achetée, échangée, capturée, enlevée aux serfs et aux étrangers94 » : leur contre-chant fait comprendre que le point de vue de Pénélope est situé et partial autant que partiel. La choralité des instances narratoriales du roman est profondément discordante et nous incite, ce faisant, à questionner continuellement la fiabilité du personnage qui assume le récit.

58Danielewski, quant à lui, semble envisager la réécriture comme un démembrement95, évoquant le rituel dionysiaque du sparagmos (déchirure) : la présence à deux reprises dans le texte du syntagme « der absoluten Zerrissenheit96 », traduit par « utter dismemberment » (« profond démembrement97 »), nous renvoie ainsi à cette phrase de Bataille lisant Hegel : « L’esprit n’obtient sa vérité qu’en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu [absolute Zerrissenheit98]. » À l’image de Johnny Truant en proie à des hallucinations au cours desquelles il est démembré, chaque discours fait ainsi l’objet de différentes stratégies de fragmentation. Le texte lui-même est « démembré » entre ses notes de bas de page, certaines retraçant l’histoire de Johnny pendant qu’il reconstitue le mémoire, d’autres concentrant une herméneutique fictionnalisée et labyrinthique. Le dispositif narratif polyphonique, qui intègre une figure fictionnalisée d’Homère lui-même en la personne du poète aveugle Zampanó, empêche qu’un seul personnage ait autorité sur le récit, et ce d’autant plus que chacun·e se rend coupable de trahison à différentes occasions. L’auteur affirme ainsi en interview : « There is no sacred text here. The notion of authenticity or originality is constantly refuted99. » Parmi les références mobilisées, certaines œuvres critiques sont authentiques et d’autres inventées, ce qui crée une concurrence constante et une complémentarité entre réel et fiction, et une expansion infinie de celle-ci hors des frontières du roman : la délimitation entre les deux devient aussi poreuse que la frontière entre la maison familière et le labyrinthe fantastique, ce qui est visible notamment dans les prolongements transmédiaux de l’œuvre. La sœur de l’auteur, Poe, a ainsi sorti un album musical intitulé Haunted, dont chaque chanson fait référence au roman, dans lequel elle est intégrée. Elle apparaît ainsi en épigraphe du chapitre xx et à travers le personnage de « A Poe t » interviewé par Karen dans What some have thought, son court-métrage sur les significations possibles du labyrinthe. D’autres références cryptées, en lien avec leur enfance partagée ou avec les chansons de Poe (« A Spanish doll » dans les lettres de Pelafina, par exemple), proposent plusieurs déclinaisons des modalités du dialogue noué entre les deux artistes.

59Le dialogisme a donc pour effet une mise en crise de la domination – sociale, culturelle, etc. – des discours reconnus pour faire autorité sur les autres. Les paradigmes culturels dans lesquels s’ancrent nos constructions sociales sont soumis à interprétation constante.

60Dans Stealing the Language, Alicia Ostriker souligne la nécessité d’une posture de réécriture qui ne soit jamais « en position d’autorité mais toujours à déchiffrer, à rapprocher, à incorporer à l’esprit féminin100 ». Elle invite par là à questionner des postures de lecture qui oscillent entre passivité et jugement critique :

The reader is either passive appreciator-student or judgmental critic-professor – they are again in need of reinvigoration. Today our schools for the most part train poets and critics into postures of detachment and impersonality […].

Le lecteur est soit un étudiant, passif appréciateur, soit un professeur au jugement critique – ceux-ci doivent eux aussi faire l’objet d’une réinvention. De nos jours, la plupart de nos écoles forment des poètes et des critiques à des postures de détachement et impersonnelles101 […].

61À travers la reconquête de l’agentivité, celle du personnage de Pénélope comme celle de l’écrivaine, c’est finalement une dynamique exemplaire pour le lecteur qui est proposée dans ces trois réécritures. En ébranlant de multiples manières les postures, situations et discours d’autorité, qu’il s’agisse de celle des récits fondateurs ou de celle de modèles genrés, les autrices ne cherchent pas pour autant à se constituer en autorité alternative. Au contraire, la place donnée à l’interprétation, au fait de questionner perpétuellement les limites du texte et la possibilité d’y trouver une vérité, est centrale, en particulier dans House of Leaves et The Penelopiad.

62Chez Leclerc, le « Toi » annoncé dès le titre crée un phénomène d’identification entre la figure mythologique de Pénélope et le lecteur. Celui-ci est de facto impliqué dans un processus de réécriture dont tous les mécanismes sont exhibés, de l’avant-propos à l’intégration de citations, en passant par le sauvetage de Mélantho revendiqué comme réparation littéraire par l’autrice. Se noue alors un contrat entre cette dernière, dont le « Je » revendique la subjectivité, et le lecteur, qui est invité à prolonger la démarche de réécriture à l’occasion d’une fin ouverte, le roman s’achevant en plein milieu d’une phrase au conditionnel par des points de suspension : « S’embrassant comme s’embrasse à lui-même le tronc de l’olivier, Ulysse et Pénélope confondraient leurs sanglots, et102… ». À travers cette image récurrente de l’olivier, l’autrice esquisse une réflexion sur le renoncement nécessaire à une parole univoque :

Le mot de la fin, tu ne l’as pas. Et rien ne t’assure que ce n’est pas en vain que tu auras fait, défait, refait ton ouvrage.
Un ouvrage qu’il te faudra laisser en plan. La dernière toile entreprise, la tisseuse ne l’achèvera pas.
Voilà qui est difficile : Consentir à n’être que de passage, se retirer sans voir achevé l’ouvrage de l’humain, s’en remettre à la seule promesse de l’olivier103.

63Cette promesse de l’olivier, c’est aussi celle d’un lecteur à venir qui continuera l’œuvre à son tour, la laissera s’enraciner en lui.

64L’agentivité des lecteur·ices est également revitalisée chez Atwood. Nous sommes désigné·e·s comme bénéficiaires de l’entreprise de réécriture, puisque Pénélope s’adresse directement à nous dans le premier chapitre : « Ne suivez pas mon exemple, ai-je envie de hurler dans vos oreilles – oui, les vôtres104 ! » La réécriture est donc le fruit d’une triple dynamique de reconquête, impliquant la curiosité de l’autrice, la nécessité d’offrir une tribune à celles qui n’en ont pas eu, et l’émancipation du·de la lecteur·ice par la mise en cause des modèles hérités qu’on lui impose. La déconstruction du parangon qu’a représenté Pénélope n’a toutefois pas pour ambition de proposer un stéréotype alternatif qui fonctionnerait comme un nouveau modèle idéalisé. L’évocation du conflit social entre la reine d’Ithaque et ses suivantes empêche de faire de cette réécriture un nouvel archétype. Ce sont les suivantes qui nous poursuivent plutôt que nous qui suivons un modèle à la fin du roman : « À présent, ceux que nous poursuivons c’est / vous, nous vous trouvons, à présent, nous en appelons / à vous105. » Cet appel final ambigu donne un rôle actif au lecteur, qui est laissé à son interprétation pour déterminer les responsabilités dans le féminicide des suivantes. L’autrice multiplie sur ce point les hypothèses : comme dans l’hypotexte, Ulysse punit l’impertinence des suivantes, mais Atwood ajoute ici que celle-ci est imputable à Pénélope qui les a impliquées dans sa ruse. De son côté, Télémaque profite de cette occasion pour s’affirmer en tant qu’homme. Mais Pénélope s’interroge au chapitre xxiii : « Il pourrait y avoir une explication plus sinistre106 », explication qui impliquerait le ressentiment de la nourrice d’Ulysse, Euryclée, jalouse de ne pas avoir été intégrée au stratagème. Ce sont finalement les suivantes qui achèvent de jeter le doute sur l’identité du ou de la coupable, en accusant Pénélope elle-même d’avoir orchestré leurs morts pour les empêcher de révéler ses adultères dont elles auraient été témoins. Leur mort est proposée par Euryclée afin de protéger Pénélope, mais également le kleos (la gloire) d’Ulysse :

Eurycleia
They must be silenced, or the beans they’ll spill!
Penelope
Oh then, dear Nurse, it’s really up to you
To save me, and Odysseus’ honour too! […]
Eurycleia
We’ll stop their mouths by sending them to Hades –
He’ll string them up as grubby wicked ladies!
Penelope
And I in fame a model wife shall rest.

Euryclée
Elles doivent être réduites au silence, ou elles cracheront le morceau !
Pénélope
Oh, dès lors, chère nourrice, il vous appartient
De me sauver, ainsi que l’honneur d’Ulysse ! […]
Euryclée
Nous fermerons leurs bouches en les envoyant dans l’Hadès –
Il les pendra comme des femmes sales et viles !
Pénélope
Et moi, dans la postérité, je demeurerai une épouse modèle107.

65Le scénario esquissé tient compte des relations d’exploitation et de réification entre les maîtres et leurs esclaves, qui sont évoquées à tous les niveaux du texte et dans toutes les prises de parole des suivantes. Face à la polyphonie et à la concurrence entre différentes versions contradictoires, l’autrice ne propose pas de figure narratrice fiable à même de trancher. C’est au lecteur de se former une opinion, ou de constater l’impossibilité d’établir une vérité objective et immuable. Ce faisant, l’autrice montre la dimension questionnable, la plasticité de chaque version, anticipant une révision de sa propre réécriture. Elle suggère ainsi que sa démarche n’est pas une revendication d’une autorité culturelle alternative, qu’elle n’a pas la prétention d’incarner ni de mettre en place.

66Enfin, dans House of Leaves, la modernisation des mythes en elle-même entraîne des jeux de reconnaissance qui impliquent le lecteur dans des démarches de décryptage constant. L’auteur est connu pour les messages cachés de son texte, pour ses jeux d’anagramme et d’acrostiche. Par bien des aspects, le roman n’est pas sans rappeler le principe des « jeux dont vous êtes l’héroïne », puisque Danielewski revendique en interview qu’« il y a plusieurs chemins pour entrer […], des approches alternatives pour circuler dans House of Leaves108 ». À propos de celle de Pelafina, l’auteur ajoute que « sa voix est tout aussi importante, et pour certain·es lecteur·ice·s, ses lettres s’avéreront être le meilleur chemin109 ». Son nom de famille, Lièvre, qui est à un endroit mal orthographié en « Livre », renvoie à l’univers d’Alice au pays des merveilles, entre le lapin blanc et le Lièvre de mars, et la désigne comme guide paradoxale (puisqu’enfermée) dans le roman. Johnny constitue quant à lui une mise en fiction de la posture lectoriale active que nous incite à adopter Danielewski. Ses réactions de terreur face à un mémoire commentant une œuvre traitée comme authentique, mais dont Johnny dit rapidement qu’elle est fictionnelle, décuplent nos propres ressentis, en accord avec le projet de l’auteur :

I’ve always wanted to create scenes and scenarios that verge on the edge of specificity without crossing into identification, leaving enough room, so to speak, for the reader to participate and supply her own fears, his own anxieties, their own history and future.

J’ai toujours voulu créer des scènes et des scénarios qui frôlent la singularité sans tomber dans l’identification, ménageant assez d’espace, pour ainsi dire, au·à la lecteur·ice pour participer et apporter ses propres peurs, ses propres angoisses, sa propre histoire et son avenir110.

67L’engouement autour du roman a donné naissance à un forum en ligne111 tout aussi labyrinthique que le roman lui-même, dans lequel des personnes de tous horizons recensent des indices décryptés, listent les références fictionnelles pour les distinguer des réelles, échangent des hypothèses et débattent des possibles du texte. La plupart des internautes ne viennent pas du milieu universitaire, et c’est la forme du roman ainsi que la présence de Johnny Truant qui les incite à adopter des postures de critiques littéraires. Celles-ci se trouvent de fait déterritorialisées, à la fois par leur mise en fiction dans le mémoire fictionnel de Zampanó et par leur circulation dans l’univers transmédiatique de l’œuvre, qui induit aussi d’autres usages langagiers. Ce phénomène semble avoir été prédit, anticipé et orchestré à l’intérieur même du roman. En effet, Johnny, en tant que celui qui reconstitue le mémoire de Zampanó, est un double du lecteur dans le texte, mais il n’est pas le seul. La rencontre du personnage avec un groupe de rock ayant composé une chanson sur son manuscrit lui apprend que celui-ci tourne sur internet parmi des groupes de marginaux, et qu’il donne lieu à un travail d’exégèse surprenant, sorti du cadre académique :

The lyrics were inspired by a book he’d found on the Internet quite some time ago. [….] They had discussed the footnotes, the names and even the encoded appearance of Thamyris on page 387, something I’d transcribed without ever detecting.

Les paroles s’inspiraient d’un livre qu’il avait trouvé sur internet quelques temps plus tôt. […] Ils avaient débattu sur les notes de bas de page, les noms et même sur l’apparition cryptée de Thamyris à la page 387, quelque chose que j’avais retranscrit sans même le détecter112.

68Cet échange constitue un autre point d’entrée dans le roman, invitant le lecteur à revenir sur ses pas à la lumière de cette herméneutique fictionnalisée et déléguée. En inscrivant dans son propre roman l’idée que son succès passerait par internet, l’auteur montre qu’il avait déjà en tête la possibilité de générer une communauté virtuelle rhizomatique, fondée sur la quête de sens, une communauté marginale à l’image du personnage qui, dans la diégèse, constitue le double du lecteur. En proposant une forme qui invite à une navigation libre, et un sens perpétuellement soumis à l’interprétation, l’auteur nous plonge dans une littérature ergodique113 qui nécessite de notre part des choix de parcours et des actions sur l’ordre de la lecture, et qui sollicite notre agentivité face à un texte qui propose des possibilités de sens plutôt qu’une signification fixée : « Chaque niveau du roman implique un acte d’interprétation. […] Tout ce à quoi nous sommes confrontés implique un acte d’interprétation de notre part114. »

69Par la confrontation qu’elle induit entre les époques, la réécriture est intrinsèquement dialogique et privilégie des formes qui permettent de faire cohabiter plusieurs voix dans des dispositifs contrapuntiques.

70La place ménagée par les autrices à l’interprétation, au fait de questionner perpétuellement les limites du texte, légitime la démarche de réécriture et la rend exemplaire d’une dynamique à laquelle le lecteur est appelé à contribuer. Le révisionnisme mythologique, en montrant l’intériorité complexe d’un personnage qui dépasse le modèle de l’épouse soumise et figée, met en évidence la malléabilité du sens et des canons. Les trois auteur·ices exemplifient différentes stratégies dans le rapport à l’hypotexte, entre réparation chez Leclerc, satire chez Atwood et démembrement chez Danielewski.

71Se met alors en place un « je » que l’on pourrait qualifier de pluriel, qui tend à réaliser le « continuum entre personnel et collectif » (« personal-communal continuum115 ») dont parle Alicia Ostriker. Face au dévoilement d’une intériorité complexe et fragmentée, le « je » choral se prête à l’expansion d’un « nous » fractionné, sans fusion ni contrainte. Le « tu » de Leclerc génère un espace profondément dialogique, tandis que chez Atwood, le « nous » revendicateur et sororal des esclaves obtient finalement le dernier mot sur le « je » individualiste de la reine d’Ithaque, qui persiste à attendre et aimer Ulysse jusque dans les Enfers. Chez Danielewski, ce sont l’hybridation et l’éclatement de la narration qui illustrent la fragmentation et la pluralité des voix qui nous habitent. Dépassant la question de la fidélité à l’hypotexte et à son système de valeurs, la figure de Pénélope s’offre ainsi à l’attente active d’un sens à venir et qui continue de se construire sur le temps long.

Notes

1 Ces lettres ont fait l’objet d’une publication augmentée à part : Mark Z. Danielewski, The Whalestoe Letters, New York, Pantheon books, 2000 (Mark Z. Danielewski, Les Lettres de Pelafina : par Pelafina H. Lièvre : avec un avant-propos de Walden D. Wyrtha, traduit de l’anglais par Christophe Claro, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005).

2 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 514.

3 Muriel Plana, Fictions queer. Esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, EUD, 2018, p. 6.

4 Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

5 Michel Foucault, « Des espaces autres. » Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, 1984, p. 46-49. J’utilise le terme ici au sens d’espace non pas utopique mais clos et enclavé. La discontinuité propre à l’île participe du confinement du personnage. Vu par Ulysse comme une utopie à laquelle il aspire à retourner, Ithaque devient un lieu d’enfermement dans les trois romans.

6 Annie Leclerc, Toi, Pénélope, Paris, Actes Sud, 2001, p. 229.

7 Ibid., p. 166.

8 Margaret Atwood, op. cit., p. 21.

9 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, New York, Pantheon Books, 2000, p. 10.

10 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, trad. Christophe Claro, Cenon, Monsieur Toussaint Louverture, 2022, p. 10. Toutes les traductions françaises seront tirées de cette édition.

11 Margaret Atwood, op. cit., p. 173 : « No sooner had Odysseus returned that he left again. »

12 Annie Leclerc, op. cit., p. 186-187.

13 Ibid., p. 231.

14 Danielewski reprend ici la description de la photographie célèbre qui valut le prix Pulitzer à Kevin Carter, datée de 1993 et intitulée « La fillette et le vautour ».

15 Maurice Scève, Délie, object de plus haulte vertu, texte établi et annoté par Eugène Parturier, introduction par Cécile Alduy, Paris, Société des textes français modernes, 2001.

16 Mark Z. Danielewski, op. cit., p. 17, note de bas de page no 23 : « See also Chris Ho’s “What’s in a name ?” Afterimage, v. 31, December, 1993 ; Dennis Stake’s Delial (Indianapolis: Bedeutungswandel Press, 1995) ; Jennifer Caps’ Delial, Beatrice, and Dulcinea (Englewood Cliffs, N.J.: Thumos INc., 1996) ; Lester Breman’s “Tis but a Name”, in Ebony, no 6, May 1994, p. 76 ; and Tab Fulrest’s Ancient Devotions (Berkeley: University of California Press, 1995). ».

17 Mary Daly, Beyond God the Father: Toward a Philosophy of Women’s Liberation, Beacon Press, 1993, p. 8 (nous traduisons).

18 Annie Leclerc, op. cit., p. 126.

19 Ibid., p. 165.

20 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 605.

21 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 599.

22 Ibid., p. 606-607.

23 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 614-615.

24 Margaret Atwood, op. cit., p. 111.

25 Ibid., p. 127.

26 Ibid., p. 159.

27 Annie Leclerc, op. cit., p. 214-215.

28 Margaret Atwood, op. cit., p. 160.

29 Ibid., chap. xxi, « The Perils of Penelope, A Drama », p. 148 et p. 149.

30 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 354 (Note de bas de page 327).

31 Alicia Ostriker, Stealing the Language : The Emergence of Women’s Poetry in America, Boston, Beacon Press, 1986, p. 221 : « Images of muteness, blindness, paralysis, the condition of being manipulated ».

32 Ursula K. Le Guin, « Femme / Nature sauvage » [1986], dans Danser au bord du monde, mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Paris, Éditions de l’éclat, 2020, p. 195.

33 Mark Z. Danielewski, op. cit. : voir notamment ce qui concerne « The Minotaur » au chapitre xiii.

34 Ibid., p. 354.

35 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 58.

36 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 58.

37 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 528.

38 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 522.

39 Ibid., p. 58.

40 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 58

41 Ibid., p. 626-629.

42 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 620-623.

43 Margaret Atwood, op. cit., p. 179.

44 Annie Leclerc, op. cit., p. 22.

45 Judith Butler, Frames of War: When Is Life Grievable?, Londres, Verso, 2010, p. 28 : « An ungrievable life is one that cannot be mourned because it has never lived, that is, it has never counted as a life at all. » (« Une vie indigne d’être pleurée ne peut faire l’objet d’un deuil car elle n’a jamais vécu, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais compté comme étant une vie du tout. ») (Nous traduisons).

46 Margaret Atwood, op. cit., p. 3-4.

47 Ibid., p. 5.

48 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 41-42.

49 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 41-42.

50 Annie Leclerc, op. cit., p. 10.

51 Margaret Atwood, op. cit., p. xxi : « Qu’est-ce qui a mené à la pendaison des suivantes, et que préparait réellement Pénélope ? L’histoire telle qu’elle est contée dans l’Odyssée est cousue de fils blancs : il y a trop d’incohérences. »

52 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 372 : « the immutable sadness contained in these fragments. Perhaps that is the price of remembering, the price of perceiving accurately. At least with such sorrow must come knowledge » (Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 366).

53 Ce verbe peut se traduire par « analyser, délier, défaire, résoudre ». Voir à ce propos Nicole Loraux, « Pénélope-analyse. Préface », dans Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope, Paris, Belin, 1994.

54 Mark Z. Danielewski, Les Lettres de Pelafina, op. cit., p. xxiii.

55 MZD Forums, [En ligne] URL : https://forums.markzdanielewski.com/forum/house-of-leaves © 2000-2020 Mark Z. Danielewski. Copyright © 2023 MH Sub I, LLC dba vBulletin. Tous droits réservés. Page consultée le 03/04/2024.

56 Sandra Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic : The Woman Writer and the Nineteenth-Century Literary Imagination, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1980. Dans cet ouvrage critique, Gilbert et Gubar analysent la participation de la littérature au conditionnement féminin en proposant une typologie des personnages de la littérature victorienne. Elles démontrent que les personnages féminins peuvent être rangés dans deux catégories de modèles opposés : le stéréotype de la femme angélique et celui de la femme monstrueuse, souvent taxée de folie afin de légitimer son enfermement dans des hétérotopies (le couvent, le grenier, l’asile…) qui permettent de les exclure de la société. « The mad-woman-in-the-attic » fait référence au personnage de Bertha Mason, la femme de Rochester dans le roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre.

57 L’image du démembrement est récurrente dans le roman et intervient à différents niveaux de la narration. Voir à ce propos l’Index dans Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 674 : l’entrée « Démembrement » renvoie aux pages 410 et 603 (pages 404 et 597 dans la version originale).

58 Sinda Gregory et Larry McCaffery, « Haunted house: An interview with Mark Z. Danielewski », Critique : Studies in Contemporary Fiction, vol. 44, no 2, hiver 2003, p. 112 (nous traduisons) ; date et lieu de l’entretien non précisés par les auteurs.

59 Ibid., p. 112.

60 Nicole Loraux, « Pénélope-analyse. Préface », art. cité, p. 14.

61 Mark Z. Danielewski, Les Lettres de Pelafina, op. cit., p. xvi.

62 Ibid., p. xxi.

63 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 599 : « My dear Johnny, Your sentences cast spells. Once again you’ve turned your mother into a silly school girl. » (« Mon cher Johnny, Tes phrases jettent des sorts. Une fois de plus, tu as fait de ta mère une stupide petite écolière. » : Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 605).

64 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 325.

65 Ibid., p. 596-597.

66 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 602-603.

67 Voir Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 325 : « Coincidence gave an improbable curse new resonance. Cancer had settled on Raymond’s bones, riddling his liver and pancreas with holes. He had nowhere to run and it literally ate him alive. He was dead by the time I turned sixteen. » (« Le hasard a conféré une portée troublante à une improbable malédiction. Le cancer s’était emparé de ses os, perforant son foie et son pancréas. Il ne pouvait fuir nulle part et le cancer l’a bouffé sur pied. Il était mort avant que j’aie atteint mes seize ans. », p. 330).

68 Euripide, Médée, sc. 8, trad. Pierre Miscevic, Paris, Rivages Poches / Petite Bibliothèque, 1997, p. 236-237 : « Toi maintenant, imprègne les parures que je destine à Créuse : dès qu’elle les aura revêtues, une flamme dévorante se glissera jusqu’à la moelle de ses os. […] Donne à ces poisons plus de force, Hécate, et conserve dans mes présents les semences de feu. Qu’ils trompent ses regards, qu’ils se laissent toucher ; que leur chaleur se coule dans son cœur et ses veines, que ses membres se liquéfient, que ses os se réduisent en fumée[.] »

69 Ibid., p. 10-11.

70 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 11.

71 Annie Leclerc, op. cit., p. 59.

72 Alicia Ostriker, op. cit., p. 211 : « limited to evoking subjective sensation and interpersonal responsiveness » (nous traduisons).

73 Annie Leclerc, op. cit., p. 17.

74 Voir Mark Z. Danielewski, interviewé par Sinda Gregory et Larry McCaffery, op. cit., p. 119 : « a sense of textual life, of participation, even of collaboration. […] a quality nearly impossible to grasp intellectually but easily appreciated emotionally » (nous traduisons).

75 Alicia Ostriker, op. cit., p. 211 : « a female language ».

76 Margaret Atwood, op. cit., p. 5 : « With every goddess, queen, and bitch / from there to here / you scratched your itch. »

77 Véronique Léonard-Roques, « Pénélope au xxie siècle ou de la majoration contemporaine d’une voix de mineure (Annie Leclerc, Margaret Atwood) », dans Sylvie Humbert-Mougin (dir.), Figures mythiques féminines à l’époque contemporaine : réinvestissements, reconfigurations, décentrements, Paris, Éditions Kimé, (à paraître).

78 Stendhal, « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir », dans Œuvres romanesques complètes, t. I, dir. Yves Ansel et Philippe Berthier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 2005, p. 853.

79 « Les français et la lecture en 2021 », étude Ipsos pour le Centre National du Livre, [En ligne] URL : https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/les-francais-et-la-lecture-en-2021, page consultée le 24/03/2022.

80 Le genre littéraire du « mystère » ou « énigme en chambre close » appartient à la catégorie du whodunit (« Who has done it? ») et plus largement du roman policier. Il désigne les intrigues structurées autour d’un meurtre commis dans une pièce fermée avec une liste de suspects limitée.

81 Margaret Atwood, op. cit., chap. xxi : « The Chorus Line : The Perils of Penelope, A Drama ».

82 Ibid., p. 147 : « Let us just say : there is another story ».

83 Béatrice Slama, « De la “littérature féminine” à “l’écrire-femme” : différence et institution », Littérature, no 44, 1981, en ligne : https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1981_num_44_4_1361, page consultée le 14/01/2022.

84 Émilie Pézard, « Un genre fondé sur le “goût de l’atroce”. Le romantisme frénétique », Fabula / Les colloques, Les genres littéraires, les genres cinématographiques et leurs émotions, en ligne : http://www.fabula.org/colloques/document4094.php, page consultée le 10/10/2022.

85 Juliette Royère, Femmes auteures et lecteurs de romans gothiques en Angleterre et en France de 1760 à 1830, Lyon, 2019, p. 3, en ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/69304-femmes-auteurs-et-lecteurs-de-romans-gothiques-en-angleterre-et-en-france-de-1760-a-1830.pdf, page consultée le 10/10/2022.

86 Ellen Moers, Literary Women, Londres, The Women’s Press, 1978 : « Gothique féminin » (nous traduisons).

87 Émilie Pézard, op. cit., p. 23.

88 Alicia Ostriker, Stealing the Language, op. cit., p. 235 : « enactments of feminist antiauthoritarianism opposed to the patriarchal praxis of reifying texts » (nous traduisons).

89 « Petit glossaire en mouvement » établi par les militant·e·s des CEMEA dans VST – Vie sociale et traitements, 2005/3 (no 87), p. 41-79. DOI : 10.3917/vst.087.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2005-3-page-41.htm, page consultée le 30/10/2023.

90 Annie Leclerc, op. cit., p. 16.

91 Margaret Atwood, op. cit., p. 83.

92 Ibid., p. 173 : « Nous étions tous les deux, de notre propre aveu, des menteurs émérites et éhontés de longue date. »

93 Ibid., p. 147 : « On raconte que la prude Pénélope / n’était pas, dans le domaine du sexe, une peureuse chochotte. »

94 Ibid., p. 66 : « were not royal queens, but a motley and piebald collection, / Bought, traded, captured, kidnapped from serfs and strangers. »

95 Voir à ce propos Supra, note 57, p. 13.

96 Mark Z. Danielewski, House of Leaves, op. cit., p. 348 et 404.

97 Mark Z. Danielewski, La Maison des Feuilles, op. cit., p. 410.

98 Georges Bataille, Œuvres complètes, éd. Denis Hollier, Thadée Klossowski et Francis Marmande, 12 vol., Paris, Gallimard, 1970-1988, vol. XII, p. 335.

99 Mark Z. Danielewski interviewé par Sinda Gregory et Larry McCaffery, op. cit., p. 121 : « Il n’y a ici aucun texte sacré. La notion d’authenticité ou d’originalité est constamment réfutée » (nous traduisons).

100 Alicia Ostriker, op. cit., p. 228 (nous traduisons) : « authoritative but always to-be-deciphered, tangential to, incorporated within the feminine mind. »

101 Ibid.

102 Ibid., p. 232.

103 Ibid., p. 228.

104 Margaret Atwood, op. cit., p. 2 : « Don’t follow my example, I want to scream in your ears – yes, yours! »

105 Ibid., p. 195 : « Now we follow / you, we find you / now, we call / to you. »

106 Ibid., p. 161 : « There could be a more sinister explanation. »

107 Margaret Atwood, op. cit., p. 150-151.

108 Cité par Sinda Gregory et Larry McCaffery, op. cit., p. 111 (nous traduisons) : « There are many ways to enter[,] […] alternate approaches to moving through House of Leaves. »

109 Ibid. : « her voice is equally important, and for some readers her letters will prove the better path. »

110 Ibid., p. 119 (nous traduisons).

111 Voir supra les MZD Forums.

112 Mark Z. Danielewski, op. cit., p. 387.

113 Espen Aarseth, Cybertext – Perspective on Ergodic Literature, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1997, p. 1 : « The concept of cybertext focuses on the mechanical organization of the text, by positing the intricacies of the medium as an integral part of the literary exchange. However, it also centers attention on the consumer, or user, of the text, as a more integrated figure than even reader-response theorists would claim. The performance of their reader takes place all in his head, while the user of cybertext also performs in an extranoematic sense. During the cybertextual process, the user will have effectuated a semiotic sequence, and this selective movement is a work of physical construction that the various concepts of “reading” do not account for. This phenomenon I call ergodic, using a term appropriated from physics that derives from the Greek words ergon and hodos, meaning “work” and “path”. In ergodic literature, nontrivial effort is required to allow the reader to traverse the text. » (« Le concept de cybertexte met l’accent sur l’organisation mécanique du texte, en considérant les subtilités du support comme faisant partie intégrante de l’échange littéraire. Cependant, il met aussi l’accent sur le consommateur, ou l’utilisateur, du texte, en tant que figure plus intégrée que ne le prétendent même les théoriciens de la réception. La performance de leur lecteur se déroule entièrement dans sa tête, tandis que l’utilisateur du cybertexte joue également dans un sens extranoématique. Au cours du processus cybertextuel, l’utilisateur aura effectué une séquence sémiotique, et ce mouvement sélectif est un travail de construction physique dont les divers concepts de “lecture” ne rendent pas compte. Ce phénomène, je l’appelle ergodique, en utilisant un terme emprunté à la physique qui dérive des mots grecs ergon et hodos, qui signifient “travail” et “chemin”. Dans la littérature ergodique, un effort non négligeable est nécessaire pour permettre au lecteur de parcourir le texte. » ; nous traduisons).

114 Sinda Gregory et Larry McCaffery, op. cit., p. 121 (nous traduisons) : « At every level in the novel some act of interpretation is going on. […] Everything we encounter involves an act of interpretation on our part. »

115 Alicia Ostriker, op. cit., p. 235.

Pour citer ce document

Marie pellan, « Dialogisme et stratégies de reconquête du discours dans trois réécritures du mythe de Pénélope : House of Leaves, Danielewski (2000), Toi, Pénélope, Leclerc (2001) et The Penelopiad, Atwood (2005) » dans Réception créatrice contemporaine des mythes et grands récits de l’Antiquité,
dir. par Ariane Ferry et Véronique Léonard-Roques

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1588.

Quelques mots à propos de :  Marie pellan

Université de Rouen-Normandie
CÉRÉdI – UR 3229