De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver

Une illusion perdue. La fonction romanesque des châteaux chez Balzac

Thomas Welles Briggs


Texte intégral

1Tous ceux qui ont lu Le Père Goriot se souviennent, peut-être péniblement1, de son incipit décrivant la pension Vauquer où Balzac donne l’impression qu’il s’intéresse beaucoup plus à l’architecture intérieure2 qu’à l’architecture proprement dite3. Mais cette impression est certainement fausse. En tant que bon Tourangeau, il connaît à fond les châteaux et leur donne un rôle important tout le long de sa Comédie humaine4.

Le Cabinet des Antiques et Illusions perdues

2Ces lecteurs se souviennent sans doute aussi d’Eugène de Rastignac, arriviste noble mais appauvri. En revanche, le jeune comte Victurnien d’Esgrignon, protagoniste du Cabinet des Antiques, est beaucoup moins connu. Muni d’une petite fortune, il quitte sa Normandie natale pour faire une escale à Paris avec ce que Balzac appelle « l’envie de briller » (CH, IV, p. 960) surtout, paraît-il, parmi les femmes et le beau monde. Il ne fait ni son droit, comme Rastignac, ni quoi que ce soit d’utile. Et l’on voit, dès la préface du roman, la signification de ces deux personnages dans l’architecture de La Comédie humaine : « Le comte d’Esgrignon, nous explique Balzac, est la contrepartie de Rastignac, autre type du jeune homme de province, mais adroit, hardi, qui réussit là où le premier succombe. » (ibid.)

3Quatre ans plus tard, cette observation – clé de voûte centrale de La Comédie humaine – est répétée et quasiment généralisée dans la troisième préface d’Illusions perdues, « l’œuvre capitale dans l’œuvre5 » et suite du Père Goriot. Ce roman est l’histoire de Lucien de Rubempré, jeune poète faible qui quitte Angoulême pour monter à Paris et tenter une vie de journaliste et d’écrivain. « Il y aura, nous promet Balzac, dans la superposition du caractère de Rastignac qui réussit à celui de Lucien qui succombe, la peinture sur de grandes proportions d’un fait capital dans notre époque, l’ambition qui réussit, l’ambition qui tombe, l’ambition jeune, l’ambition au début de la vie. » (CH, V, p. 119) Quelques lignes plus loin, Balzac nous rappelle que les personnages faibles comme le « jeune comte d’Esgrignon » et Lucien sont « les parallèles nécessaires » aux personnages forts comme Rastignac et quelques autres jeunes gens hardis de La Comédie humaine. Quant au roman lui-même, on y trouve vers la fin l’une des scènes les plus célèbres que Balzac ait jamais écrite, celle où Lucien fait la connaissance de Vautrin, qui prend en charge sa vie telle qu’elle nous est racontée dans Illusions perdues, puis Splendeurs et misères des courtisanes.

4L’entrée de Vautrin nous amène directement à notre titre, aux châteaux. Au milieu de la scène (CH, V, p. 695), quand une calèche portant les deux hommes est en pleine route, ils perçoivent une « petite avenue » menant à une maison seigneuriale. Lucien, qui ne connaît pas Vautrin et qui ne sait certainement pas que Vautrin connaît Rastignac, lui dit néanmoins que « cette drôle de gentilhommière » charentaise est la demeure ancestrale des Rastignac « d’où est parti le jeune Rastignac » pour faire carrière à Paris. Elle n’a aucune distinction (ou, du moins, aucune que Balzac nous décrive) et semble avoir survécu à la Révolution sans changement visible. Toute son importance est littéraire. Vautrin arrête la calèche afin de « parcourir la petite avenue » et de regarder la propriété « avec plus d’intérêt que Lucien n’en attendait ». Le lecteur aussi doit s’interroger sur la signification de ce château modeste. Quoique fils aîné de baron, évidemment Rastignac n’a pas de grandes espérances d’héritage. Et quoique les châteaux soient peut-être le symbole le plus visible de la noblesse française, il se peut aussi qu’ils appartiennent, comme la noblesse elle-même, plus au monde de l’Ancien Régime qu’à celui de la France moderne. Ici, les paragraphes que Balzac nous donne sur le « vieux château féodal » des Esgrignon dans Le Cabinet des Antiques peuvent aider notre lecture. Il n’est ni modeste ni sans distinction. Pendant la Révolution, toutes ses douves ont été « comblées » et « ses tours rasées au niveau des toits ». De plus, son intérieur a été « pillé, démeublé », ses bois « nationalement vendus » et ses terres largement dépecées. Personne n’y peut vivre (CH, IV, p. 967).

5Si le lecteur, toujours arrêté comme Vautrin, s’interroge sur les deux jeunes ambitieux de ces deux familles, il trouve qu’ils sont taillés de la même pierre que leurs châteaux. D’après l’exposition du Père Goriot, Rastignac est « un de ces jeunes gens façonnés au travail par le malheur […] et qui se préparent une belle destinée en calculant déjà la portée de leurs études […] et les adaptant par avance au mouvement futur de la société […] » (CH, III, p. 56). Il lui faut étudier, travailler, faire son propre chemin6. D’après l’exposition du Cabinet des Antiques, Victurnien d’Esgrignon est « un enfant gâté » (CH, IV, p. 984) muni d’une éducation d’Ancien Régime qui lui a « caché le train de la vie de son époque » (ibid., p. 1006) et a fait des « ravages irréparables […] dans [son] esprit, dans [s]es mœurs et [s]es idées à venir » (ibid., p. 984). Pire, son âme est « frappée d’une épouvantable faiblesse à son centre » (p. 1006) et il se croit un riche « héritier » (p. 984) tandis que la noble maison d’Esgrignon est presque « ruinée » (p. 970). Nous devrions donc comprendre ce que ces tours rasées, ces douves comblées, peuvent désigner au lecteur attentif : le jeune Victurnien n’a aucun des moyens de défense nécessaires au succès. Il n’est pas Rastignac, homme fort qui « savait son Paris » (CH, IV, p. 1017), le monde moderne.

6C’est-à-dire que Rastignac comprend l’importance de l’argent, sans aucun doute la clé d’une autre voûte centrale de La Comédie humaine. Quand le comte Henri de Marsay, futur Premier ministre et l’homme politique le plus fort que l’on y trouve, lui donne le conseil de rester auprès du richissime banquier Nuncingen, qui « fera [s]a fortune », et d’éviter la belle duchesse de Maufrigneuse, il écoute. « C’est une femme trop chère » (ibid.), lui dit Marsay. Victurnien n’écoute pas. Après avoir fait la connaissance de Rastignac et de Marsay, il est présenté à cette duchesse dangereuse par un ancien roué de la cour de Louis XVI. Naturellement, il devient sa victime, perd tout son argent, prend encore plus d’argent sur le château de son père et commet l’imprudence folle de fausser une lettre de change. La duchesse « dissipe […] des biens paraphernaux, elle envoie ses amants chez les usuriers, elle dévore des dots, elle ruine des orphelins, elle fond de vieux châteaux, elle inspire et commet peut-être aussi des crimes » (CH, VI, p. 1002-1003), apprend-on dans Les Secrets de la princesse de Cadignan. Les châteaux ne sont devenus rien d’autre qu’une sorte d’effet peu utile qu’il faut escompter chez les usuriers pour en tirer de l’argent liquide7. Et, vers la fin du Cabinet des Antiques, le notaire des Esgrignon pose la question suivante à l’usurier qui poursuit Victurnien : « Que vous faut-il ? Voulez-vous nos biens, notre château ! prenez tout, retirez [votre] plainte, ne nous laissez que la vie et l’honneur. » (CH, IV, p. 1053) Le château ne leur sert à rien. Il leur manquait, nous dit Balzac, « le fond de la langue politique actuelle, l’argent, ce grand relief de l’aristocratie moderne » (ibid., p. 983). La leçon est claire. L’argent est « la seule puissance de ce temps » (ibid., p. 1008), la Restauration.

7C’est une leçon que Rastignac comprend et que Victurnien ne comprendra jamais. Rastignac fait fortune grâce à Nucingen et devient son gendre en épousant la fille de Delphine de Nucingen, sa maîtresse dans Le Père Goriot. De Marsay fait fortune en épousant l’héritière d’un brasseur anglais. Il suit le conseil qu’il donne à Paul de Manerville (autre homme faible) dans Le Contrat de mariage (CH, III, p. 648-649). Victurnien fait le contraire. Son notaire lui dit : « Il faut maintenant payer les dettes, et vous ne pouvez plus, monsieur le comte, faire autre chose que vous marier avec une héritière » (CH, IV, p. 1092), en l’occurrence la petite-nièce de l’usurier qui détient ses effets impayables. Mais il refuse. La belle duchesse, qui veut maintenant aider son ancien amant, lui donne un conseil digne de Marsay :

Vous êtes donc fous, ici ? […] Vous voulez donc rester au quinzième siècle quand nous sommes au dix-neuvième ? Mes chers enfants, il n’y a plus de noblesse, il n’y a plus que de l’aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l’êtes quand vous aurez de l’argent. (ibid.)

8Chez Balzac, il y a toujours cette réalité financière. Après la mort de son père, Victurnien épouse la petite-nièce de l’usurier et redevient roué parisien en pensant toujours qu’il doit « l’infamie » de son mariage mirobolant à la duchesse (CH, VI, p. 1001). L’infamie ? Il ne comprend toujours rien au monde moderne, mais il garde son château.

Une ténébreuse affaire et Le Député d’Arcis

9Bien que cet exemple puisse nous montrer comment les châteaux jouent un rôle symbolique, leur signification va beaucoup plus loin. Même si l’on met de côté les œuvres de jeunesse8, les Contes drolatiques et Sur Catherine de Médicis, deux récits, Les Paysans et l’ensemble lié d’Une ténébreuse affaire et du Député d’Arcis, sont animés par les châteaux, ou peut-être plus exactement par la convoitise de leurs richesses foncières. Mais chez Balzac l’argent n’est jamais le tout de l’affaire. Il s’agit aussi d’une forte importance romanesque, voire animatrice, littéraire et esthétique9.

10Cette complexité se voit surtout dans Une ténébreuse affaire, selon Taine l’un des romans les plus impénétrables de toute la Comédie humaine10. Deux châteaux sont au centre de cette histoire des premières années de l’Empire. Le magnifique château « quasi royal » de Gondreville a été construit au dix-septième siècle « sur les dessins de Mansard » et « vendu nationalement », pour un prix dérisoire en assignats, à l’un de « ces républicains […] qui se sont rattachés à tous les gouvernements » (CH, VIII, p. 492, et 503-506). C’est la puissance moderne11. Par contre, le château plus modeste de la marquise de Cinq-Cygne, sans « aucune importance » architecturale, a été construit au quinzième siècle, et « [s]a simplicité rappelle admirablement la vie rude et guerrière aux temps féodaux ». Mais deux de ses quatre tours ont été rasées, son mobilier pillé en 1792, et presque toutes ses terres ont été vendues nationalement (ibid., p. 522, p. 531-532, p. 546-547). C’est la puissance perdue. De là, le drame est entamé. Laurence de Cinq-Cygne, une Jeanne d’Arc aristocratique devenue une sorte de chouan, représente « le royalisme pur, militant et implacable » (p. 548) et mène une lutte clandestine mais acharnée contre Malin, ex-jacobin et nouveau propriétaire de Gondreville. Elle veut reprendre le château afin de le rendre à ses deux cousins qui tiennent Malin pour « l’assassin » de leur père et de leur mère, « spoliateur effronté » de leur fortune (p. 613). Bien sûr, Balzac y ajoute la poursuite de Corentin (policier secret et ennemi de Vautrin dans Splendeurs et misères des courtisanes), un interminable procès criminel et d’autres péripéties ténébreuses mais, à la fin, aucun lecteur ne doit être étonné d’apprendre que la puissance affaiblie des temps passés ne gagne pas de bataille dans le monde moderne. « [A]u dix-neuvième siècle, nous dit Balzac, les douves sont parfaitement inutiles » (p. 560).

11Il vaut mieux posséder de l’adresse politique. Il vaut mieux être Malin. (L’onomastique balzacienne fait souvent sourire.) Quand il pense à travailler pour la restauration des Bourbons, son notaire lui pose la question suivante : « [T]ous ceux qui ont coupé le cou à Louis XVI sont dans le gouvernement, la France est pleine d’acquéreurs de biens nationaux, et tu voudrais ramener ceux qui te redemanderont Gondreville ? S’ils ne sont pas imbéciles, les Bourbons devront passer l’éponge. » (p. 526) En homme malin, il comprend ce conseil tout de suite. Par contre, quand les cousins de Laurence reçoivent à peu près le même conseil de leur notaire, ils ne comprennent absolument rien. « Vous regardez toujours les domaines de Gondreville comme à vous, leur dit-il, vous ravivez ainsi une haine terrible. […] Vous ignorez combien la position des émigrés est délicate en face de ceux qui se trouvent posséder leurs biens. » (p. 611-612) Ils ne craignent ni Corentin ni la loi. La narration de Balzac devient ici presque un discours politique à au moins trois niveaux : le public « craignait que les émigrés enhardis n’exerçassent tous des violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparer la restitution en protestant ainsi contre un injuste dépouillement » (p. 640) ; Napoléon « vit un attentat contre ses institutions, un fatal exemple de résistance aux effets de la Révolution, une atteinte à la grande question des biens nationaux, et un obstacle à cette fusion des partis qui fut la constante occupation de sa politique intérieure » (p. 639) ; et l’accusateur public lors du procès des conspirateurs « attribua le délit à l’intention prise par les émigrés rentrés de protester contre l’occupation de leurs biens » (p. 663). La signification de tout cela est simple. Leur avocat distingué leur explique que tous les huit jurés d’accusation12 « étaient des propriétaires de biens nationaux » et que les jurés de jugement « seront, comme les premiers, acquéreurs, vendeurs de biens nationaux ou employés » du gouvernement (p. 646). Le procès des conspirateurs est perdu avant même qu’il ne soit commencé. Le rôle des châteaux est déterminant.

12Une trentaine d’années plus tard, dans Le Député d’Arcis, Malin est devenu « le roi du département de l’Aube », retiré de la vie politique. Le département est depuis longtemps un « fief libéral » (CH, VIII, p. 722 et 736). Balzac veut nous montrer, écrit-il à Ève Hanska, « le jeu des intérêts13 » qui a lieu quand Rastignac et ses collègues dans le gouvernement envoient le comte Maxime de Trailles, lion connu depuis Gobseck et Le Père Goriot, y disputer un siège à la Chambre des députés. Les deux châteaux deviennent symboles des rancunes historiques qui font barrière à une petite victoire électorale, mesquine conséquence des « bienfaits d’une représentation nationale » sous le roi des Français (ibid., p. 724). Maxime doit accomplir le travail herculéen de trouver un candidat susceptible de liguer les deux châteaux contre le candidat libéral. Quand Rastignac lui donne les 25 000 francs nécessaires, Maxime s’exclame : « Je réussirai […] et vous pouvez promettre au château [le palais des Tuileries] que le député d’Arcis leur appartiendra corps et âme » (p. 813). On pourrait bien penser que Balzac veut nous montrer, à cette dernière page de son roman resté inachevé, que l’argent ne disparaît pas de La Comédie humaine même (ou surtout) quand il s’agit du rôle des châteaux historiques dans la politique moderne.

Les Paysans

13Il n’est pas difficile d’entrevoir dans cette fin malheureusement provisoire un pessimisme croissant de la part de Balzac. Vers le début de sa carrière en 1830, il se plaignait mi-sérieusement dans « La Vie de château » de ce que « nous n’avons plus que des maisons de campagne en France, et il n’y a plus de châteaux14 ». À son avis, la noblesse, la féodalité, sont mortes ; la démocratie, l’argent les ont remplacées. Vers la fin de sa carrière en 1844, dans Les Paysans15, il prend une tonalité plus noire encore et, ici, le rôle du château au centre du roman est plus que déterminant. La jolie terre des Aigues est l’héroïne de cette triste histoire de destruction et de dépeçage sans véritable protagoniste humain16. Il s’agit tout simplement d’une conspiration entre trois bourgeois maléfiques, aidés par toute une multitude de paysans également maléfiques17, afin de s’emparer du château malgré la défense vigoureuse mais peu pensée du général Montcornet, simple beau sabreur retiré à la campagne avec ses richesses volées de l’armée de Napoléon.

14L’importance du château se voit dès l’incipit, une lettre d’une quinzaine de pages (dans l’édition de la Pléiade) donnant une description minutieuse du parc, de l’architecture et de l’histoire du château (CH, IX, p. 50-64). En y arrivant pour la première fois, le correspondant – la voix narrative de Balzac – se montre étonné de trouver une terre annonçant « un château quasi royal » et « deux pavillons de concierge semblables à ceux du palais de Versailles » (ibid., p. 51-52). Puis, en voyant le château lui-même (p. 54), il s’exclame : « ô Versailles ! » Et si les jardins et l’extérieur peuvent faire penser à Le Nôtre et Le Vau, l’intérieur pourra faire penser à Le Brun ou, du moins, à ses admirateurs : on l’a restauré dans un style plus ou moins Louis XV pour une fille d’opéra admirée par un fermier général. Dans la salle à manger, Balzac nous décrit les peintures de toutes les « gloires de la table » au plafond, les « scènes voluptueuses » sur les dessus-de-porte et les sculptures en stuc de femmes aux murs ; dans la salle de bain, les « briques de Sèvres peintes en camaïeux faits d’après les dessins de Boucher » et un « lit de repos en bois doré du style le plus Pompadour » ; et dans les autres pièces, « toutes les magnificences du style Louis XIV » (p. 57). Ainsi, ajoute Balzac, « le bain, la table et l’amour sont réunis » et il semble que les arts le soient aussi. Mais Balzac pense plutôt à la Révolution. « [L]’on a coupé le cou […] à des fermiers généraux en 1793 » (p. 57-58), observe-t-il, et il nous pose une question : « Mon Dieu ! comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’Art sont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandes existences assurées ? » La référence quelque peu cachée ici est à la primogéniture et aux majorats détruits par le Code civil de Napoléon, obsession constante de Balzac depuis son pamphlet sur le Droit d’aînesse de 1824 qui devient la clé d’une autre voûte thématique de La Comédie humaine, l’héritage face à « l’esprit des lois modernes18 ».

15Quant au sort de ce château si éblouissant, l’incipit le résume assez effectivement en nous donnant un commentaire portant en apparence seulement sur la fin malheureuse de quelques châteaux réels, mais qui a aussi un sens proleptique : « Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout[es] les demeures anciennes pour les dépecer et les vendre aux enchères, à la bande noire » (p. 58)19. De surcroît, on apprend plus loin dans l’exposition que ni le château ni les murailles de son parc ne sont utiles à une défense contre tout un pays prêt à tout voler. Du castel fortifié du Moyen Âge, il reste seulement une porte de jardin qui « exige quelques mots » du narrateur (p. 69). Et si « [b]eaucoup de localités n’ont pas d’hôtel de ville si magnifique », ce dernier vestige des fortifications anciennes paraît entièrement inutile. En se promenant en pleine matinée, notre correspondant voit le gardien encore en chemise de nuit et s’exclame : « Comment ! nos gardes dorment encore à cette heure-ci […] ». Cette inutilité, cette impuissance, annoncent la faiblesse du propriétaire. L’un des conspirateurs, doué de « la finesse particulière aux gens qui font leur fortune par la cautèle », perçoit d’emblée que « le soldat, surtout un sabreur fini comme Montcornet, doit être simple, confiant, novice en affaires, et peu propre aux mille détails de la gestion d’une terre » (p. 135-136). Après tout, se demande-t-il, « [u]ne fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-ce pas les mêmes habitudes de prodigalité, la même insouciance » ?

16Le lecteur n’a pas besoin de se douter de la puissance des conspirateurs non plus. « Tout cela tombera ! » dit l’un ; « les Aigues ne seront à personne […], il faut les démolir de fond en comble », dit un autre (p. 246 et 284). Leur puissance est le résultat de la haine, de l’argent et de l’influence politique. Ils comprennent que « les paysans se jetteront sur les terres des Aigues divisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde » (p. 250). Leur perspicacité, la profondeur de leur pensée leur assureront la victoire. « [L]e nivellement commencé par 1789 et repris en 1830, nous dit Balzac, a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui a livré la France » (p. 180). Pour lui, la démocratie moderne abîme tout tandis que, pour les conspirateurs, la démocratie est surtout une affaire payante. Sous la Restauration, un château n’est qu’une maison de campagne ou une « mine de plomb et de fer » que l’on peut vendre aux « marchands de biens » (p. 303). Pour Montcornet, les Aigues ne payent plus et, après le meurtre de son régisseur, il comprend finalement qu’il ne peut plus y rester. Il vaut mieux vendre la propriété et en acheter une autre plus près de Paris où, lui dit notre correspondant, « [o]n achète les folies des autres » à bon marché (p. 344)20. Quelques jours après, « tout l’arrondissement, tout le département et Paris[,] était farci d’énormes affiches annonçant la vente des Aigues par lots », qui furent tous adjugés à l’un des conspirateurs puis « revendus à la bande noire » (p. 346). Leur saccage du château est achevé. C’est une fin de tragédie.

Conclusion : La Lettre sur Kiev

17Quand on pense à Balzac, finalement, y compris à ses conceptions du château, on pense toujours non seulement au monde imaginé mais aussi au monde réel et, de ce côté-ci, les choses sont plus heureuses. La réalité balzacienne ressemble parfois à un conte de fées, un rêve plein de châteaux et de princesses. Si l’on rouvre Une ténébreuse affaire, par exemple, on lit la dédicace suivante : « À Monsieur de Margonne, Son hôte du château de Saché reconnaissant » (CH, VIII, p. 501). Balzac rend visite aux Margonne souvent, y écrit plusieurs des plus belles pages de La Comédie humaine et y trouve un lieu de repos et d’inspiration. Le musée de Saché conserve sa chambre encore aujourd’hui où l’on peut imaginer l’auteur écrivant la première ébauche du Père Goriot à son bureau devant la fenêtre21. Sa vie intime est un peu plus compliquée. Or, il n’y a là qu’un lieu d’importance : Wierzchownia à deux cents kilomètres de Kiev en Ukraine. Bien que ce château princier lui ait apporté sa part d’inspiration – « Les Paysans seront pour M. de Hanski22 » écrit-il à son Étrangère – et bien qu’il ne le visite que deux fois, l’intérêt est plutôt symbolique. Très certainement, le château réifie son grand rêve d’épouser la châtelaine23, sa princesse polonaise tant chérie, à l’instar de notre correspondant avec la veuve Montcornet dans Les Paysans. En y arrivant pour la première fois, il a cru voir « la terre promise », écrit-il à la fin de sa Lettre sur Kiev de 1847, « une espèce de Louvre, de temple grec, doré par le soleil couchant […]24 ». Il y écrit son dernier roman25 et y épouse sa princesse.

18Quoique la Lettre sur Kiev reste ainsi inachevée, cette belle « fin » indique l’importance des châteaux dans la poétique de son auteur. Il s’en sert pour construire ses romans et pour exprimer ses pensées sur « l’ambition qui réussit et l’ambition qui tombe », les légitimistes et les républicains, la primogéniture et le Code, les arts et la bande noire, la Révolution et la Restauration, l’argent et la démocratie – en somme sur la société moderne.

Notes

1 Voir, par exemple, Graham Robb, Balzac : A Biography, Londres, Macmillan, 1994, p. 257 (« Il est vraiment dommage que tant de lecteurs doivent leur premier (et souvent leur dernier) contact avec la littérature française à l’incipit du Père Goriot. Tous ceux qui ont été contraints de déchiffrer la longue description de la pension Vauquer mot-à-mot […] »). Notre traduction.

2 Sur ce sujet passionnant, voir, par exemple, Jean-Jacques Gautier et Nathalie Preiss (dir.), Balzac, architecte d’intérieurs, Paris, Somogy, 2016, et les interventions publiées dans le numéro spécial de L’Année balzacienne, 2017, p. 7-380.

3 Voir la thèse d’Isabelle Mimouni, Balzac et l’architecture, université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1997, p. 15 (« Il est clair que pour Balzac l’architecture est une véritable passion »). Voir aussi Pierre Laubriet, L’Intelligence de l’art chez Balzac, Paris, Didier, 1961, p. 406-408, et Isabelle Mimouni, « Écriture et architecture : une question de langue », L’Année balzacienne, 1998, p. 303-322.

4 La plupart des références à La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, 12 vol., seront insérées entre parenthèses in-texte avec, si nécessaire, une indication de tome ; cette édition est abrégée « CH ».

5 Lettre du 2 mars 1843, dans Lettres à Madame Hanska, éd. Roger Pierrot, Paris, Laffont, « Bouquins », 1990, I, p. 650.

6 Voir aussi Gobseck, CH, II, p. 1008 (« Le malheur est notre plus grand maître, le malheur lui [Ernest de Restaud, le petit-fils de Goriot] apprendra la valeur de l’argent, celle des hommes et celle des femmes. »)

7 Cette idée atteint son apogée dans Le Faiseur, où Mercadet trouve la possibilité de tirer de l’argent, non du château de la Brive, mais de ses marais salants en formant une société en commandite afin de vendre ses actions au public. « Il y a là plus d’un million » crie-t-il. Ses pensées sur les châteaux eux-mêmes, qui semblent être ceux de Balzac, ne sont pas si heureuses : « Aujourd’hui peut-être vaut-il mieux avoir des capitaux. Les capitaux sont sous la main. S’il éclate une révolution, et nous en avons bien vu des révolutions, les capitaux nous suivent partout ; la terre, au contraire, la terre paye alors pour tout le monde, elle reste là comme une sotte à [supporter] les impôts, tandis que le capital s’esquive ! » Voir Œuvres complètes illustrées, Paris, Les Bibliophiles de l’originale, 1965-1976, XXIII, acte III, scène 8, p. 307-308.

8 Voir Alex Lascar, « Châteaux maléfiques et mystérieux de Balzac à George Sand, de L’Héritière de Birague (1822) à Consuelo (1844) », dans Ô Saisons, ô châteaux : Châteaux et littérature, des lumières à l’aube de la modernité (1764-1914), dir. Pascale Auraix-Jonchière, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 183-198. Le premier des seize romans étudiés est celui de Balzac cité dans le titre.

9 Voir Jeannine Guichardet, « Un “Château Périlleux” : Les Touches dans Béatrix d’Honoré de Balzac », dans Châteaux romantiques, dir. Pascale Auraix-Jonchière et Gérard Peylet, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005, p. 147-158.

10 Voir Taine, « Balzac », Journal des débats, 4 février 1858, p. 3, repris dans Nouveaux Essais de critique et d’histoire, Hachette, 4e éd., 1886, p. 71, et dans Honoré de Balzac, mémoire de la critique, éd. Stéphane Vachon, Paris, PUPS, 1999, p. 206 (qui estime que ce roman « dépasse la portée des organes ordinaires » et qu’il faut être « presque magistrat pour [le] suivre »).

11 Sur les biens nationaux et la politique, voir René-Alexandre Courteix, « Idéologie et politique : les biens nationaux dans La Comédie humaine », L’Année balzacienne, 1990, p. 203-220 (article publié dans le numéro « Balzac et la Révolution »).

12 Remplacé par Napoléon, l’ancien Code des délits et des peines du 3 brumaire, an IV, établit les jurys d’accusation composés de huit jurés. Voir Lois de la République Française, Paris, Imprimerie de la République, an IV (1795), no 204, art. 301, p. 57.

13 Honoré de Balzac, Lettre du 21 novembre 1842, dans Lettres à Madame Hanska, opcit., I, p. 619.

14 Honoré de Balzac, Œuvres diverses, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990-1996, II, p. 773-774.

15 Où une comparse anonyme répète ce sentiment : « Je ne vais plus dans les châteaux depuis qu’on en a fait des fermes. » CH, IX, p. 143.

16 Voir l’introduction de Thierry Bodin, CH, IX, p. 5. Voir aussi Le Cousin Pons où Balzac nous dit que la collection de Pons, dépecée à la fin du roman, est l’« héroïne de cette histoire », CH, VII, p. 763.

17 Sur le rôle des paysans, voir Willi Jung, « Littérature et architecture : châteaux balzaciens », L’Année balzacienne, 2011, p. 213-229.

18 « [I]l ne s’agit pas moins », écrit Balzac dans la préface du Cabinet des Antiques, « que de montrer les désordres que cause au sein des familles l’esprit des lois modernes. » CH, IV, p. 961. Cette idée devient le thème principal d’Ursule Mirouët, de La Rabouilleuse et du Cousin Pons. Nous nous permettons de renvoyer à nos articles, « L’Incompréhensibilité mystificatrice : La Comédie humaine et le tournant de 1842 », L’Année balzacienne, 2021, p. 473-499 ; et « L’Incompréhensibilité didactique : Les Parents pauvres et l’esprit des lois modernes », L’Année balzacienne, 2020, p. 391-413.

19 Sur Balzac et la bande noire, voir la dernière partie de Nicole Mozet, « La Bande noire ou un morceau d’histoire postrévolutionnaire dont la littérature n’a pas raconté l’histoire », dans Littérature et révolutions en France, dir. Geoffrey T. Harris et Peter Michael Wetherill, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1990, p. 71-75.

20 Il faut concevoir ici que cette contribution a été lue au château de Monte-Cristo !

21 Voir l’introduction de Rose Fortassier, CH, III, p. 3-4.

22 Honoré de Balzac, Lettre du 3 juillet 1840, dans Lettres à Madame Hanska, opcit., I, p. 515. En particulier, les pages sur l’intendance malhonnête semblent avoir été inspirées directement par ce « grand seigneur polonais », c’est-à-dire ukrainien, cité dans l’exposition du roman. CH, IX, p. 142.

23 Voir Colin Smethurst, « De Java à Kiew : le Moi du voyageur », L’Année balzacienne, 2002, p. 277 (« ce château, c’est le lieu du désir accompli »).

24 Honoré de Balzac, Œuvres complètes, Paris, Club de l’honnête homme, 1955-1963, XXVIII, p. 536 (œuvre destinée au Journal des débats mais ni achevée ni publiée du vivant de l’auteur). Wierzchownia est « exactement un Louvre, écrit-il à sa sœur, et les terres sont grandes comme nos départements ». Lettre à Laure Surville, 8 octobre 1847, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006-2017, III, p. 432.

25 L’Initié, court hymne impayé à la charité idéale. Voir CH, VIII, p. 1330-1332 (pour l’histoire du texte).

Pour citer ce document

Thomas Welles Briggs, « Une illusion perdue. La fonction romanesque des châteaux chez Balzac » dans De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver,

Actes de la journée d’études organisée au château de Monte-Cristo en février 2022, publiés par Guillaume Cousin et Florence Fix

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 28, 2022

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1274.

Quelques mots à propos de :  Thomas Welles Briggs

Avocat aux barreaux de New York et de Texas