Sommaire
De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver
Actes de la journée d’études organisée au château de Monte-Cristo en février 2022, publiés par Guillaume Cousin et Florence Fix
- Laetitia Saintes « Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l’innocence des temps monarchiques ! »
Chambord, symbole de la licence des mœurs de cour dans l’œuvre de Paul-Louis Courier - Guillaume Cousin et Florence Fix Introduction. « En France, la vie de château est une véritable chimère, car elle y est impossible »
- François Raviez Entre symbole et nostalgie : Chateaubriand et les châteaux de l’outre-tombe
- Thomas Welles Briggs Une illusion perdue. La fonction romanesque des châteaux chez Balzac
- Aurore Montesi Le péril imaginaire : construction politique de la ruine chez Jean-Toussaint Merle
- Marie-Agathe Tilliette Le château à abattre : les jacqueries de Prosper Mérimée et Jules Michelet
- Baptistin Rumeau Le « palais ressuscité ». Versailles dans le Paris détruit de Gautier (1871)
De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver
Le château à abattre : les jacqueries de Prosper Mérimée et Jules Michelet
Marie-Agathe Tilliette
1Pour aborder la question de la Grande Jacquerie de 1358 et de ses représentations au xixe siècle, il faut partir d’un double constat : l’épisode historique de la Jacquerie est souvent cité mais il fait rarement l’objet d’un véritable développement. Ce constat s’applique, en particulier pour la première moitié du xixe siècle, aussi bien aux œuvres fictionnelles qu’aux essais historiques ou politiques. Prenons l’exemple du Voyage en Icarie (1840) d’Étienne Cabet, qui illustre bien la place généralement réservée à la Jacquerie : si le soulèvement paysan apparaît nécessairement dans le « Tableau historique des progrès de la Démocratie et de l’Égalité » dressé par Cabet, il ne fait que surgir au détour d’une énumération. Certes, il s’agit d’un tableau brossé à coups rapides, mais l’on ne peut qu’être frappé par la fugacité des descriptions de la Jacquerie dans ses deux occurrences : la première la définit comme une « guerre civile » et la seconde la compare à la révolte des paysans anglais de 1381.
Et voyez quel mouvement en France ! Voyez les États-Généraux y refuser les impôts (1355), y proclamer la Souveraineté nationale (1358), y dicter la loi à la Royauté et y établir presque la République ! Voyez-y les Bourgeois de Paris s’insurger sous la conduite de Marcel, prévôt des marchands, qui veut organiser une République française ! Voyez-y la guerre civile de la Jacquerie, l’insurrection des paysans contre l’Aristocratie, et l’incendie des châteaux !
[…] L’Angleterre a aussi sa Jacquerie : un impôt sur toutes les personnes de 15 ans excite une insurrection (1381) ; un prédicateur fougueux prêche au Peuple l’Égalité ; 100 000 paysans s’emparent de Londres, tuent le Ministre et brûlent son palais. L’Aristocratie écrase bientôt, avec 40 000 hommes, une armée sans discipline et sans chef ; mais l’esprit d’Égalité germe dans toutes les têtes1.
2La Jacquerie, comme le montre bien le Voyage en Icarie, est généralement réduite à deux motifs : les paysans et les châteaux incendiés. De plus, l’énumération du « Tableau historique des progrès de la Démocratie et de l’Égalité » la situe dans une triple logique, paradigmatique du traitement réservé à la Jacquerie au xixe siècle, qui ne confère au déroulement concret de l’épisode qu’une importance secondaire. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une logique énumérative, apparaissant au sein d’une liste, qu’elle soit liste de révoltes en tous genres – la Jacquerie suit alors nécessairement le soulèvement parisien mené par Étienne Marcel – ou liste des insurrections paysannes en particulier. En deuxième lieu, elle participe d’une logique comparative : la Grande Jacquerie, utile comparant, sert à mettre en valeur les caractéristiques, positives ou négatives, d’un autre soulèvement et n’est pas davantage traitée pour elle-même2. Enfin, le soulèvement paysan est replacé sur un vecteur historique, qui en fait l’une des étapes d’un long processus orienté : pour Étienne Cabet, ce sont les « progrès de la Démocratie et de l’Égalité » ; pour d’autres, comme on le verra en particulier avec Jules Michelet, il s’agit de l’affirmation de la nation française.
3Ces trois logiques représentatives se mêlent tout au long du siècle, à des degrés divers, et nous pouvons les illustrer par un second exemple, issu, cette fois, d’une œuvre littéraire de la fin du siècle, d’un roman où l’on aurait pu attendre qu’une place plus grande soit accordée à la Jacquerie de 1358 : Jacquou le croquant (1899) d’Eugène Le Roy. En effet, l’épisode central de ce roman périgourdin est l’incendie du château du comte de Nansac en 1830, allumé par un paysan, Jacquou, qui tient à juste titre le comte pour responsable de la mort de ses parents et de sa fiancée, et des mauvais traitements qu’il a lui-même reçus. On y retrouve donc bien les deux principaux motifs des représentations de la Jacquerie : les paysans et les châteaux incendiés. Pourtant, dans tout le roman, on ne rencontre qu’une allusion directe à la Grande Jacquerie de 1358, dans la bouche de l’avocat Vidal-Fongrave qui défend Jacquou devant le tribunal de Périgueux et justifie sa révolte par l’oppression féodale du comte :
Si l’on consulte l’histoire, on voit que, jusqu’à la Révolution qui en fut comme la synthèse, tous les soulèvements populaires ont été causés par la tyrannie cruelle des puissants : Bagaudes, Pastoureaux, Jacques, Gauthiers, Croquants…
– Arrivez au déluge, maître Fongrave ! dit le président qui, depuis le commencement de cette plaidoirie, s’agitait fiévreusement sur son fauteuil.
– J’y suis, monsieur le président ! Ce déluge, c’est le flot populaire qui, dans ces trois jours de tempête, a submergé le trône de Charles X, en ce moment sur le chemin de l’exil3 !…
4On relève ici les trois logiques que nous venons de distinguer : la logique énumérative, interrompue par le président du tribunal de Périgueux, mal à l’aise devant cette série menaçante de révoltes paysannes ; la logique comparative, puisqu’il s’agit de mettre en parallèle l’action de Jacquou contre les Nansac et les révoltes précédentes en leur attribuant une cause commune : « la tyrannie cruelle des puissants » ; la logique historique enfin, qui vient conclure et couronner l’énumération, en ces derniers jours de juillet 1830 : la révolution de Juillet, révolte citadine contre une monarchie centralisatrice et autoritaire, entre en résonance avec les révoltes paysannes des siècles précédents contre la féodalité. Ainsi, là encore, la référence à la Jacquerie occupe une place à la fois décisive et discrète.
5Pour tenter d’expliquer cette présence fantomatique de la Jacquerie et son usage répété comme argument d’autorité ou comme comparant, plutôt que comme réalité historique, il faut tout d’abord souligner que, même si la Jacquerie a été « l’une des plus violentes insurrections rurales4 », il s’agit d’un épisode bref. Les premiers faits attestés de la révolte paysanne datent du 28 mai 1358 dans le Beauvaisis. La révolte s’étend rapidement en Picardie et en Île-de-France et gagne même la Champagne. Le rapprochement entre les Jacques et les Parisiens, soulevés par le prévôt des marchands Étienne Marcel contre le pouvoir du dauphin, ne dure pas et la Jacquerie est écrasée près de Meaux le 10 juin. L’ordre est entièrement revenu dans les campagnes à la fin du mois, suite à une répression sans doute aussi violente que la révolte elle-même : l’épisode entier dure à peine un mois.
6Si la Grande Jacquerie marque durablement les esprits, c’est donc surtout parce qu’elle a fait craindre le développement de cette violence, qu’elle en a révélé la possibilité. Jusqu’au xixe siècle, elle est unanimement vue comme un terrifiant déchaînement de sauvagerie, une explosion d’animalité. Elle fait également peur par la disproportion de ses deux motifs principaux : des paysans mal armés, vivant dans des huttes de misère, se lancent à l’assaut de la chevalerie française et de ses imprenables bastions. Toutes les chroniques du xive siècle qui racontent l’épisode s’accordent pour condamner cette antithèse effrayante, comme le montre l’étude de Marie-Thérèse de Medeiros qui compare huit chroniques et constate que, malgré les points de vue différents, les chroniqueurs insistent tous sur le déchaînement incontrôlé de la colère paysanne5. On peut citer le texte de Jean Froissart, particulièrement attaché au point de vue chevaleresque et hostile aux Jacques :
Certes, jamais, parmi les chrétiens et les Sarrasins, ne se trouvèrent de tels forcenés. Qui faisait le plus de mal et de vilenies, tel acte qu’une créature humaine ne devait oser penser, envisager de faire ni regarder, était le plus prisé parmi eux et le plus grand maître. […]
Ces méchantes gens brûlèrent et détruisirent dans le Beauvaisis, les environs de Corbie, d’Amiens et de Montdidier plus de soixante bonnes maisons et châteaux forts. Si Dieu n’y avait mis remède par sa grâce, les malheurs se fussent tant multipliés que tous les gentilshommes eussent été détruits, puis la sainte Église et tous les riches par tout le pays, car les gens faisaient de même en Brie et en Perche6.
7Les superlatifs négatifs qui ouvrent la description sont ensuite repris et développés par le récit des horribles violences perpétrées par les paysans, d’une part envers les corps des nobles (tortures, viols, meurtres), d’autre part contre leurs propriétés (en particulier, la mise à sac et l’incendie des demeures féodales).
8Ce n’est guère qu’avec l’historiographie romantique que la Jacquerie acquiert, si l’on peut dire, ses lettres de noblesse, en étant justifiée par la situation misérable des paysans, exploités et pressurés jusqu’à la limite de la survie, et inscrite dans une trajectoire historique qui lui donne un sens. Toutefois, cette relecture nuancée de la Jacquerie ne s’impose que lentement chez les libéraux eux-mêmes, comme le souligne l’évolution de Jules Michelet à ce propos7. Dans un cours de 1828, l’historien considère que la Jacquerie « présente le peuple comme des bêtes féroces8 ». Quelques années plus tard, vers 1834, enseignant à l’École normale, il la replace dans le long éveil du peuple français, juste avant Jeanne d’Arc, mais il ne se départit pas d’une forme de critique, comme on l’entend dans la conclusion de son récit :
Il est de fait que cette révolte ne pouvait avoir d’autre fin. D’abord ces malheureux n’avaient pas de but certain : parce qu’ils avaient renversé quelques centaines de châteaux sans défense, ils se croyaient appelés à détruire tous les gentilshommes du monde. Et puis, ce qui leur fut bien plus fatal, c’est qu’ils n’avaient pas les villes pour eux9.
9Michelet est encore fortement influencé par sa lecture de Froissart, qu’il cite littéralement en rapportant la volonté des Jacques de « détruire tous les gentilshommes du monde » et dont il est tributaire dans son évocation, où affleure l’oxymore, des « châteaux sans défense ». Dans son Histoire de France, sur laquelle nous allons nous arrêter davantage, ses réticences sont de moins en moins marquées et la Grande Jacquerie de 1358 est peinte comme un moment fondateur de l’histoire nationale, le « premier élan du peuple des campagnes10 ».
10C’est à présent à deux textes en particulier que nous voudrions nous intéresser : le troisième tome de l’Histoire de France de Jules Michelet, publié en 1837, et un texte qui le précède d’une petite dizaine d’années, La Jacquerie. Scènes féodales (1828) de Prosper Mérimée. La faible place accordée à la réalité historique de la Jacquerie de 1358 dans les écrits du xixe siècle nous invite à mettre d’autant plus en relief ces deux textes, et tout particulièrement celui de Mérimée, qui en proposent une représentation développée. La Jacquerie de Mérimée, dont la première édition choisit l’orthographe ancienne « Jaquerie », modifiée dans la réédition de 184211, relève du genre éphémère des scènes historiques, dont l’on ne retient généralement qu’une œuvre, Les Barricades de Ludovic Vitet (1826). Ces textes, malgré leur forme théâtrale (liste des personnages, séparation en scènes, didascalies, etc.), ne sont pas destinés à la mise en scène : pour reprendre les termes de Vitet, il s’agit de « scènes historiques présentées sous la forme dramatique, mais sans la prétention de composer un drame12 ». Le désamour critique dont La Jacquerie de Mérimée a fait l’objet, notamment lié à la faible postérité de ce genre hybride, a été fréquemment rappelé13, mais il nous semble qu’étudier la représentation du château, de ce château qui cristallise les haines des paysans des alentours, nous permettra d’en proposer un éclairage nouveau.
11Comme Georges Zaragoza l’a montré dans son étude de l’écriture dramaturgique de La Jacquerie, les trois premières scènes remplissent parfaitement la fonction de scènes d’exposition, en présentant les principaux personnages, enjeux et lieux14. Trois lieux se succèdent en effet : la forêt, l’abbaye de Saint-Leufroy et le château d’Apremont. Dans la suite des scènes, l’abbaye perd en importance après avoir fourni à la Jacquerie son meneur, frère Jean. Restent la forêt et le château, et l’espace va peu à peu se structurer autour de ce dernier. En effet, les lieux seront souvent définis par rapport au château, comme le suggèrent les indications dramaturgiques placées en tête des scènes : « Un chemin près du château. » (scène x) ; « La place du marché du village d’Apremont. Une potence est dressée. On aperçoit le château à quelque distance. » (scène xvii) ; « Le logement de Pierre devant le château assiégé. » (scène xxv) ; « Un chemin au milieu des bois, à quelque distance du château. » (scène xxvi) ; « Le camp des révoltés auprès du château d’Apremont. » (scène xxxi), etc. Certes, le château est loin d’être le seul lieu de ces scènes historiques, qui s’étendent jusqu’à Beauvais, mais il reste le centre de l’intrigue qui commence par la colère des paysans du village d’Apremont et se termine par leur abandon de la révolte, après avoir tué le frère Jean. Plus que le lieu principal de l’action, à laquelle on a parfois reproché son absence de cohésion, le château en est le pivot dramaturgique. Dans ces « scènes féodales », où les indications scéniques ne sont pas faites pour être appliquées mais pour créer une représentation mentale, le château est le centre vide de la représentation. Il n’est jamais décrit que par un seul adjectif : « gothique15 » ; l’action se déroule à son pied ou dans ses différentes salles, qui ne sont pas autrement caractérisées. Cette abstraction met en exergue sa valeur symbolique : peu importe l’apparence du château, sa fonction première est de symboliser le pouvoir féodal et les tensions entre les différents états sociaux. Le siège du château par les paysans semble faire advenir l’inimaginable, comme l’illustre ce bref échange entre le seigneur d’Apremont et sa fille Isabelle, dans le château assiégé et bientôt réduit à la famine :
Isabelle. – Du courage, mon père. Tout n’est pas encore perdu. On dit que le château peut tenir longtemps.
D’Apremont. – Le château de Geoffroy d’Apremont, faute de pain, pris par des paysans ! Le château d’Apremont, qui a vu quatre-vingts pennons déployés contre lui, qui a résisté à deux mille lances16 !
12Certes, les paroles du seigneur d’Apremont sont outrées dans la mesure où le château est pris grâce à l’aide apportée par les mercenaires anglais, plutôt que par les forces paysannes. Il n’en reste pas moins que deux mondes opposés, la paysannerie et la noblesse, se sont rencontrés ici sur un pied d’égalité. Le château de La Jacquerie, c’est l’espace social inatteignable pour les paysans qui en est soudainement envahi.
13Ainsi, dans La Jacquerie de Mérimée, le château est abstrait, il n’a pas besoin d’être décrit pour symboliser la domination féodale. C’est d’autant plus frappant que le contexte littéraire de la fin des années 1820 ne manque pas de descriptions de châteaux : châteaux de romans noirs, d’Otrante ou d’Udolphe, mais aussi et surtout châteaux de romans historiques, comme par exemple ce château de Torquilstone dont le siège et l’incendie sont longuement décrits dans Ivanhoé de Walter Scott17. Dans La Jacquerie de Mérimée, au contraire, l’image du château est floue, elle semble s’effacer derrière les voix des personnages. Si, comme Barbara Cooper l’a montré dans une étude de la représentation du temps dans La Jacquerie, il n’y a pas de véritable personnage principal18, si les individus ne comptent guère, ce n’est pas non plus le lieu qui compte en lui-même, mais plutôt le remplissage du lieu symbolique, du centre vide de l’intrigue, par le grondement de voix issues de différents milieux sociaux. Les scènes historiques de Mérimée exemplifient le fait qu’en ce début du xixe siècle, le château n’est plus le seul lieu de la représentation historique, il est remplacé par une multitude de voix et, en particulier, par les voix en colère des paysans. Peut-être est-ce précisément dans cette abstraction que l’on peut trouver une explication du faible succès de l’ouvrage : en refusant de donner une image détaillée du château, Mérimée se place au rebours de la représentation de l’histoire qui prend son essor au xixe siècle et repose avant tout sur des notations visuelles. Le propre du roman historique romantique, tout comme de la nouvelle historiographie, est de « mettre l’histoire sous les yeux des lecteurs », pour employer une expression récurrente de la critique contemporaine19. Mérimée, dans La Jacquerie, rend au contraire cette histoire incorporelle, en préférant l’abstraction des paroles à l’évidence visuelle.
14La représentation de la Grande Jacquerie proposée par l’Histoire de France de Jules Michelet prend tout son sens par rapport à celle des « scènes féodales » de Mérimée, en particulier dans la peinture des châteaux. Le château, dans le troisième tome de l’Histoire de France, est aussi, de toute évidence, le symbole de l’oppression aristocratique, voué à disparaître sous les doubles coups de la monarchie absolue et de la Révolution, comme le montrent ces premières lignes d’introduction à la description de la Jacquerie :
Il n’y a plus guère de châteaux ; les édits de Richelieu, la révolution, y ont pourvu. Toutefois maintenant encore, lorsque nous cheminons sous les murs de Taillebourg ou de Tancarville, lorsqu’au fond des Ardennes, dans la gorge de Montcornet, nous envisageons sur nos têtes l’oblique et louche fenêtre qui nous regarde passer, le cœur se serre, nous ressentons quelque chose des souffrances de ceux qui, tant de siècles durant, ont langui au pied de ces tours. Il n’est même pas besoin pour cela que nous ayons lu les vieilles histoires. Les âmes de nos pères vibrent encore en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu’il n’a plus20.
15On l’entend, dans cette version de 1837 de la Jacquerie, il sera davantage question des souffrances des paysans que des crimes qu’ils ont commis. La disproportion entre la domination des châteaux et la petitesse des paysans y est soulignée, comme chez Mérimée, et dramatisée par un sentiment commun prêté aux plébéiens lecteurs de Michelet.
16Toutefois, le parallèle s’arrête là entre les deux auteurs, quand il s’agit de donner sa place au château dans le récit de la Jacquerie : alors que chez Mérimée, le château devient une abstraction, s’efface dans l’imaginaire pour être remplacé par les voix conflictuelles des individus et des états, chez Michelet il impose son image en incarnant l’oppression féodale. Il l’incarne au sens le plus fort du terme, en devenant la chair même des nobles contre laquelle se sont tournés les paysans, qu’ils ont soumise aux pires traitements. De fait, les violences commises par les paysans sont doubles, contre les corps des nobles et contre leurs châteaux, et le texte de Michelet établit une forte équivalence entre les deux : « Dans la Brie et le Beauvaisis surtout, il n’y avait plus de ressources. Tout était gâté, détruit. Il ne restait plus rien dans les châteaux. Le paysan, enragé de faim et de misère, força les châteaux, égorgea les nobles21. » Cette équivalence est d’autant plus sensible que le verbe « forcer » est utilisé par Jean Froissart, que Michelet cite à plusieurs reprises, pour décrire les viols perpétrés par les Jacques furieux. Des Chroniques à l’Histoire de France, le transfert du verbe rapproche les corps et les pierres. En outre, on trouvait déjà un tel parallèle dans les leçons de l’École normale quelques années auparavant, sur un ton bien moins dramatique : « Pour se venger de ses pertes, [le paysan] se rue sur le manoir féodal, il casse son sabot sur la tête de son seigneur : cela s’appelle la Jacquerie22. » Cette version tient davantage du fabliau que des chroniques chevaleresques, mais les corps et les châteaux y possèdent la même proximité. Dans ces deux versions, l’histoire narrée par Jules Michelet est beaucoup plus visuelle que celle que propose Prosper Mérimée. Au symbole abstrait du château d’Apremont s’oppose le symbole incarné des donjons de la Brie et du Beauvaisis – et la présence physique du château évoquée par Michelet est durable, puisqu’elle peut inquiéter jusqu’au lecteur-voyageur du xixe siècle cheminant « sous les murs de Taillebourg ou de Tancarville23 ».
17En conclusion de ces quelques réflexions, on peut dire que, dans les représentations de la Grande Jacquerie de 1358 données par Prosper Mérimée et Jules Michelet, le château, qu’il soit abstrait ou incarné, est le lieu par excellence du conflit social. Pris d’assaut, pillé, incendié, le château est, pour les auteurs et les lecteurs du xixe siècle, le symbole d’une identité historique complexe et qui reste à conquérir. Pour Michelet, qui conclut ainsi le récit de la Jacquerie, cette identité est celle, a contrario, de la nation :
Ce peuple est visiblement simple et brute encore, impétueux, aveugle, demi-homme et demi-taureau… Il ne sait ni garder ses portes, ni se garder lui-même de ses appétits. […] Patience ! sous la rude éducation des guerres, sous la verge de l’Anglais, la brute va se faire homme. Serrée de plus près tout à l’heure, et comme tenaillée, elle échappera, cessant d’être elle-même, et se transfigurant ; Jacques deviendra Jeanne, Jeanne la vierge, la Pucelle.
Le mot vulgaire un bon Français date de l’époque des Jacques et de Marcel. La Pucelle ne tardera pas à dire : « Le cœur me saigne quand je vois le sang d’un François. »
Un tel mot suffirait pour marquer dans l’histoire le vrai commencement de la France. Depuis lors, nous avons une patrie. Ce sont des Français que ces paysans, n’en rougissez pas, c’est déjà le peuple français, c’est vous, ô France ! Que l’histoire vous les montre beaux ou laids, sous le capuce de Marcel, sous la jaquette des Jacques, vous ne devez pas les méconnaître24.
18Le peuple français, dans ce troisième tome de l’Histoire de France, ce sont les Jacques, ce sont ceux qui n’ont pas craint de se lancer à l’attaque de ces châteaux démesurés.
19L’identité historique sous-jacente dans le récit de Mérimée est plus ambiguë : il ne s’agit pas tant de proposer un modèle ou contre-modèle historique que d’interroger les conditions de formation d’un groupe, qu’il soit social ou national. De fait, le principal écueil où achoppe la révolte des paysans est leur division25. Le problème est de savoir quelles identités collectives peuvent se dresser une fois que le château a été pris, une fois que l’ordre féodal a été abattu. Le château, ce centre vide de la représentation, se fait alors outil pour penser une forme d’identité sociale et ce, de manière d’autant plus urgente que le contexte politique de 1828 est bien à l’agitation sociale dans les campagnes – et c’est d’ailleurs ce contexte que décrira à la fin du siècle le roman d’Eugène Le Roy Jacquou le croquant26. Le château n’est donc pas seulement symbolique d’une identité historique, il est aussi prétexte à une expérience de pensée. Que faire du château après les jacqueries ? Les bases pour penser et définir la solidarité, suggère Mérimée, les traces d’un combat historique qui n’en a pas fini d’être mené, nous dit Michelet. L’un comme l’autre invitent en tout cas leurs lecteurs et lectrices à faire de ces châteaux du passé, et qui plus est de ces châteaux détruits, des éléments d’une identité en partage.
1 Étienne Cabet, Voyage en Icarie [1840], Paris, Au bureau du « Populaire », 1845, p. 424-425.
2 Cet usage ne se limite pas au xixe siècle : la Jacquerie a rejoué son rôle de comparant en 2018 dans le traitement médiatique des manifestations des « gilets jaunes ».
3 Eugène Le Roy, Jacquou le Croquant [1899], Montreuil, Le Temps des Cerises, 2019, p. 257-258.
4 Michel Mollat, Philippe Wolff, Les Révolutions populaires en Europe aux xive et xve siècles [1970], Paris, Flammarion, 1993, p. 124. L’ouvrage historique le plus récent à propos de la Jacquerie est celui, enrichi d’une très complète bibliographie, de Justine Firnhaber-Baker, The Jacquerie of 1358: A French Peasants’ Revolt, Oxford, OUP, 2021.
5 Marie-Thérèse de Medeiros, Jacques et chroniqueurs : une étude comparée de récits contemporains relatant la Jacquerie de 1358, Paris, Honoré Champion, 1979.
6 Jean Froissart, Chroniques, textes traduits et présentés par Andrée Duby, Paris, Stock / Moyen Âge, 1997, p. 196-197.
7 De l’autre côté de l’échiquier politique, au contraire, les représentations de la Jacquerie tendent à se radicaliser, surtout à partir de la Deuxième République. Comme le montre Christian Amalvi, le tournant de 1848 fait resurgir le spectre de la Jacquerie sous la plume des penseurs conservateurs, qui stigmatisent les Jacques comme de dangereux agitateurs, bêtes déchainées ou précurseurs cannibales des buveurs de sang de la Révolution française. Christian Amalvi, « La Jacquerie de 1358 dans la littérature dramatique, historique et politique en France : 1814-1914 », dans De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. Essais de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988, p. 311-327.
8 Cité par Paule Petitier, « Présentation », dans Jules Michelet, Histoire de France. Philippe le Bel, Charles V, éd. Paul Viallaneix et Paule Petitier, Paris, Éditions des Équateurs, 2008, p. XVI.
9 Jules Michelet, Leçons inédites de l’École normale : histoire des xive, xve et xvie siècles, texte édité par François Berriot, Paris, Éditions du Cerf, 1987, p. 272-273.
10 Jules Michelet, Histoire de France. Philippe le Bel, Charles V, op. cit., p. 279.
11 Patrick Berthier, « À propos des sources de La Jaquerie », actes de la journée d’études Mérimée et le théâtre, 28 novembre 2014 (Université Paris-Sorbonne), organisée par le CELLF (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP19 (Université Sorbonne-Nouvelle) et la Société Mérimée, textes réunis par Xavier Bourdenet et Florence Naugrette, Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 14, 2015, URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=106, consulté le 4 mars 2022.
12 Ludovic Vitet, Les Barricades, Paris, Brière, 1826, p. 1.
13 On renvoie notamment à la présentation de Patrick Berthier, art. cité.
14 Georges Zaragoza, « L’espace scénique dans La Jaquerie », actes de la journée d’études Mérimée et le théâtre, op. cit., http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=104, consulté le 4 mars 2022.
15 Prosper Mérimée, La Jacquerie [1828], Paris, Éditions Delga, 2019, p. 39.
16 Ibid., p. 171.
17 Publié en 1819 à Édimbourg et Londres, Ivanhoé paraît en France dès 1820 dans une traduction d’Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret (Paris, Nicolle). La description du siège de Torquilstone est d’autant plus frappante qu’elle est faite à la fois de l’extérieur, du point de vue des assiégeants, et de l’intérieur, par Rebecca qui narre à Ivanhoé, blessé et alité, l’avancée de l’assaut.
18 Barbara T. Cooper, « Mérimée’s La Jacquerie: Time, History and the “Pleating” of the Text », dans L’Hénaurme siècle: A Miscellany of Essays on Nineteenth-Century French Literature, dir. Will L. McLendon, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1984, p. 33.
19 Maurice Samuels, The Spectacular Past. Popular History and the Novel in Nineteenth-Century France, Ithaca and London, Cornell University Press, 2004.
20 Jules Michelet, Histoire de France. Philippe le Bel, Charles V, op. cit., p. 267-268.
21 Ibid., p. 270-271.
22 Jules Michelet, Leçons inédites de l’École normale, op. cit., p. 173.
23 Jules Michelet, Histoire de France. Philippe le Bel, Charles V, op. cit., p. 267.
24 Ibid., p. 282-283.
25 P. W. M. Cogman, « The Brother and the Beast: Structure and Meaning of Mérimée’s La Jaquerie », French Studies, vol. XXXVI (1), 1982, p. 26-36.
26 Roger Bellet, « Jacques Bonhomme, Loup-garou et la lutte des classes dans La Jacquerie », Europe, no 557, septembre 1975, p. 10-12.
Actes de la journée d’études organisée au château de Monte-Cristo en février 2022, publiés par Guillaume Cousin et Florence Fix
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 28, 2022
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Quelques mots à propos de : Marie-Agathe Tilliette
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