De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver

Introduction. « En France, la vie de château est une véritable chimère, car elle y est impossible »

Guillaume Cousin et Florence Fix


Texte intégral

1[Note à propos du titre]1

2À Saumur, Gustave Flaubert remarque des officiers de cavalerie en costume à cheval, mais pas le château, « qui n’a rien de curieux au reste que la façon pittoresque dont il groupe ses tours sur le coteau qui domine la Loire2 » : ironie du romancier, car lors du voyage qu’il effectue avec son ami Maxime Du Camp en 1846, l’édifice est une caserne, tout comme l’abbaye de Fontevraud, non loin, est une prison (et le restera jusqu’en 1963 avant de devenir lieu de patrimoine, de tourisme et de culture à partir de 1975). Du Camp pour sa part remarque « à peine le château noir, le vieux pont, et les sottes flèches dentelées de la cathédrale d’Angers ». C’est là le premier constat qui a donné naissance à cet ouvrage : au xixe siècle, certains châteaux sont invisibles, non qu’ils n’existent plus, mais parce que leur affectation à des usages autres que celui d’une résidence nobiliaire les soustrait au regard. Ils sont invisibles symboliquement, quand ils ne le sont pas visuellement : le voyageur feint de les ignorer afin de souligner la médiocrité des temps qui usent et mésusent des châteaux.

3Au cours du siècle en effet, à la suite de la mise sous séquestre des biens en 1792, qui entraîne parfois leur vente ou leur démolition, de nombreuses demeures aristocratiques ont de toute évidence perdu de leur lustre, comme Chambord, « une ruine plus ruinée », dont le même Flaubert remarque navré « la misère honteuse3 », faute d’entretien. Les textes sur le retour d’émigration des aristocrates mettent souvent en scène la découverte de l’état du château familial, marqué par les destructions révolutionnaires. Dans sa nouvelle intitulée Un retour d’émigration (1803), publiée en 1832 mais dont l’action se déroule après la promulgation du sénatus-consulte de 1802 qui accorde l’amnistie générale aux émigrés, le légitimiste Émile Morice décrit le retour de son narrateur sur les lieux de son enfance : « je revis cette maison…, qui n’était plus un château4. » La bâtisse porte encore, en « lettres rouges, surmontées de faisceaux républicains », l’inscription suivante : « Propriété nationale. Liberté, égalité, fraternité ou la mort5 ». Cette situation est un topos des écrits sur le retour d’émigration des aristocrates. D’autres lieux, sous le régime napoléonien notamment, ont été voués à d’autres usages qui ne permettent parfois pas de les singulariser ou de les identifier dans le paysage. Il en résulte chez de nombreux écrivains voyageurs aussi une mélancolie de la ruine, une déploration de ce qui a été perdu : il en va ainsi de l’image qui perdure du château vaste mais fragile, imposant et chargé d’histoire mais que le désintérêt, l’ignorance pourraient réduire à néant. Dans Les Chouans (1829) de Balzac, le château de La Vivetière est « un de ces manoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raison peut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèce d’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdent l’établissement de la Monarchie6 », mais les guerres révolutionnaires lui ont donné l’aspect d’une « carcasse vide et sombre », semblable à un « squelette ». La ruine, par ailleurs, peut être largement exagérée : si l’on déplore des destructions (comme le château du cardinal de Retz), les révolutions françaises n’ont pas détruit autant de résidences privées aristocratiques que, par exemple, la révolution de 1848 à l’Est de l’Europe ou plus encore celle de 1917 en Russie dont Nabokov déplore mélancoliquement la brutalité à l’égard de la demeure de sa propre famille7. Si Victor Hugo fustige la bande noire, des spéculateurs qui vendent les matériaux au plus offrant et démembrent des manoirs et églises, ce sont surtout l’inquiétude envers le temps qui passe et l’indifférence des hommes qui animent ces textes. Le poète, ami des « forteresses écroulées », s’en fait le chantre, exaltant des grandeurs passées et confuses :

Comme cet oiseau de passage,
Le poëte, dans tous les temps,
Chercha, de voyage en voyage,
Les ruines et le printemps.
Ces débris, chers à la patrie,
Lui parlent de chevalerie ;
La gloire habite leurs néants ;
Les héros peuplent ces décombres ; —
Si ce ne sont plus que des ombres,
Ce sont des ombres de géants8 !

4Notre second constat est donc celui d’une mélancolie, d’une sensibilité exacerbée par la visite d’un château. Invariablement enfoui dans la brume et un peu fragilisé de l’extérieur, traversé de courants d’air et envahi de toiles d’araignées à l’intérieur, le château est un vestige, une trace d’un temps révolu. Ainsi par exemple des choix opérés par le peintre François Alexandre Pernot avec l’huile sur toile Le Château de Plessis-lès-Tours (1850) par laquelle il répond à une commande du ministère de l’Intérieur. Le geste d’y faire figurer un ciel tourmenté, la silhouette d’un arbre dépourvu de feuilles et un calvaire relève pleinement d’une représentation romantique du paysage. Mais l’artiste d’une part s’inspire d’une gravure d’une xvie siècle qu’il reproduit en forçant certains traits et détails, d’autre part il est soucieux de plaire à ses commanditaires, comme la correspondance qu’il a tenue avec l’évêque de Tours et avec le ministère en témoigne. Le château, fût-il devant les yeux du peintre ou du poète, est toujours source de création, d’hypertrophie du détail, de décentrement et d’exacerbation de la sensibilité. Il invite à l’imagination et à une curieuse nostalgie de ce que l’on n’a pas connu.

N’y a-t-il pas d’ailleurs partout de bons vieux portraits à vous faire passer de longues heures en se figurant le temps où en vivaient les modèles, et les ballets où tournoyaient les vertugadins de ces belles dames roses, et les bons coups d’épée que ces gentilshommes s’allongeaient avec leurs rapières. Voilà une des tentations de l’histoire. On voudrait savoir si ces gens-là ont aimé comme nous, et les différences qu’il y avait entre leurs passions et les nôtres ; on voudrait que leurs lèvres s’ouvrissent pour nous dire les récits de leur cœur, ce qu’ils ont fait autrefois, même de futile ; quelles furent leurs angoisses, leurs voluptés : c’est une curiosité irritante et séductrice comme on en a pour le passé inconnu d’une maîtresse, afin d’être initié à tous les jours qu’elle a vécus sans vous, et d’en avoir sa part9.

5Châteaux de chevaliers et de princesses, d’intrigues amoureuses et de faits d’armes sont d’autant plus plaisants qu’ils sont lointains dans le temps, indéfinis dans la description, car ponctué de révolutions et d’insurrections urbaines, le large xixe siècle, de 1789 à 1914, voit le château comme un symbole de l’Ancien Régime et, de ce fait, selon les tendances politiques, comme un vestige à préserver, voire à ressusciter, ou comme une honte à faire disparaître. Décriés et parfois détruits ou dispersés durant la période révolutionnaire et postrévolutionnaire, les châteaux du territoire français valent comme métaphore d’un faste et de privilèges que n’ont pas toujours eus en réalité leurs propriétaires. « La vie de château » est loin dans l’histoire d’avoir toujours été apparat, magnificence et résidence oisive ; les maîtres du château n’ont pas toujours été de tout puissants perfides voués à mépriser et à contraindre le petit peuple. Mais l’imaginaire sombre, ou le négatif du château, est tenace : il s’ancre dès la vogue du roman gothique : Le Château d’Otrante, lieu d’apparitions fantomatiques sous la plume de Walpole en 1764, connaît de nombreux avatars dans le roman noir européen10 jusqu’aux réécritures décadentes. Quasi contemporaine de l’usage ironique qu’en fait le conte philosophique (le château de Thunder-ten-Tronckh dans Candide de Voltaire, en 1759, est une caricature de forteresse médiévale), la représentation du château lieu de mystère crapuleux ou d’énigmes sanglantes perdure. Avant la Révolution, s’était superposé aux châteaux, demeures princières, manoirs et parfois lieux de réclusion monastique comme les abbayes, un imaginaire négatif. Après la Révolution de 1789, la tension agonistique de nombre de romans et de mélodrames se joue autour d’un château, lieu de pouvoir, d’autorité abusive, de malversations. Dans ses cachots sont enfermés des innocents, dans ses salles de conseil se prennent des décisions arbitraires ; espace mortifère, il est contesté par d’humbles personnages qui se distinguent toutefois par leur noblesse d’âme ou de sentiment.

6Passionné de romans historiques, le xixe siècle français est avide de châteaux médiévaux ou Renaissance, d’architectures complexes, qui sous la plume de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas se peuplent d’intrigues de cœur et d’épée. Relayé à la scène par Ludovic Vitet, Casimir Delavigne, Hugo et Dumas encore, servi par la virtuosité des costumes et des décors, le « théâtre historique » fait la place belle aux châteaux. Le roman La Dame de Monsoreau (1846) d’Alexandre Dumas, adapté au théâtre (en 5 actes et 11 tableaux en 1860), puis à l’opéra (en 5 actes et 8 tableaux en 1888), tient aussi son succès de son décor. Il est peu question des jardins, de l’insertion des châteaux dans le paysage, de leurs domaines parfois très vastes (ainsi du domaine forestier de Chambord) ; le regard se porte de préférence sur les intérieurs, les conversations d’alcôve et les débats de salles du conseil, les emprisonnements dans des cachots et les chuchotements des cabinets secrets. L’opulent le dispute au mystérieux :

Une salle basse du château de Beaugé, en Anjou ; bois sculptés ; tentures de cuir d’Espagne ; lourdes tapisseries. Portes à gauche et à droite. À gauche, au fond, pan coupé avec portes donnant sur un vestibule éclairé par des cires rouges. Au fond, larges fenêtres à trois vantaux vitrés, donnant sur l’étang de Beaugé. Horizon d’arbres noirs. Fin d’hiver11.

7Juxtaposition de factuel et de fantasme, de grandeur nationale ou régionale et d’intimité familiale, d’éloignement et de proximité, le château est un espace composite et multiple12. Les châteaux où apparaissent des femmes envoutantes (comme dans Inès de Las Sierras de Nodier, nouvelle publiée en 1837), où se jouent des intrigues politiques et sentimentales fiévreuses (ainsi de Blois ou des Tuileries à l’époque des guerres de religion chez Dumas ou Vitet) composent des mythologies autant que des métaphores de la sensibilité romantique. Leurs méandres, leurs détours, leurs ombres et leur caractère reclus sont autant de traits assignés à l’âme tourmentée des poètes du moi mélancolique. À l’instar du château de Saché dans Le Lys dans la vallée (1836) de Balzac, le château est le lieu de la poésie – et du poète :

Puis je vis dans un fond les masses romantiques du château de Saché, mélancolique séjour plein d’harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères aux poètes dont l’âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je le silence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieux épandu dans son vallon solitaire13 !

8Certains écrivains sont attachés à un château ou à un manoir cossu qui laisse libre cours à un imaginaire de la tour d’ivoire aristocratique : Vigny (le Maine-Giraud), George Sand (Nohant) résident et écrivent dans un château en raison de leur patrimoine familial ; d’autres, moins lotis par la naissance, en font un rêve ou un objectif : le château est à l’écrivain ce que l’hôtel particulier est à la demi-mondaine, la marque d’une ascension sociale, comme le montre l’édifice dans lequel s’est tenu le colloque liminaire à cette publication, le château de Monte-Cristo qu’Alexandre Dumas fait construire en 1846 au Port-Marly. Le château désigne l’espace d’un rêve toujours vivace d’aristocratie et des écrivains ont des rêves de château, acquièrent ou se font construire des demeures indissociables ensuite de leur patrimoine littéraire, même s’ils n’y ont pas résidé longtemps ou ont dû se résoudre à s’en défaire. Posséder un château, lui donner son nom, ou le nom de son œuvre, c’est aussi s’inscrire autrement dans l’histoire. L’histoire littéraire et l’histoire de France offrent aujourd’hui au visiteur des excursions et parcours parmi les maisons et châteaux d’écrivains.

9C’est au xixe siècle, grand siècle de l’écriture historique et de la naissance de l’histoire moderne, que le château, peu à peu perçu comme objet de patrimoine, matérialise un relais, entre son histoire ancienne et l’entrée dans la modernité. Vestige de l’Ancien Régime, il porte toutes les nostalgies liées à un monde disparu : l’acquérir, c’est faire entrer sa propre personne ou sa propre famille dans l’Histoire. On ne construit pas un château moderne, la formule même semble oxymorique14 : si l’on ne peut posséder un château ancien, on en fait construire un, d’inspiration médiévale ou Renaissance. Le rêve de Dumas au Port-Marly est celui du roi Louis de Bavière à Neuschwanstein (1886) et celui de William Morris à Red House (1859) : n’utiliser que des matériaux anciens, défendre la non-restauration des architectures endommagées, ne presque rien céder en confort et en efficacité à la modernité. Le parvenu rêvant de château, le nouveau riche acquérant une demeure ancestrale ne manquent pas d’attirer la raillerie et de convoquer une réflexion sur l’artifice, l’hypocrisie sociale, la contrefaçon : le relais de chasse que se fait construire sur une île au large de New York l’industriel des machines à coudre Singer (Singer Sewing Machines), Singer Castle sur Dark Island, s’inspire en 1909 d’un roman de Walter Scott… la littérature a toujours part à toute représentation d’un château. Et si Victor Hugo déplore les agissements de la « bande noire », le théâtre comique rit volontiers des parvenus toqués de châteaux et offre des représentations très enthousiastes de la destruction comme aube d’un jour nouveau, démocratique. Dans la comédie Le Gendre de Mr Poirier (1854) d’Émile Augier et Jules Sandeau (adaptée au cinéma en 1933 par Marcel Pagnol), le commerçant fortuné Poirier se targue avec grandiloquence de vendre le château de son gendre aristocrate pour lui donner une leçon de travail et d’efficacité, car il le juge oisif :

La bande noire a bon nez, et j’espère qu’avant un mois, ce vestige de la féodalité ne souillera plus le sol d’un peuple libre. Sur son emplacement on plantera des betteraves. Avec ses matériaux, on bâtira des chaumières pour l’homme utile, pour le laboureur, pour le vigneron. Le parc de ses pères, on le rasera, on le sciera en petits morceaux, on le brûlera dans la cheminée des bons bourgeois qui ont gagné de quoi acheter du bois. J’en ferai venir quelques stères pour ma consommation personnelle15.

10Toutefois, à l’issue de la comédie, il ne répugne pas à ce que le parrain de sa fille, bon bourgeois comme lui, rachète le château pour l’offrir à la jeune femme, qui par son bon sens et sa grandeur de sentiments, l’a bien mérité…

11Renouer avec le passé ou s’en créer un, c’est aussi entrer dans un espace comparé à la « citadelle de l’écriture16 », lieu dans lequel il a beaucoup été écrit, sur lequel il a été beaucoup écrit, et qui stimule encore et toujours l’écriture, « édifice scriptural, espace textuel, à la croisée des réécritures17 ». Orgueil de propriétaire, le château a toujours une histoire, de préférence écrite, et se dire châtelain c’est en parler, y recevoir – au risque des désastres et des horreurs de l’hospitalité, dont se délectent les romans comme Dracula (1897) de Bram Stoker, ou les réécritures de Barbe-bleue par les poètes décadents, jusqu’au film muet réalisé par Georges Méliès en 1901. Encombrant et difficile à vendre dans l’opéra-bouffe Le Château à Toto (1868) d’Offenbach, le château est un lieu de travestissements et d’intrigues amoureuses : Hector de la Roche-Trompette, dit Toto, finit par le conserver et y apprécier la vie à la campagne, après avoir mangé son héritage à Paris.

12Phénomène éminemment littéraire, le château est un « espace herméneutique18 », il appelle l’explication, le décryptage, il semble un univers de signes, parfois contradictoires : le repoussant, le hideux, le dangereux, le sénile, l’arbitraire y côtoient le charmant, la fantaisie, la sincérité, la candeur. Ainsi des couples étranges qui résident dans les châteaux de mélodrames : le vieux père aigri et sa jeune fille, fleur poussée à l’ombre d’une grandeur défaite ; l’intransigeant misanthrope et son valet zélé ou encore le veuf mélancolique et la revenante à la beauté intacte. Le château abrite toutes les contradictions, et s’il ne les résout pas toujours, à la grande délectation de ses visiteurs qui aujourd’hui encore se plaisent à y voir des labyrinthes, des énigmes sollicitant réflexion, et à y jouer à des escape games, il apparaît comme un épais livre d’histoire(s). Histoires personnelles aussi, car il est le lieu privilégié des apparitions de défunts regrettés, comme dans le curieux Le Château de Pictordu (1873) de George Sand, où une jeune fille croit voir une fée, ou peut-être sa mère disparue. Histoires collectives, puisqu’il se prête à toutes les légendes du passé, à l’exemple de l’usage qu’en fait Charles Nodier dans son Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux (1830) qui raille le goût de son temps pour les châteaux, présentant son projet d’écriture avec autodérision :

Le besoin le plus pressant de notre époque pour un homme raisonnable qui apprécie le monde et la vie à leur valeur, c’est de savoir la fin de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux19.

13Mais si l’ironie se porte sur l’écriture, elle se porte aussi clairement par antiphrase contre l’époque matérialiste, pressée, et ses « besoins » : le poète bibliothécaire et archiviste, inlassable artisan de la conservation du patrimoine, ne connaît d’autre « valeur » irréfragable que celle des pierres dotées d’un passé historique, aux dépens des valeurs d’efficacité de son temps. Certes, le château est anti-démocratique et inutile, improductif même : « il faut nous souvenir que ces saturnales de l’oligarchie amènent des révolutions, que l’extrême luxe produit l’extrême misère20 », écrit Balzac dans « La vie de château », rappelant que les vestiges de l’aristocratie portent aussi les traces d’une contestation populaire. Les parvenus ou les exilés revenus en France ne devraient pas s’y complaire, critique le futur époux de la comtesse Hanska :

Quant à la vie de transition qu’on mène aujourd’hui dans quelques châteaux de France, dont les maîtres ont, tout au plus, cent mille livres de rentes, on peut la comparer à ces naufrages qui jettent une douzaine de personnes dans une île. On est bien forcé de s’amuser, et l’on prend son bonheur en patience21.

14La vie de château, comme le château, à l’époque postrévolutionnaire, ne peuvent qu’avoir une part d’artifice. Les bals masqués, les conspirations qui s’y tiennent, dans les drames historiques, jouent de ce lien au mensonge, à la duplicité, à l’épaisseur des signes. L’auteur de romans d’aventures, à l’exemple de Jules Verne avec Le Château des Carpathes (1892), publié cinq ans avant Dracula, ne manque pas de s’en souvenir : le château associe peur des revenants, deuil impossible et rivalité entre deux hommes, à des éléments techniques très novateurs. La voix de la femme aimée, cantatrice, avait été enregistrée et donne aux amants éperdus l’illusion de sa présence. Le château ne congédie jamais vraiment le passé, ses habitants ne font jamais vraiment le deuil des êtres chers : il conserve les objets et les fantômes ; vestige, il est aussi relique. Il se confond avec le paysage naturel, se maintient à distance de la compréhension – et peut-être même n’est-il que le fruit de l’imagination qui le désire :

Qu’il s’agisse de roches entassées par la nature aux époques géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions dues à la main de l’homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, l’aspect est à peu près semblable, lorsqu’on les observe à quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.
Il en était ainsi du burg, – autrement dit du château des Carpathes. En reconnaître les formes indécises sur ce plateau d’Orgall, qu’il couronne à la gauche du col de Vulkan, n’eût pas été possible. Il ne se détache point en relief de l’arrière-plan des montagnes. Ce que l’on est tenté de prendre pour un donjon n’est peut-être qu’un morne pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les créneaux d’une courtine, où il n’y a peut-être qu’une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes n’existe-t-il que dans l’imagination des gens du comitat22.

15Le château de Caylus dans Le Bossu (1857) de Paul Féval, situé dans les Hautes-Pyrénées, conserve la mémoire des trahisons familiales tandis que l’assassin de son propriétaire réside dans un hôtel particulier à Paris, l’hôtel de Nevers23, lieu d’échanges commerciaux et d’intrigues politiques.

16Demeure privée qui ne l’est plus tout à fait, dont on saisit alors la vulnérabilité puisqu’il peut éventuellement être acheté, divisé, modifié, le château est aussi à l’intersection de l’individuel et du collectif. Il porte une histoire, parfois régionale ou locale, parfois nationale voire internationale : des princes y ont séjourné, des traités y ont été signés, des assassinats y ont été perpétrés, des alliances rompues, et en somme :

Les châteaux sont, à bien prendre, les archives politiques des nations. Leurs murs, tout crevassés par le temps, sont des pages où le voyageur peut lire couramment l’histoire du passé ; leurs ruines, tristes et nobles débris, offrent à la fois un merveilleux spectacle et un utile enseignement24.

17Archives de soi, également, fût-ce une mémoire inventée, fantasmée, le château déploie un désir de rester, de s’inscrire dans la pierre, de conserver un patrimoine, de donner des fêtes somptueuses, d’avoir le cabinet de travail d’un prince, à une époque où les châteaux passent de mains en mains, sont parfois détruits ou endommagés. Le château, de Vigny à Villiers de l’Isle-Adam, est ce lieu nimbé de magie élégiaque qui tente ardemment de résister aux aléas du temps, au désir de productivité et d’efficacité de la vie moderne. Le château se fait chez les écrivains éloge de la lenteur, de la permanence, et d’une forme de panache du gaspillage ou d’une mélancolie de l’ennui, à l’instar du manoir irlandais dans lequel s’ennuie le baron de Sigognac avant l’arrivée de comédiens itinérants, dans Le Capitaine Fracasse (1863) de Théophile Gautier. Quoi de plus dispendieux, difficile à entretenir qu’un château, quoi de plus solitaire également ? Un château est un caprice, ce n’est pas un investissement rentable, c’est une folie au sens architectural comme affectif du terme. Château toujours un peu lié à une légende, une telle bâtisse a trait à l’irrationnel, elle ne peut être utilisée pour des taches triviales et répugne au quotidien, aussi est-elle « signe d’un surenchérissement du désir25 » pour reprendre l’expression que Philip Hadlock emploie à propos des châteaux chez Barbey d’Aurevilly. Lieux symboliques d’une identité fondée sur l’Histoire, scandée par le départ ou le retour d’émigration, la tentative de perpétuation ou la fin de l’ancrage local d’une maison aristocratique, les châteaux sont des lieux qui se prêtent aux récits de grandes fresques familiales.

18L’intention de cet ouvrage est donc d’aborder les châteaux dans cette passionnante période de transition qu’est le xixe siècle, qui les voit passer d’un usage privé à une intégration au patrimoine national, de la sphère aristocratique à la sphère publique. Peu à peu le château, sous l’impulsion de politiques publiques, s’ouvre aux visiteurs, devient lieu de culture, de tourisme et de patrimoine. Mais cette évolution ne se fait pas sans un changement de regard, de perception du château : de l’entrée des Parisiens à Versailles durant les journées révolutionnaires à l’incendie des Tuileries lors de la Commune de Paris en 1871, il s’agit d’interroger les représentations des châteaux français en art et en littérature à l’aune de leur mutation, rénovation, destruction, dispersion. L’intégration de ces symboles dans un patrimoine commun ne va pas de soi, leur acceptation par les Français et leur attachement non plus. La transformation du château de Versailles en musée, en 1833, provoque de nombreuses réactions dans l’opinion publique : ainsi le Journal des débats écrit-il que

le château de Versailles ne peut plus servir à la demeure personnelle du Roi, [mais] sa conservation n’en est pas moins indispensable, soit comme monument de l’art, dont il marque une des plus brillantes époques, soit dans l’intérêt d’une ville dont l’existence ou du moins la prospérité se lie à celle de ce monument. Or, pour conserver un tel édifice, il fallait lui assigner une destination26.

19En effet, les réfections, l’entretien des châteaux sont des enjeux importants de la réflexion comme de l’imaginaire qui les entoure au xixe siècle : gouffre financier, ruine coûteuse parfois nimbée de mélancolie, caprice inutile, énormité splendide ou absurdité dispendieuse, le château fait rêver, penser, mais aussi calculer. Perçu comme encombré d’objets inutiles, comme un fatras poussiéreux et hétéroclite, ce qui constitue une erreur historique puisque la plupart des châteaux étaient vides, le château apparaît comme un espace surchargé d’histoire et de signes, mais bien difficile à faire entrer dans la modernité. La représentation est tenace, au xixe siècle, de vastes lieux aux allures de cabinets de curiosité ou d’arrière-boutiques d’antiquaires. L’image inverse, le château glacé dans lequel les pas résonnent dans un silence de tombeau, n’est pas son contraire : elle révèle une difficulté à appréhender, à comprendre le château. Les visiteurs le décrivent par le biais des émotions, de l’indicible tristesse, ou de la hargne politique qu’ils ressentent à sa vue, alors que se pose la question de fond : « que faire des châteaux ? » Les réemplois, nouveaux usages et réaffectations des châteaux s’offrent comme le principal objet des études réunies ici. Au cours du siècle, certains d’entre eux ont été utilisés comme lieux d’exil et d’emprisonnement (ainsi de l’émir nationaliste Abd El-Kader retenu à Amboise de 1848 à 1852, ce qui inspire à Ange Tissier une monumentale peinture à l’huile à l’occasion de sa libération par le prince-président Louis Napoléon), parfois pour des hommes de pouvoir qui auraient pu prétendre à la propriété de tels lieux ; ces usages géopolitiques et leur réemploi fictionnel nourrissent de toute évidence une réflexion sur les valeurs liées au château, entre répulsion et fascination, entre habitat rêvé et habitat contraint, entre signe d’une grandeur ou marque de sa perte.

20À ce titre, les châteaux peuvent être appréhendés comme lieux symboliques d’une société en (re)construction : les usages révolutionnaires et postrévolutionnaires des habitats nobiliaires par l’État constituent autant de choix économiques et politiques que de gestes symboliques. Ils suscitent, en art et en littérature, des représentations de la possession et du logis redistribuant les rôles entre aristocratie et bourgeoisie, maîtres et paysans. Le « parvenu », le capitaine d’industrie, le grand financier ou le commerçant, la demi-mondaine fortunée faisant l’acquisition d’un château sont des réalités de l’époque dont des mises en scène fictionnelles ne manquent pas de s’emparer, à grand renfort de symboles : l’odieux Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903) d’Octave Mirbeau est le propriétaire du trop vaste château de Vauperdu, allusion manifeste à la métaphore biblique du veau d’or. Certains d’entre eux ont également fait l’objet d’une conversion à visée collective et institutionnelle : caserne, école, mairie, parfois suscitée par l’événement (transformation en hôpital durant la Première Guerre mondiale), parfois plus durable, invitant à une confrontation symbolique entre passé et présent, entre usage et utilité, entre bien privé et bien commun.

21En somme, comment intégrer à un imaginaire démocratique et républicain l’image du château ? Comment devient-on, en tant que citoyen d’une république moderne, le visiteur d’un lieu que l’on aborde comme patrimoine commun, et non plus comme lieu honni, symbolique de la propriété privée ?

Notes

1 Honoré de Balzac, « De la vie de château », dans La Mode, juin 1830 ; voir Œuvres diverses, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, vol. 2, p. 773 à 776, ici p. 773.

2 Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 2013, p. 22.

3 Ibid., p. 10 et 11.

4 Émile Morice, « Un retour d’émigration (1803) », Revue de Paris, t. XLI, 1re liv., 5 août 1832, p. 46.

5 Ibid.

6 Honoré de Balzac, Les Chouans (1829), dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, 12 vol., t. VIII, p. 1027.

7 Voir notamment son autobiographie, Autres rivages (1951).

8 Victor Hugo, « La bande noire », dans Odes et ballades, Paris, Ollendorf, 1912 (1828), p. 102.

9 Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, éd. citée, p. 18-19.

10 Voir Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986.

11 Alexandre Dumas et Auguste Maquet, La Dame de Monsoreau, drame en cinq actes et dix tableaux, didascalie liminaire, prologue, premier tableau, Paris, Michel Lévy, 1868, p. 1.

12 Pascale Auraix-Jonchière présente le château comme « le lieu même et la formule du romantisme », dans Châteaux romantiques, Eidôlon, no 71, dir. Pascale Auraix-Jonchière et Gérard Peylet, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 10.

13 Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée (1836), dans La Comédie humaine, éd. citée, t. ix, p. 989.

14 Consultant le dictionnaire Larousse (édition de 1867), Jacques Noiray constate que l’article « château » est très long, mais élude l’idée-même, considérée comme caduque et morte avec l’aristocratie, d’une construction contemporaine de châteaux. Des châteaux construits au xixe siècle, s’ils existent, ne peuvent être que « de pâles copies du passé », Jacques Noiray, « Définir, représenter, imaginer : l’article “château” du Grand Dictionnaire de Pierre Larousse », dans Châteaux romantiques, op. cit., p. 19-28, ici p. 22. La notion de copie est, de fait, intéressante pour le lieu qui nous a accueillis.

15 Émile Augier et Jules Sandeau, Le Gendre de Mr Poirier, Paris, Michel Lévy, 1858, acte IV, scène 1, p. 82.

16 Pascale Auraix-Jonchière, avant-propos, dans Châteaux romantiques, op. cit., p. 14.

17 Avant-propos dans Pascale Auraix-Jonchière, « Ô saisons, Ô châteaux », châteaux et littérature des Lumières à l’aube de la modernité (1764-1914), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Révolutions et romantismes », no 6, 2004, p. 7 à 14, ici p. 11.

18 Voir sur ce point Luc Rasson, Châteaux de l’écriture, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 1993, tout particulièrement la partie « Renverser les Bastilles ».

19 Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle frères, 1830, p. 4.

20 Honoré de Balzac, « De la vie de château », dans La Mode, juin 1830, éd. citée, p. 775.

21 Ibid., p. 776.

22 Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Hetzel, 1898, p. 17.

23 Ce qu’il reste de cet édifice fait aujourd’hui partie de la Bibliothèque nationale de France.

24 Anonyme, Le Carrousel. Journal de la Cour, de la ville et des départements, décembre 1836, p. 222.

25 Philip Hadlock, « Le château, le récit, et le regard dans Le Bonheur dans le crime », dans Châteaux romantiques, op. cit., p. 213 à 219, ici p. 214.

26 « Le Château de Versailles, musée royal », Journal des débats, 14 octobre 1833.

Pour citer ce document

Guillaume Cousin et Florence Fix, « Introduction. « En France, la vie de château est une véritable chimère, car elle y est impossible » » dans De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver,

Actes de la journée d’études organisée au château de Monte-Cristo en février 2022, publiés par Guillaume Cousin et Florence Fix

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 28, 2022

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1270.

Quelques mots à propos de :  Guillaume Cousin

Université d’Artois

Quelques mots à propos de :  Florence Fix

Université de Rouen Normandie