De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver

« Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l’innocence des temps monarchiques ! »
Chambord, symbole de la licence des mœurs de cour dans l’œuvre de Paul-Louis Courier

Laetitia Saintes


Texte intégral

1L’assassinat, le 13 février 1820, du duc de Berry, dernier héritier du trône de France, semble sonner le glas de la branche aînée des Bourbons. Précipitant la chute du ministère Decazes1, l’événement est propice au retour aux affaires des ultra-royalistes, qui ont beau jeu de tenir la licence – certes toute relative – de la presse pour responsable du drame. Tout espoir n’est pourtant pas perdu pour la monarchie puisque l’épouse du duc défunt, la duchesse Marie-Caroline, donne naissance en septembre à un garçon prénommé Henri, bientôt connu sous son titre de duc de Bordeaux. Cette naissance inespérée stimule le zèle des soutiens du régime, parmi lesquels le comte Adrien de Calonne, maréchal des logis de la Maison du roi. Désireux de sauver de la destruction le château de Chambord, mis en vente par la veuve du maréchal Berthier, auquel Napoléon avait confié le domaine par usufruit en 1809, celui-ci propose de lancer une souscription nationale visant à racheter le château et à l’offrir au prince nouveau-né.

2Cette proposition, pourtant, ne fait pas l’unanimité ; Paul-Louis Courier, pamphlétaire résidant à Véretz, en Touraine (l’une des quelques communes à n’avoir pas souscrit), se prononce contre la souscription au nom de l’immoralité inhérente selon lui à la vie de cour, « centre de corruption » qui « étend partout son influence2 ». Or une cour à Chambord exposerait les Tourangeaux à cette corruption : « Les plus gâtés sont les plus proches ; et nous, que la bonté du Ciel fit naître à cent lieues de cette fange, nous irions payer pour l’avoir à notre porte3 ! » C’est là l’idée centrale de son Simple discours, pamphlet paru fin avril 1821 dans lequel il se livre à une critique pour le moins virulente des mœurs dissolues des cours de l’Ancien Régime. Non sans paradoxe, cette charge contre les courtisans au nom de la morale vaut au pamphlétaire d’être assigné en cour d’assises pour outrage à la morale publique.

3C’est à l’étude du discours de Courier sur les mœurs de Chambord, de François Ier au Régent, que cet article est consacré. À la lumière du Simple discours et du Procès de Paul-Louis Courier, compte rendu pour le moins polémique du procès intenté au pamphlétaire, il s’agira de montrer ce que Chambord représente pour Courier, ainsi que la manière dont il s’emploie, sous couvert d’une critique des mœurs de cour, à mettre en relief les points de convergence entre la monarchie d’Ancien Régime et la monarchie restaurée pour tenir un propos polémique en phase avec son temps.

Chambord, cadeau inutile

4Mettant en scène une discussion entre Courier et ses concitoyens de Véretz un jour de fête (« il est fête, et nous avons le temps de causer4 »), le Simple discours voit le pamphlétaire entrer rapidement dans le vif du sujet. Prenant la parole en tant que « Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière » (nom de son domaine tourangeau), il assène d’emblée qu’offrir Chambord au jeune Henri d’Artois serait un cadeau aussi onéreux qu’inutile :

[…] d’acheter Chambord pour le duc de Bordeaux, je n’en suis pas d’avis, et ne le voudrais pas quand nous aurions de quoi, l’affaire étant, selon moi, mauvaise pour lui, pour nous et pour Chambord. […] Douze mille arpents de terre enclos que contient le parc de Chambord, c’est un joli cadeau à faire à qui les saurait labourer. […] mais lui, que voulez-vous qu’il en fasse ? Son métier, c’est de régner un jour, s’il plaît à Dieu, et un château de plus ne l’aidera de rien5.

5Ne profitant ni au peuple, ni, finalement, au jeune duc, l’achat de Chambord ne bénéficierait ainsi qu’aux courtisans : « Achetez, donnez Chambord, c’est la cour qui le mangera. […] L’offrande n’est jamais pour le saint, ni les épargnes pour les rois, mais pour cet essaim dévorant qui sans cesse bourdonne autour d’eux » ; et ces gens « savent très bien ce qu’ils font en offrant au prince notre argent6 ». Le jeune duc ne peut donc espérer en même temps l’estime du peuple et celle de la cour : selon Courier, « [c]e qu’il lui faut pour régner, ce ne sont pas des châteaux, c’est notre affection ; car il n’est sans cela couronne qui ne pèse. Voilà le bien dont il a besoin et qu’il ne peut avoir en même temps que notre argent7 ».

6Il s’agit bien de deux visions inconciliables du pouvoir, qui impliquent entre autres des conceptions opposées de l’éducation et de la formation des jeunes princes de la monarchie restaurée : il s’agit soit de perpétuer « l’erreur qui les séparait [ces jeunes princes] des nations », soit de pallier cet écueil en confiant leur éducation à une école publique. La chose est possible, comme le montre le cas du jeune duc de Chartres, « élevé chrétiennement et monarchiquement, mais, je pense, aussi un peu constitutionnellement » dans un collège où il peut apprendre, « avec tous les enfants de la race sujette », ces « simples notions de vérités communes que la cour tait aux princes, et qui les garderaient de faillir à nos dépens8 ». Et Courier de poursuivre : « Jamais de Dragonnades ni de Saint-Barthélemy, quand les rois, élevés au milieu de leur peuple, parleront la même langue, s’entendront avec eux sans truchement ni intermédiaire ; de Jacquerie non plus, de Ligues, de Barricades9. » « Un roi ainsi élevé », pointe Courier, « ne nous regarderait pas comme sa propriété » ; aussi n’est-il « meilleure éducation que celle des écoles publiques, ni pire que celle de la cour10. »

Chambord, théâtre d’« augustes débauches11 »

7Vivre à Chambord enseignerait en effet au jeune duc de Bordeaux de tout autres choses :

Mais à Chambord, qu’apprend-il ? ce que peuvent enseigner et Chambord et la cour. Là, tout est plein de ses aïeux. […] Là, il verra partout les chiffres d’une Diane12, d’une Châteaubriant13 [maîtresses de François Ier], dont les noms souillent encore ces parois infectées jadis de leur présence. […] quelles instructions pour un adolescent destiné à régner14 !

8Cette entrée en matière donne le ton, Courier guidant le lecteur de pièce en pièce pour une visite d’un genre particulier :

Ici, Louis, le modèle des rois, vivait (c’est le mot à la cour) avec la femme Montespan, avec la fille la Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d’ôter à leurs maris, à leurs parents. C’était alors le temps des mœurs, de la religion ; et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur. Là, Henri [III] faisait pénitence entre ses mignons et ses moines ; mœurs et religion du bon temps ! Voici l’endroit où vint une fille éplorée demander la vie de son père, et l’obtint (à quel prix !) de François, qui là mourut de ses bonnes mœurs. En cette chambre, un autre Louis… ; en celle-ci, Philippe [le Régent]15… sa fille… ; ô mœurs ! ô religion ! perdues depuis que chacun travaille et vit avec ses enfants16.

9Comme en atteste l’empan chronologique de ces exemples, allant de François Ier au Régent, en passant par Louis XIV, « modèle des rois », Chambord semble bien constituer depuis toujours un « monument, où tout respire l’innocence des temps monarchiques », un « temple des vieilles mœurs, de la vieille galanterie (autre mot de cour qui ne se peut honnêtement traduire)17 ». Le nom de François Ier est également cité à la même époque et dans une optique similaire par Stendhal dans ses chroniques anglaises : « Depuis François Ier les rois français furent toujours les impudents corrupteurs des mœurs et n’inscrivirent guère autre chose dans le chapitre de la vertu que les noms de leurs maîtresses18. »

10Si les pratiques les plus scandaleuses semblent devoir demeurer de l’ordre d’un ineffable maîtrisé, Courier jouant habilement sur le non-dit et le sous-entendu, la vie de cour possède son propre idiome : on y « vit » avec des maîtresses, c’est-à-dire qu’on y cohabite hors des liens du mariage avec des femmes mariées et des filles de bonne famille ; on y pratique à large échelle la « galanterie », terme emblématique de ces mœurs aussi particulières que le lieu qui les abrite. Poursuivant sur sa lancée, Courier explicite plus avant les subtilités des mœurs curiales :

La cour est un lieu honnête, si l’on veut, cependant bien étrange. De celle d’aujourd’hui, j’en sais peu de nouvelles ; mais je connais, et qui ne connaît celle du grand Louis XIV, le modèle de toutes, la cour par excellence […] ? C’est quelque chose de merveilleux, par exemple, leur façon de vivre avec les femmes… Je ne sais trop comment vous dire. On se prenait, on se quittait, ou, se convenant, on s’arrangeait. Les femmes n’étaient pas toutes communes à tous ; ils ne vivaient pas pêle-mêle. Chacun avait la sienne, et même ils se mariaient. Cela est hors de doute. Ainsi je trouve qu’un jour, dans le salon d’une princesse, deux femmes au jeu s’étant piquées, comme il arrive, l’une dit à l’autre : Bon Dieu, que d’argent vous jouez ! combien donc vous donnent vos amants ? Autant, repartit celle-ci sans s’émouvoir, autant que vous donnez aux vôtres. Et la chronique ajoute : les maris étaient là. Elles étaient mariées ; ce qui s’explique peut-être en disant que chacune était la femme d’un homme, et la maîtresse de tous19.

11La cour de Louis XIV, « modèle des rois », forme ainsi selon Courier l’archétype de la cour d’Ancien Régime – choix significatif s’il en est : les pratiques qui y prennent place constituent le prisme à travers lequel le pamphlétaire envisage les mœurs passées de Chambord, opposant « aux vices brillants des cours la simplicité des vertus rustiques20 ».

12Les mœurs pour le moins dissolues de ces courtisans formant « quelque espèce de communauté, nonobstant les mariages et autres arrangements21 » constituent l’antithèse du modèle familial traditionnel qui prévaut largement dans les rangs du peuple, comme le remarque Courier :

Une telle vie, mes amis, vous paraît impossible à croire. […] Vos maisons périraient, dites-vous, si les choses s’y passaient ainsi. Je le crois. Chez vous, on vit de travail, d’économie, mais à la cour on vit de faveur. Chez vous, l’industrie du mari amène tous les biens à la maison, où la femme dispose, ordonne, règle chaque chose. Dans le ménage de cour, au contraire, la femme au dehors s’évertue. C’est elle qui fait les bonnes affaires. Il lui faut des liaisons, des rapports, des amis, beaucoup d’amis. Sachez qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes ; vous m’entendez. Les femmes ont fait les grandes maisons ; ce n’est pas, comme vous croyez bien, en cousant les chemises de leurs époux, ni en allaitant leurs enfants22.

13Jouant là encore sur le non-dit et le sous-entendu, Courier laisse entendre qu’à la cour, on accorde ses faveurs pour obtenir des avantages, faire fortune et espérer une ascension sociale. Mû comme à son habitude par son souci de franchise, Courier explicite la situation dans le passage qui lui a valu de comparaître en cour d’assises : « comme il n’est, ne fut, ni ne sera jamais, pour nous autres vilains, qu’un moyen de fortune, c’est le travail : pour la noblesse non plus, il n’y en a qu’un, et c’est… c’est la prostitution, puisqu’il faut, mes amis, l’appeler par son nom23. » Il s’agit bien de rapprocher, au moyen d’antithèses rigoureuses et parallèles, deux idées a priori inconciliables, comme tout à l’heure la maîtresse de Louis XIV et son confesseur, ou comme ici le travail et la prostitution – la chute de cette dernière proposition n’en étant naturellement que plus efficace.

14Sans surprise, l’écrit de Courier attire l’attention en haut lieu ; le 24 mai 1821, le Simple discours est saisi et son auteur mis en examen pour offense au roi, provocation d’offense au roi et outrage à la morale publique et religieuse. Seule l’accusation d’outrage à la morale publique sera finalement retenue en prévision du procès en cour d’assises, fixé au 28 août suivant.

Le Procès de Paul-Louis Courier, défense et illustration du Simple discours

15Les poursuites dont il fait l’objet ne dissuadent nullement Courier de poursuivre ses attaques, ce qu’il fait en s’attelant presque aussitôt après la saisie du Simple discours à la composition d’un nouveau pamphlet, prenant le risque (calculé) d’aggraver encore son cas, contre l’avis de son avocat, Maître Berville. Paru le 7 juillet, Aux âmes dévotes de la Paroisse de Véretz, département d’Indre et Loire appuie encore le message de Courier en en résumant le propos, opposant aux « gens de travail et d’industrie24 » les courtisans, « engeance perverse, détestable, maudite » dont il faut « délivrer le monde25 ». Il s’agit également de tourner en dérision les poursuites intentées au pamphlétaire par les « syndics du corps de la flagornerie26 » pour avoir « offensé la morale publique, en racontant tout haut ce qui se passe chez eux, et la personne du roi dans celle des courtisans : le tout », ironise Courier, « conformément à l’article connu du titre… de la loi… du code des gens de cour, commençant par ces mots : Qui n’aime pas Cottin, n’estime point son roi, etc.27 »

16C’est là souligner sans ambiguïté l’absence de fondement juridique solide d’un procès intenté au pamphlétaire pour des motifs nettement politiques, mais également indiquer l’intention profonde qui traverse le Simple discours – celle de mettre en garde la monarchie restaurée contre toute velléité de renouer avec l’Ancien Régime, tant sur le plan des mœurs que sur le plan idéologique et politique. Démarche audacieuse, s’il en est, alors que le procès de Courier se profile. Démarche, aussi, qui allait à terme se révéler payante pour le pamphlétaire : s’il se voit condamné, à l’issue d’un procès rapide où l’on n’examine que l’accusation d’outrage à la morale publique, à deux mois de prison et 200 francs d’amende, Courier est porté aux nues par l’opposition libérale et le public.

17Conscient de la publicité que ce procès apportera à son œuvre et à sa personne même, Courier charge encore le trait en publiant un compte rendu de cet épisode-charnière de sa carrière littéraire : il s’agit du Procès de Paul-Louis Courier. Paru une semaine à peine avant le début de son incarcération à Sainte-Pélagie, le Procès se compose d’un récit de l’audience, suivi d’un résumé éminemment polémique du réquisitoire de l’avocat général Jacques Nicolas de Broë et d’une retranscription du discours de l’avocat du pamphlétaire. Courier y ajoute également la harangue qu’il aurait voulu prononcer si son avocat lui avait laissé la parole (ce qui ne sera – heureusement – pas le cas).

18L’accusation d’outrage à la morale publique, sur laquelle l’avocat général centre son discours, faute d’autre chef d’accusation valide, est également au cœur du pamphlet de Courier, qui articule son propos, là encore, autour de l’immoralité propre à la vie de cour, mais aussi de l’esprit « courtisanesque » propre au haut de l’échelle sociale dans la France de la Restauration. Le pamphlétaire y réfute d’emblée le bien-fondé des poursuites qui lui sont intentées, soulignant l’absurdité consistant à l’accuser d’avoir « offensé la morale publique28 » « pour avoir écrit un discours contre la débauche29 ». L’interrogatoire que lui fait subir le président de la cour d’assises est l’occasion pour Courier de réitérer ses positions devant le tribunal, pour le plus grand bonheur d’un public présent en masse lors de l’audience.

19Ainsi, lorsque le président de la cour lui demande : « Comment avez-vous pu dire que la noblesse ne devait sa grandeur et son illustration qu’à l’assassinat, la débauche, la prostitution ? », Courier répond : « Voici ce que j’ai dit : Il n’y a pour les nobles qu’un moyen de fortune […] ; ce moyen, c’est la prostitution. La cour l’appelle galanterie. J’ai voulu me servir du mot propre et nommer la chose par son nom30. » À dire vrai, pourtant, il n’a employé le mot « prostitution » que « faute d’autre plus précis », tant « cette espèce de prostitution n’est pas celle des femmes publiques ; elle est différente et infiniment pire31 ».

20Le dialogue montre surtout l’embarras de l’accusation à n’examiner effectivement que l’accusation d’outrage à la morale publique – terme qu’elle ne définit finalement jamais, comme le remarquent Courier et son avocat – et à ne pas accabler le pamphlétaire des « personnalités » qu’elle lui reproche précisément envers la noblesse. Les poursuites intentées à l’auteur du Simple discours convoquent donc nombre de « personnages » qui ont cru « l’occasion belle pour déployer du zèle », et « [crier] outrage aux personnes sacrées32 ». C’est ainsi que, si certains nobles, hommes d’esprit, ayant lu le pamphlet, se sont simplement dit : « Voilà un écrivain qui ne nous flatte point du tout », « d’autres ducs ou comtes, et le sieur Siméon [ministre de l’Intérieur]33, qui ne sont pas gens à rien lire, ayant ouï parler seulement du peu d’étiquette observé dans cette brochure, prirent feu là-dessus, tonnèrent contre l’auteur, comme ce président qui jadis voulut faire pendre un poète pour avoir tutoyé le prince dans ses vers34 ».

21De même que la critique morale du Simple discours sert de prétexte à un propos sur la chose publique, le procès intenté à Courier est un procès politique – comme Maître Berville le fait remarquer à la cour :

[…] je me félicitais d’avoir à défendre, en matière de délits de la presse, une cause étrangère à la politique. […] Je n’aurai plus à redouter dans mes juges la dissidence des opinions, l’influence des préventions politiques. Tout le monde est d’accord sur les principes de la morale […]. Et voilà qu’on nous fait une morale politique ! Voilà qu’on s’efforce encore, dans une cause où la politique n’a rien à démêler, de parler aux passions politiques35 !

22Cette obstination de l’accusation ne s’entend que si on la met en perspective avec les innombrables procès pour délits de presse intentés à la même époque à des pamphlétaires, des journalistes et des publicistes libéraux, d’Étienne de Jouy, journaliste influent, à Lacretelle, fondateur de la Minerve française – ce qui fait dire à Berville que « [l]a cour d’assises semble être devenue une succursale de l’Académie française36 ».

23Aussi le récit – jubilatoire – que livre Courier du réquisitoire de de Broë, en moquant les pensées « obscures » et le « langage impropre37 », se fait-il surtout fort de souligner l’hypocrisie qui consiste à défendre, sous prétexte de morale publique, ce qui est bien des intérêts de classe.

La petite propriété, enjeu central du propos de Courier

24L’avocat général instrumentalise la morale de façon palpable : « Il faut donc venger la morale, qui est, dit maître de Broë, le patrimoine du peuple », cite Courier, avant d’asséner : « Oui, que le peuple ait la morale ; c’est son vrai patrimoine. Cela vaut mieux que les terres38 ». C’est que la petite propriété est l’un des enjeux centraux du Simple discours, ce que l’accusation n’a pu manquer de remarquer bien qu’elle ne revienne pas explicitement sur le sujet : lorsque de Broë cite un passage du pamphlet à ce propos, il en incrimine uniquement, comme le souligne ironiquement Courier, la partie qui consiste à accuser la nation « de se laisser mener par les préfets », et les préfets à « mener la nation39 ». La Révolution est plus largement l’objet d’une ellipse, évoquée brièvement par de Broë dans une « [t]irade de haut style sur la révolution40 » consistant à déplorer le sort des biens du clergé durant l’épisode révolutionnaire.

25Fervent défenseur de la petite propriété, Courier se livre dans son Simple discours à l’éloge du monarque le plus favorable à son sens à la petite propriété, à savoir Henri IV :

Du temps du bon roi Henri IV, le roi du peuple, le seul roi dont il ait gardé la mémoire, pareils dons furent offerts à son fils nouveau-né ; on eut l’idée de faire contribuer toutes les communes de France en l’honneur du royal enfant, et, de la seule ville de La Rochelle, des députés vinrent apportant cent mille écus en or, somme énorme alors. Mais le roi : « C’est trop, mes amis, leur dit-il, c’est trop pour de la bouillie ; gardez cela, et l’employez à rebâtir chez vous ce que la guerre a détruit et n’écoutez jamais ceux qui vous parleront de me faire des présents, car telles gens ne sont vos amis ni les miens. » Ainsi pensait ce roi protecteur déclaré de la petite propriété, qui, toute sa vie, fut brouillé avec les puissances étrangères et qui faisait couper la tête aux courtisans, aux favoris, quand il les surprenait à faire des notes secrètes41.

26La volonté de s’approprier la figure de Henri IV est ici aussi palpable que polémique. Il s’agit en effet d’une figure centrale dans la rhétorique des Bourbons restaurés et de leurs soutiens – comme en témoigne le rétablissement de sa statue sur le Pont-Neuf, en avril 1814, mais aussi l’omniprésence du monarque dans les écrits royalistes du temps. L’époque de la souscription nationale voit d’ailleurs circuler une gravure montrant la duchesse de Berry, son fils dans les bras, assise au pied du buste de Henri IV (dont le socle porte l’inscription « Resurexit »), sous le grand chêne de saint Louis, avec la légende « La France fait hommage du Domaine de Chambord à S.A.R. Monseigneur le Duc de Bordeaux42. »

27Face à cette instrumentalisation aussi flagrante que peu subtile d’une figure de monarque ayant après tout peu à voir avec le château de Chambord, ne l’ayant jamais visité, Courier réplique par une instrumentalisation de son goût. Henri IV forme sous sa plume non pas une figure susceptible d’asseoir ou de renforcer la légitimité et la popularité des Bourbons restaurés, ou même de rendre acceptable la souscription lancée pour l’achat de Chambord, mais bien un défenseur de la petite propriété voyant la cour d’un mauvais œil, exemplaire à ce titre de ces monarques qui, comme Louis XII, ont été « en leur temps maudits de la cour pour n’avoir su donner comme d’autres faisaient si généreusement, si magnifiquement43 ». Le tout au détriment d’un peuple qui, à en croire les chroniqueurs du temps, n’existait tout bonnement pas : « le peuple ? il n’y en avait pas : l’histoire n’en dit mot. Il n’y avait alors que les honnêtes gens, c’est-à-dire les gens présentés : c’était là le monde, tout le monde, et le monde était heureux44. »

28Les temps, toutefois, ont changé, les honnêtes gens n’étant décidément plus ceux que l’on croit. Courier oppose ainsi à « l’industrie » des « familles laborieuses45 » l’opportunisme et l’oisiveté des courtisans, ces « gens qui ne peuvent souffrir qu’on dise mon champ, ma maison ; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais, ou mendiants46 ». Ces gens sont d’un voisinage tout bonnement exécrable :

Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c’est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos haies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises ; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m’en direz des nouvelles quand vous serez sorti de prison. Vieux, c’est encore pis ; ils nous plaident, nous dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de Messieurs, qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche ; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire œuvre méritoire et recomposer l’ancien régime. Or, dites si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d’une cour à Chambord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis autour d’un plus grand qu’eux47 ?

29Aussi le pamphlétaire fait-il « des vœux pour la bande noire, qui, selon [lui], vaut bien la bande blanche, servant mieux l’État et le roi48 ». L’achat de Chambord par la bande noire – qui vend les édifices ou terres nobles ou d’Église en lots, là où la bande blanche essaie de reconstituer les grands domaines – se ferait au bénéfice de tous, mais surtout des habitants des environs : « Plus de gibier qui détruise nos blés, plus de gardes qui nous tourmentent, plus de valetaille près de nous, fainéante, corrompue, corruptrice, insolente ; au lieu de tout cela, une colonie heureuse, active, laborieuse, dont l’exemple autant que les travaux nous profiteront pour bien vivre49. » Car la petite propriété est la condition même de l’émancipation du peuple et du progrès social, les habitants de Chambord étant convaincus « qu’il vaut mieux être à soi qu’au meilleur des princes », et préférant, à « un grand, un protecteur, un prince », le voisinage « de bons paysans comme eux, laboureurs, petits propriétaires50 ». Aussi la bande noire ferait-elle en achetant Chambord « œuvre bonne et sainte » : « Dieu dit : Croissez ; multipliez, remplissez la terre, c’est-à-dire cultivez-la bien ; car sans cela, comment peupler ? et la partagez ; sans cela, comment cultiver51 ? »

30Or tout le monde ne voit pas les choses de cette manière :

Mais il y a des gens qui l’entendent autrement. La terre, selon eux, n’est pas pour tous, et surtout elle n’est pas pour les cultivateurs, appartenant de droit divin à ceux qui ne la voient jamais et demeurent à la cour. Ne vous y trompez pas : le monde fut fait pour les nobles. La part qu’on nous en laisse est pure concession, émanée de lieu haut, et partant révocable. La petite propriété, octroyée seulement comme telle peut être suspendue et le sera bientôt, car nous en abusons, ainsi que de la Charte. D’ailleurs, et c’est le point, la grande propriété est la seule qui produise. On ne recueillera plus, on va mourir de faim, si la terre se partage, et que chacun en ait ce qu’il peut labourer52.

31La petite propriété est donc posée comme un enjeu politique d’envergure, mettant en relief le libéralisme de façade de la monarchie restaurée : de même que la Charte a été octroyée, concédée presque à contre-cœur aux Français, qui voient ses dispositions les plus libérales réduites peu à peu à peau de chagrin, de même, la petite propriété leur a été accordée mais peut leur être ravie à tout moment, tant le régime en place est en proie aux ravages de l’esprit contre-révolutionnaire.

32C’est que ces gens qui « veulent que tout soit terre, parc, château53 » forment l’essentiel du personnel politique de la Restauration : « ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c’est de ceux-là qu’on fait nos députés ; à la cour il n’y en a point d’autres54 ». Là se situe le cœur de la critique de Courier, le véritable motif des poursuites judiciaires qui lui sont intentées : selon lui, le symptôme le plus saillant de ce vent contre-révolutionnaire est sans conteste l’esprit courtisanesque qui s’est emparé de l’ensemble des acteurs des instances du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. « La Charte », ironise-t-il, « fait des nobles qui descendent de leurs pères, et d’autres nobles qui ne descendent de personne, et puis de grands magistrats qui sont nobles aussi55. » Outre les Pairs et les magistrats épinglés de la sorte, ces personnages « placés au-dessus [de l’avocat général] et en pouvoir de nuire56 » comptent parmi leurs rangs nul autre qu’Hercule de Serre, garde des Sceaux ; ainsi, à « Paul-Louis », qui « cite les Pères et les prédicateurs, morts il y a longtemps », de Broë « répond par une autorité vivante ; c’est celle de monseigneur le garde des sceaux actuel, dont il rapporte (en s’inclinant) les propres paroles extraites d’un de ses discours57 ».

33Quoi qu’en disent pourtant ces adversaires de la petite propriété, celle-ci n’en est pas moins vouée à s’imposer :

[…] la bêche, l’ignoble bêche, disent nos députés, déshonore le sol, bonne tout au plus à nourrir une famille, et quelle famille ! en blouse, en guêtres, en sabots. Le pis, c’est que la terre morcelée, une fois dans les mains de la gent corvéable, n’en sort plus. Le paysan achète du monsieur, non celui-ci de l’autre, qui, ayant payé cher, vendrait plus cher encore. L’honnête homme, bloqué chez lui par la petite propriété, ne peut acquérir aux environs, s’étendre, s’arrondir (il en coûterait trop), ni le château ravoir les champs qu’il a perdus. La grande propriété, une fois décomposée, ne se recompose plus58.

34La suite formée par le Simple discours et le Procès de Paul-Louis Courier constitue donc un moment-clé de l’évolution de la réflexion politique et sociale du pamphlétaire. À travers la souscription nationale lancée pour acquérir Chambord, Courier tance l’esprit contre-révolutionnaire qui touche toutes les instances du pouvoir dans la France de la Restauration et dénonce plus largement le caractère factice du libéralisme de la Charte, octroyée aux Français au même titre que la petite propriété, enjeu politique et social majeur du temps et motif récurrent des pamphlets de Courier. Le tout en partant d’un événement qui illustre à l’échelle locale les dévoiements de la politique menée depuis Paris. Tout ce qui fera les pamphlets de Courier, tout ce qui contribuera à asseoir son statut dans l’opposition libérale, est déjà là en germe, la charge se faisant bientôt farouchement antidynastique et anticléricale. Ce que l’on remarque également est sa foi inébranlable en l’avènement du progrès social, sur laquelle se clôt son Pamphlet des pamphlets, ultime ouvrage en forme de manifeste :

[…] le monde, de soi, se convertit assez sans que je m’en mêle, chétif. Je serais la mouche du coche, qui se passera bien de mon bourdonnement. Il va, mes chers amis, et ne cesse d’aller. Si sa marche nous paraît lente, c’est que nous vivons un instant. Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles ! À cette heure, en plaine roulant, rien ne le peut plus arrêter59.

Notes

1 Ce ministère est notamment à l’origine des lois de Serre qui, en 1819, imposent certes aux journaux de se déclarer et de payer un cautionnement, mais suppriment aussi l’autorisation préalable et la censure, ce qui permet à la presse nationale de se développer.

2 Paul-Louis Courier, Simple discours, dans Michel Crouzet, Paul-Louis Courier. Une écriture du défi. Tous les pamphlets, Paris, Kimé, 2007, p. 272.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 261.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 264.

7 Ibid., p. 262.

8 Ibid., p. 266.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 267.

11 Ibid.

12 Diane de Poitiers (1499-1566), maîtresse de François Ier ; c’est à elle que Courier fait allusion par le biais de la jeune fille qui obtient la grâce de son père en accordant ses faveurs au roi.

13 Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand (c. 1475-1537), autre maîtresse de François Ier.

14 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 267.

15 Le Régent, Philippe d’Orléans, qui règne de 1715 à 1723.

16 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 267.

17 Ibid.

18 Henri Beyle, dit Stendhal, Courrier anglais, éd. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1936, t. IV, p. 19.

19 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 270.

20 P.-L. Courier, Procès de Paul-Louis Courier, dans Michel Crouzet, Paul-Louis Courier. Une écriture du défi. Tous les pamphlets, op. cit., p. 299.

21 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 271.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 272.

24 P.-L. Courier, Aux âmes dévotes de la Paroisse de Véretz, département d’Indre et Loire, dans Œuvres complètes, éd. Maurice Allem, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 88.

25 Ibid., p. 89.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 90. Citation inexacte de la Satire IX de Boileau, qui vise l’abbé Cotin, prédicateur avec qui le satiriste était brouillé : « Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages, / Et de ce nom sacré sanctifier vos pages, / Qui méprise Cotin, n’estime point son roi, / Et n’a selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi. »

28 P.-L. Courier, Procès de Paul-Louis Courier, op. cit., p. 285.

29 Ibid., p. 286.

30 Ibid., p. 287.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 297.

33 Ministre de l’Intérieur dans le deuxième ministère du duc de Richelieu, renversé le 12 décembre 1821.

34 P.-L. Courier, Procès de Paul-Louis Courier, op. cit., p. 298.

35 Ibid., p. 299-300.

36 Ibid., p. 301.

37 Ibid., p. 290.

38 Ibid., p. 296.

39 Ibid.

40 Ibid., p. 293.

41 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 263.

42 Dessin de Nicolas Louis François Gosse, gravure de Jazet ; conservée au domaine national de Chambord (voir Emmanuel de Waresquiel, C’est la Révolution qui continue ! La Restauration. 1814-1830, Paris, Tallandier, 2015).

43 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 265.

44 Ibid.

45 Ibid., p. 267.

46  Ibid., p. 268.

47 Ibid.

48 Ibid., p. 273.

49 Ibid., p. 273-274. Le propos de Me Berville dans le Procès de Paul-Louis Courier va dans le même sens : « Douze mille arpents de terre rendue à la culture vaudraient mieux que douze mille arpents consacrés à un parc de luxe. » (P.-L. Courier, Procès de Paul-Louis Courier, op. cit., p. 305).

50 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 274.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 Ibid., p. 268.

54 Ibid.

55 P.-L. Courier, Procès de Paul-Louis Courier, op. cit., p. 295.

56 Ibid., p. 297.

57 Ibid., p. 294.

58 P.-L. Courier, Simple discours, op. cit., p. 275.

59 P.-L. Courier, Pamphlet des pamphlets, dans Œuvres complètes, éd. citée, p. 220.

Pour citer ce document

Laetitia Saintes, « « Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l’innocence des temps monarchiques ! » » dans De pierre et de larmes. Châteaux à vendre, à détruire, à rêver,

Actes de la journée d’études organisée au château de Monte-Cristo en février 2022, publiés par Guillaume Cousin et Florence Fix

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 28, 2022

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1273.

Quelques mots à propos de :  Laetitia Saintes

Institut d’études romanes : textes, images, cultures
Université du Luxembourg