Écrire Les Corbeaux

Les ficelles mélodramatiques à l’œuvre dans Les Corbeaux

Roxane Martin


Texte intégral

1Définir le caractère « mélodramatique » d’une œuvre qui, par son intitulé générique, ne revendique aucunement son appartenance au genre du « mélodrame », relève d’une entreprise hasardeuse qui peut très vite conduire à l’impasse. Toute la difficulté du sujet réside dans la définition du « mélodrame », mot galvaudé, généralement utilisé de manière péjorative pour dévitaliser une œuvre en la privant de toute qualité artistique. « Mélodrame ! […] est le cri de proscription1 », écrivait déjà Geoffroy en 1813 à propos de Montoni, drame d’Alexandre Duval joué sur le théâtre de l’Odéon. Brandir ce terme revient souvent, pour la critique, à jeter l’opprobre sur une production en pointant les éléments qui semblent caractéristiques du mode mélodramatique, à savoir : « une complaisance pour l’émotion facile, la polarisation et la schématisation morales, […] la méchanceté outrée, la persécution des bons et la récompense finale accordée à la vertu […]2. » Cette définition demeure suffisamment lâche pour pouvoir être appliquée à de nombreuses œuvres, qu’elles soient théâtrales, romanesques ou cinématographiques. Elle abonde d’ailleurs dans le sens de Pixerécourt qui, en 1832, écrivait : « D’ici à vingt ans, le mélodrame envahira toutes les scènes. C’était aussi l’opinion de Chénier et de Monvel. Mes prévisions se sont réalisées. On le parle, on le chante, on le danse, on le mime ; il a tout remplacé, tout confondu3. » Ces éléments ne sont toutefois pas suffisants pour définir avec précision les procédés mélodramatiques qu’un auteur a pu inscrire en filigrane dans son œuvre. C’est pourquoi il me semble utile, dans un premier temps, de faire un point rapide sur les caractéristiques de l’écriture du mélodrame. Cet éclaircissement permettra de présenter la grille de lecture que j’ai appliquée au théâtre de Becque, et de déterminer si des ficelles mélodramatiques sont bien à l’œuvre dans Les Corbeaux.

Les procédés d’écriture du mélodrame

2Depuis les travaux précurseurs de Jean-Marie Thomasseau, la critique littéraire a pris pour habitude de définir le mélodrame selon trois critères essentiels : le manichéisme moral (incarnée dans la pièce par une opposition nette entre bons et méchants) ; le dénouement heureux (qui permet de soutenir la thèse d’un mélodrame qui agit pour le rétablissement d’un ordre moral en adéquation avec les valeurs de la bourgeoisie et du patriarcat) ; une grille d’emplois rigide, favorable au bon déroulement d’une intrigue fondée sur une persécution rompue par l’action de la Providence. Le traître, la victime innocente, le père noble, le niais, le héros-justicier s’imposent comme les personnages-types du mélodrame, bâtis tout d’un bloc, et repérables dans chacune des pièces.

3Ces caractéristiques sont définies uniquement à partir de la matière littéraire. L’aspect spectaculaire, que tout le monde s’entend à reconnaître dans le mélodrame, interviendrait dans cette perspective comme un apparat au texte dialogique qui conserverait la primauté dans la construction de la diégèse. Or, lorsqu’on entreprend l’analyse du mélodrame avec les outils de la critique génétique, on se rend compte que l’œuvre s’élabore avant tout sous la forme d’un texte didascalique, support de la théâtralisation de la parole. Ce constat permet de mieux comprendre pourquoi certaines pièces ne satisfont pas les critères requis. Il existe des mélodrames à fin malheureuse. Ceux rédigés dans les premières années de la Restauration sont bien connus des chercheurs4, mais d’autres mélodrames plus anciens proposent également des dénouements ambigus sur le plan moral qui, censurés, durent être réécrits selon des valeurs plus conformes aux attentes des politiques en place. La grille des emplois ne s’avère pas, non plus, aussi rigide qu’on serait tenté de le croire de prime abord : il existe des niais héroïques, des victimes qui se transforment en guerrières, des justiciers qui, pour parvenir à leurs fins, utilisent des moyens condamnables : mensonge, dissimulation et menace qui sont théoriquement l’apanage du traître5. Mon propos n’est pas d’invalider la pertinence des critères qui ont été établis pour caractériser le mélodrame, mais simplement de montrer qu’ils n’ont pas, à eux seuls, valeur définitoire.

4Pour me faire comprendre, je vais prendre un exemple, puisé dans Le Précipice, ou les Forges de Norvège (1811) de Pixerécourt. Ce mélodrame a longtemps été perçu comme une œuvre d’invention, mais l’examen des brouillons de l’auteur dévoile clairement la source à l’origine de l’écriture : il s’agit d’une œuvre de Schiller, Fridolin, éditée en 1797. Le manichéisme moral est déjà présent dans la ballade schillérienne, peut-être plus solidement armé encore que dans son adaptation mélodramatique. La fable est construite sur la jalousie féroce du « noir chasseur » Robert à l’égard du jeune page Fridolin, « élevé dans la crainte de Dieu6 » et aimé de la comtesse de Saverne qui le considère comme son fils. Ivre de vengeance, Robert manipule le comte de Saverne en lui faisant croire en l’existence d’une idylle entre Fridolin et sa femme. Le comte, fou de jalousie, se rend à la forge afin de donner l’ordre à ses ouvriers de jeter dans le feu le premier homme qui se présenterait à eux. De retour au château, le comte envoie Fridolin à la forge, mais celui-ci, soucieux du bien-être de la comtesse, se manifeste d’abord auprès d’elle afin de l’informer de son absence prochaine. La comtesse lui demande de s’arrêter à l’église, sur le chemin de la forge, afin de prier pour son fils malade. Fridolin exécute cet ordre avec plaisir et dévotion : « N’évite pas le bon Dieu / S’il se trouve en ton chemin7 », se dit-il, tout en entrant dans l’église où il assiste à l’office. Pendant ce temps, au château, le comte est en proie aux remords les plus douloureux tandis que Robert se réjouit de la mort prochaine de Fridolin. Impatient de contempler le corps calciné de son ennemi, il se rend à la forge sans savoir que Fridolin n’y était pas encore parvenu. Les forgerons s’emparent de Robert et le jette au feu, tandis que Fridolin, arrivé le deuxième à la forge, s’en retourne tranquillement au château. Il est accueilli avec soulagement par le comte qui entame dès lors sa rédemption. L’on comprend qu’on est bien en présence ici de tous les critères habituellement dévolus au mélodrame : manichéisme moral, personnages construits selon une opposition entre bons et méchants, dénouement heureux et apophtegme final. Pour autant, la forme poétique empêche de qualifier cette œuvre de mélodrame.

5La ballade schillérienne fut toutefois bien adaptée au théâtre, à Berlin en 1808, sur la commande de l’acteur Iffland, créateur du rôle de Franz Moor dans Les Brigands de Schiller, qui demanda au dramaturge Franz von Holbein une version en cinq actes avec accompagnement orchestral8. Les archives de Pixerécourt contiennent une traduction en français du drame d’Holbein, qui constitue la source principale de son adaptation. Pixerécourt y puise l’essentiel des éléments narratifs nécessaires à la construction de son intrigue. Il s’intéresse toutefois moins à la finalité morale qu’à la gamme des émotions susceptibles d’être exploitées autour du thème de la jalousie. Vengeance, remords, fureur et désespoir priment dans l’élaboration de son intrigue et le conduisent à s’écarter sur le plan formel de son modèle allemand. C’est d’ailleurs la première fois que l’on voit apparaître, en marge d’un manuscrit de Pixerécourt, des indications précises destinées au chef d’orchestre sur le contenu musical souhaité. Le nombre de mesures, la tonalité, et surtout le jeu des émotions qu’est censé traduire le compositeur, sont rigoureusement renseignés. C’est là la preuve manifeste d’une prise en charge du contenu sémantique de la musique de scène dans l’élaboration du mélodrame9.

6Ce détour permet de régler, en partie pour l’instant, le problème de définition du « mélodramatique ». À bien observer les expressions littéraires qui fleurissent en Europe au tournant des xviiie et xixe siècles, l’on devine un imaginaire commun, régi par un réseau de thèmes et de motifs narratifs similaires. C’est ce que Pixerécourt nomme le « genre sentimental10 » dont le mélodrame ne serait que l’une des expressions. Il convient alors de définir la manière dont cet imaginaire se structure dans le mélodrame français pour déterminer les procédés qui caractérisent son écriture et voir s’ils sont repérables dans Les Corbeaux de Becque.

7Les brouillons de Pixerécourt rendent compte d’une méthode de travail que l’auteur met en œuvre pour chacune de ses créations. La pièce est d’abord façonnée sous la forme d’un récit d’action par l’intermédiaire duquel il s’attache à définir les éléments acoustiques, gestiques et visuels qui constituent le « tableau ». Une fois la pièce entièrement rédigée sous cette forme, il passe à l’écriture des dialogues, qui viennent traduire sur un autre mode l’essentiel des actions signifiées en premier lieu. Cet élément est primordial pour circonscrire les caractéristiques de l’écriture mélodramatique. Le mélodrame s’inscrit dans la continuité des dramaturgies du tableau et s’élabore à partir d’une expérience sensible et visuelle du lieu. L’image scénique constitue le point de départ de l’écriture. Les macrodidascalies qui définissent le décor ne subissent généralement aucune correction entre la première ébauche du mélodrame et son édition11. C’est dire combien le « tableau » arme tout le dispositif dramatique. L’espace est structuré de manière à faire apparaître les tensions qui favorisent l’écriture de l’intrigue. Portes, fenêtres, grilles et croisées, meubles et accessoires sont précisément décrits, parce qu’ils interviennent comme des éléments moteurs dans le nouement de l’action. L’espace scénique joue sur la dialectique antithétique de l’intérieur et de l’extérieur, de l’ouverture et de la fermeture, de la lumière et de l’obscurité. Ainsi structuré, le tableau favorise le réglage de tous les autres éléments du drame : déplacements, entrées / sorties, actions et réactions des personnages, constitution de l’univers sonore venant matérialiser un espace extra-scénique, mis en tension avec l’espace matériel défini par le décor. Si l’espace est aussi structuré, c’est bien parce le drame se joue sur la frontière : le franchissement de cette limite représente le climax de l’action dramatique ; les fenêtres, persiennes, grilles et autres zones de passage revendiquent dès lors toute leur importance.

8On pourrait penser que cette méthode d’écriture est singulière à l’auteur Pixerécourt, mais il n’en est rien. Les manuscrits de ses collaborateurs dévoilent un processus similaire, laissant envisager l’existence d’une technique usuelle et partagée dans l’écriture du mélodrame. Cette hypothèse est corroborée par la nature même de ces versions « pré-scéniques » qui ressemblent pour beaucoup aux textes des pantomimes dont le mélodrame est issu. Forts de cet héritage, les mélodramaturges conçoivent d’abord leur œuvre sous une forme exclusivement didascalique ; les dialogues, qui peuvent ne pas s’avérer strictement nécessaires, sont injectés dans la trame narrative après coup12. La pantomime, à elle seule, décrit un imaginaire visuel et sonore qui structure toute la charpente dramatique.

9La meilleure méthode pour passer une pièce à l’épreuve du mélodrame consiste donc à la vider de tous ses dialogues, et de ne conserver que le texte didascalique. Cela permet de voir en quoi l’espace, matérialisé par les éléments du sonore et du visuel, met en place un dispositif favorable au déploiement de l’action. C’est cette méthode que j’ai appliquée aux Corbeaux de Becque.

Les Corbeaux à l’épreuve du mélodrame

10Les Corbeaux mobilisent deux décors distincts, dont le premier sert de cadre aux trois premiers actes. Un tel dispositif éloigne la pièce du registre mélodramatique et prouve que le drame de Becque ne s’inscrit pas dans le sillage des dramaturgies du tableau. La plantation des décors ne satisfait pas non plus les méthodes usuelles du mélodrame. Pour expliquer ce point, je vais prendre en exemple, à titre de comparaison, la description du décor du 1er acte des Oiseaux de proie (1854) de Dennery, drame à la thématique proche de celui de Becque :

Le théâtre représente le jardin de l’ancien couvent de Saint-Savin, dans la vallée d’Argelès. – À droite, les bâtiments. – À gauche, des arbres et une tonnelle sous laquelle se trouve une table. – Au fond, un [sic] espèce de rempart dont le mur est à hauteur d’appui et qui laisse voir, dans le bas, la vallée d’Argelès entourée de montagnes hautes13.

11L’espace se présente selon les méthodes que j’ai évoquées plus haut : au premier plan se rencontre un jardin, lui-même structuré de façon à favoriser les jeux de scène (à gauche table, arbres et tonnelle ; à droite des bâtiments) ; dans le fond se trouvent une vallée avec ses montagnes hautes et le mur d’un rempart qui constitue la zone de franchissement. Cet espace permet d’armer le dispositif dramatique. Il y a forcément un événement qui va surgir de l’espace du fond et introduire un élément perturbateur dans l’espace du devant, ce qui se vérifie quelques scènes plus loin :

Hélène, en dehors
Au secours ! au secours !

Scène IX
les mêmes, hélène

capranica
Qu’y-a-t-il ?
hélène
Mademoiselle Thérèse… elle était montée la première en voiture, quand tout à coup les chevaux se sont emportés… voyez, ils courent le long de la montagne… ils vont se briser au détour… (Cris au dehors.)
briguiboule
Attendez… un jeune homme s’élance…
hélène
Il va être broyé sous les pieds des chevaux ! Ah ! (Elle détourne les yeux.)
capranica
Non, il les maintient…
hélène
En effet… Oh ! Quel courage !
briguiboule
Ils ne bougent plus… Sapristi ! quelle poigne !
capranica
On descend la jeune fille… on la ramène…
hélène
Dieu soit loué, elle est sauvée !
briguiboule
Le jeune homme revient avec elle… C’est monsieur… tiens, je ne l’ai jamais vu à Cauteretz !
hélène
Mais, mais je ne me trompe pas… Ces traits… Oh ! non, c’est impossible14

12Une indication sonore (les cris d’Hélène au-dehors) permet la focalisation sur l’espace du fond de scène ; il s’agit là d’un procédé usuel du mélodrame qui met en évidence le caractère structurant des didascalies acoustiques. Les « cris au-dehors » sont d’ailleurs répétés une seconde fois, comme pour mieux souligner le danger imminent. Cette scène, qui présente un accident de voiture, permet d’introduire l’élément perturbateur, le sauveur de Thérèse, dont on comprend dans la dernière réplique qu’il n’est pas un inconnu pour Hélène. La séquence mobilise donc des procédés d’écriture typiquement mélodramatiques.

13Voici maintenant la description des décors que propose Becque dans Les Corbeaux :

Actes I à III :
Le théâtre représente un salon. Décoration brillante, gros luxe. Au fond, trois portes à deux battants ; portes latérales à deux battants également. À droite, au premier plan, contre le mur, un piano, et de même, à gauche, un meuble-secrétaire qui se font vis-à-vis. Après le meuble-secrétaire, une cheminée. En scène, au second plan, sur la droite une table ; à gauche, en scène également, au premier plan, un canapé. Meubles divers, glaces, fleurs, etc.
Acte IV :
Le théâtre représente une salle à manger. Pièce vulgaire, triste, meublée misérablement. Çà et là, quelques sièges, le canapé entre autres, qui ont figuré aux actes précédents et qui détonnent dans l’ensemble. Deux portes à un seul battant, l’une au fond, l’autre sur la gauche. Au fond, à droite, contre le mur, une table d’acajou recouverte d’un rond de cuir rouge ; sur la table, un pain, des tasses et quelques ustensiles de ménage15.

14Deux lieux sont représentés, un salon puis une salle à manger : « décoration brillante, gros luxe » lit-on pour le premier décor ; « pièce vulgaire, triste, meublée misérablement » lit-on pour le second décor. Ce contraste entre luxe et misère dit tout, finalement, de l’action : le décor du 4e acte est une illustration du pillage auquel se sont livrés les corbeaux. Il intervient comme une preuve par l’image du mécanisme opérant de la cruauté. Mais on comprend, à la lecture de ces didascalies, que l’action n’a pas été construite à partir d’un « tableau ». L’espace n’est pas structuré de manière à faire surgir des zones de tension qui agiront comme des éléments moteurs dans la progression de l’action. On observe la présence de meubles : des sièges, une table, un piano, un meuble-secrétaire, un canapé de nouveau convoqués dans le décor du denier acte comme témoins de la vie passée, et dont Becque précise bien qu’ils « détonnent » parmi les autres éléments du mobilier. On observe aussi la présence de portes : cinq portes à deux battants dans le 1er décor, deux portes à un seul battant dans le second, ce qui va dans le sens du contraste entre luxe et pauvreté déjà pointé. Pour que ces décors soient propices à enclencher une action de type mélodramatique, il faudrait que l’espace intérieur (le salon ou la salle à manger) soit mis en tension avec un autre espace, extérieur, matérialisé soit en fond de scène, soit par des éléments sonores. Si je reviens à l’exemple des Oiseaux de proie de Dennery, on a bien, pour le 2e acte, un salon qui n’est pas décrit par les didascalies, mais qui ouvre sur une scène de pantomime : « Thérèse brode, Hélène touche du piano. […] Elles semblent absorbées. Un coup de sonnette retentit au-dehors ; Hélène et Thérèse poussent en même temps un petit cri qui les rappelle à elles-mêmes16. » L’indication sonore sert à matérialiser la frontière entre l’espace du dedans et du dehors, et à mettre en perspective l’inquiétude qu’elle génère aussitôt. Toujours pour rester dans la thématique des oiseaux de proie, voici un autre exemple tiré des Corbeaux accusateurs, mélodrame de Caigniez joué en 1816. Le décor du 1er acte, « un riche salon », est ouvert sur un jardin qu’on aperçoit derrière des croisées. C’est dans ce jardin, à la lisière des croisées, que se manifestent les deux personnages troubles : « Jacques et Bruno paraissent en-dehors, et s’approchent doucement des fenêtres. Leurs têtes s’y distinguent dans l’ombre, comme collées aux angles de l’une des croisées17. » La dialectique antithétique de l’intérieur et de l’extérieur, de la lumière et de l’obscurité conditionne très nettement l’écriture.

15Pour identifier si une pièce fonctionne sur le mode mélodramatique, il faut donc chercher ce qui se cache derrière les portes et les fenêtres. La didascalie de la première scène de l’acte I des Corbeaux donne des indications sur les lieux occupés par chacun des personnages en scène : « Au lever du rideau, Vigneron sur le canapé, en robe de chambre et un journal entre les mains, sommeille. Marie, assise auprès de lui, travaille à l’aiguille. Judith est au piano, Blanche à la table où elle lit. » Becque mobilise une description de type « tableau-stase18 » : une décoration animée qui crée l’atmosphère et attribue, par l’action avec laquelle sont présentés les personnages, les caractéristiques propres à chacun. C’est un procédé usuel depuis Diderot, en vigueur dans le mélodrame mais aussi dans une très grande partie du théâtre au xixe siècle. Judith, la musicienne, est au piano ; Blanche, la romanesque, est plongée dans sa lecture ; Marie, à côté de son père, est la seule qui travaille. L’on sait que c’est par elle qu’interviendra le dénouement, même s’il est amer pour la famille, puisqu’elle acceptera d’épouser Teissier, l’un de ceux qui ont ruiné la famille. Vigneron occupe le canapé, celui-là même qu’on retrouve au 4e acte et qui le symbolise : c’est sur ce canapé que Mme Vigneron viendra « tomber en pleurant » tout le long des 2e et 3e actes.

16L’espace extra-scénique n’est pas très renseigné et il n’est pas toujours aisé de déterminer les lieux (matériel et/ou symbolique) qui définissent le hors-scène. Le fond paraît ouvert vers l’extérieur (il annonce les invités) ; les portes de gauche et de droite semblent ouvrir vers d’autres pièces de la maison. La gauche est le lieu du canapé (où est Vigneron à la première scène, où viendra pleurer Mme Vigneron ensuite) et celui du meuble-secrétaire (d’où seront puisés, successivement, les papiers destinés à prouver la ruine de la famille). C’est à gauche également que se réfugie Mme Vigneron après la rencontre avec Teissier (acte II), à gauche qu’est introduit Teissier, sur les recommandations de Marie, pour fléchir Mme Vigneron dans son refus de vendre. C’est la porte de gauche qu’ouvre Marie, à la 4e scène de l’acte IV, lors de la « scène muette » qui fait le constat de la folie de Blanche. C’est par la gauche enfin que Mme Vigneron et Bourdon font leur dernière sortie de scène. Du point de vue symbolique, on comprend que la gauche ouvre sur l’espace de l’intime : il est celui du cœur qui, une fois pénétré par le rapace Teissier, annonce inéluctablement le dénouement malheureux.

17La droite semble symboliser l’espace du possible. C’est le lieu du piano et de la table, occupés respectivement par Blanche et Judith au lever du rideau. Le mariage avec Georges (auquel Blanche croit une bonne partie de la pièce), les leçons de musique par Judith sont un temps envisagés comme des solutions pour sortir la famille du besoin. Remarquons que c’est par la droite que Mme Vigneron sort pour la première fois de scène et qu’elle laisse « la porte ouverte derrière elle19 ». Il s’agit là d’un procédé typiquement mélodramatique. Une porte ouverte constitue le plus sûr moyen de faire survenir le traître. Et cela ne manque pas, dans Les Corbeaux, puisque c’est à droite qu’on fait entrer Mme de Saint-Genis. La fonction du personnage est clairement identifiée par la servante Rosalie : « Elle me fait peur cette femme-là. Je me signe chaque fois qu’elle entre et sort20. »

18Le fond symbolise l’espace du monde extérieur, insensible et impuissant. Gaston est le seul personnage de la famille à entrer par le fond. Son rôle dans la pièce pose d’ailleurs question puisqu’il ne fait rien, à part singer son père au 1er acte. C’est pourtant bien lui qui précipite la ruine de la famille ; c’est une reconnaissance de dette signée par lui que fait valoir Teissier pour enclencher le dépeçage programmé. Gaston s’engage ensuite dans l’armée, laissant en toute indifférence les femmes de sa famille livrées aux corbeaux.

19Henry Becque construit donc un espace symbolique, qui n’est pas structuré de manière à favoriser des zones de tension utilisables pour le développement de l’action. Une analyse des déplacements des personnages révèle aussi une très faible variété de didascalie. On observe deux grandes familles de personnages, chacune caractérisée par un type de déplacement et un type d’émotion : d’un côté les femmes victimes (Mme Vigneron, Blanche et Marie), de l’autre les prédateurs (Teissier, Bourdon, Mme de Saint-Genis, Merckens). Les femmes « se précipite[nt] », « se jette[nt] à genoux », « donne[nt] des signes d’une vive agitation et de la plus grande douleur », « tombe[nt] sur le canapé », « pleure[nt], le mouchoir à la main », « fonde[nt] en larme ». Les corbeaux, à l’inverse, se caractérisent par des mouvements de va-et-vient ; ils « quitte[nt] et revienne[nt] », « se dirige[nt] vers la porte », font « mine de se retirer ». Sur le plan des émotions : ils « sourie[nt] », font « mine de sourire », « affiche[nt] des demi-sourires », « regarde[nt] avec un mélange d’intérêt, de plaisir et de moquerie ». Ils sont équivoques, embarrassés, balbutiants. Becque procède à une construction volontairement manichéenne de ses personnages.

20Sur le plan sonore en revanche, on trouve très peu de didascalies acoustiques. Seule Blanche crie ; Bourdon se contient et parle à mi-voix à deux reprises. Le texte est émaillé de nombreuses indications de « silence », ce qui est totalement étranger au monde du mélodrame. Le mélodrame est un théâtre du bruit, de la saturation sonore ; il emploie les sentiments comme des entités plastiques ; rien n’y est sous-entendu, tout est sur-dit. Les indications de silence présentes dans Les Corbeaux viennent souligner l’embarras des personnages, et mettre en perspective le jeu psychologique. Là aussi, c’est un élément étranger au mélodrame, où il n’existe aucune psychologie ni aucun conflit intérieur.

21Quelques séquences des Corbeaux ont été construites en référence au mélodrame. La scène muette, qui constate la folie de Blanche, fait clairement partie de celles-là, tout comme les monologues de Teissier (II, 3) et de Mme Saint-Genis (III, 10), et la scène chantée du premier acte. Le monologue du traître, la scène à pantomime et la romance sont des épisodes obligés du mélodrame. Ils sont généralement placés à des endroits précis de la dramaturgie et agissent dans la relance de l’intrigue. Dans Les Corbeaux, ils sont en quelque sorte dévitalisés de leur fonction. Les couplets de la Dame Blanche, réclamés par Vigneron dans la première scène, ne sont évidemment pas choisis par hasard : « Chevalier félon et méchant, / Qui tramez complot malfaisant, / Prenez garde ! », fait-il chanter à sa fille, comme par ironie tragique. Mais ils sont immédiatement mis à distance par l’action du fils : « Vigneron s’est mis à chanter, puis sa femme, puis ses filles ; au milieu du couplet, arrivée de Gaston ; il passe la tête d’abord par la porte du fond, entre, va à la cheminée, prend la pelle et les pincettes et complète le charivari. » Il en est de même pour la scène de pantomime, où la folie de Blanche n’intervient pas comme climax. Elle a plutôt valeur illustrative et fait acte des dégâts causés par une société inique.

22Ce rapide examen montre de toute évidence que Les Corbeaux ne relèvent pas du genre mélodramatique. Si le qualificatif « mélodrame » fut évoqué dans la presse au moment de la création de la pièce à la Comédie-Française21, les critiques s’entendent assez en 1882 pour refuser ce terme. Ce qui frappe toutefois à la lecture, c’est la superposition d’au moins deux régimes d’écriture qui ne sont pas fondus (comme Hugo avait pu le faire, par exemple, en mêlant les outils dramaturgiques du mélodrame et de la tragédie), mais mis en confrontation : ceux de la comédie sociale et du mélodrame. Becque a donc délibérément construit sa pièce en juxtaposant deux structures qui ne s’harmonisent pas. C’est le sens du propos tenu par un critique du Figaro, en 1870, à propos de Michel Pauper :

[M. Becque] est atteint du réalisme intermittent ; aux accès de violence succèdent des moments de calme où l’auteur se promène dans les sentiers battus de l’Ambigu et de l’ancienne Gaîté, et où l’ombre de Pixerécourt semble inspirer sa plume ; d’autre fois M. Becque arrive par un coup d’audace à des effets très grands qui enlèvent la salle22.

23Le même frottement entre réalisme et sentimentalisme est repérable dans Les Corbeaux. Et c’est peut-être dans ce frottement que se loge la définition du « mélodramatique ». Elle concorde en tout cas avec le projet d’Henry Becque, qui écrivait :

Enfin, on me permettra bien de le dire, il y a chez moi un révolutionnaire sentimental. […] Je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour les assassins, les hystériques, les alcooliques, pour les martyrs de l’hérédité et les victimes de l’évolution. […] Mais j’aime les innocents, les dépourvus, les accablés, ceux qui se battent contre la force et toutes les tyrannies23.

24On comprend mieux dans cette perspective le manichéisme dont font preuve les personnages des Corbeaux. Mais l’on comprend aussi que la persécution ne débouche pas, comme dans le mélodrame, sur un dénouement éclatant. Les puissants trouvent leur juste place dans une société inique. La fin n’offre rien de spectaculaire, mais présente le simple ordre des choses, sans aucune transcendance.

Notes

1 Journal de l’Empire, 3 juillet 1813.

2 Peter Brooks, L’Imagination mélodramatique, Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès, trad. Emmanuel Saussier et Myriam Faten Sfar, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 21.

3 René-Charles Guilbert de Pixerécourt, « Le Mélodrame », dans Paris ou le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, 1832, p. 326.

4 L’on pense par exemple au mélodrame de Pixerécourt, Valentine (1819), qui se termine par le suicide en scène de la victime innocente.

5 L’on trouvera de nombreux exemples dans René-Charles Guilbert de Pixerécourt, Mélodrames, t. I à IV, éd. Roxane Martin, Paris, Classiques Garnier, 2013-2018.

6 Nous donnons ici la traduction française par Élise Voïart, proche de Pixerécourt, à laquelle il confiera l’écriture de deux notices du Théâtre Choisi (voir, sur ce point, notre « Introduction » à cette édition, t. 1, p. 35) : Fridolin, huit dessins de Retzsch, avec une traduction littérale, et vers par vers, de la ballade de Schiller intitulée Fridolin, oder Der Gang nach dem Eisenhammer, par Mme Élise Voïart, Paris, Audot, 1829, p. 9.

7 Ibid., p. 18.

8 Fridolin, Schauspiel in 5 Aufzügen, von Franz von Holbein, nach Schiller Gedicht : Der Gang nach dem Eisenhammer, dans Franz von Holbein, Theater, Rudolstadt, 1811, t. 1, p. 1-128.

9 Sur ce point, voir notre édition du Précipice, ou les Forges de Norvège, à paraître dans René-Charles Guilbert de Pixerécourt, Mélodrames, t. V : 1811-1814, Paris, Classiques Garnier.

10 Le Bonhomme du Marais [René-Charles Guilbert de Pixerécourt], Guerre au mélodrame !, Paris, Delaunay, Barba & Mongie, 1818, p. 14.

11 Sur ce point, nous renvoyons à notre article : « La fabbrica delle didascalie nel (melo)dramma francese degli anni 1800-1830 », à paraître dans Il teatro delle didascalie : dal vaudeville a Beckett, colloquio delle’Associazione Sigismondo Malatesta, dir. Silvia Carandini, Maria Grazia Porcelli et Claudio Vicentini, Roma, Pacini Editore.

12 Sur ce point, voir l’étude magistrale de Sylviane Robardey-Eppstein : « Les hyperdidascalies des pantomimes comme traces du jeu mélodramatique (1792-1804) », Revue d’Histoire du Théâtre, no 274 : Le jeu de l’acteur de mélodrame. Origines, pratiques et devenirs, 2017-2.

13 Adolphe Dennery, Les Oiseaux de proie, drame en 5 actes, théâtre de la Gaîté, 16 octobre 1854, Paris, Michel Lévy frères, s. d., p. 1.

14 Ibid., p. 7.

15 Pour les citations tirées des Corbeaux, voir la récente édition de Marianne Bouchardon : Henry Becque, Théâtre complet, t. I, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 401-554.

16 Dennery, op. cit., p. 8.

17 Louis-Charles Caigniez, Les Corbeaux accusateurs, ou la Forêt de Cercottes, mélodrame historique en 3 actes, théâtre de la Porte-Saint-Martin, 17 décembre 1816, Paris, Barba, 1816, acte I, scène 10, p. 21.

18 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle, Paris, PUF, 1998.

19 Henry Becque, Les Corbeaux, acte I, scène 1.

20 Ibid., acte III, scène 1.

21 Notamment à cause du procès intenté par les ayants droit de l’agent Péragallo. Cette anecdote est rapportée par Jean Robaglia dans sa Préface aux Œuvres complètes de Becque : « Dans un de ses jours de détresse, Becque avait emprunté 2 000 francs à Péragallo. À titre de garantie, il lui avait signé une convention aliénant, au bénéfice de l’agent général, la propriété des trois pièces en cinq actes ainsi énumérées : Les Corbeaux, mélodrame, Justin, dit des Roseaux, comédie, la Mère de famille, drame. Jules Claretie, qui dévoila l’histoire dans sa chronique du Temps : “la Vie à Paris”, du 15 septembre 1882, estimait que Péragallo n’avait pu considérer cette cession qu’à titre de gage, et comme un nantissement pour sa créance. “Un titre n’est pas une œuvre”, disait Claretie, et l’auteur n’avait qu’à changer celui de ses Corbeaux pour échapper à toute revendication. Du reste, l’aliénation portait sur les Corbeaux, mélodrame en cinq actes, et la Comédie-Française avait reçu les Corbeaux, comédie en quatre actes. » (Jean Robaglia, « Préface », dans Henry Becque, Œuvres complètes, t. I : Théâtre, Paris, Éditions G. Crès & Cie, 1924, p. 29-30).

22 Albert Wolff, Le Figaro, 20 juin 1870.

23 Henry Becque, Œuvres complètes, Théâtre, Paris, Éditions G. Crès & Cie, 1924, t. 2, p. 339.

Pour citer ce document

Roxane Martin, « Les ficelles mélodramatiques à l’œuvre dans Les Corbeaux » dans Henry Becque, prince de l’amertume,

Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2019, publiés par Marianne Bouchardon

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 27, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1073.

Quelques mots à propos de :  Roxane Martin

Université de Lorraine