Inspirations et influences

Sardanapale de Becque et Joncières au Théâtre-Lyrique (1867) : un début paradoxal ?

Isabelle Moindrot


Texte intégral

1Dans ses Souvenirs d’un auteur dramatique, Henry Becque affirme que « Sardanapale ne compte pas ou ne compte que pour les blagueurs1 ». Il faut croire que l’information est à prendre au sérieux puisqu’elle survient dès la deuxième phrase de l’ouvrage et qu’il n’en sera plus question. Aucun critique ne souhaite être pris pour un « blagueur » et la cause fut entendue. Le chercheur obstiné qui se rendrait à la BnF pour lire le livret imprimé de cet opéra, tomberait d’ailleurs sur cette note manuscrite2 de Becque, collée dans la brochure, n’invitant pas à contrevenir aux intentions de l’auteur (Fig. 1) :

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Fig. 1, Lettre manuscrite d’Henry Becque, dans Sardanapale, opéra en 3 actes et 5 tableaux, imité de lord Byron, paroles de M. Henry Becque, musique de M. Victorin Joncières, Paris, Michel Lévy, 1867.
Paris, BnF, 8-RF-51.

2Pourtant, comme l’indique cette deuxième note manuscrite3, insérée à la suite dans la brochure (Fig. 2), la publication du livret le jour de la création a été suivie rapidement d’une publication de la partition, ce qui est la marque d’une réussite.

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Fig. 2, Lettre manuscrite de Victorin Joncières, dans Sardanapale, opéra en 3 actes et 5 tableaux, imité de lord Byron, paroles de M. Henry Becque, musique de M. Victorin Joncières, Paris, Michel Lévy, 1867.
Paris, BnF, 8-RF-51.

3Des produits dérivés ont accompagné la création : valses d’Isaac Strauss, « souvenirs mélodiques pour piano » de l’opéra par Eugène Ketterer, quadrille sur un air du 1e acte par Arban, polka pour piano par H. Marx, parties détachées chant-piano par Édouard Mangin, comme en témoigne cette affiche (Fig. 3), où sont annoncées différentes déclinaisons pour un usage privé de la musique de l’opéra.

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Fig. 3, Sardanapale de Becque et Joncières, Théâtre-Lyrique Impérial, 1867, affiche, lithographie de Célestin Nanteuil.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, AFFICHES ILLUSTRÉES-422.

4Les années suivantes verront encore paraître d’autres partitions musicales tirées de l’œuvre : parties d’orchestre imprimées de l’ouverture (1871), transcription de la Danse des almées par Planté (1873), fantaisie sur l’ouverture de Tilliard (1875), transcription de l’ouverture par le compositeur pour musique militaire (1878), etc. Les seize représentations de Sardanapale ne furent donc pas un coup pour rien. La couverture médiatique fut sérieusement préparée et la réception franchement bonne pour l’œuvre de deux inconnus4, même si quelques piques ont visé le librettiste plus particulièrement5.

5Le peu d’informations qui circule sur cette œuvre n’est pas toujours exact, sans doute parce que la réputation de Sardanapale a été faite par des auteurs s’intéressant surtout à Becque, peu familiers de la manière dont se monte un opéra à cette époque, et entravés peut-être par les propos de Becque vis-à-vis de son premier texte théâtral. C’est donc en historienne de l’opéra et de sa mise en scène que je me placerai ici.

6Peut-être le livret était-il déjà plus ou moins charpenté quand Becque s’est vu confier sa « versification » ? Ce n’est pas à exclure. N’a-t-il pas avoué :« J’ai écrit Sardanapale par obligeance6 » ? L’amertume pointe encore à l’encontre de cette expérience liminaire, lorsqu’il écrit dans son tout dernier texte publié, adressé à Sarcey : « Depuis plus de trente ans, depuis Sardanapale et les quarante mille francs que Carvalho avait demandés d’abord pour le jouer […], j’ai souffert tant de saletés, c’est le mot exact, quoi que tu en dises, de tant de trahisons et de pirateries, que je n’aurais pas assez d’une seconde vie pour les raconter7. » Si les informations biographiques sont lacunaires sur la genèse de Sardanapale et si l’auctorialité de Becque dans cette œuvre pose effectivement question, l’analyse du texte et surtout l’étude de la presse et des esquisses des peintres-décorateurs donnent des indications qui permettent de se représenter ce que fut la réalisation matérielle de ce premier essai dramatique. Il ne s’agit pas de faire passer pour un chef d’œuvre un texte que le dramaturge souhaitait que l’on oublie. Mais revenir sur les débuts au Théâtre-Lyrique d’Henry Becque fait apparaître un contexte culturel et artistique aux ramifications complexes, qui font de ce Sardanapale un carrefour, où se sont forgés certains des attachements durables de l’auteur.

Le contexte de la création

7Sardanapale a été créé dans un théâtre qui aujourd’hui n’existe plus : fondé en 1854 dans l’ancien Théâtre-Historique d’Alexandre Dumas pour servir de troisième salle lyrique à la capitale, le Théâtre-Lyrique Impérial est situé depuis la restructuration du quartier du boulevard du temple à l’emplacement de l’actuel Théâtre de la Ville, place du Châtelet. Ce beau et grand théâtre, inauguré le 30 octobre 1862, est alors dirigé par Léon Carvalho, ancien chanteur, esprit ouvert et metteur en scène énergique, qui s’était donné pour mission de favoriser la création de ses contemporains avec un répertoire éclectique. Moins fastueusement qu’à l’Opéra, mais dans des décors et costumes signés par les mêmes peintres que dans la grande maison (Philastre et Cambon, Nolau, Rubé et Chaperon, Thierry, Despléchin pour les décors, Alfred Albert et Eugène Lacoste pour les costumes), le Théâtre-Lyrique donne leur chance à des compositeurs français dont l’esthétique n’entre pas complètement dans le moule de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique (tels Bizet, Gounod, Félicien David, Berlioz), tout en mettant à l’affiche des œuvres lyriques étrangères en version française, ou encore des chefs d’œuvre rarement montés. Rien que dans les quatre années précédant Sardanapale, Carvalho a produit Les Troyens à Carthage de Berlioz (Fig. 4), (voir infra), Les Pêcheurs de perles de Bizet (Fig. 5), Rigoletto (Fig. 6) et Violetta (Fig. 7) de Verdi, Mireille de Gounod (Fig. 8), La Flûte enchantée (Fig. 9) et Don Juan (Fig. 10) de Mozart, ainsi que d’autres opéras aujourd’hui complètement oubliés. Sans donner dans l’esthétique du grand opéra romantique, le Théâtre-Lyrique fait ainsi voyager autour du globe, et à différentes époques.

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Fig. 4, Les Troyens, opéra de Berlioz, la mort de Didon, illustration de presse, 1863.
Paris, BnF, 4-ICO THE-2043.

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Fig. 5, Les Pêcheurs de Perles, opéra de Bizet, affiche, lithographie de Prudent Louis Leray, 1863.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, AFFICHES ILLUSTREES-416.

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Fig. 6, Rigoletto, opéra de Verdi, estampe d’Adrien Louis Lecocq, 1863.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, ESTAMPES SCENES Rigoletto (3).

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Fig. 7, Christine Nilsson8 dans le rôle de Violetta, Violetta, opéra de Verdi [Traviata], lithographie de Jean-Baptiste Adolphe, 1864 L. Escudier, ca 1864.
Paris, BnF, Est. Nilsson C. 019.

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Fig. 8, Mireille, opéra de Gounod, acte II, les arènes d’Arles, estampe d’A. Lamy, 1864.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, ESTAMPES SCENES Mireille (2).

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Fig. 9, La Flûte enchantée, opéra de Mozart, acte III, 5e tableau, dessin de Lix, illustration de presse, 1865.
Paris, BnF, 4-ICO THE-2832.

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Fig. 10, Don Juan, opéra de Mozart, esquisse de Philippe Chaperon, 1866.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D-345 (II,11).

8Dans ces années-là, le Théâtre-Lyrique « cherche à rivaliser avec l’opéra9 » et s’affirme comme l’un des lieux importants de la mise en scène, avec un orchestre et des chœurs de près de 70 instrumentistes et 70 choristes, auxquels viennent s’ajouter plus d’une vingtaine de danseurs, sans parler des comparses.

9Pour Joncières et Becque (âgés respectivement de vingt-sept et vingt-neuf ans à la création de leur œuvre), recevoir une commande de Carvalho est une chance immense. Le moment de la saison est relativement bon, même si personne ne doute que le clou viendra juste après, avec Roméo et Juliette de Gounod, dont le Faust créé au Théâtre-Lyrique en 1857 avait remporté un succès considérable. L’épouse du directeur, Mme Miolan-Carvalho, est distribuée dans le rôle de Juliette. Tout est fait pour attirer le public au Théâtre-Lyrique en cette année d’Exposition universelle, qui ouvre ses portes le 1er avril 1867 et marque l’apogée du Second Empire10. Créé le 8 février, après un report dû à l’indisposition du ténor, Sardanapale « chauffe » la saison par son ambition musicale. Son format conséquent (« trois actes et 5 tableaux ») n’en fait pas un « grand opéra » au sens propre, mais le désigne à l’attention du public par l’importance de l’investissement qu’il représente pour un théâtre11. Son sujet, qui remonte très loin dans l’Histoire antique, peut intéresser des spectateurs d’origines très diverses. Il est de surcroît extrêmement théâtral, pour ne pas dire spectaculaire.

Un sujet spectaculaire

10Dans sa monographie de Becque, Maurice Descotes caresse l’idée que le sujet aurait été choisi par l’auteur, dont la jeunesse avait été marquée par une certaine ferveur romantique12. C’est peu probable, en réalité, ou du moins pas sous la forme d’une inspiration d’écrivain. À l’opéra, la décision de porter à la scène tel ou tel sujet résulte de compromis divers entre les artistes, les auteurs, les régisseurs et le directeur. Il faut que le sujet soit conforme à l’esprit du théâtre, mais aussi à ses possibilités matérielles. Pour autant que les deux jeunes artistes aient eu leur mot à dire, sans doute la voix du compositeur, auquel on devait déjà un Hamlet créé au Théâtre de la Gaîté en 1862, a-t-elle compté plus que celle de son librettiste. En effet, sur la partition manuscrite de Joncières est apposée la date du 10 novembre 1864 à la fin du deuxième acte13, or d’une part il n’est pas sûr que les deux hommes aient été en contact à cette date et d’autre part le compositeur n’aurait pu avancer si loin dans son œuvre sans en connaître au moins le sujet. Mais il est vrai que le sujet de Sardanapale aurait pu habiter son imagination sans l’intervention d’un librettiste.

11En effet, avant de se consacrer à la musique, Joncières s’était formé dans l’atelier de François-Édouard Picot, peintre d’histoire issu de l’école de David, qui participa à la décoration et la restauration de différents édifices officiels, églises et palais (dont le château de Fontainebleau, les plafonds du Louvre ou de Versailles, les églises Saint-Vincent de Paul ou Notre-Dame de Lorette). Passant de l’atelier à la composition, Joncières n’a pu manquer de cultiver cette sensibilité picturale, qui s’épanouissait dans l’opéra français à travers des scènes pleines de couleur, de pathos et de mouvements de foule. L’esthétique opératique emprunte alors à la grande peinture, et depuis les années 1830 un nom revient de manière récurrente dans la critique théâtrale pour évoquer cette convergence des arts, Delacroix. Disparu en 1863 celui-ci avait fait une entrée fracassante dans le mouvement romantique, avec La Mort de Sardanapale, présentée au Salon de 1827 (Fig. 11).

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Fig. 11, Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827.
Paris, Musée du Louvre.

12Cette toile représente les derniers instants du roi d’Assyrie Sardanapale, personnage légendaire ayant vécu au viie siècle avant Jésus-Christ, dont le portrait et la destinée sont parvenus jusqu’à nous par des différents récits antiques. Dernier roi de Ninive, Sardanapale est tombé avec son empire à la suite d’un complot fomenté au sein de son palais. Préférant jouir de la vie que de combattre, il choisit de mettre fin à ses jours au milieu de ses femmes, de ses esclaves, de ses eunuques et de ses chevaux. La toile de Delacroix dont le retentissement fut considérable, brosse le tableau d’un homme, d’un mode de vie et d’une démesure. Couleurs intenses des tissus, du métal et des chairs mêlées – femmes nues, chevaux, esclaves dont la bouche ouverte crie –, érotisme, désordre des corps abattus, égorgés sous nos yeux. Le tableau crée une troublante impression de face à face entre le visiteur (nous) et le tyran impassible en fond de tableau, tapi dans l’ombre, immobile sur un lit gigantesque. Nous sommes « au sommet d’un immense bûcher », selon les mots de Delacroix – et si l’on ne voit pas les flammes, le rouge de la soie est là pour les suggérer. L’étrange effet de perspective, souligné par la critique de l’époque comme une bizarrerie, théâtralise encore le sujet en élevant le fond comme le lointain d’une scène de théâtre. L’œuvre opère selon un régime de transgressions multiples. Il ne s’agit pas seulement de se suicider pour mourir librement – mais de suicider avec soi toutes ses possessions, et de faire de cette mort collective un spectacle d’horreur, de chaos et de jouissance tout à la fois.

13Le Sardanapale de Delacroix défraya la chronique et fut abondamment commenté au moment de ce salon historique, mais il fut assez rarement montré avant que le peintre et marchand d’art Louis Martinet, ayant obtenu de son propriétaire qu’il le lui prête quelque temps, ne l’expose en 1861 dans sa galerie, boulevard des Italiens. Charles Baudelaire s’écrie alors :

Bien des fois, mes rêves se sont remplis des formes magnifiques qui s’agitent dans ce vaste tableau, merveilleux lui-même comme un rêve. Le Sardanapale revu, c’est la jeunesse retrouvée. À quelle distance en arrière nous rejette la contemplation de cette toile ! Époque merveilleuse où régnaient en commun des artistes tels que Devéria, Gros, Delacroix, Boulanger, Bonington, etc., la grande école romantique, le beau, le joli, le charmant, le sublime14 !

14Le tableau de Delacroix ravivait les grands moments de la révolution romantique, mais s’inscrivait aussi dans un nouveau contexte. En effet, pendant cette décennie qui voit Becque entrer en scène, le monde de l’art se restructure, dans ses sujets et ses techniques, mais aussi ses modes d’exposition et ses relations aux autres arts. Dans sa galerie, qui peut apparaître aujourd’hui comme un laboratoire de la modernité, et qui fut assurément un lieu d’exposition précurseur15, Louis Martinet (1814-1895) d’une part organisa des expositions rétrospectives qui marquèrent leur temps (comme les rétrospectives Ary Scheffer et surtout l’exposition Delacroix de 186416) et exposa ses contemporains (Courbet, Manet, Whistler, Puvis de Chavannes, Carpeaux), mais il s’opposa par différents moyens à la marchandisation de l’art : en refusant de prélever un pourcentage sur la vente des tableaux, en privilégiant en quelque sorte le « voir » sur l’« avoir » à travers son exposition permanente, en militant pour la défense des peintres et de leurs droits comme auteurs, en fondant aux côtés de Théophile Gautier la Société nationale des Beaux-Arts, origine de la Société des Artistes français, en lançant la revue Le Courrier artistique, en organisant des conférences… et en ouvrant sa galerie aux compositeurs, ceux-là même que nous avons cités plus haut et que l’on jouait au Théâtre-Lyrique – Berlioz (qui y dirigeait des concerts), Félicien David, Georges Bizet, Saint-Saëns. Louis Martinet devra bientôt renoncer à ce projet économiquement impossible à soutenir, et la galerie sera convertie en théâtre, dès 1865. Phénomène passionnant pour notre sujet, cet artiste animé d’aspirations visionnaires mit alors ses talents de peintre au service de la mise en scène et prit enfin la tête du Théâtre-Lyrique en 1871 – année tourmentée où le théâtre allait être emporté par les flammes de la Commune.

15En s’arrêtant sur le sujet de Sardanapale, trente ans tout juste après le Salon de 1827, le Théâtre-Lyrique activait donc une gamme de références visuelles partagées par plusieurs générations d’artistes. Le sujet lui-même ramenait sur le devant de la scène des images contradictoires de débauche, de puissance et d’accents libertaires. Un Proudhon, qui décocha plus d’une fois ses flèches contre la peinture d’histoire et Delacroix en particulier, recourt ainsi à la figure de Sardanapale pour prédire la fin du capitalisme : « Le capital ne ressaisira jamais sa prépondérance : son secret est dévoilé. Qu’il célèbre sa dernière orgie : demain il faut qu’il se brûle, sur ses trésors, comme Sardanapale17. » Le thème de l’argent, si présent dans le théâtre de Becque, articulé ici à celui de la fin des empires, éclairait ainsi son œuvre d’une manière prophétique.

16L’abondance des possessions de Sardanapale, in fine consumées, pouvait en effet donner lieu à une représentation de cette société des richesses en plein essor depuis la Monarchie de Juillet. Une tragédie de Louis Lefèvre sur le même sujet avait fait l’objet d’une mise en scène à l’Odéon en 1844. Si elle n’a pas laissé de trace très importante dans l’histoire, l’iconographie permet de se représenter le rôle dévolu aux femmes – ici des danseuses, plus habillées évidemment que dans le tableau de Delacroix – dans la construction de cette image de la félicité (Fig. 12).

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Fig. 12. Sardanapale, tragédie de Louis Lefèvre, Odéon, 1844.
Paris, BnF, 4-ICO THE-2402.

17Dans sa chronique du spectacle, Théophile Gautier après avoir fait l’éloge du dernier roi d’Assyrie injustement calomnié par la postérité (« C’était un jeune homme beau, élégant, ingénieux, délicat, aimant le faste, le luxe, les arts, l’or, le marbre, la pourpre, tout ce qui brille noblement, tout ce qui, par son éclat, symbolise la puissance et le bonheur18 ! »), et rappelé le souvenir de la toile de Delacroix affirme sans ambages qu’un tel sujet est destiné à l’opéra :

Le sujet de Sardanapale est plus propre à l’opéra qu’à la tragédie. […] Une semblable donnée exige des chœurs, une immense mise en scène, des décorations dans le goût des gravures de Martynn ; sans quoi, malgré toute la pompe du style, une portion du sujet ne sort pas. Il est singulier qu’aucune tentative lyrique n’ait été faite dans ce sens. Rendu avec les moyens dont dispose l’Académie royale de musique et de danse, le dénouement serait un des plus beaux spectacles qui puissent terminer un drame19.

18Au Théâtre-Lyrique, les moyens musicaux et chorégraphiques n’étaient pas indignes de ce programme. La partition comprendra 18 numéros, avec une variété de formes attendues pour une œuvre lyrique de ce calibre : duos, marche religieuse, air, chœur de prêtres, chanson, cavatine, romance, 2 duos, et de grandes séquences dramatiques avec chœurs à la fin de chaque acte. D’une certaine manière, le format de cet opéra, en 5 tableaux, fait de lui un « grand opéra », cependant que les trois actes en restreignent la démesure aux proportions de la tragédie. Et c’est là, bien sûr, qu’intervient Henry Becque.

Une dramaturgie impossible

19Dans l’ignorance où nous sommes de la nature exacte de la commande ayant été passée à Becque pour cette première expérience théâtrale, le plus simple est de s’en remettre à cette mention : « Opéra en trois actes et cinq tableaux, imité de Lord Byron ». Modeste, la formule peut s’interpréter comme un gage de respect envers un auteur emblématique du romantisme, plusieurs fois traduit (par Amédée Pichot, Paulin Pâris, Benjamin Laroche, Louis Barré) et régulièrement réédité20, mais aussi comme un label de qualité pour un jeune auteur. Comme l’affirme Nestor Roqueplan dans sa chronique : « Ce n’était pas une petite audace que de se mesurer avec cette figure presque fabuleuse en qui les historiens, les poètes et les philosophes ont réuni, comme en un type, les grandeurs, les énergies et les faiblesses attachées à la toute-puissance21. » Pourtant, le Sardanapale de Byron est sensiblement différent de celui que laisse imaginer la tradition spectaculaire, structurée en France par le tableau de Delacroix. Dans sa très intéressante chronique de l’opéra22, Paul de Saint-Victor analyse les contradictions toutes « byroniennes » du personnage éponyme, successivement « sultan fardé, parfumé, déguisé en femme », qui file la laine teinte de pourpre au fond de son sérail, avec ses eunuques et ses concubines et « roi courageux qui au premier signal de la révolte marche contre les rebelles ». S’il souligne tout ce qu’il y a d’opératique dans la fin du personnage, le chroniqueur montre comment Byron a réhabilité le personnage, faisant de lui un être « voluptueux et beau, rayonnant d’amabilité et de bienveillance, répandant sur tout et sur tous la joie de vivre et l’ivresse légère dont son être est plein. » En effet, c’est bien ce caractère d’humanité qui frappe à la lecture de la tragédie de Byron, qui s’écarte de la tradition antique.

20Loin de construire le portrait d’un roi faible, sacrifiant à son heure dernière ses femmes et ses chevaux sur l’autel de la mollesse, de l’orgueil et du plaisir, Byron a pris soin de multiplier les scènes où s’affirment l’absence d’hybris du personnage et sa tendresse envers toutes les créatures. Le refus de porter la mort et la souffrance, bien plus que la sensualité, caractérisent le personnage :

Je hais toute souffrance donnée ou reçue ; nous en portons assez en nous-mêmes, depuis le plus humble vassal jusqu’au plus altier monarque ; au lieu d’ajouter mutuellement au fardeau des misères mortelles qui pèsent sur les hommes, il vaut mieux diminuer par un soulagement réciproque la somme fatale des maux imposés à la vie ; mais cela ils l’ignorent ou veulent l’ignorer. Baal m’est témoin que j’ai fait pour me les concilier tout ce qu’il était possible de faire : je n’ai point fait la guerre ; je n’ai décrété aucun nouvel impôt ; je ne suis point intervenu dans leur vie civile ; je leur ai laissé passer leurs jours comme ils l’entendaient, passant les miens comme je l’entends23.

21C’est au nom de cette philosophie du bonheur, qui englobe toutes les créatures vivantes, y compris animales, que le personnage dit s’être écarté de la voie tracée par ses ancêtres, de Nemrod dont les chasses ont dévasté les forêts du royaume, comme de l’incestueuse reine Sémiramis, dont les expéditions et vaines conquêtes ont fait couler le sang jusqu’en Inde.

Il est vrai que je n’ai pas versé des fleuves de sang, comme je l’aurais pu, jusqu’à faire de mon nom le synonyme de la mort, une terreur et un trophée. Mais je ne le regrette pas ; ma vie, c’est l’amour : si je verse jamais le sang, ce sera contre mon gré. Jusqu’à ce jour, pas une goutte de sang assyrien n’a coulé pour moi ; pas une obole n’est sortie des vastes trésors de Ninive pour des objets qui pouvaient coûter une larme à ses fils24.

22À l’acte IV scène 1, Sardanapale évoque le rêve qu’il vient de faire, où il s’est vu environné de ses deux ancêtres, mais aussi d’une « légion de morts », avec laquelle il sentait « je ne sais quelle horrible sympathie25 ». L’acte V s’ouvre sur une invocation au jour, qui confère à ses adieux au monde une dimension cosmique. Enfin, avant de mettre le feu à son palais, le personnage de Byron se réconcilie avec son épouse, affranchit ses esclaves, partage son trésor et fait s’enfuir tous ses proches. Seule reste auprès de lui, par amour, sa concubine grecque, Myrrha. Ainsi se construit, par le sacrifice, un nouveau maillage avec la terre et les générations futures.

23Or il faut bien avouer que Becque n’atteint pas cette hauteur de vues et n’« imite » son modèle que d’assez loin. Respectueuse des unités classiques, la tragédie en cinq actes de Byron n’a pas été écrite pour être représentée26, et c’est par le langage, bien plus que par l’effet visuel, que le poète atteint au sublime. S’il se revendique de Byron, Becque est donc contraint de prendre de tout autres options dramatiques, conformes à la dramaturgie opératique.

24Les principales divergences entre Becque et son modèle concernent Myrrha, Sardanapale lui-même et le dénouement.

25Le personnage de l’épouse Zarina, qui dans la tragédie sert de prétexte à des adieux touchants (acte IV scène 1) disparaît du livret, et toute l’attention se porte sur le personnage de Myrrha. Or celle-ci n’est pas une concubine unie à Sardanapale par un amour partagé, comme chez Byron, mais une simple esclave ionienne que le grand-prêtre s’apprête à sacrifier sous nos yeux au début de l’opéra. Son chant de renoncement à la vie – l’une des plus belles pages de l’œuvre, de l’avis unanime, et qui fut chaleureusement applaudie à la création – emprunte certainement à Byron par le jeu des références à la terre aimée que l’on va quitter, mais la situation dramatique n’a strictement rien à voir avec les mots que Myrrha prononce chez Byron au dénouement, et rappelle plutôt le sacrifice d’Iphigénie (de Racine et de Gluck). C’est alors que survient Sardanapale, environné de sa troupe joyeuse ; non seulement il protège la belle Myrrha du couteau du sacrificateur, mais voici qu’il l’emmène dans son harem. La situation en devient presque scabreuse, lorsque le grand-prêtre ouvre les yeux de la jeune femme sur les deux options qui s’offrent à elle : l’autel ou le déshonneur. Et bien sûr, que choisit la belle Myrrha ? L’autel… Une autre référence s’entend au deuxième acte, lorsque Myrrha, d’abord reconnaissante envers Sardanapale, mais toujours légèrement méprisante envers ce barbare auquel elle est liée contre son gré, s’éveille enfin à l’amour devant l’héroïsme renaissant de Sardanapale, que révolte la vue de son frère assassiné (celui-ci est frappé dans un banquet, et non pas sur le champ de bataille, comme chez Byron). Dans ce moment précis, véritable tournant de l’action, c’est la Valentine des Huguenots de Meyerbeer que l’on entend, qui consent à l’amour de Nevers auquel elle vient d’être mariée de force, lorsqu’elle voit ce dernier refuser de participer à la conjuration sanglante de la Saint-Barthélémy. La critique du Ménestrel apprécie ces modifications faites au personnage de Myrrha, et conclut : « Un bon début de librettiste est aussi précieux qu’un bon début de musicien27. »

26Pour ce qui est du personnage de Sardanapale, il acquiert dans le livret une légèreté qui, sur le plan moral, fait de lui un personnage d’opéra-comique, voire d’opéra bouffe. Les conventions du genre le conduisent en effet à entonner une chanson à boire au deuxième acte, dont le refrain qui célèbre « l’épi, la grappe et la rose » n’est pas sans connotations grivoises. La presse satirique se moque volontiers du caractère efféminé de Sardanapale, qui peut tourner au ridicule. Ainsi dans cette illustration (Fig. 13) qui tire un parallèle entre l’Opéra de Joncières et une affaire criminelle ayant défrayé la chronique, l’affaire Dumollard, du nom du premier tueur en série répertorié dans l’histoire criminelle.

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Fig. 13, Sardanapale, opéra de Joncières, mise en scène de Carvalho, « Dialogue des morts. Dumollard », lithographie Gillot, 1867.
Paris, BnF, 4-ICO THE-2048 (vue 2).

27Dumollard – un nom qui prête à double sens dans ce contexte –, avait été guillotiné en 1862 après avoir agressé et tué une douzaine de domestiques. La trogne sous le bras, le criminel raille en argot un Sardanapale efféminé, aux jambes en fuseau et aux bras arrondis, tenant entre ses doigts des binocles : « Fait-il sa poire [fait-il son étroite, fait-il la difficile], ce Sardanapale, parce qu’on l’applaudit au Théâtre-Lyrique pour avoir brûlé 300 femmes ! Moi je n’en ai tué que deux ou trois, et voyez ce qu’on a fait de moi. »

28Si Sardapanale tient du grand opéra, l’arrière-plan de la pièce de Byron, écrite en 1821 dans le contexte de la Guerre d’indépendance grecque, n’est plus compréhensible. Pire, en ces dernières années du Second Empire, les thèmes de la décadence dynastique, du complot et du régicide comportent des résonances politiques qu’il est préférable d’atténuer. D’où quelques variantes entre le texte du livret (repris dans les éditions ultérieures du théâtre de Becque) et la partition chant-piano imprimée deux mois après la création. La « chute des rois » devient le « terrible décret », beaucoup plus flou, cependant que le « hardi combat » d’où sortira « l’arme du soldat » disparaît au profit de vers complètement inoffensifs (« Les dieux me nomment roi » et « Le trône est près de moi »). De ce fait, en dépit des harangues de Sardanapale à l’acte II, que l’on pourrait interpréter comme de lointains souvenirs de la geste napoléonienne (« Soldats, soldats vieillis sous l’étendard de mes pères / De vos anciennes guerres / Ayez mémoire etc. »), l’héroïsme tombe à plat. Le Figaro explique clairement à quelles difficultés sont confrontés les auteurs d’un opéra comme celui-ci :

Après s’être moqué, comme on l’a fait, aux Bouffes et aux Variétés, des dieux, des déesses et des héros de la fable, c’est, je crois, se tromper étrangement que de croire le public capable de s’intéresser encore à des personnages de l’antiquité.
Un grand-prêtre paraît-il, on se rappelle involontairement Calchas-Grenier trichant au noble jeu d’oie, et quand une héroïne en peplum se lamente, on s’attend à ce qu’elle gémisse sur la volonté céleste qui fait cascader sa vertu ; on voit le bouillant Achille dans tout soldat, et l’on ne comprend plus de cortège royal sans la marche de Bu qui s’avance28.

29Et le journaliste de conclure : « La parodie a tué la tragédie. »

30Enfin, le dénouement de l’opéra délaisse la noble concentration de Byron, pour revenir à un modèle opératique, celui de l’ensemble (ténor et soprano) avec chœurs, orchestre et spectacle.

Troisième Tableau
Le Bûcher.
SARDANAPALE, MYRRHA, le chœur
Aimons-nous jusqu’à la dernière heure !
Aimons-nous dans les bras de la mort !
Partons pour une autre demeure,
Où nous pourrions aimer encore !
Incendie.
Fin

31Le suicide pompeux et grandiose de Sardanapale serait-il placé sous le signe du « Liebestod » wagnérien ? C’est ce que suggère l’anti-wagnérien Paul de Saint-Victor : « Mais que M. de Joncières s’éloigne bien vite de la caverne à musique de M. Wagner vers laquelle il semble attiré29. » Le dénouement peut s’interpréter comme une tentative – hélas, un peu étriquée – de créer un tableau sublime animé par la musique, à la façon du Gesamtkunstwerk. Le librettiste et le compositeur partageaient en effet une même admiration pour le compositeur de Tristan et Isolde. Répondant à un questionnaire de la Revue illustrée, en 1892, Becque répond « Wagner » à une question sur ses compositeurs favoris30 et il s’exprimera plus d’une fois dans ce sens dans ses écrits journalistiques. Quant à Joncières, c’est à la suite d’une dispute avec ses professeurs qu’il quitta le Conservatoire, peu après la création houleuse de Tannhäuser à l’Opéra le 13 mars 1861. Ici réside donc une autre clé de lecture de l’opéra. La critique laisse cependant imaginer un dénouement trop bref, avec « un chœur très-court pendant l’apparition momentanée, mais vraiment féerique, du bûcher sur lequel Sardanapale a groupé toutes ses femmes et tous ses trésors31 », et « [u]n finale [qui] disparaît dans l’incendie multicolore du palais de Sardanapale32 » – de conclure : « nous n’y avons vu que du feu33. »

32Une dramaturgie musicale empruntant ses effets à Meyerbeer, Offenbach et Wagner formait un assemblage plutôt hétéroclite. Du point de vue de la mise en scène, d’autres références culturelles viendront encore se télescoper.

L’éclectisme scénique

33Si la presse salue la mise en scène et fait référence au chef d’œuvre de Delacroix, elle se montre peu prolixe pour décrire la mise en scène de Léon Carvalho. La presse ne fait pas mention des peintres ayant réalisé les costumes et les décors, et aucune esquisse n’a été conservée, ce qui laisse à penser qu’ils ont été recomposés à partir du matériel préexistant. La pratique était usuelle à l’époque, et parfaitement logique pour la création d’un premier opéra. La partition ajoute au livret quelques indications sommaires sur les effets de hors scène, et les changements à vue entre les tableaux du dernier acte. Dans l’ensemble, le texte est sobre en didascalies. Il faut donc croiser différents types d’information pour apprécier le réseau référentiel se déployant à travers la mise en scène.

34Parmi les références opératiques utilisées par la critique pour évoquer Sardanapale, il en est une qui peut surprendre, c’est Rossini. Ce n’est évidemment pas le Rossini du Barbier de Séville ou du Comte Ory que suggèrent les auteurs34, mais celui de Moïse et de Sémiramis, dont les sujets comportent des similitudes avec Sardanapale. D’une part les textes bibliques constituent des sources historiques importantes sur le royaume d’Assyrie, notamment le Livre de Jonas et le Livre de Daniel, qui relate l’exil des Hébreux à Babylone et leur libération à la suite de différents miracles, dont un débordement de l’Euphrate comparable à celui qui est relaté au début du troisième acte. D’autre part, ces deux opéras de Rossini ont fait l’objet de reprises éclatantes à l’Opéra : Moïse en 1863 avec un spectaculaire effet d’arc-en-ciel et une scène de traversée de la mer Rouge jugée plus réussie qu’à la création en 1827 (Fig. 14) et Sémiramis en 1860, dans des décors et costumes tenant compte des dernières avancées archéologiques.

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Fig. 14, Moïse, opéra de Rossini, reprise de 1863, Dessin d’Edmond Morin.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, ESTAMPES SCENES Moïse (2).

35Un simple coup d’œil sur les maquettes de costumes des Sémiramis jouées successivement à Paris depuis 1802 permet de rendre compte de l’évolution des connaissances sur le royaume d’Assyrie et de l’exactitude croissante introduite dans les formes et couleurs des costumes, armes, bijoux, chaussures et accessoires (Fig. 15 à 18).

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Fig. 15, Sémiramis, opéra de Catel, 1802, esquisse de Jean-Simon Berthélémy.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D216-1 (18).

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Fig. 16, Sémiramis, opéra de Rossini, Théâtre-Italien, dessins d’Hippolyte Lecomte, 1825. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D216-19 (fol. 66).

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Fig. 17, Sémiramis, opéra de Rossini, officier du palais, dessin d’Alfred Albert, 1860.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D216-19 (81).

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Fig. 18, Sémiramis, opéra de Rossini, lit de repos, dessin d’Alfred Albert, 1860.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D216-19 (80).

36Le sujet assyrien trouve en effet une actualité à partir de la fin de la Monarchie de Juillet et surtout pendant le Second Empire, à mesure que s’intensifient les fouilles archéologiques sur ces territoires de l’actuel Kurdistan, avec en arrière-plan une rivalité entre les puissances occidentales. Dès le premier acte, le décor du temple de Baal35, où doit se dérouler la scène du sacrifice de Myrrha (inventé de toutes pièces par Henry Becque), permet de mobiliser l’imaginaire des cultes antiques autant que les images des découvertes archéologiques les plus récentes. Dans ce contexte, la richesse des salles assyriennes du Louvre occupe les colonnes consacrées à Sardanapale largement plus que la mise en scène de Carvalho, comme si le théâtre était un produit d’appel pour se rendre au musée. Nestor Roqueplan, faisant référence aux fouilles en cours, est intarissable sur l’architecture, les costumes, les armures, les chaussures, les coiffures et les barbes de cette civilisation disparue. De même, Paul de Saint-Victor fait allusion aux bas-reliefs ninivites et trouve des accents inhabituels pour décrire le costume hermaphrodite de Sardanapale, « qui tient du roi, de la femme et du prêtre », et l’étonnante association de « cette mitre pontificale accouplée à cette épée militaire, ces bracelets, ces pendants d’oreilles… ».

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Fig. 19, Sardanapale, opéra de Joncières, mise en scène de Léon Carvalho, illustration de presse. Paris, BnF, 1864-ICO THE-2048 (1). Détail.

37La critique satirique, dont toutes les allusions ne sont pas faciles à décrypter aujourd’hui, ne manque pas de souligner ces éléments décoratifs, et notamment les barbes et chevelures royales (Fig. 19) – avec des effets comiques déjà éprouvés en 1863 au moment de la création des Troyens de Berlioz, créé dans le même théâtre (Fig. 20).

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Fig. 20, « Quelques troyens de Berlioz », estampe de Firmin Gillot, 1863.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, ESTAMPES SCENES TROYENS (4).

38L’allusion au marchand de robinets (Fig. 19, en haut à droite), « très occupé », qui « représente à lui seul l’armée ennemie », renvoie au soldat qui vient annoncer aux conjurés que l’Euphrate a débordé36. Mais peut-être faut-il voir dans cet article de plomberie pour le moins insolite ici une allusion à la mise en scène des Troyens, pour laquelle on frôla la catastrophe, le metteur en scène ayant eu l’idée de faire monter l’eau de la Seine pour réaliser l’orage de manière réaliste. Au-delà de l’anecdote, les spectateurs pouvaient admirer dans les décors de Sardanapale certains éléments déjà aperçus dans différents chefs d’œuvre. Car la scénographie est un art qui tient alors de l’assemblage, de la composition et du (re)montage, autant que de l’art pictural.

39Ainsi, le décor de l’acte II de Sardanapale, où le théâtre représente les jardins du palais, avec à droite « pavillon et galerie de marbre » et au loin l’Euphrate, aurait fort bien pu emprunter à un décor des Troyens représentant Carthage (Fig. 21)37. C’est en tout cas ce que suggère cette remarque d’un critique : « La mise en scène, malgré quelques réminiscences carthaginoises, n’est pas indigne, par le luxe et la richesse, d’un sujet babylonien38. »

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Fig. 21, Les Troyens, opéra de Berlioz, esquisse de décor de l’acte II, les jardins de Didon au bord de la mer, dessin de Philippe Chaperon, 1863.
Paris, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D-345 (I,28).

40D’autres éléments ont pu être recomposés à partir de morceaux provenant de La Flûte enchantée, créée un peu plus tôt. C’est ce que donne à imaginer le dessin au centre de l’affiche de Sardanapale (Fig. 3 et détail Fig. 22), dont le bric-à-brac décoratif comprend des colonnes et même des hiéroglyphes (en bas à gauche), qui rappellent fort un décor de la Flûte enchantée (Fig. 23).

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Fig. 22, Sardanapale de Becque et Joncières, Théâtre-Lyrique Impérial, 1867, affiche (détail), lithographie de Célestin Nanteuil.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, AFFICHES ILLUSTRÉES-422.

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Fig. 23, La Flûte enchantée, esquisse de décor de l’acte IV, tableau 7, dessin d’Édouard Despléchin, 1863.
Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, ESQ DESPLECHIN-8.

41S’il ne peut être jugé responsable de la réalisation matérielle d’un spectacle, un librettiste est le réceptacle de sources d’inspiration très variées. Dans Sardanapale, Becque voulut faire converger l’élévation tragique de Byron, la couleur tourmentée Delacroix et les brumes wagnériennes, et récolta en prime un peu d’épopée berliozienne, un zeste d’opéra bouffe et une pointe de réalisme archéologique… L’Orient d’opéra, en portant l’héritage des courants successifs de l’orientalisme, répond à de multiples enjeux matériels, dont certains très prosaïques. N’en déplaise à Henry Becque, celui de Sardanapale porte ainsi la marque du style Napoléon III, accumulatif et éclectique.

42Près de dix ans après cette expérience, qui valut tout de même à Becque d’entrer à la Société des Auteurs, le dramaturge ironise sur lui-même à l’occasion d’une recension consacrée à Jeanne d’Arc, opéra en 4 actes et 6 tableaux d’Auguste Mermet :

Les compositeurs sont si à plaindre. Ils manquent de poèmes ; ils en demandent de tous les côtés ; ils n’en trouvent que de bien médiocres, la Fiancée d’Abydos, Sardanapale et tant d’autres39.

43De fait, qu’il ait eu l’occasion de parler de théâtre lyrique dans son activité de chroniqueur, qu’il ait cité dans ses pièces quelques opéras fameux (Les Huguenots, Le Trouvère…) et même fait chanter en quintette la ballade de La Dame blanche dans Les Corbeaux40, qu’il ait eu la phobie de l’incinération et ait mis le feu à son logis dans les derniers mois de sa vie après avoir incendié le palais de Sardanapale, et qu’il soit resté suffisamment proche de Joncières pour que ce dernier ait tenu les cordons de son cercueil (avec Bauer et Sardou) ne change rien à l’affaire : pour un auteur comme Henry Becque, en effet, « Sardanapale ne compte pas, ou ne compte que pour les blagueurs. »

44C’est pourquoi, laissons-lui maintenant le dernier mot :

cet opéra [Jeanne d’Arc], pas plus qu’un autre, n’a besoin qu’on le comprenne, et d’ailleurs, comme disait Arnal dans je ne sais quel vaudeville, en se cotisant on y arrive41.

45On ne saurait mieux résumer l’œuvre collaborative qu’est à cette époque la fabrication d’un opéra. Beau métier, dans son genre. Mais peu fait pour l’auteur des Corbeaux.

Notes

1 Henry Becque, Souvenirs d’un auteur dramatique, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1895, p. 7.

2 « Monsieur, je m’empresse de vous adresser un exemplaire de Sardanapale ; cette édition est la seule qui ait été faite. Votre dévoué, Henry Becque. »

3 « Monsieur, Le livret de Sardanapale a paru chez Michel Lévy le jour de la première représentation, c’est-à-dire le 8 février 1867. / La partition a paru deux mois plus tard chez Girod. Agréez, Monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments. Victorin Joncières. »

4 Nestor Roqueplan, « Feuilleton du Constitutionnel, Théâtres », Le Constitutionnel, 11 février 1867. Ce long article se termine par « c’est donc un succès et un brillant succès, que nous avons pu constater. »

5 Notamment celle d’Émile Cardon, qui attribue le livret à M. Beck et reproche au livret sa banalité (Le Figaro, dimanche 10 février 1867) et celle de Paul de Saint-Victor, qui en fustige le « rococo héroïque », à la mode italienne du xviiie siècle (La Presse, 11 février 1867).

6 Henry Becque, Lettre (destinataire inconnu, sans date), Œuvres complètes, tome VII, Paris, Grès, 1926, p. 241.

7 Henry Becque, « Heures parisiennes » [28 novembre 1898], Œuvres complètes, op. cit., tome VI, p. 238.

8 Christine Nilsson interprétera le rôle féminin principal dans Sardanapale, Myrrha.

9 Nicole Wild, Décors et Costumes du xixe siècle. Tome II, Théâtres et décorateurs, Paris, BnF, p. 117.

10 Selon Albert de Lasalle, l’année 1867 est celle où le Théâtre-Lyrique aura connu sa plus grosse recette de l’origine de cette institution jusqu’en 1870. Voir Mémorial du Théâtre-lyrique, catalogue raisonné des cent quatre-vingt deux opéras qui y ont été représentés, depuis sa fondation jusqu’à l’incendie de sa salle de la place du Châtelet, avec des notes biographiques et bibliographiques, Paris, Librairie moderne, 1877, p. 95.

11 Gustave Bertrand, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 10 février 1867, p. 82.

12 Maurice Descotes, Henry Becque et son théâtre, Paris, Minard, 1962, p. 80.

13 Victorin Joncières, « Sardanapale opéra », manuscrit autographe, Paris, BnF, MS-13070.

14 Charles Baudelaire, [Exposition Martinet], Critique d’art, Œuvres complètes, tome II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 733-734.

15 Voir Jérôme Poggi, « Le marché, à l’origine », Arts et Société, no 8-1, Centre d’Histoire de Sciences Po, https://www.sciencespo.fr/artsetsocietes/fr/archives/2726, consulté le 20 mai 2020.

16 Cette exposition est le sujet d’une toile d’Ed. Albertini, « Exposition des œuvres d’Eugène Delacroix, à la galerie Martinet, boulevard des Italiens, en 1864 » (Musée Carnavalet, Paris).

17 Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire, Chapitre XVII, Paris, Garnier Frères, 1851, https://fr.wikisource.org/w/index.php?title=Sp%C3%A9cial:ElectronPdf&page=Les+Confessions+d%E2%80%99un+r%C3%A9volutionnaire%2FXVII&action=show-download-screen. La citation figure dans l’article « Sardanapale » du Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, vol. 14, p. 224.

18 Théophile Gautier, « Odéon, Sardanapale », 8 mai 1844, dans Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome IV, 1843-août 1844, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Paris, Champion, p. 734.

19 Ibid.

20 La traduction qui fait alors autorité est celle de Benjamin Laroche [1835], rééditée de multiples fois, et notamment chez Hachette en 1863.

21 Nestor Roqueplan, art. cité.

22 Paul de Saint-Victor, « Théâtre-Lyrique. Sardanapale, opéra en trois actes et cinq tableaux, paroles de M. Becque, musique de M. de Joncières, La Presse, 17 février 1867.

23 Lord Byron, Sardanapale, dans Œuvres complètes, trad. Benjamin Laroche, 6e édition, tome III, Drames, acte I scène 2, p. 191.

24 Ibid., p. 193.

25 Ibid., acte IV scène 1, p. 239.

26 Ibid., Préface, p. 178.

27 Gustave Bertrand, Le Ménestrel, 17 février 1867, p. 91.

28 Émile Cardon, art. cité.

29 Paul de Saint-Victor, art. cité.

30 Éric Dawson, Henry Becque, sa vie et son théâtre, Paris, Payot, 1923, p. 168.

31 Gustave Bertrand, art. cité.

32 Paul de Saint-Victor, art. cité.

33 Ibid.

34 Par exemple Gustave Bertrand, art. cité, p. 82.

35 Ce temple de Baal de l’ancienne capitale assyrienne (actuellement sur le territoire d’une banlieue de Mossoul) est l’un de ceux qui ont été endommagés par Daesh.

36 Sardanapale, acte III, scène 2 : Le fleuve grossissant, déjà sur son passage, / A rempli les fossés et détruit les remparts / Qui vont dans un instant céder de toutes parts. / Le peuple hautement maudit Sardanapale ; / Nous pouvons attaquer la demeure royale, / Dont les soldats tremblants mourront sous nos poignards.

37 Signalons que l’interprète de Sardanapale (Monjauze) avait créé Énée au Théâtre-Lyrique. Berlioz lui-même avait composé dans sa jeunesse une cantate pour le Prix de Rome intitulée « Myrrha », inspirée par le même sujet.

38 Gustave Bertrand, art. cité. (Nous soulignons.)

39 Henry Becque, Querelles littéraires, Paris, Dentu, 1890, p. 10-11.

40 Coquelin, qui jouait le rôle du pianiste, s’était fait la tête de Massenet. Voir Un monsieur de l’orchestre [Arnold Mortier], Les Soirées parisiennes. 1882, Paris, Dentu, 1883, p. 279.

41 Henry Becque, Querelles littéraires, op. cit., p. 12.

Pour citer ce document

Isabelle Moindrot, « Sardanapale de Becque et Joncières au Théâtre-Lyrique (1867) : un début paradoxal ? » dans Henry Becque, prince de l’amertume,

Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2019, publiés par Marianne Bouchardon

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 27, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1064.

Quelques mots à propos de :  Isabelle Moindrot

Université de Paris 8