Sommaire
Henry Becque, prince de l’amertume
Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2019, publiés par Marianne Bouchardon
- Marianne Bouchardon Introduction
- Inspirations et influences
- Isabelle Moindrot Sardanapale de Becque et Joncières au Théâtre-Lyrique (1867) : un début paradoxal ?
- Sylvain Ledda Becque balzacien ? À propos des Corbeaux et de La Parisienne
- Olivier Goetz Ce que Becque doit à Sardou
- Le théâtre et les mœurs
- Florence Fix La science pour rire : mérite de l’inventeur chez Becque
- Aline Marchadier L’Enlèvement : drame de la séparation, comédie du langage
- Écrire Les Corbeaux
- Roxane Martin Les ficelles mélodramatiques à l’œuvre dans Les Corbeaux
- Céline Hersant Les Corbeaux : une spéculation spatiale ?
- Jouer Les Corbeaux et La Parisienne
- Konstanza Georgakaki Henry Becque à Athènes
- Jean-Pierre Vincent Pour la journée Henry Becque, 2019
- Jean-Pierre Vincent Les Corbeaux (1982)
- Jean-Pierre Vincent Projet de mise en scène de La Parisienne
Écrire Les Corbeaux
Les Corbeaux : une spéculation spatiale ?
Céline Hersant
1Une multitude de portes à battants, un intérieur bourgeois ostentatoire, un cercle où se pressent les parasites, où l’on court après l’argent à faire et les mariages à négocier : on pense en ouvrant Les Corbeaux ou lorsque le rideau de scène se lève assister à une gentille comédie ou à un vaudeville des plus conventionnels. Le dispositif s’inscrit dans la tradition de l’intérieur cossu qui inonde les scènes parisiennes fin de siècle, avec ses gros bourgeois aux joues bien rouges, ses associés pressés par les affaires, et la quête des bons partis pour les filles à marier.
2Et puis le premier acte fait son chemin : pas d’objet égaré, pas de quiproquos, pas d’utilisation du hors champ pour échapper à autrui, pas de portes claquant à tout va et surtout des « scènes de famille » tendres et larmoyantes entre le père Vigneron, sa femme et ses trois filles, qui ne sont pas sans rappeler les tableaux diderotiens : ici une petite mélodie au piano jouée par l’aînée pendant que papa digère son copieux repas, là une autre à ses travaux d’aiguille, la dernière préparant les menus pour un dîner de société, le fils gâté, enfin, que l’on pourvoit généreusement en argent de poche. Mais, dans cette « comédie en quatre actes1 » où l’on attend du divertissement et des amourettes, rien ne se passe, du moins, rien ne se passe comme prévu. Quelque chose ne va pas. L’espace dit le dispositif du genre comique dans la présentation de cet appartement parisien, mais le propos tombe rapidement dans le mélodramatique.
3Dans les faits, Henry Becque prend soin pendant le premier quart de sa pièce de préparer un effet dramaturgique remarquable et cependant soupçonnable si l’on a l’oreille attentive : à la fin du premier acte, papa Vigneron, le bourgeois aux joues bien trop rouges, un peu trop ventripotent et amateur de bonne chère, qui s’est engraissé à mesure que ses affaires prospéraient, meurt d’une attaque d’apoplexie. Bref, coup de théâtre, c’en est fini de celui qu’on aurait pu croire être le héros de la pièce, exit la clé de voûte de l’ossature familiale.
4La disparition soudaine de Vigneron lorsqu’il est frappé hors champ d’apoplexie lors d’une visite de chantier n’est en soi qu’un événement dramaturgique dont les ressorts sont connus depuis les temps les plus reculés : le fatum s’est abattu sur la famille Vigneron et la pièce bascule aussitôt dans la noirceur et le pathos. L’effet porte son coup sur le spectateur non seulement parce que l’événement est placé en clôture du premier acte et qu’il précipite ainsi la survenue de la catastrophe, mais surtout parce qu’il vient remettre en cause le périmètre sacré et inviolable de la famille, dont Vigneron chassait les intrus sans ambages. Tout l’art de la préparation – et de la déception – consiste à instaurer un espace symbolique intime qu’on pouvait croire pérenne et immuable – l’intérieur bourgeois, tenu par une figure bonhomme un brin paternaliste –, mais aussi un dispositif physique sur le plateau montrant une autorité sociale et un confort que rien ne semblait pouvoir remettre en question.
5Or voilà qu’il ne reste de l’archétype familial qu’un gynécée éploré, livré à la férocité des créanciers et un appartement-modèle, démonstration de réussite et d’ascension dont il va falloir rendre les clés. L’ordre social, nous dit Becque, est aussi une affaire d’agencement spatial. La désorganisation du schéma familial conventionnel entraîne inévitablement une restructuration des limites de l’intérieur et de sa capacité de résistance aux pressions émanant de l’extérieur.
6Alors que le propos achève de plonger le spectateur dans la grammaire du drame socio-réaliste avec la chute progressive et irrémédiable de cette famille qui n’est plus composée que de femmes incapables de faire face à leur endettement et à un monde masculin peu scrupuleux, la construction spatiale de la pièce se modifie elle aussi sensiblement pour appuyer la dissolution d’un espace dont tous les garde-fous se sont effondrés.
7Le périmètre intime autrefois sécurisé par le patriarche est envahi par l’extérieur, les personnages féminins sont condamnés à se réfugier dans un hors-champ théorique. Ces femmes ne sont plus constamment en scène comme dans l’acte I, elles ont au contraire tendance à s’évaporer dans les coulisses, vers des chambres, des pièces annexes, la cuisine. L’appartement des Vigneron n’est plus le centre autour duquel gravite tout Paris mais un maigre banc de sable cerné par une ville tentaculaire, elle-même empêtrée dans les spéculations financières et la grande crise immobilière des années 1880.
Le démantèlement du dispositif bourgeois : la fin d’un modèle
8Est-ce se mettre en porte à faux par rapport au discours de l’auteur que d’évoquer les couleurs d’un tableau diderotien dans le premier acte ? Henry Becque se défend bien de toute proximité avec l’esthétique du drame bourgeois pour lui préférer les structures classiques et la peinture de caractères à la façon de Molière. Becque brocarde volontiers Diderot sur la réfutation des conventions théâtrales qui tendent à faire du personnage l’objet unique de l’attention du drame, au mépris du spectateur.
Diderot a prétendu quelque part qu’une pièce de théâtre devait être faite pour les personnages qui la jouent et non pas pour les spectateurs qui l’écoutent. Erreur ! Erreur complète ! […] La convention exige qu’un personnage, si insignifiant qu’il soit, occupe la scène, qu’on le voie, qu’on l’écoute, qu’il tienne sa place ; à moins que par une convention contraire et dont l’usage est plus rare, l’unique intérêt pour lui soit de paraître et de disparaître. […] Interrogez nos auteurs nouveaux et les plus révolutionnaires ; ils vous répondront que ces conventions, c’est l’art dramatique même et que sans elles il n’y a plus d’art dramatique2.
9La position de Becque entre en parfaite contradiction avec la structure des Corbeaux. S’il faut que le personnage occupe la scène et qu’il n’y a d’art dramatique que dans le respect des conventions, que dire de l’accident qui clôture le premier acte et bouleverse l’ordonnancement du texte, que dire surtout de cette pièce qui ne cesse de se dépeupler et de pousser le personnage vers la marge justement parce que sa place est intenable, qu’il est « insignifiant », aussi bien dans la structure sociale que sur le plateau ?
10Jean Robaglia, dans sa préface à l’édition des Œuvres complètes, note en 1924 que Becque « a renoué les saines traditions du théâtre d’observation et de caractère » et qu’il a mis « la vérité sur scène3 », même si la pièce est « fort imprévue dans sa conception4 ». C’est un fait. La révolution dramaturgique proposée par Becque revient à brûler le tableau diderotien. Le salon bourgeois, la peinture du quotidien et la grande scène familiale, la mention « comédie en quatre actes », ne sont que des pieds de nez à l’esthétique du drame. Nous pensions être devant un tableau de Greuze ou de Boucher, un tableau presque « statique », dit Maurice Descotes, et dès qu’un sentiment de sympathie est tissé, « Becque précipite le dénouement avec une brusquerie voulue5 ».
11Becque met fin d’un coup de sabre à un modèle, voire à plusieurs modèles scéniques, dès la fin du premier acte : il déconstruit le tableau intime, il démantèle l’espace du salon bourgeois en évacuant petit à petit le mobilier, il sort du système comique en refermant l’espace sur lui-même, en ôtant des portes et en congédiant une partie du personnel dramatique.
12À son époque, le dispositif imaginé par Henry Becque, si l’on en croit la chronique d’Hippolyte Parigot parue en 1893, est perçu comme un espace dont les « propriétés sociales » sont tout de suite identifiables dans l’imaginaire collectif, parce qu’il relève d’un certain réalisme balzacien :
Croyez que ce n’est pas un intérieur anonyme, où M. Becque nous fait pénétrer, mais bien l’appartement, le home d’un de ces grands industriels, partis de bas, en passe d’arriver très haut […]. Cela respire l’aisance, le bien-être un peu criard, parce qu’il est récent, un peu mesquin et de contrefaçon, parce qu’en dehors de la fabrique Vigneron n’a pas trop de fonds disponibles pour spéculer sur des terrains et précipiter l’accroissement de son avoir. C’est une aisance, qui n’est pas encore du luxe6.
13Mais après la catastrophe, que reste-t-il du monde prospère des spéculateurs et des bourgeois entrepreneurs sinon une friche dramatique ?
14Une friche, j’insiste sur le mot, qui n’a rien d’un espace nihiliste ou d’un champ de ruines, mais qui gagne au contraire à être exploitée autrement et dont le potentiel dramaturgique s’exprime dans la redéfinition de ses limites et le rapport qu’elle entretient avec l’extérieur. L’appartement des Vigneron, laissé sans gardien, devient une zone franche à conquérir par les bâtisseurs d’espace et les architectes du nouveau Paris.
15Cet aspect économique fait de l’appartement des Vigneron un territoire d’investissement, qui se doit, par la force des choses, d’être reconnecté coûte que coûte à un réel dont il était jusqu’alors préservé et auquel il restait aveugle : en effet, s’il y a beaucoup de portes dans Les Corbeaux, il n’y a à l’inverse aucune fenêtre7. Un comble, alors que Vigneron est précisément un bâtisseur de maisons.
16Penchons-nous un instant sur l’implantation du décor, sur le microcosme établi par Becque et sur les méthodes d’observation de l’espace que l’on peut appliquer aux Corbeaux. Faisons un peu de géocritique et repassons par des techniques de commentaire relativement artisanales et enfantines.
17Le temps de lecture géocritique est celui de l’enquête et du pistage ; la lecture du texte se fait au pied de la lettre et crayon en main : attention particulière portée aux didascalies et à l’implantation du décor décrite par l’auteur, place du mobilier et des accessoires sur le plateau, emplacement des portes et des fenêtres, recherche de toponymes, de déictiques et de non déictiques, déduction des mouvements des personnages. L’objet de cette recherche est de reconstituer a posteriori, uniquement à partir des mentions textuelles, le cahier de régie et le geste d’écriture de la pièce. La méthode a quelque chose d’archéologique : il s’agit de quadriller l’espace et de comprendre les strates qui le constituent, de retrouver dans un feuilletage spatial l’organisation des événements dramaturgiques. Ces investigations ne sont possibles qu’avec un certain type de dramaturgies, qui mettent en jeu des effets de réel (pour le dire vite, depuis Alain-René Lesage, Beaumarchais et Diderot, jusqu’à certaines écritures contemporaines).
18Je suis donc la plus naïve des lectrices et la scénographe la moins inventive de mon temps. Je prends une feuille blanche, je trace les contours du plateau, les entrées et les sorties à cour et à jardin, je place les meubles, le piano, le secrétaire, la table, le canapé, etc., je regarde ce qui roule innocemment dans la conversation : les noms de lieux, les adresses qui apparaissent, tous ces petits détails flaubertiens qu’on croit sans importance, mais qui ont pourtant le pouvoir magnétique d’agréger des morceaux de réel.
19Je reproduis ce schéma d’implantation pour chaque acte puis je multiplie ma feuille autant de fois qu’il y a de personnages. Je me retrouve donc dans le cas des Corbeaux avec 18 planches (une par personnage) et 72 schémas (pour les 4 actes). Chaque entrée et chaque sortie ou fausse sortie sont inscrites, chaque mouvement vers un autre personnage, chaque déplacement vers un élément de mobilier. Enfin, je combine toutes les trajectoires sur une planche unique.
20Que me révèlent ces tracés sur la dramaturgie des Corbeaux ? Tout d’abord que la scène est organisée autour d’aires de jeu privilégiées.
21– Le canapé, « qui détonne » dans le décor, est une pièce centrale de la composition scénique : c’est d’une part le seul élément de mobilier conservé jusqu’à la fin de la pièce, reliquaire précieux où papa Vigneron faisait sa sieste. Ce canapé est non seulement l’objet-témoin d’un faste disparu, mais aussi un élément de jeu où se concentrent les dialogues-clés. Le canapé est un espace intime dans l’intime : il est par excellence le lieu de la confidence et des larmes, le lieu de la négociation et de la tentative de séduction (Teissier / Marie).
22– Le piano, placé à cour, espace sentimental et artistique, refuge de la rêveuse Judith, qui reste sourde à la cour qui lui fait Merckens. Piano qui restera muet après le premier acte, comme un signe de deuil et d’abandon, et qui disparaît dans le dernier tableau.
23– Le secrétaire, placé à jardin au premier plan, au strict opposé du piano et de l’espace du rêve : ce meuble, qui est le domaine de la pragmatique Marie, la « scribe de la maison » est une miniaturisation de l’espace financier, le lieu de la correspondance et des calculs, c’est l’endroit où Marie conserve le mémoire de l’architecte Lefort ou diverses factures.
24Ces plans m’apprennent que Becque prend soin d’instaurer une ligne symbolique transverse au premier plan entre le secrétaire – le canapé – le piano : 3 espaces de station et de débat, 3 espaces que se partagent 3 profils féminins.
25Ces plans montrent aussi que ceux qui se présentaient autrefois à la porte des Vigneron et qui se trouvaient systématiquement refoulés (l’architecte Lefort, le tapissier Dupuis) profitent d’un accès à l’appartement, même pour des incursions rapides, après le décès de Vigneron. Une fois la chevillette tombée, les loups défilent dans l’appartement.
26Je peux observer également en surplomb, comme un démiurge tout puissant, la façon dont s’agitent les marionnettes sur le plateau. Je peux observer des fréquences et des périodes : qui entre et sort et combien de fois, comment le personnage occupe l’espace (s’il se rend maître du plateau dans certains actes ou s’il est évacué rapidement de la scène). Je vois sur le papier la scène se dépeupler et la mise en contradiction des schémas dramatiques canoniques. Par convention, il est courant d’observer un striage de plus en plus intense de l’espace entre le 1er et le dernier acte d’une pièce. Il suffit par comparaison d’observer l’organisation d’un vaudeville à la Feydeau : l’espace se complique de trajectoires de plus en complexes au fur et à mesure que les problèmes à résoudre s’ajoutent, l’extérieur est la condition du déplacement comique (courir après un objet, un autre personnage puis resurgir sur le plateau) ; l’espace du vaudeville est un espace surdimensionné et élastique, un « stade d’action », dirait Novarina, qui ne peut provoquer que l’essoufflement.
27Or chez Becque, toute forme de résolution étant suspendue à un deus ex machina improbable, l’action devient immobilisme, les circulations perdent en intensité, les personnages n’ont plus d’échappatoire, ils sont confinés dans un espace quasi beckettien, à l’abandon et hors de l’agitation du monde.
28Ces plans agissent comme des révélateurs, ils informent sur les ficelles mises en œuvre par Henry Becque pour déconstruire l’espace. La modification du dispositif au dernier acte avec le déménagement dans un appartement très modeste a pour charge de signifier visuellement au spectateur une réduction spatiale à l’image de la peau de chagrin : l’espace initial est amputé de trois jeux de portes et demeure aveugle à l’extérieur.
29Ces plans me renseignent aussi sur les circonvolutions des personnages sur le plateau, sur les intrusions et les mouvements de fuite dans une intimité préservée en coulisse, ils m’en disent beaucoup surtout sur ce qu’on ne voit pas, sur la façon dont la dramaturgie déborde du cadre strict du plateau. Les Corbeaux sont une sorte de « vaudeville sévère8 » où les personnages secondaires restent secondaires (le chapelier, la couturière, Georges de Saint-Genis, Lenormand, le Général Fromentin…) et sont pour la plupart renvoyés avant même d’avoir pu franchir les portes du salon. Un « vaudeville sévère » où l’on cherche à échapper aux créanciers en prenant l’esquive par une porte latérale pendant qu’il se passe beaucoup de choses à l’extérieur, que des discussions d’affaires et le sort des Vigneron se décide dans des déjeuners au restaurant, chez l’architecte, auprès des banquiers et dans les études notariales, bref, ailleurs.
L’intime dévoré par le « grand Paris »
30Alors que le gynécée demeure dans un attentisme qui le conduira inexorablement vers la déchéance et la misère, la ville s’agite, étend ses limites, le réel gagne du terrain jusqu’à étouffer entre leurs quatre murs la mère et les filles Vigneron. Paris est l’autre sujet du drame, si ce n’est le sujet même de la pièce. Les Corbeaux ne mettent pas en scène un simple lieu familial, une aire de jeu et un décor de type naturaliste, mais une topographie parisienne détaillée. Cette géographie n’est pas souterraine, elle soutient et agit sur l’organisation de la fiction, elle fait émerger le réel et conditionne les zigzags des divers protagonistes, motive leurs déplacements et leurs sorties du cadre.
31Marie reprochait au premier acte son manque d’opportunisme à Papa Vigneron, qui aurait dû vendre sa fabrique au lieu d’espérer une plus-value d’ici 10 ans. Sa mauvaise expertise du marché et sa disparition précipitent la famille, la fabrique et l’appartement dans une décote inexorable. Cet argument dramatique est travaillé sur le plateau par un effet de dévaluation de l’espace : appauvrissement des éléments scéniques, déménagement, restriction de l’espace de vie, anonymisation de la famille qui a perdu son accès à la haute bourgeoisie parisienne.
32Par effet de concurrence et en dissonance, l’image de la ville se développe. L’extérieur, cet extérieur invisible et menaçant qu’est Paris, devient un univers en expansion. Becque décrit un tissu administratif vivant et complexe, où se dressent le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, la Cie du Chemin du fer, le Palais de Justice, les officines d’hommes de droit, les terrains à bâtir.
33Il suffit de déplier le texte scène par scène et de reporter les mentions toponymiques sur une carte. Comme beaucoup d’écritures dramatiques du xixe siècle où l’on est friand d’effets de réel, Les Corbeaux mettent en scène un contexte géographique et historique en accord avec le sujet de la pièce : pour dénoncer les spéculations immobilières et le monde de la créance, Becque offre une place de première importance dans le discours de ses personnages au Paris des années 1880, en montrant non seulement la vie économique de la capitale, mais aussi l’organisation structurelle et administrative de la ville, de son centre et de sa périphérie.
34Le cadre fictionnel des Corbeaux est en effet constamment en débord : la situation dramatique des Vigneron pousse les créanciers et les opportunistes à courir la ville en tous sens et à de multiples allers et retours entre l’appartement, le tribunal, l’office notariale, la fabrique et les terrains en construction.
35Pour que le tableau soit complet, mon cahier de régie ne se limite donc pas à ce que l’on voit sur le plateau. Le salon bourgeois doit être montré dans ses connexions avec l’environnement qui le contient.
36Je prends donc une carte de Paris de 1880 et je place tous les éléments topographiques signalés dans le texte et justifiant les sorties du cadre des personnages9 : les hauts lieux de l’administration parisienne, mais aussi des lieux de divertissement fréquentés par les filles Vigneron (l’Opéra, le Cirque olympique), ainsi que les adresses très précises de certains personnages10.
37Il serait d’ailleurs assez facile sur ce plan de Paris de superposer la vie de Becque aux éléments fictionnels des Corbeaux, l’auteur ayant été lui-même employé à la Compagnie des Chemins de fer du Nord, avant de devenir agent de change et de fréquenter la Bourse11. S’il est impossible de situer l’appartement des Vigneron, on peut néanmoins le placer par extrapolation rue de Matignon, rue que Becque habitait lors de l’écriture de la pièce, d’autant que la pièce précise qu’on entend depuis ledit appartement la rumeur du Cirque Olympique, à deux pas de cette rue. L’espace, chez Becque, est donc celui de l’immédiate proximité, c’est un espace sans lointain et sans horizon.
38Alors que le cercle familial s’effondre et que l’espace intime rétrécit, Becque met la ville debout dans le discours des personnages. L’extérieur devient performatif, il prend corps à mesure que l’unité de l’intérieur se disloque.
39La contextualisation du drame sur un plan de Paris met en avant une construction spatiale du hors-champ sur 4 niveaux :
40– Le centre de Paris (localités précises avec adresses postales, ou bien établissements immédiatement identifiables et pointables : la Bourse, le Tribunal administratif, etc.)
41– La périphérie constructible de Paris intra-muros ;
42– Des lieux non localisables dans Paris ;
43– La province, où les filles Vigneron pourraient trouver refuge chez des parents et où se situe également la maison de campagne de Teissier (Becque trace donc là une ligne d’horizon furtive).
44L’essentiel de l’action est concentré dans le cœur du Paris administratif. L’action n’est pas au sein de l’appartement mais bien à l’extérieur. Nous ne sommes donc pas tout à fait avec Les Corbeaux dans le schéma du huis clos qui a vocation à demeurer un espace refermé sur lui-même. Le phénomène d’absorption de l’intérieur par l’extérieur déplace le problème spatial : l’appartement est dévoré par le « grand Paris » et la crise immobilière des années 1880.
45Becque choisit de montrer ce grand Paris dans sa réalité économique : c’est le Paris d’après Hausmann, c’est la fin d’un modèle architectural et financier structurant. Je m’appuierai ici sur les propos de l’historien Michel Lescure12. L’immobilier parisien connaît alors une crise sans précédent : les prix des terrains constructibles s’envolent d’autant que l’exposition universelle de 1889 se prépare, les placements des épargnants stagnent. Cette situation génère un phénomène de dépression économique dont Les Corbeaux sont une sorte d’illustration théâtrale. L’élan de construction s’essouffle, la croissance urbaine se ralentit, les valeurs immobilières chutent13.
Bien loin de l’arrêter, la crise immobilière ouverte en 1882-1883 renforce le processus de concentration de la propriété immobilière ; les grandes sociétés immobilières doivent en effet, dans les années 1880, récupérer en masse les immeubles bourgeois construits dans un but spéculatif dans les nouveaux quartiers de l’ouest (8e, 16e et 17e arrondissements) et qui à l’occasion de la crise ne trouvent pas preneur14.
46Le salon bourgeois est intensément connecté au monde urbain et à son histoire contemporaine15 à tel point que l’extérieur, à force de pressions répétées sur les quatre murs de la cellule familiale, finit par absorber le microcosme féminin en le rendant poreux jusqu’à l’effacement.
47Il est assez fascinant d’observer comment la forme dramatique prend son assise fictionnelle sur une organisation particulière du territoire, comment l’expansion topographique des Corbeaux se fait au détriment des principales protagonistes du drame et de leur espace personnel. L’appartement, on le voit bien au fil de la progression dramatique, se trouve engloutit par Paris. Le premier symptôme visible de cet effet de dévoration de l’intérieur par l’extérieur tient à une curieuse tendance des personnages à s’évanouir dans la nature. À mesure que le paysage autour de l’appartement s’étend, le microcosme est dilué dans le macrocosme.
48– Le père Vigneron est évacué dès la fin de la toute première scène et on ne le voit réapparaître que les pieds devants : les grands travaux l’ont achevé, Paris a eu raison de lui ;
49– Lenormand, le Général Fromentin et le médecin (qui n’a certes pas de raison d’être après la mort de Vigneron), ne font qu’un passage éclair lors du premier acte et l’on ne les reverra jamais ;
50– Georges, « personnage muet » qui doit se marier à Blanche et sa mère Mme de Saint-Genis, qui ne trouvent plus d’intérêt au mariage, disparaissent du cercle intime ;
51– Gaston, le fils Vigneron délesté de toute responsabilité courant les déjeuners en ville, n’est présent que dans 2 courtes scènes lors du premier acte, quitte le nid et choisit la sécurité de l’armée en rejoignant une caserne ;
52– Auguste, le domestique, probablement congédié ou parti faute de gages, disparaît également. Seule reste Rosalie, la vieille servante (une autre femme, donc) ;
53– L’architecte Lefort, qui disparaît après s’être fait renvoyer une fois par Vigneron, ne refait qu’une apparition dans l’acte II, mais on ignore ses bons conseils ;
54– Le tapisser Dupuis ne ressurgira que furtivement au dernier acte ;
55– Le maître de musique Merckens, plus régulier dans ses entrées (actes I, III et IV), reste cependant aussi consistant qu’une ombre.
56Je reviens un instant sur le fils Vigneron, qui aurait pu prendre une place prépondérante dans l’action et prendre en main la destinée de la famille. Becque sucre tout bonnement ce personnage après le premier acte. Ambroise Got s’interroge sur la nécessité de cette figure « superflue » et considère sa sortie du cercle comme une énigme16. Le fait est que le centre ne doit être constitué que d’un gynécée sans secours masculin17, et que les « oies18 » doivent rester seules face aux corbeaux19. Tous les hommes de « bonne composition » appartenant initialement au cercle familial sont donc progressivement évacués de la fiction, sans autre forme de justification, et presque sans surprise, tant ces disparitions sont programmées dès le premier acte20.
57Les Corbeaux proposent une dramaturgie de la disparition, de l’absence, de l’effacement, et un débordement constant vers l’invisible. C’est une poétique de l’arlésienne21, un théâtre requérant une certaine capacité à projeter une forme de devenir en dehors des strictes limites de la diégèse et du plateau. Ces sorties du cadre manifestent une déterritorialisation de la fable.
58Mais comme la nature a horreur du vide, la place laissée vacante est sitôt investie par ceux qu’on ne voyait jamais autrefois dans la maison Vigneron, par ceux qui restaient bannis sine qua non « parce que les filles ne [les] aiment pas » ou parce que les affaires se concluent à l’extérieur, à la fabrique.
59Tessier, l’ancien associé de Vigneron, et Bourdon, le notaire, entendent bien chacun tirer profit de la situation. C’est par eux que l’extérieur va dévorer l’intérieur. Leur occupation parasitaire de l’espace s’organise sous la forme d’assauts répétés. Tessier n’est jamais simplement de passage, son entrée est toujours suivie d’une prise de quartier sur le fameux « canapé qui détonne » dans le décor. Pardonnez le jeu de mot : avec Tessier, nous sommes dans la stratégie du « siège ». Bourdon, à sa suite, occupe de la même façon l’espace et finit par entrer en concurrence avec Teissier. Leurs schémas circulatoires sont quasiment superposables l’un à l’autre22.
60Les assauts de ces deux personnages imagent la voracité d’un Paris spéculateur et font entrer la finance et l’administration dans la sphère intime, à grand renfort de portefeuilles de prêt, d’article du Code civil, de mémoires, d’hypothèques, de contrats de mise en vente ou de mariage.
61Noyée sous les dettes et les factures impossibles à honorer, Marie cède à Tessier et accepte de se marier. La légitimation de Tessier au sein du cercle Vigneron permet à l’issue de la pièce de réinstaller une autorité patriarcale et reconstruit une limite protectrice : lorsqu’un créancier douteux se présente, il est expédié hors de l’appartement et menacé de poursuites judiciaires.
62La pièce se referme donc sur le retour à une configuration sociale et spatiale normalisée dès qu’une figure masculine est en mesure de contrôler et de protéger la sphère intime en repoussant les éléments de pression vers l’extérieur. Même si nous sommes loin d’un happy ending, le final réinstaure toutefois un modèle de gestion spatiale conventionnel, conforme aux attendus sociaux du xixe siècle, puisque Tessier fera de Marie la patronne de son intérieur bourgeois.
63Becque s’aventure dans la forme de sa pièce et dans l’exécution de son sujet. Les Corbeaux montre une manipulation habile des codes dramaturgiques, une balance générique entre comédie ironisante et tragique quotidien, des efforts de déconstruction des modèles spatiaux. Becque défriche les genres et créé avec Les Corbeaux un territoire unique en son genre, un ailleurs dramatique, à la fois respectueux et affranchi des conventions ; il produit un espace dramatique en contradiction et en friction, à la fois dans et à l’extérieur des modèles.
Aranoutovitch Alexandre, Henry Becque devant ses contemporains et devant la postérité, thèse complémentaire pour le doctorat ès Lettres, Paris, Presses universitaires de France, 1927.
Araujo Norman, « The Language of Business and the Business of Language in Becque’s Les Corbeaux », The French Review, vol. 63, no 1, octobre 1989, p. 66-77.
Bara Olivier, Francisque Sarcey (1827-1899). La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au xixe siècle (1800-1914), Nouveau monde éditions, 2011, p. 99-103, ⟨hal-00918886⟩.
Becque Henry, Théâtre complet, tome I, éd. Marianne Bouchardon, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », no 55, 2019.
Becque Henry, Les Corbeaux, Comédie-Française, édition suivie d’une histoire de la mise en scène de la pièce à la Comédie-Française, Paris, Édition Dramaturgique, « Le Répertoire », 1984.
Becque Henry, Les Corbeaux, Paris, Stock, 1947.
Becque Henry, Les Corbeaux, Paris, Éditions du Delta, 1970.
Becque Henry, Les Corbeaux, recueil constitué lors de la reprise à la Comédie-Française en 1937. Contient : coupures de presse, programme pour la représentation du 21 avril 1937. Bibliothèque nationale de France, département Arts du spectacle, 8-RSUPP-43, en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105019625.
Becque Henry, Œuvres complètes (7 vol.), Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1924-1926.
Becque Henry, Souvenirs d’un auteur dramatique, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1895.
Blanchart Paul, Henry Becque : son œuvre, portrait et autographe. Document pour l’histoire de la littérature française, Paris, La Nouvelle Revue Critique, 1930.
Bouvier Émile, « La date de composition des Corbeaux », Revue d’Histoire littéraire de la France, 31e année, no 1, 1924, p. 118-125.
Brisson, Adolphe, Portraits intimes. 1e série (5 vol.), Paris, Armand Colin & Cie, 1894-1901, vol. 1 (1894), p. 165-169. Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13795 (1).
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1 Mention apposée à la demande de l’éditeur d’Henry Becque.
2 Henry Becque, « Les conventions théâtrales », dans Œuvres complètes, vol. 1, Éditions G. Crès et Cie, 1924, p. III-V.
3 Jean Robaglia, « Préface », dans Henry Becque, Œuvres complètes, éd. citée, vol. 1, p. 1.
4 Ibid., p. 24.
5 Descotes, Maurice, Henry Becque et son théâtre, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1962, p. 109.
6 Hippolyte Parigot, Le Théâtre d’hier : études dramatiques, littéraires et sociales, Paris, Librairie Lecène, Oudin et Cie, 1893, p. 429.
7 « L’univers de Becque est un univers sans fenêtre, un univers désespéré », Dominique Jamet, Le Quotidien de Paris, 2 juin 1982, cité dans Henry Becque, Les Corbeaux, Comédie-Française, édition suivie d’une histoire de la mise en scène de la pièce à la Comédie-Française, Paris, Édition Dramaturgique, « Le Répertoire », 1984. À l’exception du mélodrame, cette absence de fenêtres est une convention scénographique admise au xixe siècle, mais Becque peut y avoir recours : il mentionne ainsi une fenêtre dans La Parisienne.
8 « Bien que j’aie fait fort peu d’ouvrages, j’ai passé, comme le voulait Boileau, du plaisant au sévère », Henry Becque, Souvenirs d’un auteur dramatique, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1895, p. 20.
9 On pourra m’opposer que le Paris d’alors est particulièrement changeant. La principale difficulté pour figer les données spatiales dans le temps vient de la temporalité même de l’écriture des Corbeaux, sujette à caution. La date retenue pour la présente étude est 1882. Voir la préface de Marianne Bouchardon dans Henry Becque, Théâtre complet, tome I, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », no 55, 2019.
10 « Faire de l’espace la marque concrète du milieu, c’est-à-dire l’ensemble des données socio-historiques qui conditionnent l’histoire des personnages, est une démarche familière aux naturalistes. Becque l’adopte aussi. », Jeanne Pailler, Le Théâtre de l’insignifiance en Europe (1887-1914), thèse de doctorat en Littérature générale et comparée, sous la direction d’Anne Larue, Université Lyon 2, 2001, p. 217.
11 Ambroise Got, Henry Becque, sa vie et son œuvre, thèse présentée à la faculté de philosophie de l’université de Zurich, Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1920.
12 Michel Lescure, « La grande dépression immobilière de la fin du xixe siècle en France », Rives méditerranéennes, no 45, 2013, p. 37-54.
13 « Ces nouvelles procédures [économiques] se lisent dans les trois originalités de la période : la résistance à la baisse du cours des immeubles, l’envolée du prix des terrains et l’orientation de plus en plus marquée du marché vers les seuls logements bourgeois. », Michel Lescure, op. cit., p. 39.
14 Ibid., p. 42. Ces zones sont marquées en jaune sur le plan de Paris.
15 « N’est-il pas temps de rejeter l’intolérable vaudeville et de mettre au rencart tout l’attirail des échafaudages illusoires et des machines compliquées et décevantes ? Le théâtre doit tendre de plus en plus à la réalité familière, et s’essayer aux tableaux de la vie moderne et de tous les jours. », Hippolyte Parigot, Le Théâtre d’hier : études dramatiques, littéraires et sociales, op. cit., p. 436.
16 « À quoi bon nous présenter au premier acte Gaston Vigneron ? À quoi bon créer cet être insignifiant, qui disparaît subitement après avoir causé des embarras à sa famille ? Becque aurait été plus logique s’il avait supprimé de prime abord le seul homme qui pouvait sauver, tout au moins seconder, sa mère et ses sœurs. Becque aurait dû expédier ce personnage aussi encombrant que superflu, dès le premier acte, avant la catastrophe, dans un pays exotique. Du coup le public aurait admis sans trop murmurer l’abandon complet des misérables créatures. Il ne l’a pas fait, et la conduite du fils Vigneron reste un mystère. », Ambroise Got, op. cit., p. 67.
17 « S’il y en avait une dans cette pièce, elle s’appliquerait à l’incapacité des femmes telle que, dans un empire masculin, le code napoléonien l’a faite et elle devrait intéresser notre époque si férue de féminisme. Les femmes privées d’éducation et de responsabilité sont livrées à tous les fripons. Voilà pourquoi sans doute Becque a fait disparaître très vite de la scène, après la mort du père, le seul homme de la famille ; le fils Vigneron s’est engagé ; s’il ne l’avait pas fait d’ailleurs, il aurait fini à Sainte-Pélagie. Becque peut faire ainsi la peinture d’un foyer où il ne reste que des femmes sans soutien non seulement naturel, mais légal », Philippe Sénart, « Henry Becque, Les Corbeaux (Comédie-Française) », La Revue des deux mondes, oct. 1982, p. 189.
18 Pierre Marcabru, Le Point, 7 juin 1982.
19 « Becque ne voulait pas concéder aux naufragés la plus petite planche de salut. Ils devaient, selon le plan de l’auteur, être dévorés par les oiseaux de proie ; aucune aide extérieure, aucun Deus ex machina ne devaient entendre leurs appels de détresse », Ambroise Got, op. cit., p. 65.
20 « L’embolie de Vigneron n’est pas un véritable coup de théâtre : elle est préparée par des phrases banales […] ; elle est préparée encore par l’absence prolongée de Vigneron, absence inattendue tout d’abord, puis bientôt inquiétante. », « On l’a vu, Becque niait par là renoncer à ces astuces artificielles, familières aux vaudevillistes, qui avaient pour but de justifier un retournement qui, sans elles, serait resté inexpliqué. Le drame des Corbeaux est tout entier en préparations. », Maurice Descotes, op. cit., p. 111-112.
21 « Le public de la générale, dressé aux fins habituelles des pièces en renom, avait cru les Corbeaux terminés par le mariage de Marie avec Teissier. Il avait esquissé un départ, et son étonnement n’avait pas eu d’égal, en voyant la pièce se poursuivre. / C’était manquer à toutes les règles. / Dans une bonne pièce, la finale ramenait sur la scène les principaux personnages : les Corbeaux finissaient avec deux acteurs », Hippolyte Parigot, cité par Jean Robaglia, « Préface », op. cit., p. 32.
22 « Les Corbeaux sont une comédie d’hommes d’affaires. En conséquence, la cupidité est la seule passion qui y soit analysée. L’action de la pièce est à la fois multiple et une, – multiple parce que chaque homme d’affaires agit séparément, selon son intérêt – et en se détachant de l’ensemble par son action même, – une, parce que toutes ces actions particulières se rencontres dans un même résultat : la ruine d’une famille. », Fritz du Bois, Henry Becque, l’homme, le critique, l’auteur dramatique, Paris, A. Dupret, 1888, p. 66.
Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en mai 2019, publiés par Marianne Bouchardon
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 27, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1101.
Quelques mots à propos de : Céline Hersant
Université Sorbonne Nouvelle