Ethos collectif et constructions discursives de l’identité féminine dans l’opérette Le Verfügbar aux enfers

Antonietta Bivona


Résumés

Dotée d’un système énonciatif complexe, Le Verfügbar aux enfers, opérette-revue de Germaine Tillion sur l’expérience concentrationnaire, s’avère précieuse pour une étude sur l’ethos et sur la polyphonie au théâtre. L’analyse mettra en évidence comment, grâce à des stratégies discursives spécifiques, l’auteure parvient à construire un discours collectif qui témoigne d’un parcours d’écriture et de création en collaboration des détenues politiques à Ravensbrück. L’étude analysera également les différents types d’ethos employés pour construire une identité verbale féminine inédite, à la fois individuelle et collective.

Texte intégral

1« Toute prise de parole implique la construction d’une image de soi1. » Si l’intégration du concept d’ethos dans les sciences du langage est due à Ducrot et à sa théorie polyphonique de l’énonciation2, c’est Maingueneau qui, dans les années 1980, élabore sa propre problématique sur le sujet dans le cadre de l’analyse du discours3. Encore peu stabilisé dans le vocabulaire critique contemporain, l’ethos discursif fait l’objet d’élaborations diverses et conflictuelles, notamment dans la sphère littéraire, où « il interfère de manière difficilement contrôlable avec des notions telles que “posture”, “image d’auteur”, “scénographie auctoriale”, voire “style”4 ».

2Dans le domaine de l’analyse du discours (je cite notamment les études de Maingueneau, Charaudeau, Amossy) et de la pragmatique (Ducrot, en particulier), la notion est utilisée pour indiquer un énoncé en situation, en élargissant la signification aristotélicienne5. Aussi l’ethos concernerait-il le « sujet d’énonciation en tant qu’il est en train d’énoncer6 » et sa propre personnalité : « ce sont les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression ; ce sont ses airs7 ». Cet ethos, qui concerne et les énoncés oraux et les discours écrits, recouvre non seulement la dimension vocale, mais aussi « l’ensemble des déterminations physiques et psychiques attachées par les représentations collectives au personnage de l’énonciateur8 ». Caractère (les traits psychologiques) et corporalité (« associée à une complexion corporelle mais aussi à une manière de s’habiller et de se mouvoir dans l’espace social9 ») deviennent ainsi les éléments structurants à travers lesquels l’ethos se manifeste.

3Le genre théâtral, qui fait l’objet de cette étude, grâce à sa double configuration textuelle et scénique, se prête bien à une analyse discursive centrée sur la notion d’ethos. En effet, les conditions d’énonciations propres à la scène théâtrale nous obligent à constater qu’il s’agit d’un discours particulier, voire pluriel : un « ensemble de stimuli (verbaux et non verbaux) qui sont produits par la représentation et dont le “producteur” est pluriel (auteur, metteur en scène, praticiens divers, comédiens)10 ». Il s’ensuit que

plus que tout autre texte, le texte de théâtre est rigoureusement dépendant de ses conditions d’énonciation ; si l’on ne peut déterminer le sens d’un énoncé en tenant compte uniquement de son composant linguistique, et sans tenir compte de son composant rhétorique, lié à la situation de communication où il est proféré […], l’importance du composant rhétorique est particulière au théâtre11.

4C’est pour cette raison que l’on parle de « double énonciation », où le premier énonciateur – ou « archiénonciateur12 » – est l’auteur lui-même (dévoilé dans les indications scéniques) ; et le deuxième est le personnage, qui devient un véritable co-locuteur, doté de son propre ethos. Cependant « ces deux niveaux sont hétéronomes13 » : l’ethos des personnages est appréhendé directement par le lecteur-spectateur, tandis que l’ethos de l’archiénonciateur est construit indirectement, à partir d’un ensemble diversifié de signes.

5Cette étude porte sur la notion d’ethos dans un texte dramatique de Germaine Tillion et sur son embrayage énonciatif14. Intitulée Le Verfügbar aux enfers15, l’œuvre, composée en 1944 à Ravensbrück et publiée par l’ethnologue française en 2005, est l’un des rares exemples d’écriture in situ dans la littérature concentrationnaire. Il s’agit d’une œuvre en trois actes, qui plonge le lecteur/spectateur dans l’univers apparemment joyeux d’une opérette pleine d’humour noir, où la scénographie discursive16 est celle d’une conférence donnée par un homme de science, le naturaliste. Ce dernier décrit la genèse et la vie du Verfügbar (« disponible »), mot allemand employé pour désigner des prisonnières qui, par rébellion contre l’État allemand, n’étaient pas inscrites dans une colonne de travail ; elles étaient ainsi à la merci des SS. Face au naturaliste, le chœur des déportées commente par des interventions intempestives et ironiques la réalité de leur situation désespérée. Au-delà de son originalité et d’une vivacité quasi paradoxale par rapport à son contexte, la singularité de l’œuvre de Tillion réside dans ses spécificités rhétoriques : elle constitue en effet un véritable texte collectif, écrit certes par son auteure, mais en collaboration avec les autres détenues. Pour cette raison, au cours de cette analyse (pour des contraintes d’espace, elle ne portera que sur des extraits significatifs du texte) je parlerai d’un ethos collectif qui, à partir d’une pratique d’écriture en collaboration, se construit à travers une série de procédés linguistiques et discursifs très particuliers, ces derniers donnant lieu à un système d’énonciation et à une construction discursive des identités féminines tout à fait originale et inédite.

Embrayage énonciatif et façade

6Depuis son arrivée à Ravensbrück, Germaine Tillion, ethnologue de profession, essaie de comprendre le microcosme des camps, menant une véritable enquête de l’intérieur qui s’avèrera utile pour sa propre survie et celle de ses camarades. Fidèle à la méthode scientifique, grâce aussi à l’aide des autres prisonnières dans une forme de résistance collective, l’ethnologue observe tout ce qui se passe dans le camp : elle étudie les rapports de pouvoir et de domination et recueille des données et des informations, qu’elle publiera plus tard dans des ouvrages historiques17. Cependant, Tillion abordera aussi le théâtre, en racontant l’histoire des femmes dans les camps à travers Le Verfügbar aux enfers, parodie de l’Orphée aux Enfers d’Offenbach et écrite en quelques jours pendant son emprisonnement. Plein d’ironie et d’irrévérence, ce court texte entrecoupé de chansons sera récité et chanté par les prisonnières de Ravensbrück, devenant à son tour un « riche vecteur d’information sur le camp18 » et un outil de survie19.

7Dans une perspective d’analyse du discours, l’intérêt de ce texte réside dans son système énonciatif qui permet l’interaction de deux ethos s’enchevêtrant sans cesse : celui des personnages, les détenues de Ravensbrück, partageant le même destin et le même ethos discursif ; et celui de l’archiénonciateur, qui se désagrège, adhérant désormais à tel ou tel personnage. À partir de cette première constatation, pour aborder cette analyse il faut revenir aux « procédés linguistiques par lesquels le locuteur imprime sa marque de l’énoncé20 », et en particulier aux marques discursives de la subjectivité (personnes grammaticales, pronominaux). En effet, comme le souligne Amossy,

toutes ces marques linguistiques contribuent à la construction d’un ethos dans la mesure où elles projettent nécessairement dans le discours une image de la personnalité, des compétences et du système de valeurs du locuteur21.

8Prenons l’exemple du prologue de l’opérette. La didascalie initiale est la suivante :

Les auteurs, ou leur déléguée, viennent devant le rideau et déclament22.

9Si, d’après Roland Barthes, lorsqu’un orateur énonce une information, il dit en même temps « je suis ceci, je ne suis pas cela23 », à travers cette indication scénique, qui précise – en la condensant dans le substantif « auteurs » – une information fondamentale pour le système énonciatif de l’œuvre, Germaine Tillion déclare ouvertement : « je ne suis pas une ; nous sommes toutes. » Le choix de cette posture énonciative est également lié à ce que Goffman appelle la « façade », à savoir « la partie de la représentation qui a pour fonction d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs24 ». Dans le cas de notre pièce, cette façade est hyper-construite, puisqu’au sein d’un jeu de fictions – celui du théâtre – elle s’établit explicitement entre l’énonciateur et l’observateur. La construction explicite de cette façade renforce la position de l’auteure, déclarant publiquement le projet d’écriture collective qui est à l’origine de l’œuvre et qui reste au centre jusqu’à sa fin.

10Le pluriel employé par Tillion n’est pas seulement symbolique ou politique, il est fortement motivé par un travail pratique collectif qui se cache derrière la rédaction du texte lui-même. En effet, la rédaction d’un ouvrage à l’intérieur du lager représentait un risque considérable puisque, à Ravensbrück comme dans tous les autres camps, les SS interdisaient la possession de tout objet personnel. Malgré cela, dès son arrivée, Tillion se fait de nombreuses amies. Parmi elles, plusieurs femmes qui occupaient des fonctions administratives, comme la détenue tchèque Vlasta Stachova, qui lui a fourni du matériel d’écriture (feuilles de papier, stylo, encre, etc.) ; une docteure en médecine prisonnière, appelée Bérangère par ses camarades (mais dont le vrai nom était Donzimmet), cachait Germaine (mais qui était nommée Kouri – selon Tillion, ce sont des « noms de guerre ») dans une caisse d’emballage où elle pouvait écrire le texte ; Jacqueline d’Alincourt qui, le 30 avril 1945, lors de la libération du camp par l’Armée Rouge, met à l’abri le manuscrit de la pièce. Ainsi, de la recherche du matériel, en passant par la supervision de la rédaction, jusqu’à la conservation du manuscrit, d’un point de vue strictement pratique, il s’agit d’une véritable collaboration entre plusieurs personnes. Cependant, la collaboration des autres prisonnières n’est pas seulement liée aux conditions pratiques de l’écriture ; l’ethnologue parle, en fait, d’un véritable apport créatif de la part de ses camarades : « tout le texte est de moi, mais on faisait la musique en chœur en allant et revenant du Bekleidung25 », révèle-t-elle lors d’un entretien, en précisant qu’il s’agissait de « chansons dont elles inventaient les paroles au fur et à mesure en allant et en revenant du travail26 ». Une illustration du manuscrit original, montrant trois Verfügbar menacés de mort, est également attribuée à une autre prisonnière, France Audoul, identifiée par ses initiales.

11Ce cadre complexe, partagé entre individualité et collectivité, est mis en évidence dès le prologue. Alors que les indications scéniques nous présentent un sujet pluriel, l’énonciateur du texte, la personne qui prend effectivement la parole, est la déléguée ; nous sommes donc en présence d’un « je », embrayeur qui domine tout au long du prologue :

… qu’un autre dans ses vers chante les frais ombrages
D’un amoureux printemps les zéphyrs attiédis
Ou de quelque beauté les appas arrondis…
J’estime que ce sont là banalités frivoles,
Et je voudrais ici, sans fard, sans paraboles
Chanter les aventures, et la vie et la mort
Dans l’horreur du Betrieb, ou l’horreur du Transport
D’un craintif animal ayant horreur du bruit
Recherchant les cours sombres et les grands pans de nuit
Pour ses tristes ébats que la crainte incommode
Ventre dans les talons – tel un gastéropode –,
Mais fonçant dans la course ainsi qu’un autobus.
Pour fuir le travail tenant du lapinus
Pour aller au travail tenant de la limace
Débile et pourchassé, et cependant vivace,
Tondu, assez souvent galeux, et l’œil hagard…
En dialecte vulgaire, appelé « Verfügbar27 ».

12C’est ainsi que « les auteurs » se recomposent en un seul « je », utilisé deux fois dans le prologue, qui permet de distinguer une voix cristalline dont le seul but est de dénoncer (« chanter ») l’horreur des camps, clairement identifiée par une utilisation précise des déictiques spatiaux et temporels (« ici » ; « Betrieb » ; « Transport »). Cette commutation nous > je semble aller dans deux directions, apparemment opposées mais finalement complémentaires. Si, d’un côté, Tillion parvient à se réclamer d’une identité de groupe sans renoncer à sa singularité d’écrivaine, de l’autre côté, les différentes énonciatrices, réunies en une seule voix, restituent l’idée d’une authentique communion d’idées et d’intentions, où une pluralité de voix trouve sa raison d’être et son identité dans la singularité d’un « je » qui, en devenant leur porte-parole, les englobe toutes. Aussi la parole autorise-t-elle la projection d’une « représentation de groupe où l’individu singulier se donne comme le représentant d’une collectivité28 » ; en outre, « elle fait advenir des groupes qui n’ont pas encore de contours clairs, elle permet à un ensemble d’individus de se mirer dans une représentation qui les positionne dans l’espace social29 ». Dans ce cas spécifique, il s’agit d’un groupe de femmes résistantes emprisonnées pour des raisons politiques, qui décident de saboter les projets nazis.

Le double ethos de l’auteure

13Après le prologue, et dans les trois actes successifs, le système énonciatif de la pièce continue à subir des transformations. Le « je » collectif, qui incorporait les « auteurs », se sépare à nouveau, en se répartissant entre les différents personnages qui peuplent l’œuvre : le chœur des Verfügbar, le chœur des julots, le chœur des Cartes roses et des personnages isolés tels que Nénette, Lulu de Colmar, Titine, Havas, etc. Cependant, l’alternance entre singularité et collectivité est toujours assurée par des stratégies discursives précises. En particulier, l’ethos de Germaine Tillion (notre archiénonciateur) est scindé en deux : d’une part, l’auteure se cache sous le personnage du naturaliste ; d’autre part, elle se mêle à toutes les prisonnières protagonistes de la pièce.

14Le premier, le naturaliste, qui gardera cette identité générique tout au long du texte, est l’un des personnages centraux de l’opérette ; il joue le rôle de médiateur entre les différents personnages et les différentes parties. Dans la liste des personnages, il est décrit comme suit :

Le naturaliste, compère et bonimenteur de la Revue.
Redingote noire, gibus en carton noir, manchettes immenses en carton blanc, pantalons selon les moyens du bord…
Long, blafard, falot, poussiéreux, pédant30

15Ce personnage décrit scientifiquement la vie des Verfügbar comme le ferait un anthropologue, rappelant ainsi la profession de l’auteure, et compare les prisonnières à une nouvelle espèce animale – « le produit de la conjugaison d’un gestapiste male avec une résistance femelle31 » – dont le comportement bizarre est minutieusement décrit :

Le naturaliste. – [Ton de conférence]
– Anatomiquement on classe le Verfügbar parmi les animaux inférieurs…
[…]
– Je dis bien : INFÉRIEURS… Nous avons vu, dès le prologue, qu’il est apparenté aux gastéropodes (de gaster : estomac ; et de podos : pied), car il a l’estomac dans les talons, ce que personne ne peut nier32

16Comme le montre l’extrait, la figure du naturaliste est représentée en amplifiant tous les stéréotypes de la personne de science : arrogance, pédanterie, manque de sensibilité, utilisation d’un langage trop spécialisé, etc. Ridiculisé de bout en bout, c’est dans ce personnage que l’on trouve le premier ethos de Tillion (qui se moquait non seulement des nazis, mais aussi d’elle-même), c’est-à-dire l’ethos de l’ethnologue dans sa dimension catégorielle33. Dans le cadre d’une analyse conversationnelle, on peut dire que le naturaliste s’occupe d’assurer la gestion formelle de l’interaction. En effet, ce personnage, figé dans un rôle scientifique, autorise un rituel professionnel d’interaction, qui lui dicte son rôle suivant un scénario préexistant. Il est aussi censé assurer le bon fonctionnement de la pratique scientifique ; son ethos d’expert en sciences considère, en fait, les prisonnières comme ses patientes, un cas d’étude par rapport auquel il prend ses distances au lieu de les traiter en être humain. Cependant, bien qu’il s’agisse d’un personnage désagréable, il est également utilisé par Tillion pour décrire et dénoncer en toute objectivité ce qui se passe dans les camps :

On trouve cependant une variété de Verfügbar, dite Verfügbar à colis, qui montre un appétit violent pour les bas de soie et les cols fantaisie, appétit qui semble attester un reste d’activité hormonale, ou, si l’on préfère, une survivance de l’instinct sexuel très atténuée… Mais le Verfügbar courant ne manifeste d’intérêt que pour la tartine, dite de Betrieb, et le Nachkel de pommes de terre34

17Ou encore pour louer les activités des prisonniers :

Vous remarquerez mes chers auditeurs, que même post mortem notre animal trouve le moyen de saboter, le sabotage étant d’ailleurs le trait le plus remarquable de son activité35

18À côté de celui du naturaliste, le deuxième ethos de Germaine Tillion est celui de la femme résistante et déportée, qui ne s’incarne cependant pas dans un personnage spécifique (comme dans la pièce Qui rapportera nos paroles ? de Charlotte Delbo, où l’auteure se cache derrière le personnage de Françoise, son alter ego36). Dans ce cas, la dramaturge se place à l’intérieur du Chœur des Verfügbar, « le principal héros de la pièce37 », décrit en détail dans le dramatis personae :

Chœur des Verfügbar, principal héros de la pièce comme dans les tragédies grecques…
Au premier acte, costumes « Schmuckstück ».
Au 2e acte, les robes sont propres et raccommodées, munies de ceintures, les chaussures ont des lacets, les bas ne pendent pas…
Au 3e acte, costumes « Polonaises de la Kamer »…
Le chœur n’est pas anonyme ; quelques-unes de celles qui le composent ont un nom et une personnalité qui se développera au cours des 3 actes38.

19Cette description est également précieuse pour comprendre le système énonciatif de la pièce, où « je » et « nous », singularité et collectivité, alternent constamment. À ce propos, il convient également de mentionner la présence de personnalités individuelles qui se distinguent parmi les autres et qui ont leur propre voix dans la pièce, en particulier dans le deuxième et dans le troisième acte : certaines des déportées ont un nom et une personnalité distincte dans un jeu d’enchâssement, où le « je » et le « nous » se multiplient et se mélangent à l’infini.

Système énonciatif et stéréotypes

20Cette première analyse de la pièce donne un premier aperçu du fonctionnement du système énonciatif du texte. Nous proposons un schéma récapitulatif des principaux mouvements repérés ; pour chaque partie du texte (indications scéniques, prologue, actes) nous indiquons les embrayeurs utilisés et les énonciateurs :

Système Énonciatif

Partie du texte

Embrayeurs

Énonciateurs

Didascalie

« Nous »

Dramaturge (archiénonciateur) et [+] le Chœur des Verfügbar (énonciateur)

Prologue

« je » {= « nous »}

Dramaturge (archiénonciateur) qui englobe [=] le Chœur des Verfügbar (énonciateur)

Actes

« je », « nous »

1. Naturaliste (archiénonciateur) ;

2. Chœur des Verfügbar (archiénonciateur + énonciateur) ;

3. Verfügbar individuelles (énonciateur).

21Ce schéma montre bien qu’il est possible de construire grâce à l’ethos une identité de groupe et que la question identitaire est étroitement liée à la question linguistique. À ce propos, Charaudeau souligne que la langue est au cœur de la construction individuelle et collective du sujet dans trois domaines d’activité :

le domaine de la socialisation des individus dans la mesure où c’est à travers le langage que s’instaure la relation de soi à l’autre, c’est lui qui crée le lien social ; le domaine de la pensée dans la mesure où c’est par et à travers les actes de langage que nous conceptualisons, c’est-à-dire que nous arrachons le monde à sa réalité empirique pour le faire signifier ; le domaine des valeurs dans la mesure où les valeurs ont besoin d’être parlées pour exister et que, ce faisant, les actes de langage qui en sont les porteurs sont ce qui donne sens à nos actes39.

22L’activité de langage serait ainsi un « gage de liberté de l’individu comme possibilité d’interrogation et d’analyse sur l’autre et sur soi40 ».

23Cependant, à ce stade, une question se pose : quelle est l’identité discursive collective véhiculée par Tillion ? S’agit-il d’une vision stéréotypée des femmes déportées ou bien d’une représentation inédite ?

24Dans le cadre de l’analyse du discours, le stéréotype « se définit comme une représentation collective figée, un modèle culturel qui circule dans le discours et dans les textes41 » ; ce dernier peut devenir déterminant dans la construction de l’ethos, si l’on parvient à empêcher tout effet de caricature. En mobilisant la notion d’« imaginaire discursif » par Charaudeau42, Amossy considère qu’il est essentiel de construire la notion d’ethos à partir d’une représentation préexistante qui s’inscrit dans un imaginaire collectif. S’il renforce l’identité d’un groupe social particulier, se reconnaissant et adhérant à sa représentation, le stéréotypage sert aussi à marquer la différence entre le moi et l’autre. Ainsi, son objectif est double : créer une communauté dans laquelle se reconnaître et se différencier des autres groupes. En ce qui concerne l’imaginaire collectif de la déportation, la construction identitaire collective de Tillion renverse (non consciemment, peut-être, le texte n’étant pas initialement destiné à la publication) l’idée plus classique des déportés. Cela se fait à la fois par un récit comique et satirique qui, de manière légère, dénonce la monstruosité des camps ; et par une vision des déportés qui intègre des valeurs telles que la solidarité et la collaboration des détenues, malgré le projet de déshumanisation nazi. À travers des stratégies discursives plus ou moins différentes, ces mêmes valeurs seront également mises en relief par d’autres auteurs tels que Charlotte Delbo, Primo Levi, Géneviève De Gaulle Anthonioz, etc., qui insistent sur un élément vitaliste des camps, résultat d’une chaîne de survie créée par les prisonniers eux-mêmes43.

Conclusion

25Ces résultats, issus d’une structure énonciative telle que celle que nous avons montrée jusqu’à présent, révèlent donc l’importance des enjeux de pouvoir liés à l’activation d’un ethos qui se modèle sur plusieurs éléments : sur une représentation sociale préformée et dotée d’une valeur identitaire bien précise, et sur le poids de la présentation de soi dans tout échange verbal. Construire une image de soi, c’est toujours s’engager dans un dialogue avec une image préconstruite, ou plutôt, avec une image que quelqu’un d’autre a construite de nous : c’est le cas de la représentation des déportés, destinée aux déportés eux-mêmes, construite par les nazis et savamment démontée par la suite à travers de nombreux témoignages et œuvres littéraires.

26Dans certains cas, la capacité à retravailler une image « préalable44 » devient ainsi essentielle, dans la mesure où le locuteur a toujours le pouvoir de transformer des représentations qui ne répondent pas à ses besoins identitaires. Dans le cas spécifique de cette pièce, les locutrices parviennent, à travers leur parole, à modifier les données préalables liées à leur statut et aux représentations dominantes. Cela se produit grâce à un véritable retravail de l’ethos, qui s’exerce et sur une image collective et sur des images individuelles : si un « je » peut devenir délibérément le représentant d’un groupe social, le « nous » permet la réalisation concrète d’une communauté. L’alternance de ces deux stratégies permet de créer un ethos collectif qui, dans le cas de Le Verfügbar aux enfers, devient exemplaire ; en effet, comme l’affirme Tillion elle-même, ce texte n’est rien d’autre qu’une « blague collective45 ».

Notes

1 Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 9.

2 Voir notamment Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972 ; Id., Le Dire et le Dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984 ; Id., Logiques, structures, énonciation, Paris, Éditions de Minuit, 1989.

3 Voir notamment Dominique Maingueneau, « Ethos, scénographie, incorporation », dans Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, dir. Ruth Amossy, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 75-100 ; Id., « Problèmes d’ethos », Pratiques, no 113, 2002, p. 55-68 ; Id., « L’éthos : un articulateur », COnTEXTES [En ligne], 2013 ; Id. « Retour critique sur l’ethos », Langage et société, 149 : 3, 2014, p. 31-48 ; Id., L’Ethos en analyse du discours, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia, 2022.

4 Dominique Maingueneau, « Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire », dans Posture d’auteurs : du Moyen Âge à la modernité, dir. Jérôme Meizoz, Jean-Claude Mühlethaler, Delphine Burghgraeve, Fabula / Les colloques, URL : http://www.fabula.org/colloques/document2424.php, page consultée le 13 mai 2025.

5 Voir Frédérique Woerther, L’Èthos aristotélicien, Paris, Vrin, 2007.

6 Dominique Maingueneau, « L’énonciation philosophique comme institution discursive », Langages, 29ᵉ année, no 119 : « L’analyse du discours philosophique », 1995, p. 40-62, ici p. 57.

7 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications, no 16 : « Recherches rhétoriques », 1970, p. 172-223, ici p. 212.

8 Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communications, Paris, Armand Colin, 2021, p. 70.

9 Ibid., p. 70-71.

10 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Éditions Sociales, p. 226.

11 Ibid., p. 227.

12 Voir Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communications, op. cit., p. 124-127.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 85-104.

15 Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux enfers, Paris, Éditions Points, 2007 [2005].

16 Voir Dominique Maingueneau Analyser les textes de communications, op. cit., p. 59-65.

17 En 1946, Germaine Tillion publie ses notes dans À la recherche de la vérité, texte inclus dans l’ouvrage Ravensbrück, qui sera enrichi de deux autres versions en 1973 et 1988.

18 Claire Andrieu, « Introduction », dans Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 15.

19 Voir Antonietta Bivona, « “Survivre, notre ultime sabotage” : la deportazione femminile nelle pièces di Germaine Tillion e Charlotte Delbo », Comparatistica, no 1, 2022, p. 115-128.

20 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 2009, p. 36.

21 Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010, p. 109.

22 Germaine Tillion, Une opèrette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux enfers, op. cit., p. 31.

23 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », art. cité, p. 212.

24 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 2006 [1973], p. 29.

25 Ariane Laroux, Déjeuners chez Germaine Tillion, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008, p. 56.

26 Claire Mestre, Marie Rose Moro, « Une pensée et un engagement. Entretien avec Germaine Tillion », L’Autre, no 5, 2004/1, p. 7-28, ici p. 20.

27 Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux enfers, op. cit., p. 31-32.

28 Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, op. cit., p. 211.

29 Ibid.

30 Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 29.

31 Ibid., p. 40.

32 Ibid., p. 48.

33 Voir Dominique Maingueneau Analyser les textes de communications, op. cit., p. 75-76.

34 Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 49.

35 Ibid., p. 47.

36 Charlotte Delbo, Qui rapportera ces paroles ? et autres écrits inédits, Paris, Fayard, 2013. Sur le sujet, voir notamment Catherine Douzou, Jean-Paul Dufiet (dir.), Charlotte Delbo. Un témoin écrivain et dramaturge, Labirinti 162, Trento, 2016 ; Christiane Page (dir.), Charlotte Delbo, Œuvre et engagements, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; Nicole Thatcher, Charlotte Delbo : une voix singulière. Mémoire, témoignage et littérature, Paris, L’Harmattan, 2003.

37 Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück. Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 29.

38 Ibid., p. 29-30.

39 Patrick Charaudeau, Identités sociales, identités culturelles et compétences, dans Hommage à Paul Miclau, 2006, consulté sur le site Patrick Charaudeau. URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Identites-sociales-identites-culturelles-et-competences.html, page consultée le 13 mai 2025.

40 Ibid.

41 Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, op. cit., p. 46.

42 « Les imaginaires sont engendrés par les discours qui circulent dans les groupes sociaux, s’organisant en systèmes de pensée cohérents créateurs de valeurs, jouant le rôle de justification de l’action sociale et se déposant dans la mémoire collective » (Patrick Charaudeau, « Les stéréotypes, c’est bien, les imaginaires, c’est mieux », dans Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mise en scène, dir. Henri Boyer, t. IV : Langue(s), Discours, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 85).

43 Voir Catherine Douzou, Jean-Paul Dufiet (dir.), Charlotte Delbo. Un témoin écrivain et dramaturge, op. cit. ; Antonietta Bivona, « “Survivre, notre ultime sabotage” : la deportazione femminile nelle pièces di Germaine Tillion e Charlotte Delbo », art. cité ; Antonietta Bivona, Pratiche discorsive della Shoah. Tillion, Delbo, De Gaulle Anthonioz, Duras, Le Forme e la Storia, no 2, 2023, p. 137-151.

44 Voir notamment Dominique Maingueneau, « Problèmes d’éthos », Pratiques, nos 113-114, 2002, p. 55-67 ; Dominique Maingueneau, « Retour critique sur l’éthos », Langage et société, 149/3, 2014, p. 31-48 ; Ruggero Druetta, Paola Paissa, « Éthos discursif, éthos préalable et postures énonciatives », Corela [En ligne], HS-32 | 2020, DOI : https://doi.org/10.4000/corela.12457, page consultée le 13 mai 2025.

45 Claire Mestre, Marie Rose Moro, « Une pensée et un engagement. Entretien avec Germaine Tillion », art. cité, p. 20.

Pour citer ce document

Antonietta Bivona, « Ethos collectif et constructions discursives de l’identité féminine dans l’opérette Le Verfügbar aux enfers » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1998.html.

Quelques mots à propos de :  Antonietta Bivona

Università degli Studi di Enna
Antonietta Bivona est chercheuse en linguistique et littérature française à l’Université d’Enna, où elle enseigne dans les programmes de licence et de master. Ses domaines de recherche sont l’analyse linguistique et rhétorique des textes dramatiques, l’analyse du discours, en particulier du dialogue littéraire et théâtral, la sémiotique de la traduction et la phraséologie. Ses dernières publications comprennent : Tradurre il francese dei testi teatrali della Shoah: questioni ritmiche, sintattiche e lessicali (2024) ; « L’art d’être jolie » : rhétorique de l’éros dans la presse française de la Belle Époque (2024) ; Pratiche discorsive della Shoah. Tillion, Delbo, De Gaulle Anthonioz e Duras (2023) ; « Donner de grands coups d’aile imbéciles » ou traduire le théâtre à l’écran (2023) ; « S’aimer sans le dégout, ce n’est pas s’aimer » : entre lexique de l’éros et lexique de la haine dans Les Serviteurs de Jean-Luc Lagarce et Les Bonnes de Jean Genet (2023). Elle est membre du comité de rédaction de la revue Comparatistica.