« Je la soupçonne d’être l’artiste du ménage » : Julia Daudet, collaboratrice dissimulée d’Alphonse Daudet
Anissa Guiot
1Tandis que cette journée d’étude interroge la dialectique entre la dissimulation et la monstration de la collaboration des autrices, le cas de la collaboration entre Julia Daudet, née Allard, et son mari Alphonse Daudet, pose davantage la question de la dissimulation de la collaboration que celle de sa monstration. Si Julia Daudet participe activement à l’écriture de nombreux ouvrages de son mari, sa signature n’apparaît sur aucune des œuvres en question. Pourtant, dans la seconde moitié du xixe siècle, au moment où Julia Daudet collabore avec son mari, de grandes figures de collaborateurs ont légitimé la pratique. La collaboration n’est plus seulement une affaire d’industrialisation de la littérature, mais la condition d’un style, voire d’une poétique, comme c’est le cas chez les frères Goncourt.
2La dissimulation de cette collaboration est le premier point qui sera abordé dans cet article. Il conduit à se poser la question suivante : le cas de Julia Daudet et de sa dissimulation est-il isolé ou permet-il d’éclairer une constante s’agissant de la collaboration des autrices, a fortiori à l’œuvre de leur mari ? Un autre élément est intéressant, et il découle immédiatement du premier. Il s’agit du refus, par Julia Daudet elle-même, de l’auctorialité sur ces œuvres. Nous verrons que ce refus s’exprime de différentes manières chez l’autrice, et qu’il est immédiatement lié à sa condition de femme mariée. Il est pertinent dans ce cas de mettre en rapport la production littéraire en collaboration de Julia Daudet et la production signée par elle seule. Dans le second cas, l’auctorialité est parfaitement assumée ; Julia Daudet ne fait pas le choix d’un pseudonyme mais d’une signature qui signale son statut de femme mariée : Madame Alphonse Daudet. Enfin, et c’est un élément central pour comprendre la pratique et les enjeux de cette collaboration, il est à noter qu’il s’agit d’une collaboration conjugale. À la suite des travaux d’Esther Demoulin sur Sartre et Beauvoir cités par Claire Ducournau dans un article paru dans le trente-troisième numéro de la revue COnTEXTES, il s’agira donc de considérer les mécanismes propres au « couple littéraire », pris entre « les “injonctions de la fusion amoureuse” et l’exigence de singularisation propre au champ littéraire1 ». Cet article sera alors l’occasion de s’interroger sur la manière dont la collaboration littéraire dans le cadre du mariage est vue comme faisant partie intégrante, ou découlant naturellement, de la relation entre époux. En effet, dans son étude intitulée L’Amour, parue en 1859, Michelet2 présentait le soutien que la femme, qu’il qualifie de « précieux associé », pouvait apporter à l’homme, comme l’un des plus grands bénéfices du mariage :
Le mariage varie à l’infini selon le mari. Dans certaines professions, la femme est collaboratrice, par exemple, dans le commerce. Dans d’autres, comme dans les arts, elle assiste et elle inspire, s’associe de la pensée. Enfin, dans les plus pénibles, les carrières d’hommes d’action, d’hommes d’affaires, elle est la confidente naturelle et la seule possible, le soutien moral, la consolation. Si tu ne la négliges point, si tu la tiens au courant, si tu établis avec elle une communication complète, tu verras combien la personne qu’en certaines professions on croit inutile y prête au contraire de la force3.
3Enfin, le propos de cet article part du constat d’un important paradoxe. La collaboration de Julia Daudet aux œuvres de son mari ne fait aucun doute. Plusieurs communications et articles ont été consacrés à cette question, notamment par Anne-Simone Dufief, Roger Ripoll et Margot Irvine4. Pourtant, le nom de Julia Daudet ne figure, encore aujourd’hui, sur aucun des ouvrages dont on sait pourtant avec exactitude, grâce aux manuscrits, la part qu’elle y a apportée. Deux éléments expliquent ce paradoxe, et c’est ce qui fera l’objet de cet article : la valeur accordée à l’œuvre et à la figure auctoriale d’Alphonse Daudet et l’attitude de Julia Daudet elle-même, qui permettent d’éclairer la position et les possibilités des femmes, en tant qu’autrices et en tant qu’épouses, à la fin du xixe siècle.
Une collaboration conjugale reconnue mais dissimulée
4Le rapport d’Alphonse Daudet à la collaboration littéraire est lui-même paradoxal. À en croire ce qu’il déclare au Journal officiel le 31 août 1874, si elle est un bon moyen de « faciliter les commencements », elle « est et sera toujours une infériorité, quand on songe à tout ce que deux esprits doivent perdre d’indépendance et d’accent pour arriver à se confondre sans se heurter ni s’amoindrir5 ». Difficile alors de croire que cet homme a écrit la majeure partie de son œuvre en collaboration, comme l’indiquent les pages du Dictionnaire Daudet consacrées à cette question6. Dans son article sur le rôle des collaborateurs dans la carrière d’Alphonse Daudet, Murray Sachs explique que « There seems to have been no period in his literary career when he felt secure enough in his art to work without the presence of some collaborator », qu’il s’agisse de co-auteurs à proprement parler ou d’autres personnes apportant leur soutien d’une autre manière. C’est le cas par exemple de son frère aîné, Ernest Daudet, qui joue le rôle de critique et se charge de lancer sa carrière à Paris par la publication de son recueil de poèmes Les Amoureuses7 en 1858. S’agissant de collaborations littéraires véritables, sans considérer pour l’instant les œuvres écrites avec son épouse, ses premières pièces de théâtre furent écrites avec Lépine ; les adaptations de ses romans pour le théâtre avec des collaborateurs plus ou moins oubliés : Belot, d’Elzéar, de Lafontaine et Léon Hennique. La première série des Lettres de mon moulin, sur lesquelles nous reviendrons dans cet article, a été écrite en grande partie avec Paul Arène et il est probable que le frère de Julia Daudet, Léon Allard, soit intervenu dans l’écriture de Port-Tarascon.
5Julia Daudet mène elle-même une carrière littéraire en parallèle de celle de son mari, et elle la poursuivra après la mort de ce dernier. Issue d’une famille de poètes – ses parents, Jules et Léonide Allard, publient et signent ensemble un recueil de poèmes intitulé Les Marges de la vie en 18578 –, elle fait paraître ses premiers essais poétiques à l’âge de dix-sept ans, sous le pseudonyme de Marguerite Tournay9. À partir de 1878, elle publie plusieurs ouvrages autobiographiques et de nombreux poèmes, qu’elle signe tous du même nom d’auteur : Madame Alphonse Daudet. On suppose que sa collaboration aux œuvres de son mari débute d’abord occasionnellement aux alentours de 1868, qu’elle devient systématique à partir de 1871, qu’elle diminue à partir de la rédaction de Sapho, paru en 1884, et qu’elle reprend et se poursuit jusqu’à la mort de son mari en 1897.
6Si aujourd’hui la collaboration entre les deux époux ne fait aucun doute, il n’en était pas de même au moment de sa réalisation. L’histoire de la révélation de cette collaboration est une histoire en deux temps. En premier lieu, nous disposons de témoignages de quelques intimes de l’époque, Goncourt, Zola ou encore Henry Céard ainsi que de la famille Daudet elle-même : les deux époux et leurs fils Léon et Lucien Daudet. Un incident, celui du vol des manuscrits des Lettres de mon moulin par le précepteur de Lucien Daudet offre lui aussi un éclairage conséquent. Le second temps important dans la révélation de la collaboration littéraire entre Alphonse et Julia Daudet est celui du procès qui en 1963 et 1964 opposa les héritiers de la famille Daudet aux éditions Fasquelle et Flammarion.
7Le premier témoin privilégié de cette collaboration conjugale est Edmond de Goncourt, qui lui-même a réalisé une grande partie de son œuvre en collaboration avec son frère Jules de Goncourt, dans plusieurs genres différents. La lecture du Journal des Goncourt et de la correspondance entre Edmond de Goncourt et les Daudet renseigne sur deux choses : d’abord sur la manière dont Edmond de Goncourt est passé du doute à la certitude s’agissant de la collaboration des deux époux ; ensuite sur la manière dont était considérée à l’époque la production littéraire féminine.
8En effet, lorsque dans la préface de son roman La Faustin Edmond de Goncourt appelle de ses vœux la « collaboration féminine », ce n’est pas pour la qualité littéraire de leurs textes, mais pour leur valeur documentaire :
[…] je veux faire un roman qui sera simplement une étude psychologique et physiologique de jeune fille, grandie et élevée dans la serre chaude d’une capitale, un roman bâti sur des documents humains. Eh bien, au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes, manquent, manquent… de la collaboration féminine – et je serais désireux de l’avoir, cette collaboration, et non d’une seule femme, mais d’un très grand nombre10.
9Ces documents humains, Julia Daudet lui en fournira une partie, indirectement et peut-être malgré elle, avec la parution de son Enfance d’une parisienne11.
10C’est peut-être sa pratique personnelle de la collaboration qui fait se demander à Edmond de Goncourt, dès 1874 – alors qu’il ne fréquente assidument les Daudet que depuis 1873 – si Julia Daudet ne participe pas à l’œuvre de son mari. On peut lire dans le Journal, à la date du 5 juin 1874 :
Hier, Alphonse Daudet est venu déjeuner avec sa femme chez moi. Un ménage qui ressemble un peu à celui que je faisais avec mon frère : la femme écrit et je la soupçonne d’être l’artiste du ménage12.
11Virginie Pouzet-Duzer, dans un article paru en 2011 et intitulé « Madame Daudet, ou l’époux fait masque13 », note la différence entre cette inscription sur le moment en 1874 et sa variante au moment de la publication du cinquième tome du Journal en 1891. Y apparaît cette version amendée : « Un ménage qui ressemble à celui que je faisais avec mon frère. La femme écrit, et j’ai lieu de la soupçonner d’être un artiste en style14. » L’idée de la participation de Julia Daudet à l’œuvre commune n’apparaît plus, de même que la mise en concurrence avec son mari. Pourtant, en 1891, Edmond de Goncourt est bien au fait de la collaboration entre Julia Daudet et son mari. Au bas d’une lettre adressée à Julia Daudet le 5 août 1880, il écrit en effet : « Et là-dessus j’embrasse mon petit Daudet sur les deux joues et son collaborateur sur les deux mains15. »
12Au-delà de la perspicacité de la première remarque, ce jugement d’Edmond de Goncourt sur la nature « artiste » de Julia Daudet peut surprendre sous la plume de celui qui considère, comme le dit Margot Irvine, que « le texte d’une femme ne peut pas être une œuvre d’art en soi, qu’il est surtout un “document humain”16 ». Le 18 juin 1887, le même compliment réapparaît pourtant dans le Journal : « Mme Daudet me lit des fragments de son livre : Mères et enfants17. C’est vraiment une grande artiste18. »
13Edmond de Goncourt est en effet un lecteur attentif des œuvres de Julia Daudet et il l’encourage à les écrire dès 1874 :
Là-dessus, Daudet se laisse aller à me parler des vers, de la prose de sa femme, d’une certaine description de mur. Elle veut bien me la lire : ce mur est merveilleusement décrit, mais c’est fait de ressouvenirs de nous tous. Le mur est suivi d’une pièce de vers, où des fils dispersés d’un col, qu’elle vient de broder en plein air, la poétesse imagine un nid fait par les oiseaux du jardin. Cela, une femme seule pouvait le faire ; cela est bien à elle, et je l’engage à écrire un volume, où sa seule préoccupation soit de faire une œuvre de femme19.
14La distinction entre une œuvre féminine et une œuvre masculine, qui est un lieu commun de l’époque, est claire. Si Julia Daudet se trouve digne de l’admiration de Goncourt, c’est qu’elle ne prétend pas écrire au-delà de son sexe. Dans l’ouvrage Sapho20, auquel il sait que Julia Daudet ne collabore presque pas, Edmond de Goncourt salue le retour chez son ami du « talent de mâle21 ».
15L’attitude d’Edmond de Goncourt vis-à-vis de Julia Daudet est donc paradoxale : s’il salue à maintes reprises son talent, il n’y voit que le résultat de l’influence, des conseils et de l’accompagnement d’Alphonse Daudet. Dans une lettre datée de 1877, Edmond de Goncourt salue le « style original » que Julia Daudet « a su attraper aux côtés du gentil mari22 ». La correspondance entre Goncourt et les Daudet illustre la manière dont les deux hommes occupent peu à peu une figure de guide à son égard, comme l’indiquent ces quelques mots que Julia Daudet adresse à Goncourt : « Comme j’aurais désiré vos conseils, votre avis, une idée de titre. Il y a bien des moments où je ne travaille que pour ce qu’Alphonse et vous-mêmes en penserez23. » Ainsi que le résume Anne-Simone Dufief, les deux hommes l’enjoignent à « se placer du point de vue féminin24 » et Julia Daudet elle-même « réfléchit beaucoup sur la spécificité de la littérature féminine25 ».
16Edmond de Goncourt n’est pas le seul à soupçonner ou à connaître l’existence de cette collaboration conjugale. Dans un article publié dans Le Gaulois qu’Henry Céard consacre à « Madame Alphonse Daudet », celui-ci mentionne son « talent si volontairement silencieux26 » et le secret autour de la collaboration conjugale. Son propos débute par l’évocation d’une dédicace qu’Alphonse Daudet fait figurer dans une poignée de volumes seulement, envoyés à des amis choisis, lors de la parution de son ouvrage Le Nabab27 en 1877. Comme l’illustrent les manuscrits consultables en ligne sur le site Gallica28, c’est probablement l’ouvrage pour lequel la participation de Julia Daudet fut la plus grande. À la première page du Nabab, ces quelques privilégiés pouvaient lire la dédicace suivante : « Au collaborateur discret et infatigable, à ma bien aimée Julia Daudet j’offre avec un grand merci de tendresse reconnaissante ce livre qui lui doit tant29 ». Cette dédicace, selon Henry Céard, « toute à la gloire domestique et littéraire de celle qui en recevait l’hommage […] ne surprenait personne des familiers de Champrosay, des invités ordinaires du grand appartement du Marais30 ».
17Visiblement parfaitement connue de certains contemporains, la collaboration littéraire de Julia Daudet à l’œuvre de son mari n’en a pas moins été sans cesse relativisée. Théodore de Banville et Émile Zola constatent une simple influence de Julia Daudet sur les habitudes de son mari : « Peu d’hommes ont été façonnés par sa femme autant que lui… Elle le force à se lever à sept heures au lieu de onze31 », dit le premier, « Il passe de la bohème folle à une période de maturité de production réglée32 », résume le second. Dans l’un de ses récits autobiographiques, Léon Daudet réduit quant à lui le travail de sa mère à quelques « corrections » et « ajustements » :
Mes souvenirs d’enfance me montrent mon père et ma mère travaillant à deux tables juxtaposées, lui écrivant la tête inclinée, sa pipe à côté de lui […]. Je portais la copie de l’un à l’autre, ma mère, très lettrée et bon écrivain elle-même, corrigeant-ci, ajustant là, comme elle l’a modestement raconté un jour. Mais ce ne fut pas chez elle une fantaisie éphémère, ce fut une habitude et dont on retrouve trace dans tous les manuscrits heureusement conservés33.
18Mais la collaboration de Julia Daudet à l’œuvre de son mari est d’abord et surtout relativisée par elle-même, comme c’est par ailleurs souvent le cas dans le cadre de collaborations conjugales. Dans ses Fragments d’un livre inédit, sans indiquer précisément que c’est d’elle et de son mari dont elle parle, elle résume ainsi sa part dans le travail commun :
Notre collaboration ? Un éventail japonais. D’un côté le sujet, personnages, atmosphère ; de l’autre, des brindilles, des pétales de fleurs, la mince continuation d’une branchette, ce qui reste de couleur et ou de piqûre d’or, au pinceau du peintre. Et c’est moi qui fais ce travail menu avec la préoccupation du dessin et que mes cigognes envolées prolongent bien le paysage d’hiver, ou la presse verte au creux brun de bambou, le printemps étalé sur la feuille principale34.
19En d’autres termes, le plus gros du travail est attribué à son mari, les menus détails à elle-même. Malgré la réalisation de sa propre production littéraire, Julia Daudet, dont le mari disait qu’elle était « si peu femme de lettres35 », travaille elle-même à ne pas être considérée comme telle. Peut-être est-ce ce qui explique que Julia Daudet ne soit jamais considérée comme un membre à part entière du champ littéraire, encore moins comme une concurrente possible. Un événement particulier, le vol de certains manuscrits des Lettres de mon moulin, sur lequel nous reviendrons ensuite, illustre bien la manière dont sa participation à l’œuvre de son mari est considérée comme insignifiante, à l’inverse d’une collaboration masculine.
20En novembre 1883, dans son hebdomadaire intitulé Les Grimaces, Octave Mirbeau réduit le talent d’Alphonse Daudet à un « talent pillard et gascon qui s’en va, grapillant un peu partout, à droite, à gauche, à Zola, à Goncourt, à Dickens, aux poètes provençaux ». Il va plus loin cependant et, prétendant « dire carrément tout haut ce que tout le monde dit tout bas », il accuse Daudet de ne pas être l’auteur des Lettres de mon moulin, affirmant que « On sait aujourd’hui que ce délicieux recueil de contes provençaux est de M. Paul Arène36 ». Dans un article du Gil Blas paru le 16 décembre 1883, ce dernier prend la défense de Daudet :
[…] puisque, en notre siècle enragé d’exacts documents, il faut mettre les points sur les I et parler par chiffres, établissons, une fois pour toutes et pour n’en plus jamais parler, qu’en effet, sur les vingt-trois nouvelles conservées dans ton édition définitive, la moitié à peu près fut écrite par nous deux, assis à la même table, autour d’une unique écritoire, joyeusement et fraternellement, en essayant chacun sa phrase avant de la coucher sur le papier37.
21L’affaire qui devait être réglée est réveillée quelques années plus tard, en 1889, quand le bruit court que des manuscrits des Lettres de mon moulin ont été dérobés à Daudet. Le coupable est un certain Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, de son vrai nom Louis-Édouard-Léon Pilate, précepteur du jeune Lucien Daudet, qui, pour répondre à un besoin d’argent, vend à un collectionneur les papiers trouvés lors d’une promenade dans le parc de Champrosay. Le jeune homme est immédiatement congédié, mais Alphonse Daudet récupère les manuscrits incriminés sans que rien ne paraisse dans les journaux. Dans une lettre adressée à Gabriel Randon, Brinn’Gaubast justifie ainsi la colère de son ancien protecteur :
La grande colère de Daudet a eu des causes que je comprends ; elles sont multiples, et la principale réside en ceci : qu’on lui a contesté la paternité des Lettres de mon Moulin ; que les brouillons (non des manuscrits) de cet ouvrage se trouvèrent au nombre des autographes vendus, et que précisément il s’y trouve beaucoup de l’écriture de sa femme. Sa femme n’est pas Paul Arène, mais des malveillants et ignorants peuvent tirer parti de cette dissemblance d’écritures si le cahier leur vient dans les mains38.
22En précisant que Julia Daudet « n’est pas Paul Arène », et que le scandale aurait pu naître non pas de la découverte de son écriture sur les manuscrits de son mari mais de la découverte de deux écritures distinctes dont l’une n’aurait pas été identifiée, Brinn’Gaubast semble laisser à penser que la participation de Julia Daudet à l’œuvre d’Alphonse Daudet ne représente aucun intérêt.
23L’issue du procès qui entre 1963 et 1964 oppose les héritiers des Daudet aux éditions Fasquelle et Flammarion ne dit pas autre chose. Afin de continuer à prétendre à des droits d’auteur, la famille demande que soit reconnue la participation de Julia Daudet, décédée quarante-sept années après son mari, à l’œuvre d’Alphonse Daudet. Les analyses graphologiques – qui sont consultables sur le site Richelieu de la BNF – sont sans conteste : Julia Daudet a activement participé à l’écriture de Jack, Les Rois en exil, Tartarin sur les Alpes, Sapho, l’Immortel, la Petite Paroisse, l’Évangéliste et du Nabab et de Robert Helmont ainsi qu’à un grand nombre des Contes du lundi et à plusieurs des Lettres de mon moulin, selon un protocole d’écriture et un partage des tâches précis et régulier, résumé ainsi par Roger Ripoll en 2012 :
[Le] domaine dans lequel [la collaboration de Julia Daudet] s’exerce est assez nettement circonscrit : tout ce qui est conception du sujet, invention de l’intrigue, création des personnages, établissement de plans, lui échappe. Mais Julia Daudet participe activement à la rédaction, soit qu’elle effectue des corrections stylistiques, soit qu’elle enrichisse le récit par des trouvailles personnelles. La forme que présentent les textes, et en particulier les textes des romans, dépend donc largement de ses interventions. Il serait impossible de l’ignorer 39.
24Pourtant, en 1963 et 1964, le procès est perdu pour les héritiers, et, comme nous l’indiquions en préambule de cet article, le nom de Julia Daudet n’apparaît sur aucune des éditions des œuvres auxquelles elle a participé. L’argument en faveur de cette dissimulation est alors que Julia Daudet, de son vivant, n’a jamais réclamé de droit sur ces œuvres ni revendiqué sa part dans leur paternité :
Si, [dit l’arrêt] comme le soutiennent les appelants, la consécration publique de cette adorable collaboration, loin d’altérer l’éclat de la personnalité et de la mémoire d’Alphonse Daudet ne faisait qu’en accroître le rayonnement par la manifestation de l’extraordinaire union d’esprit et de talent littéraire des deux époux, en parfaite harmonie conjugale jusque dans le domaine de l’art, il n’en demeure pas moins que, dépositaires de la volonté de l’auteur, les consorts de Daudet ne peuvent être autorisés à la trahir en faisant sortir chacun des deux époux de la mission qu’ils se sont donnés l’un à l’autre : à lui qui n’eût pas dérobé la gloire de sa femme en s’attribuant la seule paternité de l’œuvre, à elle qui a voulu demeurer fidèle à son rôle d’aide discrète mais irremplaçable40 […].
Conclusion
25Le rapport à l’auctorialité de Julia Daudet n’est pas sans ambiguïté. Si elle compose du vivant de son mari et jusqu’à la fin de sa propre vie une œuvre relativement conséquente, bien qu’oubliée, en signant « Madame Alphonse Daudet », en plus de se placer sous l’égide perpétuelle de son mari, elle occupe une place singulière dans le champ littéraire féminin de la fin du xixe siècle. En effet, selon Allison Finch, rares étaient les femmes, à cette époque, qui choisissaient de se cacher derrière des initiales masculines, ou derrière le nom de leur époux41. En gardant le silence sur sa participation à l’œuvre commune – c’est elle qui refuse la publication de la dédicace du Nabab évoquée par Céard – et en signant du nom de son mari, Julia Daudet fait le choix jusqu’à sa mort en 1944 de rester dans l’ombre de celui-ci. Tout en profitant de sa position en tant que jury au prix Femina-Vie heureuse pour promouvoir des œuvres de femmes, elle participe du mythe qui se développe au tout début du xxe siècle autour des « ménages d’artiste » dans lesquels la femme est à la fois « compagne d’âme42 » et collaboratrice naturelle et anonyme de son mari43.
26La collaboration littéraire de Julia Daudet et Alphonse Daudet, si elle n’était pas connue du grand public, ne semble pas non plus avoir été un secret que les deux époux auraient tenu à garder et protéger. Il apparaît plutôt que la participation de Julia Daudet à l’œuvre de son mari n’ait pas été considérée comme un acte d’autrice, mais comme une « disposition », dans le sens bourdieusien, d’épouse ; disponible, discrète, et bénévole, elle est bien le « précieux associé » dont parlait Michelet.
1 Claire Ducournau, « Le couple littéraire comme unité d’analyse croisée », COnTEXTES [En ligne], no 33, 2023.
2 À propos de la pratique de la collaboration chez Michelet, en particulier avec les femmes, y compris Athénaïs Michelet (née Mialaret), son épouse, voir entre autres : François Marotin, « Michelet et les femmes de lettres », dans Femmes de lettres au xixe siècle : Autour de Louise Colet, dir. Roger Bellet, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Littérature & idéologies », 1982, p. 283-300.
3 Jules Michelet, L’Amour, Paris, Hachette et Cie, 1859, p. 439.
4 Voir entre autres : Anne-Simone Dufief et Roger Ripoll, « Dans les coulisses de la création. Daudet au travail », conférence présentée à Fontvieille le 12 mai 2012, dans Le Petit chose : Revue de l’association des amis d’Alphonse Daudet, no 101 : « Alphonse Daudet et les femmes », 2012, p. 191-214 ; Margot Irvine « Spousal Collaborations in Naturalist Fiction and in Practice », dans Nineteenth-Century French Studies, vol. 37, nos 1-2, fall-winter 2008-2009, p. 67-80 ou encore « “…et je serais désireux de l’avoir, cette collaboration féminine”. Goncourt, Daudet, Bonnetain et la collaboration littéraire des femmes », dans La Littérature en bas-bleus, tome III, Romancières en France de 1870 à 1914, dir. Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 39-48 ; Roger Ripoll, « Julia Daudet, collaboratrice de son mari », Le Petit Chose : Revue de l’association des amis d’Alphonse Daudet, no 101, 2012, p. 61-73.
5 Alphonse Daudet, « De la collaboration », Journal officiel de la République française, 31 août 1874, p. 6-8, ici p. 6 et 8.
6 Anne-Simone Dufief, Gabrielle Melison-Hirchwald et Roger Ripoll (dir.), « Collaboration » dans Dictionnaire Alphonse Daudet, Paris, Honoré Champion, coll. « Dictionnaires et références », 2019, p. 93-95.
7 Alphonse Daudet, Les Amoureuses, Paris, Jules Tardieu, 1858.
8 Jules et Léonide Allard, Les Marges de la vie, Paris, Michel Lévy frères, 1857.
9 Voir Alphonse Séché, « Madame Alphonse Daudet », Les Muses françaises, Paris, Louis Michaud, 1908, vol. 2, p. 54-58.
10 Edmond de Goncourt, Œuvres complètes. Œuvres romanesques, sous la direction d’Alain Montandon, t. X, La Faustin, édition critique par Roberta De Felici, Paris, Honoré Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018, p. 78.
11 Julia Daudet, L’Enfance d’une parisienne, Paris, Charavay frères, 1883.
12 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t. II, 1866-1886, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p 579 (5 juin 1874).
13 Virginie Pouzet-Duzer, « Madame Daudet, ou l’époux fait masque » dans Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1500-1940), dir. Jean-Philippe Beaulieu et Andrea Oberhuber, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « L’École du genre », p. 145-156.
14 Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire, t. V, 1872-1877, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1891, p. 124.
15 Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet, Correspondance, éd. Pierre Dufief avec la collaboration de Anne-Simone Dufief, Paris, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1996, lettre d’Edmond de Goncourt à Julia Daudet, 5 août 1880, p. 78.
16 Margot Irvine, « “On colonise par la femme et non par le fusil” », Viatica [En ligne], no HS2, p. 4.
17 Enfants et mères paraît en 1889. Julia Daudet, Enfants et mères, Paris, Alphonse Lemerre, 1889.
18 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t. III, 1887-1896, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 44 (18 juin 1887).
19 Ibid., t. II, 1866-1886, op. cit., p. 583 (8 juillet 1874).
20 Alphonse Daudet, Sapho. Mœurs parisiennes, Paris, Charpentier et Cie, 1884.
21 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t. III, 1887-1896, op. cit., p. 1078 (27 mai 1884).
22 Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet, Correspondance, op. cit., lettre d’Edmond de Goncourt à Julia Daudet, 29 décembre 1877, p. 52.
23 Ibid., lettre de Julia Daudet à Edmond de Goncourt, 1er mai 1879, p. 68-69.
24 Anne-Simone Dufief, « Julia Daudet à l’école des Goncourt », dans Écrire en artistes des Goncourt à Proust, dir. Pierre-Jean Dufief et Gabrielle Melison-Hirchwald, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2016, p. 49-66, ici p. 57.
25 Ibid., p. 53.
26 Henry Céard, « Mme Alphonse Daudet », Le Gaulois, 19 décembre 1885, p. 4.
27 Alphonse Daudet, Le Nabab, Paris, Charpentier, 1877.
28 URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550070880.
29 Henry Céard, « Mme Alphonse Daudet », art. cité, p. 4.
30 Ibid.
31 Cité par Serge Bianchi dans son chapitre « Un couple d’écrivains au travail » dans Julia et Alphonse Daudet à Draveil. Un couple d’écrivains à Champrosay, dir. Serge Blanchi, Cercle littéraire et historique de Draveil, 1997, p. 106-107.
32 Ibid.
33 Léon Daudet, Quand vivait mon père, Paris, Grasset, 1940, p. 12-13.
34 Julia Daudet, Fragments d’un livre inédit, Paris, Charavay frères, 1884, p. 33.
35 Alphonse Daudet, Fromont jeune et Risler aîné, « Histoire de mes livres », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1986, p. 1191.
36 Octave Mirbeau, « Coquelin, Daudet et Cie », Les Grimaces, 3 novembre 1883, p. 965.
37 Paul Arène, « Pour un fait personnel », Gil Blas, 16 décembre 1883, p. 1.
38 Lettre de Louis Pilate de Brinn’Gaubast à Randon, 12 janvier 1890, citée par Jean-Jacques Lefrère dans Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, Le Journal inédit de Louis-Pilate de Brinn’Gaubast. Témoignages sur Alphonse Daudet. Document sur l’affaire du vol du manuscrit des Lettres de mon Moulin, Paris, Horay, 1997, p. 47.
39 Roger Ripoll, « Julia Daudet, collaboratrice de son mari », art. cité, p. 73.
40 Cité par Henri de Bonnechose, « Les procès du jour – Le problème des co-auteurs », Revue des Deux Mondes, 1er juin 1965, p. 433.
41 Allison Finch, Women’s Writing in Nineteenth-Century France, Cambridge, Cambridge Université Press, 2000, p. 163.
42 Voir l’article que Charlotte Foucher Zarmanian consacre à cette question. Charlotte Foucher Zarmanian, « Partenariats stratégiques. Réflexions sur le couple d’artistes autour de 1900 », dans Parent-elles. Compagne de, fille de, sœur de… : les femmes artistes au risque de la parentèle, dir. Claire Barbillon, Pascal Faracci, Camille Morineau, Raphaële Martin-Pigalle, Hanna Alkema, Paris, Association AWARE, coll. « Histoire et sciences sociales », 2017, p. 111-123.
43 Voir en particulier : Frantz Jourdain, « Un ménage d’artistes. Monsieur et Madame Albert Besnard », La Vie heureuse, 15 janvier 1904, p. 3-4.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
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Quelques mots à propos de : Anissa Guiot
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229