L’autrice américaine Anna Katharine Green et ses traductrices en français (1885-1910)
Laetitia Gonon
1Anna Katharine Green (1846-1935) est l’une des premières femmes à avoir écrit des romans policiers – une quarantaine, en plus d’une trentaine de nouvelles policières1. Fille d’un avocat new-yorkais, diplômée d’une université féminine du Vermont, elle est considérée par la critique anglo-saxonne comme une autrice de premier plan dans le champ du récit policier2. Elle reste peu connue aujourd’hui, alors que ses romans sont parmi les premiers romans policiers « archaïques3 » édités en France.
[p]our signer ses œuvres, la femme auteur se doit d’endosser le nom de son père ou celui de son mari. L’accord du mari est légalement nécessaire. La loi lui reconnaît par ailleurs le droit de saisir l’argent gagné par sa femme, notamment les revenus de ses publications6.
3Réfléchir sur les pratiques d’écriture des autrices, c’est donc aussi exhumer tous les indices dissimulés et perdus pour tenter de restituer la réalité d’un travail à l’époque déjà presque invisible, car invisibilisé7. La collaboration que je vais évoquer n’est par ailleurs pas une collaboration au sens strict, puisqu’elle est largement différée dans le temps : il n’y a pas d’écriture simultanée à quatre mains, de répartition et d’allers-retours. Ce sont des pratiques d’écriture bien distinctes (écrire / traduire un roman), et par ailleurs non concertées. Mais, selon le sens large de collaboration, il y a bien participation à l’élaboration d’une œuvre commune, celle qui paraît en français. De même, la question de la co-auctorialité se pose – le traducteur étant un « auteur second » ou un « réécrivain8 » –, ainsi que celle de la dissimulation, voire de la dissolution, de l’identité féminine, du fait non pas de l’autrice et de ses traductrices, mais des pratiques éditoriales du temps.
4Je présenterai d’abord rapidement les deux traductrices, Marie Darcey et Jeanne Heywood : cela permettra de mieux comprendre ensuite comment l’auctorialité, celle de Green, est souvent transférée à ses traductrices, du point de vue éditorial, et comment elle peut aussi se résorber tout à fait dans l’anonymat. Enfin, je me pencherai sur les traductions proprement dites, pour examiner la question de l’auctorialité d’un point de vue textuel, et interroger les pratiques de traduction de Darcey et Heywood, entre collaboration et appropriation.
Marie Darcey et Jeanne Heywood : deux parcours de traductrices
5Marie Darcey s’appelle en réalité Céline Chaverondier (1859-1925) : j’utiliserai systématiquement son pseudonyme cependant pour la désigner, puisque c’est avec celui-ci qu’elle traduit A. K. Green. Céline Chaverondier a par ailleurs eu bien d’autres noms de plume, et seul celui de Marie Darcey n’est pas recensé dans sa notice de la Bibliothèque nationale de France (aucune œuvre de Marie Darcey n’y étant conservée)9.
6Céline Chaverondier (qui se fait parfois appeler Chaverondier d’Arc) se marie à 18 ans, à Paris, avec un Italien nommé Fiocca, dont elle se sépare rapidement après la naissance d’un enfant10. Elle commence sa carrière de traductrice avec des œuvres de langue anglaise, sans doute à partir des années 1880 : elle signe Marie Darcey et plus tard (Mme) (Jean) Darcy. En 1893, elle épouse Charles Laurent, alors directeur du journal Le Jour11, et publie également sous le nom de Mme Charles Laurent. Lorsque Jean Darcy fait paraître en 1894 chez Ollendorf Le Voyage de la princesse Louli, les journaux – bienveillants avec l’ouvrage – identifient facilement Mme Charles Laurent derrière le pseudonyme12. Puis les époux se séparent, le mariage est annulé13 : l’écrivaine fréquente alors Jean Carrère, qu’elle finit par épouser. En 1905, la « dame Carrère » doit renoncer à utiliser le pseudonyme de Jean Darcy, car elle est attaquée en justice par un autre Jean Darcy – un patronyme véritable –, lui-même journaliste et écrivain, et qui se plaint d’une confusion légitime14.
7Avec Jean Carrère, la femme de lettres s’installe en Italie, à Naples et à Rome : elle a traduit de l’allemand, de l’espagnol, mais surtout de l’italien. Elle signe alors Nelly Carrère, et traduit pour des revues ou directement en volumes. Son salon romain est fréquenté par des diplomates et des artistes, et elle continue à écrire de nombreuses chroniques pour des journaux français et italiens ; elle et son mari travailleront aussi pour le cinéma, dans les années 1920. À la mort de Nelly Carrère, en 1925, les nécrologies soulignent l’importance de son rôle artistique, voire politique, dans les liens entre la France et l’Italie : son nom est alors établi et connu. Mais parmi les multiples pseudonymes antérieurs à 1900 qu’elle a utilisés pour ses divers travaux de plume en France, celui de Marie Darcey, traductrice de l’anglais, est l’un des tout premiers, et sans conteste le plus obscur.
8Jeanne Heywood (1856-1909) a eu une carrière de traductrice plus brève et plus confidentielle15. Née Robellaz, elle épouse Courtney Heywood, un Anglais, professeur agrégé, très engagé pour renforcer la pratique du sport à l’école française, et proche de Pierre de Coubertin16.
9Ils ont trois enfants et se séparent, puis divorcent : Courtney Heywood va enseigner à Londres plusieurs années, tandis que Jeanne Heywood reste à Paris. Elle entame alors une activité de traductrice pour survivre comme femme divorcée (sans doute comme Marie Darcey). On sait qu’elle fréquentait certains salons aristocratiques, et qu’elle dînait souvent avec le cercle de Rodin. Elle a traduit de nombreux romans et nouvelles de l’anglais, pour les journaux et les éditeurs, en particulier pour Hachette, avec qui elle signe un contrat d’édition en 1905 : sur ce dernier est mentionné l’autorisation expresse du mari (sans laquelle le contrat restait impossible), Courtney Heywood17.
10Lorsqu’elle meurt en 1909, Jeanne Heywood laisse de nombreuses traductions en plan, certaines déjà achevées mais non encore publiées. Elles sont alors éditées par son mari sous son nom à elle (si le contrat indiquait « Jeanne ») mais aussi sous son nom à lui, après quelques retouches apportées au texte de sa femme. Et lorsque les traductions de Jeanne Heywood reparaissent dans les années 1930, c’est sous le nom du traducteur Courtney Heywood ou C. Heywood18. Mais même du vivant de Jeanne, le mari apparaissant dans le contrat, et restant maître de l’activité professionnelle de sa femme, et d’autre part les éditeurs étant peu scrupuleux avec cette littérature publiée en série, on trouve parfois des indications contradictoires sur l’auteur ou l’autrice de la traduction, comme le montrent ces deux en-têtes de feuilleton, distants d’à peine 5 jours :
(source gallica.bnf.fr)
11En pareil cas, l’auctorialité de la traductrice s’efface devant la domination civile du mari. Dans ces deux exemples, le nom de l’autrice apparaît lui explicitement, mais il peut être aussi tout à fait ignoré.
Le transfert d’auctorialité
12Je vais me pencher ici sur les effets des protocoles éditoriaux, qui tendent à transférer ou dissimuler l’auctorialité, de la romancière ou de ses traductrices.
13Le premier cas est celui du simple plagiat : en effet, les premières traductions d’A. K. Green en France ne lui sont pas attribuées. La première (du moins identifiée) est même tout à fait anonyme, et il n’y a aucune mention d’auteur : c’est La Main et la Bague (Hand and Ring, 1883), qui paraît en feuilleton en 1884-1885 dans deux journaux. Aucune attribution n’est faite, même après le mot « FIN » le 4 avril 1885. Il est possible que cette traduction anonyme ait été réalisée par Marie Darcey19.
Le Pays, épisode 40 de ce feuilleton anonyme (source : gallica.bnf.fr)
(Source : gallica.bnf.fr)
16Le second cas voit l’auctorialité de la traductrice également ébranlée, même si ce n’est pas par le plagiat : sur le texte traduit interviennent d’autres acteurs anonymes de l’édition, soit tout en bas de la chaîne de production23, soit tout en haut. En bas, on trouve les petites mains, des ouvriers à la ligne qui produisent « un texte brut, qui sera poli par le traducteur24 ». Un critique remet ainsi en cause les compétences linguistiques de « Mme Charles Laurent » au début du xxe siècle, jugeant ses traductions éminemment mauvaises : « cette dame se ferait copieusement “aider” dans son œuvre de traductrice25 ». En plus de ces collaborations invisibles, il faut compter avec le bout de la chaîne de production, les éditeurs et les secrétaires de rédaction des journaux : la maison Hachette était connue par exemple pour sabrer le texte des collections à bas coût26.
17À ces transferts et dissimulations d’auctorialité, et de collaboration de facto, il faut ajouter le paramètre du genre : les femmes n’étaient pas jugées légitimes dans les travaux de plume27 – même la romancière américaine A. K. Green fut accusée de ne pas avoir pu écrire son premier roman28. On a si peu l’habitude de voir les femmes écrire, que Green se retrouve souvent en France renvoyée à un « M. » pour monsieur29. Les traductrices connaissent le même sort : ainsi de cette réclame du Figaro présentant « La Main et la Bague [Tallandier, 1910], un roman anglais, de A.-K. Green, adapté par M. J. Heywood30 ». Mais le roman est américain et le « J. » désigne une femme, par ailleurs déjà morte en 1910. La figure d’auteur, pourtant présente, a rarement été si floue, voire fantomatique – elle est renvoyée par défaut à un prototype, « la figure de l’auteur, davantage standardisée, c’est-à-dire masculinisée, directement liée par ailleurs à la production de romans, genre assurément le plus populaire et le plus rentable31. » Quoi qu’il en soit, les traductions témoignent d’un travail de collaboration, en grande partie non documenté, et c’est la question de la co-auctorialité que je finirai par aborder.
Une œuvre, trois autrices ? Les adaptations de Green par Darcey et Heywood
18Il faut noter que Marie Darcey et Jeanne Heywood ne furent pas que des traductrices : elles ont aussi démarché les maisons d’éditions, les auteurs étrangers, pour présenter leurs œuvres aux éditeurs français et en acquérir les droits32. Cela se traduit, une fois le texte paru en français, par la mention « traduit avec l’autorisation de l’auteur33 ».
19Vu les pratiques très proches du plagiat déjà évoquées pour Marie Darcey, il n’est pas certain qu’elle ait eu à cette époque, pour toutes ses traductions, les mêmes activités « de scout et de packageur34 ». Mais elle les pratique cependant, au début du xxe siècle, comme en atteste un contrat entre Mme Jean Darcy et Hachette, qui explicite d’ailleurs la collaboration avec d’autres ouvriers inconnus de la traduction à la ligne (ici de l’italien) :
Mme Jean Darcy fera exécuter la traduction par des collaborateurs de son choix. Les frais de travail seront rémunérés par MM. Hachette et Cie qui en fixeront le chiffre. Mme Jean Darcy sera tenue de revoir la traduction et de lui donner la forme littéraire la plus soignée35.
20Le texte brut fourni par des anonymes est alors revu, et il peut s’éloigner du texte original : les traductions proposées par Darcey et Heywood se rapprochent en effet souvent plus de l’adaptation.
21Cette dernière peut signifier une adaptation à l’univers culturel de la langue d’arrivée : ainsi dans le sous-titre de X Y Z évoqué plus haut, A Detective Story devient Récit d’un inspecteur de la police de sûreté ; dans Le Diamant volé (The Woman in the Alcove) dix dollars deviennent cinquante francs36, etc. Voici un dernier exemple d’adaptation au lectorat français, pour transposer d’une bonne société à une autre :
Only a small paragraph was devoted to Alfred. In it his temporary engagement to Miss Saxton of Baltimore was mentioned, and a somewhat cruel account given of the way he jilted this young lady on his return to the city37.
Ailleurs, un entrefilet mordant était consacré à Alfred. On y parlait de ses relations intimes avec une famille Montcroix de Versailles, de ses fiançailles, avec la fille de la maison, fiançailles qu’il aurait rompues tout à coup sans raison apparente38.
22Ce faisant, l’adaptation culturelle se double ici d’une adaptation plus large, le texte initial étant légèrement déformé – rien dans la version originale ne fait allusion au « sans raison apparente », par exemple. Ainsi l’adaptation est volontiers considérée comme une traduction plus libre, impliquant des ajouts, des suppressions, des modifications39, et donc souvent considérée négativement (comme une atteinte à l’intégrité du texte original, une contrefaçon) : c’était déjà le cas dans les années 188040.
23De fait, les traductions françaises de l’œuvre de Green dans les années 1880-1910 sont davantage de l’ordre de l’adaptation : si de nombreux passages restent traduits de façon littérale, d’autres sont supprimés (en particulier les paragraphes introspectifs et psychologiques, les dilemmes moraux ou l’expression du sentiment amoureux) ou condensés, parfois détournés41. Heywood traduit plus fidèlement et plus précisément que Darcey, mais comme cette dernière elle supprime beaucoup de texte original – peut-être est-ce aussi le fait des éditeurs de l’époque. Une modification opérée dans Lequel des trois ? laisse cependant penser à un clin d’œil direct de la traductrice, jugeant – à raison – le texte original un peu répétitif. De fait, à ce moment de l’intrigue en langue originale, le narrateur ne cesse de vouloir quitter la maison du crime mais est chaque fois retenu par une nouvelle découverte (je souligne) :
It was a palpable dismissal, and I took it for such, or would have if Miss Meredith, whose attention the word lawyer had seemingly caught, had not honoured me with a look which held me rooted to the spot42.
C’était un congé formel. Je me disposais, pour la dixième fois peut-être, à me retirer, lorsque Mlle Saugey dirigea sur moi un regard qui eut l’effet de me clouer sur place43.
24La raison du regard de la jeune femme, que Green explicite dans la relative explicative soulignée, est supprimée, mais la traductrice ajoute « pour la dixième fois peut-être », ce qui traduit de fait, de façon un peu perfide, le caractère répétitif de cet épisode.
25Outre ces coupes, on trouve fréquemment des ajouts destinés à faire le lien entre les épisodes du feuilleton français44, ou des passages intervertis, les épisodes n’étant pas traduits dans le bon ordre45 : ces modifications du texte peuvent cependant être davantage l’œuvre des éditeurs que des traductrices46.
26Les traductions ne sont pas exemptes de petits contresens, de reformulations hasardeuses ou de menues erreurs, mais certaines modifications peuvent altérer plus profondément l’assignation générique initiale : la dimension mystérieuse et policière, les indices, sont parfois omis ou transformés, affaiblissant l’intrigue ou en réorientant l’interprétation. Les exemples sont légion, mais j’en donnerai un pour chaque traductrice : Marie Darcey, devenue autrice originale de X. Y. Z dans le feuilleton de la Justice, néglige tout à fait l’importance dans la nouvelle initiale du mot-clé counterfeit – soit « contrefait », « contrefaçon » – qui « sert […] d’interface narrative47 », à la fois embrayeur du récit autour de faux-monnayeurs48 et mot de passe par lequel le narrateur peut s’introduire dans les secrets d’une famille (je cite le fin d’une lettre qu’il intercepte) : « The word, by which you will know your friends, is Counterfeit49. » Darcey traduit ce message par : « Le mot, au moyen duquel vous reconnaîtrez vos amis, est Déguisé. » Mais déguisé ne reprend pas contrefaits utilisé auparavant par la traductrice, ni la thématique de la contrefaçon, et la dimension mystérieuse de la nouvelle s’en ressent.
27Dans l’une de ses traductions, Jeanne Heywood livre de son côté un portrait très négatif du personnage d’Alfred, comme pour orienter la culpabilité simplement suggérée par la version originale du roman (car Alfred n’est en réalité pas le meurtrier) :
she let her eye travel slowly on to Alfred, who, biting his lips to keep down the flush which these rapidly succeeding events had called up, did not catch her look, precious as it doubtless would have been to him50.
elle porta les yeux sur le visage d’Alfred. Celui-ci se mordait rageusement les lèvres. On eût dit qu’il était déçu, vexé, de voir ainsi se dissiper les soupçons qui déjà paraissaient devoir se fixer définitivement sur son frère. Dans sa préoccupation, il ne remarqua même pas le regard de commisération de Geneviève et pourtant quelle joie il en eût éprouvée51.
28La version française prête à Alfred des sentiments de colère qui ne sont pas évoqués dans la parution initiale du roman, et qui ne correspondent pas au portrait par ailleurs du personnage. La fin de ce chapitre est également traduite de manière très fantaisiste.
29Heywood supprime en revanche de ce roman les comportements moralement répréhensibles, comme l’ivresse ou les jeux d’argent. Lors du meurtre du patriarche, l’un des trois fils est en train de boire et jouer avec des amis, mais ces occupations sont effacées dans la traduction52, soit par pur souci économique (rentrer dans les colonnes du feuilleton), soit par volonté de moralisation du lectorat (soit les deux).
30Les adaptations de Green témoignent enfin de généralisations synthétiques, tendant à l’aplatissement du style (davantage chez Darcey que chez Heywood), par exemple avec la disparition des figures. On assiste, outre à la compression du propos, à la suppression d’une métaphore très significative dans ce passage (je souligne) :
She was looking straight before her now. Though it seems more or less incredible, she was evidently unconscious of having raised the black banner of suspicion over the heads of her three cousins. But the blank silence which followed her words appeared to give her some idea of what she had done, for with a sudden start and a change in her appearance which startled us all, she threw out her arms with the cry53:
Elle nous regardait maintenant bien en face. Tout à coup elle changea d’expression. Elle étendit les bras en s’écriant54 :
31Le style est également aplati par Darcey dans ce passage (il y en a bien d’autres exemples, le procédé est systématique) :
With an easy smile, therefore, calculated to allay apprehension and awaken confidence, I took my stand among these loungers. But I soon found that I need do nothing to start the wheel of gossip on the subject of the Bensons. It was already going, and that with a force and spirit that almost took my breath away55.
Prenant un air aimable et bon enfant, afin de provoquer la confiance, je me mis à circuler au milieu de ces oisifs. Les Benson faisaient justement les frais de la conversation générale qui était des plus animées56.
32Comme le dirait un critique de l’époque, « Mme Charles Laurent […] coupe […] ce que le texte contient d’original et de spécial57 », ce qui n’est cependant pas l’apanage de Marie Darcey mais se pratique alors communément dans les adaptations destinées à un large lectorat : « les particularités stylistiques de l’original sont le plus souvent gommées58. » Ainsi, d’un point de vue textuel, les deux traductrices semblent bien des co-autrices du texte paraissant en français, mais au détriment de l’auctorialité première, et du style original.
33Adaptatrices d’A. K. Green, Marie Darcey et Jeanne Heywood peuvent être considérées comme des co-autrices du texte paru en français, tant sur le plan éditorial, puisque l’auctorialité leur est parfois totalement transférée, que sur le plan textuel, leurs interventions réaménageant le récit et tendant à l’aplatissement de son style. Cependant cette collaboration différée implique aussi des invisibles de la traduction éditée, dont le travail reste difficile à identifier et quantifier. L’auctorialité des trois femmes tend aussi à se dissoudre dans les parutions périodiques et/ou à bas coût, à une époque où les femmes « ouvrières des lettres » sont souvent invisibilisées, et difficilement traçables au-delà du nom de plume : les pratiques vont dans le sens d’une standardisation du texte, et donc de son anonymisation.
Annexe. Traductions d’Anna Katharine Green par Marie Darcey et Jeanne Heywood
340. La Main et la Bague (Hand and Ring, 1883), feuilleton du Constitutionnel et du Pays, trad. anonyme [Marie Darcey ?], 1884-1885.
1. Le Crime de la 5e avenue (The Leavenworth Case, 1878), trad. Marie Darcey, Ollendorf, 1887.
2. Une étrange disparition (A Strange Disappearance, 1880), trad. Marie Darcey, feuilleton du Journal des débats, 1887.
3. X. Y .Z Récit d’un inspecteur de la police de sûreté., (X Y Z. A Detective Stoy, 1883), trad. Marie Darcey, feuilleton de La Justice, 1888.
4. Le Drame de New-York (nouvelle version du Leavenworth Case, 1878), trad. Marie Darcey, feuilleton du xixe siècle, 1898.
5. Le Diamant volé (The Woman in the Alcove, 1906), trad. Jeanne Heywood, feuilleton de Messidor, 1907, édité chez Hachette sous le titre La Dame au diamant, 1908.
6. Lequel des trois ? (One of my Sons, 1901), trad. Jeanne Heywood, feuilleton de L’Œil de la police, 1908, édité chez Tallandier, 1909.
7. La Main et la Bague (Hand and Ring, 1883), trad. Jeanne Heywood, Tallandier, 1910.
8. Une étrange disparition (A Strange Disappereance, 1880), trad. Jeanne Heywood, feuilleton de L’Œil de la police, 1910, édité chez Tallandier, 1912.
1 Sur Green, l’on pourra consulter Claude Mesplède (dir.), Dictionnaire des littératures policières, vol. 1, Nantes, Joseph K., 2007, p. 884-885, ou Frédéric Regard, Le Détective était une femme. Le polar en son genre, Paris, PUF, 2018, p. 41-42.
2 Voir par exemple Patricia D. Maida, Mother of Detective Fiction: The Life and Works of Anna Katharine Green, Bowling Green, Ohio, Bowling Green State University Popular Press, 1989.
3 Pour reprendre l’adjectif du titre de Jean-Paul Colin, Le Roman policier français archaïque, Berne, Peter Lang, 1984, reparu sous le titre La Belle Époque du roman policier français. Aux origines d’un genre romanesque, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999. L’ouvrage récent de Marc Vervel, Mystère et enjeux de dramatisation dans la fiction policière émergente (Paris, Honoré Champion, 2023) analyse l’une des nouvelles de l’autrice, X Y Z (1883), dans sa version originale (p. 305-311).
4 Voir en annexe la liste de ces traductions. Cette étude complète un article déjà paru, avec lequel il forme un diptyque : Laetitia Gonon, « Anna Katharine Green, “le Conan Doyle américain”, dans ses aventures éditoriales françaises », Tangence, no 130, 2022, p. 39-59.
5 Voir Susan Pickford, « Traducteurs », dans Yves Chevrel, Lieven D’Hulst et Christine Lombez (dir.), Histoire des traductions en langue français, xixe siècle (1815-1914), Lagrasse, Verdier, 2012, p. 181-183. On pourra consulter Frédéric Regard et Anne Tomiche, « Préface », dans Genre et signature, dir. Frédéric Regard et Anne Tomiche, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 7-14 pour un rappel sur le rapport entre signature, genre, figure de l’auteur et autorité de l’auteur ou de l’autrice.
6 Martine Reid, « Histoire de noms » dans Femmes et littérature. Une histoire culturelle, dir. Martine Reid, t. II, Paris, Gallimard, 2020, p. 22-28, p. 27.
7 Pour les difficultés à lever ce pseudonymat généralisé, voir Ellen Constans, Ouvrières des lettres, Limoges, PULIM, 2007, p. 19 sq et le chap. II, « Jeux de masques », p. 45-55.
8 Yves Chevrel, Lieven D’Hulst et Christine Lombez, « Avant-Propos », dans Histoire des traductions en langue français, xixe siècle, op. cit., p. 11.
9 Voir par exemple la notice de Nelly Carrère, son dernier nom de plume : https://catalogue.bnf.fr/ark :/12148/cb10302966k, page consultée le 27 août 2024. Un article mentionne également ses nombreux pseudonymes, à l’exception de Marie Darcey : voir Alexia Kalantzis, « Les enjeux de la traduction dans les périodiques artistiques et littéraires fin-de-siècle », dans Écrivains et artistes en revue. Circulations des idées et des images dans la presse périodique entre France et Italie (1880-1940), dir. Alessandra Marangoni et Julien Schuh, Turin, Rosenberg & Sellier, 2022, p. 107-124.
10 Voir le Journal du droit international et de la jurisprudence comparée, vol. 18, 1891, p. 205-209.
11 Le Matin, 14 juillet 1893, « Échos du matin », p. 2 et Le Figaro, 16 juillet 1893, « Mariage de lettres », p. 1.
12 Voir par exemple Le Pays, 23 juillet 1894, « Revue littéraire », p. 2, ou L’Art et la mode, 30 juin 1894, « Bibliographie », p. 18.
13 Le Matin, 28 mars 1902, « Tribunaux », « Annulation de mariage », p. 2.
14 Pour le jugement, voir La France judiciaire, 1905, p. 237.
15 Je me fonde ici essentiellement sur Mary Bardet, « Literary detection in the archives: Revealing Jeanne Heywood », dans Literary Translator studies, dir. Klaus Kaindl, Waltradu Kolb, Daniela Schlager, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, p. 41-53, et la thèse de Mary Bardet, Adapting, abridging and rewriting: the French translations of E. Nesbit’s work (1906-2019), Philosophy, Translation Studies, Université de Birmingham, Department of Modern Langages, mars 2020, 331 p.
16 Sur le rôle d’Heywood dans la popularisation du rugby en France, voir François Bourmaud, « Les Britanniques et les débuts du rugby en France », Football(s). Histoire, culture, économie, société, no 3, 2023, p. 15-25.
17 Mary Bardet, Adapting, abridging and rewriting…, op. cit., p. 59.
18 Ibid., p. 105-106. Par exemple Lequel des trois ?, un roman de Green, paraît en 1909 chez Tallandier avec la mention « traduction de J. Heywood », mais est réédité en 1932 dans la même maison, dans une autre collection, avec l’indication « traduction de C. Heywood ».
19 Le même roman, cette fois attribué à Green, est traduit par Léon Bochet en 1893 pour le feuilleton du Temps, mais ce n’est pas la même traduction.
20 Voir par exemple The Nation, 2 juin 1887, « Notes », p. 471.
21 Ici dans Le Pays, 14 mai 1887, « Bibliographie », p. 3. Je souligne.
22 Pour un autre exemple à peine postérieur, voir Mary Bardet, Adapting, abridging and rewriting…, op. cit., p. 76-77.
24 Ibid., p. 171.
25 Léon Bazalgette, « Traduttore traditore », La Plume, revue littéraire et artistique bi-mensuelle, vol. 12, 1901, p. 456-462, p. 461.
26 Anne-Rachel Hermetet et Frédéric Weinmann, « Prose narrative », dans Histoire des traductions en langue français, xixe siècle, op. cit., p. 611.
27 Sur les difficultés des femmes à pénétrer le champ éditorial, voir Ellen Constans, Ouvrières des lettres, op. cit., p. 38.
28 En effet, « il semble impossible aux législateurs de l’État de Pennsylvanie qu’une femme puisse avoir écrit une telle œuvre » (Dictionnaire des littératures policières, op. cit., p. 884).
29 L’hebdomadaire L’Œil de la police parle par exemple « du célèbre romancier américain A. K. Green » (no 1, 1908, p. 3).
30 Le Figaro, 18 novembre 1910, « Petite Chronique des Lettres », p. 4.
31 Martine Reid, « Histoire de noms », chap. cité, p. 26 ; il est question du développement du marché du livre dans les années 1880. Sur la question de la standardisation, y compris sur le plan poétique, voir Julien Schuh, « L’industrialisation de la culture : reproduction technique et reproduction sociale au xixe siècle », Société des études romantiques et dix-neuviémistes, 2018, en ligne, https://serd.hypotheses.org/2084, page consultée le 4 septembre 2024.
32 Voir Mary Bardet, Adapting, abridging and rewriting…, op. cit., p. 63 sq.
33 Par exemple dans les réclames que l’on trouve en 1909 dans les journaux au sujet de La Dame au Diamant, traduit par Jeanne Heywood pour Hachette en 1908.
34 Susan Pickford, « Traducteurs », chap. cité, p. 184.
35 Cité dans ibid.
36 Messidor, 28 février 1907, p. 6.
37 Anna Katharine Green, One of my Sons, New-York, Putnam, 1901, livre I, chap. xiii. Je traduis littéralement : « Seul un petit paragraphe était consacré à Alfred. On y mentionnait ses fiançailles éphémères avec Miss Saxton de Baltimore, et on y faisait un compte rendu quelque peu cruel de la manière dont il avait plaqué la jeune dame après son retour en ville. »
38 Lequel des trois ?, feuilleton de L’Œil de la police, trad. Jeanne Heywood, no 9, 1908, p. 5.
39 En traductologie, l’adaptation est tantôt considérée comme un champ d’études à part, tantôt comme ressortissant du champ de la traduction. Voir par exemple TTR. Traduction, terminologie, rédaction, vol. 33, no 1, 2020/1.
40 Frédéric Weinmann, « Théories », dans Histoire des traductions en langue français, xixe siècle, op. cit., p. 113.
41 Les pratiques de Nelly Carrère (Marie Darcey) ont parfois révolté les auteurs qu’elle traduisait : « Verga n’a pas caché la colère que provoqua chez lui la lecture de Maître Gesualdo, paru dans Le Temps du 13 juin au 22 juillet 1899 et publié sous le titre Maître Don Gesualdo chez Ollendorf l’année suivante. » (Anne-Rachel Hermetet et Frédéric Weinmann, « Prose narrative », chap. cité, p. 628. On lira p. 629 la très lunaire réponse adressée par Mme Charles Laurent à l’Italien courroucé.)
42 Anna Katharine Green, One of my Sons, op. cit., livre I, chap. vii. Je traduis littéralement : « C’était un congé explicite, et je le pris pour tel, ou je l’aurais pris pour tel si Miss Meredith, dont le mot avocat avait apparemment retenu l’attention, ne m’avait pas honoré d’un regard qui me cloua sur place. »
43 Lequel des trois ?, feuilleton de L’Œil de la police, trad. Jeanne Heywood, no 5, 1908, p. 4.
44 Par exemple dans Le Diamant volé, feuilleton du Messidor, Heywood ajoute le 12 mars 1907, p. 6, cette transition au début d’un nouveau chapitre : « Le lecteur voudra bien, après avoir accompagné Doucet et M. Grey dans leur expédition, se reporter au moment du départ de ce dernier, après avoir si péniblement pris congé de sa fille. »
45 On en a un exemple dans Le Diamant volé, feuilleton du Messidor, trad. Jeanne Heywood, 6 février 1907, p. 6, ou dans X. Y. Z, feuilleton de La Justice, trad. Marie Darcey, 23 mai 1888, p. 2.
46 Voir Mary Bardet, Adapting, abridging and rewriting…, op. cit., p. 84.
47 Marc Vervel, Mystère et enjeux de dramatisation dans la fiction policière émergente, op. cit., p. 308.
48 Dans le texte original, « gang of counterfeiters » – traduit par « d’adroits faussaires », qui mettent en circulation des « billets de banque contrefaits ».
49 Anna Katharine Green, X Y Z. A Detective Story, New-York, Putnam, 1883 chap. I. Je traduis littéralement : « Le mot par lequel vous reconnaîtrez vos amis est contrefaçon ».
50 Anna Katharine Green, One of my Sons, op. cit., livre. I, chap. xv. Je traduis littéralement : « elle porta lentement ses yeux sur Alfred qui, mordant ses lèvres pour contrôler la rougeur que la succession de ces rapides événements y avait amenée, ne vit pas son regard, tout précieux qu’il eût sans doute été pour lui. »
51 Lequel des trois ?, feuilleton de L’Œil de la police, trad. J. Heywood, no 12, 1908, p. 4.
52 Par exemple, dans la version originale de One of my Sons, op. cit., livre. I, chap. ii, on lit au sujet du frère aîné, auparavant ivre : « There were no traces of intoxication about him now. » Je traduis littéralement : « À présent, il n’y avait en lui plus aucune trace d’ivresse. » Dans le feuilleton de L’Œil de la police, no 2, 1908, p. 9, Heywood traduit par le très général : « Il paraissait avoir complètement repris possession de lui-même à ce moment-là. »
53 Anna Katharine Green, One of my Sons, op. cit., livre 1, chap. iv. Je traduis littéralement : « À présent elle regardait droit devant elle. Quoique cela semblât à peu près incroyable, elle était de toute évidence inconsciente d’avoir brandi au-dessus de la tête de ses cousins le noir étendard de la suspicion. Mais le silence total qui suivit ses paroles parut lui donner une idée de ce qu’elle avait fait, car avec un sursaut soudain et un bouleversement dans son apparence qui nous surprit tous, elle étendit les bras en criant : ».
54 Lequel des trois ?, feuilleton de L’Œil de la police, trad. J. Heywood, no 4, 1908, p. 8.
55 Anna Katharine Green, X Y Z, op. cit., chap. 1. Je traduis littéralement : « Ainsi, avec un sourire tranquille, calculé pour dissiper l’appréhension et éveiller la confiance, je pris place parmi ces flâneurs. Mais je découvris bientôt que je n’avais pas besoin de mettre en branle la roue du commérage sur le sujet des Benson. Elle était déjà en marche, et ce avec une force et un esprit qui me coupèrent presque le souffle. »
56 X. Y. Z., feuilleton de La Justice, trad. Marie Darcey, 18 mai 1888, p. 2.
57 Léon Bazalgette, « Traduttore traditore », art. cité, p. 459.
58 Anne-Rachel Hermetet et Frédéric Weinmann, « Prose narrative », chap. cité, p. 655-656.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
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Quelques mots à propos de : Laetitia Gonon
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229
Laetitia Gonon est maîtresse de conférences en langue et stylistique françaises à l’université de Rouen Normandie (CÉRÉdI). Elle travaille sur la circulation des discours entre presse et récits au xixe siècle et sur les figements et clichés des récits populaires des xixe et au xxie siècles, en particulier à travers le prisme des anglicismes.