Introduction

Anissa Guiot et Tristan Guiot


Texte intégral

1Cette journée d’étude s’inscrit dans la suite du colloque intitulé « Écritures collaboratives et auctorialité partagée », organisé par Laurence Macé, Olivier Belin et Sylvain Ledda1. Ce colloque proposait d’interroger les effets des processus de collaborations scripturales sur la question de l’auctorialité – laquelle deviendrait de facto « plurielle, multiple, mouvante » – et contribuait à poursuivre la réévaluation de la fonction-auteur, pour interroger non seulement son élargissement mais également sa pluralisation, sa dilution entre différentes instances. Les différentes contributions de ce colloque ont été l’occasion de rappeler que ce mode de production de la littérature, la collaboration littéraire, engageait des stratégies particulières. Elles ont ainsi fait émerger certaines constantes dans sa pratique. Il apparaît, notamment au xixe siècle, que la collaboration est un moyen d’opérer son entrée dans le champ littéraire. En effet, l’écriture en collaboration est largement pratiquée par de jeunes auteurs, plus rarement par de jeunes autrices, dans le cadre de l’écriture d’œuvres, théâtrales la plupart du temps, que les collaborateurs débutants ne signent pas dans la majorité des cas.

2Cette journée d’étude est née d’une interrogation qui consistait à se demander si les stratégies mises en place dans le cadre de la collaboration littéraire couvraient des enjeux spécifiques dès lors qu’il s’agit de pratiques de collaboration chez les autrices. Il apparaît en effet que, dans ce cadre, la collaboration littéraire soulève des problématiques tenant à une dialectique de la dissimulation et de la monstration, laquelle est également au cœur des travaux portant sur les œuvres des autrices et leurs réceptions2. À cet égard, Martine Reid souligne le « dilemme » face auquel se trouvent les autrices au xixe siècle : « afficher son sexe » ou « le refuser au nom de quelque neutralité supposée de l’activité littéraire3 ». S’agissant de l’écriture en collaboration, ce dilemme apparaît redoublé, comme le rappelle Seth Whidden en s’appuyant sur les analyses de Bette London : « in the case of women, literary collaborators suffered from a double invisibility – the invisibility of collaboration and the invisibility of women’s writing4. » Au contraire, si « environ 15 % des femmes de la Belle Époque écrivent sous un pseudonyme », celui-ci peut aussi servir à développer « une stratégie publicitaire très consciente qui joue sur la marginalité de la femme auteur5 ».

3Cette journée d’étude invitait alors à interroger les différentes pratiques d’écriture en collaboration des autrices des xixe et xxe siècles en considérant notamment la question de la signature. Cette dernière est en effet l’objet sur lequel se fondent les stratégies auctoriales en tant qu’elle constitue le « signe de l’écrivain – et non de l’homme ou de la femme puisqu’elle peut rester pseudonyme6 ». L’œuvre issue de la collaboration n’est pas nécessairement reconnue comme telle et suppose une signature qui peut soit invisibiliser l’une des co-autrices ou l’un des co-auteurs, soit les fondre dans la construction d’une entité pseudonymique. En outre, l’œuvre produite par une autrice peut permettre la revendication d’une auctorialité féminine dont les contours varient, ou, au contraire, sa dissimulation lors de l’emploi d’un pseudonyme masculin ou épicène.

4Si les travaux d’historiens du livre et de sociologues de la littérature ont « largement déconstruit […] le régime individuel prévalant dans les univers de création7 », comme le souligne Claire Ducournau dans un article paru dans le trente-troisième numéro de la revue COnTEXTES, force est de constater la ténacité avec laquelle domine la figure auctoriale individualisée. Les autrices étant largement concernées par des phénomènes d’invisibilisation dans le champ littéraire où dominent des normes et des valeurs masculines8, il a semblé pertinent d’interroger deux stratégies contraires qui résultent de cet état de fait : la dissimulation et la monstration de l’auctorialité féminine dans le cadre de pratiques d’écritures en collaboration des autrices. Cette étude sur les pratiques d’écriture en collaboration, soutenue par une réflexion relative au genre, devait permettre d’illustrer des constantes et des variantes, selon qu’il s’agisse de collaboration entre co-autrices uniquement, ou entre une ou plusieurs co-autrices et un ou plusieurs co-auteurs.

5Plusieurs axes s’ouvraient alors pour interroger cette dialectique entre dissimulation et monstration dans le cadre des pratiques de collaboration des autrices. Tout d’abord, il était possible de proposer une réflexion sur l’identité littéraire des autrices, afin de mettre au jour comment les stratégies de dissimulation ou de monstration pouvaient s’inscrire dans des cadres plus larges de scénographies auctoriales, de stratégies éditoriales ou de politique de la littérature. En outre, les contributions pouvaient porter sur la réception des œuvres et les effets des stratégies de dissimulation ou de monstration des pratiques d’écriture en collaboration des autrices sur celles-ci. Enfin, les réflexions pouvaient analyser la façon dont les pratiques d’écriture en collaboration et les stratégies autour de la dissimulation et de la monstration varient en fonction des genres littéraires concernés.

6Les communications présentées lors de cette journée et rassemblées ici en actes donnent des réponses variées et stimulantes à ces interrogations tout en permettant de les prolonger. Les différents cas abordés, issus du xixe siècle et du xxe siècle, permettent de mettre en lumière la prééminence du choix de la dissimulation de la collaboration des autrices durant le xixe siècle, qui donne lieu soit à une invisibilisation nette de celles-ci, soit au recours à la « supercherie littéraire9 » dont l’usage du pseudonyme est un exemple. Les contributions font également apparaître que le choix de la collaboration exclusivement féminine peut constituer un geste politique, en lien, notamment, avec le développement de la théorie et des mouvements féministes au cours du xxe siècle.

7Les présents actes sont ouverts par l’article d’Anissa Guiot qui interroge les protocoles d’écritures et la mise en question de l’auctorialité littéraire à partir d’une étude du cas de la collaboration de Julia Daudet à l’œuvre d’Alphonse Daudet. Il propose une réflexion sur la dialectique de la monstration et de la dissimulation de la collaboration des autrices à partir d’un paradoxe : si cette collaboration a été largement commentée et documentée, jusqu’à aujourd’hui, le nom de Julia Daudet n’apparaît pas dans les ouvrages dont les manuscrits nous apprennent pourtant avec exactitude la part qu’elle y a apportée.

8Lucie Barette, Laetitia Gonon et Tristan Guiot s’interrogent ensuite sur les liens entre dissimulation et/ou monstration des pratiques d’écriture en collaboration des autrices et la question du genre littéraire et des espaces et protocoles éditoriaux qui accueillent ces écrits.

9À partir de plusieurs exemples parmi lesquels celui du « polyonymat » d’Alida de Savignac, Lucie Barette analyse les stratégies onomastiques des écrivaines-journalistes de presse féminine au xixe siècle. La contribution éclaire alors ce qu’impliquent ces stratégies du point de vue des tactiques liées à une « auctorialité de genre », entendue comme une « auctorialité de la marge ».

10Les actes présentent ensuite la contribution de Laetitia Gonon qui interroge le cas de co-auctorialité d’Anna Katharine Green et de ses traductrices en français, Marie Darcey et Jeanne Heywood. La réflexion recontextualise cette pratique d’écriture dans l’histoire du roman-feuilleton, lorsque celui-ci se spécialise en sous-genres mis en série par des collections elles-mêmes spécialisées, qui conduisent à une forme de standardisation du texte, voire à son anonymisation.

11Tristan Guiot interroge à son tour les modèles d’auctorialité des autrices en proposant l’analyse d’une stratégie éditoriale singulière qui consiste en la disparition de la signature de Renée Vivien dans le cadre de la réédition de son recueil de traductions intitulé Sapho et Huit poétesses grecques10, au profit de l’apparition d’un « astéronyme11 ».

12Les actes de cette journée d’étude présentent, dans un dernier temps, les contributions d’Antonietta Bivona et de Federica Doria qui questionnent la dimension politique des pratiques d’écriture en collaboration des autrices.

13À partir d’analyses linguistiques et stylistiques, Antonietta Bivona éclaire la configuration d’un ethos collectif et la construction discursive de l’identité féminine à travers le cas de Germaine Tillion. L’étude permet ainsi d’interroger la pratique de la collaboration littéraire dans le cadre de la littérature concentrationnaire.

14La contribution de Federica Doria propose une étude de la production du groupe féministe italien Rivolta Femminile qui analyse les enjeux à la fois littéraire et politique de l’écriture féministe en collaboration dans le cadre de la formation d’une identité collective.

Notes

1 Ce colloque qui s’est tenu à l’Université de Rouen Normandie a eu lieu les 26 et 27 septembre 2023. Les actes sont à paraître.

2 Voir entre autres Frédéric Regard et Anne Tomiche (dir.), Genre et signature, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2018.

3 Martine Reid, « Des femmes en littérature. Histoire de noms » dans Femmes et littérature. Une histoire culturelle, dir. Martine Reid, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », p. 35.

4 « S’agissant des femmes, les collaboratrices littéraires souffraient d’une double invisibilisation – l’invisibilisation de la collaboration et l’invisibilisation des écrits des femmes », Seth Whidden, Models of Collaboration in Nineteenth-Century French Literature. Several Authors, One Pen, Farnham, Ashgate, 2009, p. 2. Nous traduisons.

5 Rotraud von Kulessa, Entre la reconnaissance et l’exclusion. La position de l’autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l’époque 1900, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », 2011, p. 197.

6 Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 93.

7 Claire Ducournau, « Le couple littéraire comme unité d’analyse croisée », COnTEXTES [En ligne], no 33, 2023.

8 À cet égard, voir Hélène Maurel-Indart (dir.), Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », 2019.

9 Voir le chapitre que Marie-Ève Thérenty consacre à cette question : Marie-Ève Thérenty, « Poétique de la supercherie littéraire » dans Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), op. cit., p. 102-163.

10 ***, Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction, Paris, Alphonse Lemerre, 1909.

11 Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’Imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien : de mémoires en Mémoire, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Cahier romantique », no 10, 2004, p. 83.

Pour citer ce document

Anissa Guiot et Tristan Guiot, « Introduction » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1989.html.

Quelques mots à propos de :  Anissa Guiot

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229

Quelques mots à propos de :  Tristan Guiot

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229