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Usage de la pseudonymie par les écrivaines-journalistes de presse féminine au xixe siècle

Lucie Barette


Texte intégral

Introduction

1Pendant ma thèse et les années qui ont suivi, j’ai travaillé à la définition de la posture d’écrivaine-journaliste et sur la manière dont les écrivaines avaient investi la presse au xixe siècle, notamment la presse féminine que l’on peut considérer comme un espace de repli et de rebond. Dans cette étude, il s’agira d’analyser les stratégies patronymiques des rédactrices dans leurs signatures en presse féminine et ce que ces noms publics induisent des tactiques liées à une auctorialité de genre, entendue ici comme une auctorialité de la marge, contrainte par un système de division et de hiérarchisation des valeurs culturelles liées au sexe. Je commencerai par présenter la presse féminine du xixe siècle comme un espace de visibilité pensé pour les autrices, j’analyserai ensuite différents exemples de stratégies onomastiques mises en place par des rédactrices, enfin je montrerai l’enjeu du polyonymat d’Alida de Savignac dans le Journal des Demoiselles.

La presse féminine au xixe siècle, un espace de visibilité pour les autrices

Presse généraliste et littérature : une division du genre par le genre

Les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, – du moins de prétention – et des manqués ! Ce sont des Bas-bleus2.

3Les mêmes éléments de langage se retrouvent dans la réception des femmes journalistes. Alors qu’il fait un compte-rendu sur le feuilleton en prenant comme illustration les Lettres Parisiennes de Delphine de Girardin, F. de Lagevenais, pseudonyme de Gaschon de Molènes, très enclin à écrire son mépris des femmes de lettres, évoque en ces termes la pratique journalistique des femmes :

La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’antre de la polémique3 ?

4On retrouve dans cette incompatibilité entre la vie des femmes et la pratique journalistique la même dichotomie que le critique met par ailleurs en avant pour examiner la pratique littéraire des femmes4. À force d’antithèses, le critique oppose deux univers. Celui de la presse renvoie à la sphère publique et au conflit (« militante », « lutte », « guerre », « polémique ») et les personnages qui l’occupent, sont réduits, par métonymie, à leurs cris impolis. De l’autre côté, l’univers des femmes est décrit comme une sphère privée (« foyer », « salon ») dans laquelle ses habitantes sont à l’abri parce que fragiles (« cachée », « frêles »). Le résultat de la fusion de ces deux univers antinomiques est alors monstrueux, c’est un « étrange » qui « choque ». Il n’est pas étonnant de trouver ce type de discours dans la Revue des Deux Mondes. Marie-Ève Thérenty y signale la récurrence de l’exaspération des critiques face à la pratique littéraire des femmes5. La chercheuse y examine encore l’effectif féminin entre 1831 et 1848 : dans cette revue reconnue et qui emploie les grands écrivains et penseurs du temps, seules huit femmes en dix-sept ans y ont écrit. Marie-Ève Thérenty rappelle encore que cinq d’entre elles y ont écrit de la fiction, genre littéraire – timidement – accordé aux femmes. Louise Colet, elle, a commenté une correspondance, un écrit cohérent avec les attentes littéraires faites aux femmes. Les deux seules femmes ayant écrit dans des genres considérés comme « masculins » sont George Sand et Daniel Stern, usant de signatures masculines, rappelant la difficulté de se présenter sous un nom de femme dans un journal généraliste ou une revue au xixe siècle.

Les femmes au rez-de-chaussée ou la « géographie genrée du journal6 »

5J’avais, pendant mon travail de thèse, comptabilisé la présence de signatures féminines dans les quotidiens La Presse et Le Temps : les femmes y signaient des articles dans le feuilleton, majoritairement des fictions, des nouvelles édifiantes ou chroniques de monde7.

6Ainsi, Olympe Audouard8, figure incontournable du journalisme du Second Empire rapporte dans ses mémoires le rôle qu’un directeur de journal lui destinait :

Il m’offrait de me charger de la partie mode, de faire des causeries sur la toilette, de correspondre avec les abonnées et de leur expédier les chiffons qu’elles désireraient, et en plus, de me tenir à leur disposition dans un des salons des bureaux pour leur faire voir les objets de toilette qui y seraient déposés9.

7On peut lire dans cette citation tout l’imaginaire lié à la représentation d’une nature censément féminine. C’est d’abord le sujet journalistique de la mode ; c’est en effet une chronique qui sera principalement occupée par des femmes10, le mot caractéristique de la mode féminine et qu’on ne retrouve pas chez les hommes est le « chiffon11 » : léger, varié, éphémère, il n’a pas le sérieux élaboré dans la tenue vestimentaire masculine. L’action féminine se résume à la conversation, orale (les « causeries »), ou écrite (« correspondre ») ; le cadre de cette action envisagée comme naturellement féminine est encore un haut lieu du féminin, c’est un des « salons ». Au sein même de la rédaction, la répartition de l’espace réel, comme de l’espace imprimé, cloisonne hommes et femmes dans des sphères socialement prédéterminées. Les femmes, comme en littérature, sont attendues dans la fiction légère. Ainsi, Marie d’Agoult évoquant un conflit entre George Sand et Lamennais, alors directeur du Monde, écrit : « Il ne veut pas du divorce ; il lui demande des fleurs et des piffoelades12 » – les piffoelades étant des fantaisies, des contes légers. On peut alors supposer que si le directeur du Monde contraint les textes journalistiques d’une écrivaine reconnue comme George Sand, la foule d’inconnues cherchant à intégrer les colonnes du périodique ne devaient pas avoir de marge de manœuvre quant au contenu des articles concédés.

La presse féminine comme espace de repli de l’auctorialité féminine ?

9Fondé par Fanny Richomme, dont on ne sait que très peu de choses13, le journal est annoncé dans un prospectus le 20 avril 1832, il perdure jusqu’en 1838 mais devient en 1835 un journal moins dédié à des sujets pensés utiles et instructifs (sciences, éducation, morale, littérature, mode…) pour les lectrices qu’à la seule mode.

Qu’il me soit permis de faire remarquer ici l’influence que notre journal a exercée. Avant lui, presqu’aucun recueil ne recevait d’articles de femmes sous leurs noms (hors quelques noms célèbres) ; pour être jugées avec impartialité, elles déguisaient leur sexe, et plus d’une a dû à ce travestissement de justes éloges qu’on eût refusés à la vérité14.

10Il est clair pour la directrice que la presse féminine est le seul espace médiatique dans lequel les femmes n’ont pas à camoufler leur identité féminine, elle rappelle la fréquence de la pseudandrie comme stratégie d’acceptabilité des écrits et comme gage de réception de critique plus intègre. À la toute fin du siècle, quand Marguerite Durand fonde La Fronde, un quotidien dirigé, rédigé, monté et distribué par des femmes, elle affirme :

[…] dans la presse masculine, on fait aux femmes une part si petite et si maigre, que c’est pitié, vraiment, de voir les grandes affiches de rédaction étaler tant de portraits d’hommes contre si peu de femmes, qui, elles, souvent, ne s’y présentent qu’avec des pseudonymes, ou bien voilées, ou bien même cachées derrière des éventails15. [souligné dans le texte]

11Elle expliquera d’ailleurs que la raison pour laquelle elle décide d’un journal produit en non-mixité est la crainte que « si un seul homme eût fait partie de la maison, même l’administration, on eût dit que le journal était fait dans les coulisses par des hommes et que les femmes signaient seulement16 », accusation traditionnelle portée aux écrivaines : la tricherie et l’opportunisme.

12Les directrices de presse féminine présentent régulièrement une intention d’ouverture, d’émancipation et de monstration d’une auctorialité féminine valide, légitime, à l’inverse du déni d’antériorité17 régulièrement présenté par la critique littéraire, qui prétend l’inexistence de génie littéraire féminin. Les articles de presse féminine vont souvent revenir sur des figures historiques féminines, femmes politiques, autrices, peintres, évoquer dans leurs articles critiques des œuvres créées par des femmes.

13La presse féminine, malgré cette mise en valeur des créatrices et penseuses, n’en reste pas moins un espace éditorial contraint : pas de commentaire politique du fait de l’absence de cautionnement des journaux spécialisés ; rhétorique de précaution ou adhésion sincère difficile à déterminer ; cohérence avec le modèle de moralité attendue à l’image de Laure Bernard qui suggère à ces consœurs : « Soyons auteur mais restons femme18 », pour que la carrière littéraire ne supplante jamais les devoirs familiaux et domestiques d’une femme.

Les différentes stratégies onomastiques des journalistes de presse féminine

14La presse féminine du xixe siècle n’échappe pas non plus aux variations onomastiques des rédactrices. Plusieurs stratégies co-existent dans les publications.

15Certaines signent de leur nom civil complet : nom d’épouse ou nom de naissance ou les deux à la suite comme Delphine Gay de Girardin ; matronyme pour celles qui n’ont pas été reconnues comme Marguerite Durand. L’anonymat reste fréquent en presse, les articles ne sont pas signés, sans que l’on sache s’il s’agit de dissimulation volontaire ou d’usage éditorial. Dans le cas de la presse féminine, la phrase devenue adage de Virginia Woolf dans Une chambre à soi, résonne : « Anonyme, qui a écrit tant de poèmes sans les signer, était souvent une femme ». On trouve également fréquemment des initiales pour signature, complétées ou non d’astérisques. On peut imaginer qu’il s’agit, à l’instar de la pseudandrie ou de la pseudonymie en presse généraliste et en littérature, de ne pas publiciser une activité perçue comme immorale, vaine voire dangereuse, qui n’apporte pas une gloire positive à la famille.

16Certaines rédactrices font encore le choix de ne se montrer que par un prénom. C’est notamment le cas dans le journal La Femme libre entre 1832 et 1834. Journal politique des femmes prolétaires de la scission des Saint-Simoniennes et publication féministe d’une modernité époustouflante, elle a été l’objet de caricatures et de moqueries odieuses. Les articles ne sont signés que des seuls prénoms de leurs autrices car, expliquent-elles, elles refusent d’être associées systématiquement à des noms d’hommes. Jeanne-Désirée explique par exemple qu’elle ne veut pas qu’on la qualifie de Saint-Simonienne dans un article intitulé « Par mes œuvres, on saura mon nom » :

Laissons aux hommes ces distinctions de noms, d’opinions ; elles leur sont utiles : leur esprit, plus systématique que le nôtre, a besoin pour agir avec ordre, de rattacher à un nom, un individu, les progrès qu’il fait ; mais nous, êtres de sentiment, d’inspiration, nous sautons par-dessus les traditions et les règles auxquelles les hommes ne dérogent qu’avec peine.[…] ils enfantent des doctrines, des systèmes, et les baptisent de leurs noms ; mais nous, nous enfantons des hommes ; nous devons leur donner notre nom et ne tenir le nôtre que de nos mères et de Dieu. C’est la loi qui est dictée par la nature, et si nous continuons à prendre des noms d’hommes et de doctrines, nous serons esclaves à notre insu des principes qu’ils ont enfanté et sur lesquels ils exerceront une sorte de paternité19.

17En s’appuyant sur un état naturel, avec un argumentaire essentialiste, Jeanne-Désirée valorise la transgression du rationalisme des hommes en revendiquant le pouvoir des femmes à procréer (quand les hommes ne font que créer) ; c’est ici un retournement du stigmate habituellement apposé aux femmes, celui qui condamne les femmes à une incapacité de créer du fait de la présence d’un utérus dans leur corps, aspirant toute leur énergie. La maternité réelle est pensée comme devant donner lieu à une matrilinéarité : les œuvres et théories porteront les noms des mères de leurs créatrices et créateurs.

18D’autres écrivaines-journalistes s’inventeront un prénom pour signer à l’image de Séverine, pseudonyme de Caroline Remy. Lorsqu’elle relance et co-dirige Le Cri du peuple avec Jules Vallès, seule femme de la rédaction, elle signe Séverin puis ajoute un ‑e. Elle sera l’une des plus grandes journalistes de la IIIe République, on la connaît notamment pour ses engagements féministes, ses reportages et sa couverture du procès Dreyfus. Moins connue, sa consœur critique d’art Jeanne Fernande Perrot se fait appeler Harlor. Elle signe ainsi ses articles mais c’est également comme ça que Marguerite Durand la nomme dans ses agendas lorsqu’elles ont rendez-vous ou qu’elles dînent ensemble. Harlor explique dans ses mémoires la création de son nom d’emprunt :

Mon nom y figure sous pseudonyme d’Harlor – dont nous m’avions baptisé, Lacour et moi, un peu en courant, sans grand calcul. Or il se trouve que – et l’amusant est que la découverte est due à Viviani – que ce nom est comme pris à trois lettres de Hammer et à trois lettres de Lacour : Ha…r, l…or. « Deux noms qui s’aiment » avait marmonné Viviani. Avait-on jasé déjà ou, chez lui, était-ce intuition ? Je vis dans le hasard qui avait présidé à mon nouveau baptême une intention du destin20.

19Lacour est le patronyme de son compagnon amoureux, Hammer est le nom du beau-père avec qui elle a grandi. Ce sont deux noms d’hommes, et surtout une forme de hasard, d’élément extérieur qui préside au choix onomastique. Comme Sand le dira de Delatouche. C’est a posteriori que le sens se dévoile et qu’il ancre une signification pour l’autrice. S’agit-il d’un discours de précaution dans ses Mémoires ou d’un biais rétrospectif ? Veut-elle rendre hommage aux hommes qu’elle a aimés ou s’inscrire dans une lignée légitime ? On ne trouve en tous cas pas ici de volonté de réappropriation de son identité.

20Une des stratégies onomastiques employées évoquant une forme paradoxale de dissimulation de l’auctorialité des rédactrices de presse féminine est la pseudandrie. Le choix d’un pseudonyme masculin comme nom d’autrice est fréquent jusqu’au début du xxe siècle. Daniel Lesueur par exemple, est une écrivaine-journaliste féministe connue de son temps, considérée comme très talentueuse. Elle reçoit quelques prix, publie poésie, roman, théâtre… Son pseudonyme lui est au départ imposé par son éditeur Calmann-Levy pour ses deux premiers romans. Elle le compose du prénom d’un aïeul et du nom de naissance de sa mère. L’exigence de membres du milieu du livre (éditeur, libraire) d’un nom d’emprunt masculin est un motif récurrent dans les biographies, autobiographies ou romans mettant en scène une carrière d’autrice.

21Sophie Ulliac Trémadeur, qui usera, elle, de la polyonymie pour écrire des romans et des articles (Dudrezene), écrit dans un roman édifiant représentant les ambitions littéraires d’une jeune fille, une scène dans laquelle son héroïne doit faire face à un discours de libraire sur la signature :

Cela se voit tous les jours, répliqua le libraire. La valeur commerciale d’un nom est beaucoup plus importante pour l’éditeur que l’ouvrage en lui-même, vous comprenez ? Le nom de mademoiselle n’étant pas fait encore, et son titre de femme pouvant nuire à la vente d’un livre de philosophie, nous mettons un nom d’homme, un nom connu, et le public achète21.

22Scène typique d’entrée en littérature dans les romans de femmes du xixe siècle, on y retrouve la difficulté spécifique au genre liée à la réception et à la posture de débutante de l’autrice.

Le polyonymat d’Alida de Savignac

23Était évoqué plus haut le polyonymat de Sophie Ulliac-Trémadeur, c’est une stratégie onomastique fréquente qui interroge la manière dont les femmes envisagent les différentes périodes de leur carrière ou les différents styles d’écriture en fonction des différents supports de publication. Nous allons étudier le polyonymat d’Alida de Savignac. Elle est une écrivaine-journaliste prolixe et polygraphe. Elle publie des romans dès 1823 (La Comtesse de Melcy ou le Mariage de convenance), des récits éducatifs dont des Encouragements à la jeunesse adoptés par la commission de l’instruction publique en 1828, elle écrit en feuilleton des ouvrages dits « légers » dans les revues littéraires comme la Gazette de France, l’Universel, le Courrier de l’Europe. En 1832, elle s’attache au Journal des Femmes de Fanny Richomme où elle dresse la critique littéraire et la critique d’art, elle en fait de même dans le Journal des Demoiselles, journal dirigé par Jeanne-Justine Fouqueau de Pussy, destiné aux jeunes bourgeoises de province, dont il s’agit de compléter l’éducation et l’instruction.

24S’il est aisé d’interpréter les stratégies onomastiques des femmes lorsqu’elle publie des écrits de nature différente (articles, fictions…), s’il est facile d’analyser les stratégies de camouflages, de détournement des contraintes de genre de certaines d’entre elles, Alida de Savignac, elle, nous met en face d’un enjeu de signature et d’écriture mystérieux puisqu’elle publie dans le même journal, parfois à la même date, sous deux noms différents : le sien, Alida de Savignac et un pseudonyme, Esther Dabillon. Mon hypothèse de départ était que les articles publiés sous son nom civil, des articles de critique littéraire et de critique d’art, de même que ses romans publiés se distinguaient des fictions signées sous pseudonyme et publiés en presse. Je dressais alors l’hypothèse d’enjeux littéraires de la fiction, ne répondant pas précisément aux critères critiques établis dans les revues littéraires. Deux noms pour deux postures ? Deux noms pour deux écritures ? Deux persona qui se contredisent ? Il s’agit donc d’étudier Alida de Savignac en tant que critique littéraire et Esther Dabillon en tant qu’autrice de fiction journalistique.

25Jeanne-Justine Fouqueau de Pussy établit sa nécrologie dans le Journal des Demoiselles en 1847 :

Depuis quinze années ses articles de critique littéraire, ses comptes-rendus des expositions de peinture, ont dirigé votre goût, réglé votre jugement. Ses contes, ses nouvelles vous ont montré tour à tour les temps anciens et les temps modernes. Dans ces récits vous avez dû remarquer combien madame Alida de Savignac était observateur de mœurs et historien habile, avec quel charme, quelle puissance elle savait appliquer aux choses et aux évènements de ce monde les préceptes de notre belle et sainte religion22.

26Cet hommage rendu par la rédactrice en chef du périodique nous permet d’amorcer des pistes d’étude. Les critiques et les comptes-rendus d’Alida de Savignac ont « réglé [le] jugement » et « dirigé le goût » des lectrices. De là, on peut saisir la cohérence de l’intention critique avec la ligne éditoriale du périodique : c’est alors rendre la fonction de critique acceptable, en ne rivalisant pas du côté de l’érudition de la critique mais en la revendiquant comme intentionnellement pédagogique. On peut encore s’interroger sur le contenu de ces conseils littéraires : quelles sont les orientations littéraires voulues pour des jeunes filles bourgeoises et provinciales ? Nous notons également que la posture d’autrice de Savignac est décrite comme contenant des caractéristiques entendues comme masculines – elles sont accordées au masculin malgré le sujet féminin – elle est « un historien » et « un observateur ». Cependant, ce dépassement du genre est tout de suite associé à une application des vertus catholiques aux domaines de l’écriture de la société. Il y a dans la description d’Alida de Savignac, un fin mélange des marques contemporaines du genre : entre « charme » et « puissance », elle semble répondre à une nécessaire hybridité, à une forme d’androgynie d’acceptabilité.

27L’analyse de la critique d’art, notamment par l’examen du compte-rendu du Salon de 1833 publié dans le Journal des Demoiselles nous amène à constater qu’elle se rapproche de celle développée en presse généraliste, notamment de celle de Théophile Gautier. Le vocabulaire spécifique de la description d’image, le style s’appuyant sur l’hypotypose et l’approbation d’œuvres de la jeune génération romantique en font une critique de son temps. La spécificité du compte-rendu repose sur le positionnement de Savignac : elle ambitionne de faire de ses articles non seulement des textes esthétiquement informatifs mais aussi des supports éducatifs. Il s’agit de délivrer un enseignement artistique correspondant aux mœurs des jeunes lectrices. Il est à la fois moderne par l’intention puisqu’il dispense une instruction artistique qui dépasse le loisir notamment par la mise en avant de modèles de femmes-peintres ; mais il repose cependant sur des valeurs morales et religieuses. Cet équilibre entre exigence morale et ouverture des champs des possibles pour les femmes est ténu, subtil. Alida de Savignac, dans sa critique d’art, se trouve précisément au centre de ces directions a priori contraires. Elle parvient en effet à respecter les contraintes d’écriture faites aux femmes par le biais de l’intention éducative de ses écrits tout en s’émancipant de la restriction des fonctions critiques accessibles aux seuls hommes.

28La recension littéraire est encore une chronique dont le journal féminin ne peut pas faire l’économie : elle est désormais incontournable dans le journal. Cependant, dans la presse féminine, elle doit répondre à des exigences propres à ce support : elle doit à la fois se rapprocher du schéma de la recension du journal généraliste tout en s’adaptant aux lignes éditoriales des journaux féminins, plus orientées sur l’éducation des lectrices.

29On estime à environ cent cinquante les recensions produites par Alida de Savignac pour le Journal des Femmes. Elle ouvre la rubrique de revue littéraire du Journal des Demoiselles avec cette introduction :

La lecture est la branche la plus importante de l’éducation des filles ; car c’est par elle que l’intelligence s’éclaire et que le sentiment se développe. Il faut donc qu’une femme lise beaucoup ; que l’on ne croie pas cependant qu’une jeune demoiselle puisse recevoir une instruction complète d’un cours de littérature ancienne23.

30Cette « Introduction » de la rubrique littéraire du Journal des Demoiselles signale ainsi le positionnement intermédiaire de la journaliste, entre élévation intellectuelle des femmes par l’instruction et spécificité de cette éducation à mettre en cohérence avec les valeurs conservatrices. Elle indique en effet dans ce premier article que la nécessité de l’éducation des jeunes filles s’appuie sur le souci de les préparer aux complexités de la vie sentimentale et mondaine qui les attendent :

[…] fortifions la morale de nos filles avant de les lancer dans le monde : en ne se montrant sauvages d’aucune idée, elles seront plus aimables ; instruites, elles seront plus fortes24.

31Il nous reste enfin à vérifier si ces principes moraux appliqués à la littérature se retrouvent sous la plume d’Esther Dabillon. Alida de Savignac applique à sa prose fictionnelle ses principes d’éducation morale destinée aux jeunes filles et aux femmes : l’exemplarité de ses personnages féminins (modestie, dévouement…), la critique de la vacuité sont des motifs littéraires récurrents. Par exemple, dans la nouvelle « Les jumelles, un conte de fées25 » publiée dans le Journal des Demoiselles du 15 mai 1833, numéro dans lequel elle signe la revue littéraire Alida de Savignac, elle signe un conte construit de manière traditionnelle : deux fillettes marrainées par deux fées grandissent, cherchent à faire un bon mariage, et font les bonheur et malheur de leurs parents. Cependant Esther Dabillon détourne le schéma actantiel du conte en faisant de la mauvaise fée traditionnelle, ici la fée « Utilis », et de l’enfant maudite, les héroïnes exemplaires. Émeraude et Châtaigne sont respectivement marrainées par les fées Brillantine et Utilis. Si la première est dotée par sa fée des qualités typiques de princesse : la beauté, des fleurs qui tombent dès qu’elle se meut lors de ses anniversaires ; Châtaigne, elle, reçoit, la laideur, un livre de savoirs moraux, théoriques et pratiques et le goût des choses utiles. Les parents en sont dévastés, en arrivent même à oublier cette cadette, toute l’attention se concentrant sur Émeraude et ses nombreux prétendants. Pendant ce temps-là, Châtaigne fait pousser des légumes, avec science et détermination. Lorsque le duc D’Argelès arrive pour épouser Émeraude, le malheureux se blesse terriblement. Il est soigné par Châtaigne, le duc lui découvre des qualités humaines hors-pair, cette dernière tombe en amour et voudrait se faire épouser. Elle pense à demander la beauté en dernier vœux à sa marraine la fée mais finalement, choisit de faire cesser la disette pour les gens du pays, disette dont on comprend qu’elle est la conséquence indirecte de la grande beauté d’Émeraude et des dépenses liées à celles-ci. La bonté de Châtaigne finit de séduire le duc qui la trouve finalement « la plus belle femme du monde ». La morale en clausule : Châtaigne épouse le duc, elle fait des enfants protégés par Utilis. Émeraude, la belle femme, reste fille :

La beauté et le don de plaire ne résistèrent pas à la vieillesse ; mais elle continua toujours à faire pleuvoir autour d’elle, deux fois par an, les modes nouvelles : ce qui, grâce à son obstination à les porter, la rendit, pendant les longues années qu’elle vécut, complètement ridicule.

Conclusion

32La presse féminine du xixe siècle est un espace d’écriture ouvert aux femmes qui y gagnent en possibilité de monstration. Les rédactions de presse féminine sont ainsi censées parer la critique ad feminam existant en presse généraliste ainsi que les restrictions éditoriales subies par les femmes, deux traits expliquant les tactiques de dissimulation des écrivaines-journalistes. Pourtant, nous avons pu constater que depuis le milieu du xixe siècle jusqu’au début du xxe siècle, les rédactrices y avaient publié de la fiction sous pseudonymes, s’étaient choisi des noms d’emprunt aux formes variées et les interchangeant sans que des motivations littéraires ou éditoriaux ne soient perceptibles. Ces variations et camouflages relèvent alors non seulement d’une réaction aux codes du champ littéraire mais aussi d’une caractéristique peut-être plus intime et essentielle. Il y a dans ces changements de nom une spécificité de genre, une forme de tradition spécifique liée au contexte de production et de réception des œuvres écrites par des femmes. Il y aussi ce parallèle à dresser avec les variations onomastiques liées aux vies des femmes : matronyme, patronyme, nom d’épouse, nom d’emprunt. Leurs écritures qui s’adaptent à des contraintes multiples de support (fiction en feuilleton, chronique, critique…) relèvent de cet aspect kaléidoscopique. Ne peut-on pas également établir un parallèle avec la parure toujours en changement des femmes bourgeoises qui devaient se changer jusqu’à sept fois par jour pour respecter scrupuleusement les exigences vestimentaires des espaces sociaux traversés au risque de subir une disqualification mondaine ? Les variations onomastiques ne sont-elles pas à l’image des robes à transformation composées de deux à trois corsages ? Une forme de composition technique de couches de monstration qui jouerait avec des risques sociaux encourus par une identité littéraire linéaire et transparente ?

Notes

1 Voir Elaine Showalter, A literature of their own: British Women Novelists, from Brontë to Lessing, Londres, Virago, 2009.

2 Issu de l’anglais « blue-stocking », le terme est largement utilisé au xixe siècle pour caractériser de façon méprisante les femmes de lettres.

3 F. de Lagevenais, « Simples essais d’histoire littéraire. Le feuilleton. – Lettres Parisiennes, de Mme de Girardin », Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1843, p. 138.

4 Voir Paul Gaschon de Molènes, « Les Femmes poètes », Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1842, p. 48.

5 Voir Marie-Ève Thérenty, « Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet », Lieux littéraires / La Revue, 7/8, 2005, p. 93.

6 Marie-Ève Thérenty, « LA chronique et LE reportage : du “genre ” (gender) des genres journalistiques », Études littéraires, vol. 40, no 3, 2009, p. 115.

7 Voir Lucie Barette (Roussel-Richard), Les Écrivaines-journalistes sous la monarchie de Juillet : la presse au service d’une reconnaissance littéraire, thèse de doctorat, Caen, 2018. Deuxième partie, chapitre 3, « L’investissement du feuilleton par la prose féminine ».

8 Grande figure du journalisme du Second Empire, voir Isabelle Ernot, « Olympe Audouard dans l’univers de la presse, (France, 1860-1890) », Genre & Histoire, no 14, printemps 2014.

9 Citée par Marie-Ève Thérenty, « LA chronique et LE reportage », art. cité, p. 117.

10 Même si les hommes s’y complaisent également, voir par exemple L’Homme du Monde, périodique spécialisé dans la mode masculine.

11 Si ce n’est le « chiffonnier », figure du connaisseur de la ville. Voir à ce titre Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2017.

12 Cité par Marie-Ève Thérenty, « Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet », art. cité, p. 9.

13 Voir Les Écrivaines-journalistes sous la monarchie de Juillet : la presse au service d’une reconnaissance littéraire, op. cit., « Introduction générale », p. 14-15.

14 Fanny Richomme, « Aux abonnés du Journal des Femmes », Le Journal des Femmes, 3 novembre 1832.

15 Extrait du journal le Bulletin Officiel bimestriel, no 4, 8bre-9bre 1897 de la Société pour l’Amélioration du sort de la femme et la Revendication de ses droits. « Chronique féministe – Les Œuvres féministes – Le journal LA FRONDE, journal quotidien, – féminin et féministe ».

16 Marguerite Durand, dans une lettre à Jane Misme, citée par Michèle C. Magnin, « Marguerite Durand : un remarquable parcours insolite et didactique », The French Reveiw, no 1, october 2014, p. 135-147.

17 Voir Delphine Naudier « Les écrivaines et leurs arrangements avec les assignations sexuées », Sociétés contemporaines, vol. 78, no 2, 2010, p. 39-63.

18 Laure Bernard, « Soyons auteurs mais restons femmes », Journal des Femmes, 4 janvier 1834, vol. 7, p. 174.

19 Jeanne-Désirée (Véret), « Par mes œuvres on saura mon nom », La Femme nouvelle, 4 novembre 1832, no 7, p. 69.

20 Harlor, Mes chemins, p. 307, manuscrit en ligne.

21 Sophie Ulliac-Trémadeure, Émilie, la jeune fille auteur, Limoges, France, E. Ardant, 1836, p. 98-99.

22 Jeanne-Justine Fouqueau de Pussy, « Nécrologie », Journal des Demoiselles, mars 1847, p. 123.

23 Alida de Savignac, « Littérature Française – Introduction », Journal des Demoiselles, vol. 1, no 1, 15 février 1833, p. 4.

24 Ibid.

25 Esther Dabillon, « Les jumelles – Conte de fées », Journal des Demoiselles, no IV, 15 mai 1833, p. 108-115.

Pour citer ce document

Lucie Barette, « Usage de la pseudonymie par les écrivaines-journalistes de presse féminine au xixe siècle » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1993.html.

Quelques mots à propos de :  Lucie Barette

Normandie Université
Laslar UR 4256