Renée Vivien et l’exemple de ***, Sapho et huit poétesses grecques : la pratique de la traduction et l’usage de l’astéronyme à l’aune d’une co-auctorialité féminine

Tristan Guiot


Texte intégral

1Cette étude vise à proposer quelques pistes de réflexion autour des pratiques d’écriture en collaboration des autrices en interrogeant la signature de la réédition d’un recueil de traductions réalisées par Renée Vivien, intitulé Sapho et huit poétesses grecques1, publié en 1909. L’une des particularités de cette réédition tient à ce que le nom de « Renée Vivien », employé pour une édition précédente des traductions des fragments de Sappho, a disparu de la couverture, et qu’à sa place figurent trois astérisques.

2Pour réfléchir à cette signature particulière, il convient de s’appuyer sur le contexte qui est celui de cette réédition. Dans un premier temps, le propos apportera donc quelques précisions sur l’œuvre de Sappho et sur une partie de ses traductions, présentera plusieurs éléments autour de l’histoire de l’œuvre de Renée Vivien et s’attachera à caractériser à grands traits le recueil de traductions en lui-même. Dans un second temps, nous définirons les outils auxquels nous proposons d’avoir recours afin d’interroger les fonctions de la traduction et les fonctions du pseudonyme dans le cadre de cette réédition. Enfin, la réflexion montrera la fonction paradoxale de l’astéronyme, qui dissimule l’auctorialité singulière et montre la co-auctorialité féminine, afin de présenter le modèle d’auctorialité, orienté autour d’une politique de la littérature, qui semble être porté par cette réédition.

3En guise de préambule, il convient de signaler que les nombreuses définitions possibles des pratiques d’écriture en collaboration sont susceptibles d’intégrer ou d’exclure le travail de traduction. Dans le cas considéré par cette étude, comme dans une partie de ceux qui sont étudiés au sein de ces actes, les distinctions sont difficiles à définir. Si Renée Vivien traduit Sappho, elle ajoute et elle adapte, ce qui fait de son recueil de traductions un objet littéraire qui souligne les limites de nos catégories. C’est cette tension qui fait de ce cas un objet d’étude particulièrement intéressant du point de vue de l’histoire et de la théorie littéraires.

Le contexte de publication de Sapho et huit poétesses grecques

L’œuvre de Sappho

4Comme l’a rappelé Édith Mora dans son précieux ouvrage, Sappho. Histoire d’un poète et traduction intégrale de l’œuvre, Sappho fût auréolée d’une « extraordinaire gloire » durant l’Antiquité, ce qui a participé à brouiller les limites entre la « réalité historique2 » et la légende.

5Les auteurs antiques ont pour une partie d’entre eux salué les vers de Sappho. Édith Mora en signale quelques-uns3 qu’il est utile de rappeler, ne serait-ce que pour souligner la grande reconnaissance de la poète. Parmi les Grecs figurent Ménandre, Platon, Aristote, Plutarque, Lucien, Athénée ; auxquels s’ajoutent plusieurs Latins, Lucrèce, Catulle, Cicéron, Horace, Ovide, Sénèque, Pline l’Ancien… Si elle devait être exhaustive cette liste serait particulièrement longue.

6Grâce à leurs textes et aux citations de la poète qu’ils comportaient, une partie des poèmes, des vers et des fragments de vers de Sappho ont été conservés à travers l’histoire. Au fil des siècles, plusieurs philologues se sont attelés à réunir et à traduire ces textes. Cette étude n’est pas l’occasion de revenir sur l’histoire fort riche de la traduction et de la réception des œuvres de Sappho. Celle-ci a toutefois été largement éclairée par plusieurs critiques et notamment par Édith Mora dans son ouvrage précédemment cité.

7Pour considérer l’édition de 1909 réalisée par Renée Vivien, il est toutefois utile d’avoir à l’esprit la situation de l’œuvre et de la réception de Sappho durant la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe siècle. À partir de 1879, la découverte de papyrus en Égypte, par Bernard Grenfell et Arthur Hunt4 permet la restitution d’une partie, jusqu’alors inédite, des œuvres de Sappho. De plus, entre 1878 et 1900, plusieurs traductions en anglais et en français des œuvres de Sappho paraissent : celle de Theodorus Bergk5 (1878-1882), celle de George Stanley Farnell6 (1891), celle d’Andrey Lebey7 (1895), celle d’Henry Thornton Wharton8 (1898) et celle d’Herbert Weir Smyth9 (1900). Jean-Paul Goujon signale que Renée Vivien s’est appuyée sur l’édition bilingue d’Henry Thornton Wharton10 qui figure dans l’inventaire partiel de la bibliothèque de Renée Vivien présentée dans l’ouvrage publié à l’occasion du centenaire de sa mort, Renée Vivien, une femme de lettres entre deux siècles (1877-1909)11. L’auteur de la biographie de la poète, Tes blessures sont plus douces que leurs caresses12, ajoute que la traductrice semblait également avoir connaissance de la traduction d’André Lebey, Les Poésies de Sappho traduites en entier pour la première fois par André Lebey13 et détaille les conflits suscités par la prétention de Renée Vivien à être « la première à traduire Sappho en entier14 ».

8Une précision s’impose néanmoins : dans sa préface à l’édition du texte de Renée Vivien, Sappho, parue aux éditions ErosOnyx en 2020, Yvan Quintin rappelle que les découvertes de Bernard Grenfell et d’Arthur Hunt ne sont rendues publiques qu’après 190315. Ces différents ouvrages de traduction ne prennent donc pas en compte ces nouveaux éléments, et il en va de même pour la traduction réalisée par Renée Vivien.

9Lorsqu’elle publie son œuvre pour la première fois et sous sa première forme éditoriale, en 190316, l’autrice prend donc place au sein d’un champ qui connaît un certain essor à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Cependant, le statut de Renée Vivien est à plusieurs égards unique dans ce paysage brossé à grands traits : non seulement, c’est une femme, mais en plus, c’est une poète.

L’œuvre de Renée Vivien et sa pratique de la traduction

10Il faut revenir sur l’histoire particulière de Renée Vivien ainsi que sur l’histoire éditoriale de son recueil pour mieux mesurer les spécificités de l’édition de 1909, considérée au sein de cette étude afin d’interroger une forme de pratique d’écriture en collaboration.

11La traductrice a d’abord manifesté un intérêt précoce pour la figure et l’œuvre de Sappho. Dès 1893, dans un texte de jeunesse intitulé Ma vie et mes idées, présenté récemment dans notre thèse, L’Œuvre publiée et inédite de Renée Vivien : le sujet de l’écriture en question17, la jeune Pauline Tarn, alors âgée de 16 ans, dévoile son rêve de devenir autrice en se référant à Sappho : « Je voudrais la couronne de Sappho et de Corinne18. » Jean-Paul Goujon nous apprend que Renée Vivien, de son nom de naissance Pauline Tarn, a reçu des leçons de grec entre 1898 et 1902 de la part du professeur particulier Gaëtan Baron19.

12Sous le pseudonyme « R. Vivien » paraissent trois recueils de poèmes entre 1901 et 1903. D’abord, le recueil Études et préludes20 paraît en 1901, suivi de Cendres et poussières21 en 1902 et d’Évocations22 publié en 1903. En outre, R. Vivien fait paraître un recueil de contes présentés comme étant traduits de poèmes norvégiens, en 1902, Brumes de fjords23. À ces publications, il faut encore ajouter, pour être complet, la parution d’un recueil de poèmes en janvier 1903, intitulé Vers l’amour24, première œuvre signée du pseudonyme « P. Riversdale » – qui masque la collaboration d’Hélène de Zuylen de Nyevelt de Haar et de Renée Vivien25 –, précédant d’environ six mois la publication d’un deuxième recueil de poèmes écrits dans le cadre de cette collaboration d’autrices, Échos et Reflets26, pratique d’écriture que nous avons également considérée à l’occasion du récent colloque « Écritures collaboratives et auctorialités partagées27 ».

13En mars 1903 paraît finalement chez Alphonse Lemerre – éditeur des œuvres de « R. Vivien » – un recueil de traductions complétées de vers inédits que l’autrice ajoute comme une forme de continuation ou d’adaptation des fragments traduits, Sapho. Traduction nouvelle avec le texte grec28. Le recueil est signé « Renée Vivien », avec un « e » final qui affirme la féminité du pseudonyme. Nous avons eu l’occasion d’étudier l’évolution des figures du sujet lyrique dans les recueils qui précèdent Sapho29, ce qui a permis de souligner que le « je » lyrique tend à se féminiser et à assumer un désir ouvertement lesbien à partir de ce recueil. La critique a souligné la valeur politique30 que revêt la révélation de la féminité du pseudonyme à l’occasion de la parution d’un recueil de traductions des poèmes de Sappho. C’est un second geste que cette étude entend considérer, celui de l’anonymisation, qui peut paraître contraire au premier à certains égards.

14En effet, le recueil Sapho a connu deux éditions entre 1903 et 1909 : la première, le 3 mars 1903, dévoile la féminité du pseudonyme « Renée Vivien » ; la seconde, le 17 juillet 1909, année de la mort de l’autrice, fait disparaître son nom en lieu et place duquel figurent trois astérisques « *** ».

Une pratique d’écriture fondée sur les dialogues interdiscursifs

15Pour achever cette présentation du contexte de la publication de cette ultime édition, Sapho et huit poétesses grecques31, il convient d’ajouter quelques brèves précisions supplémentaires. D’abord, à la suite de la première édition du recueil Sapho, en 1903, Renée Vivien publiera un second recueil inspiré de la poésie antique en 1904 : Les Kitharèdes32, qui présente chacune des compagnes de Sappho33 ainsi que leurs poèmes dans une même logique d’adaptation et de continuation. Ce texte et celui de l’édition de 1903 de Sapho sont réunis au sein de la publication de 1909.

16Ensuite, il est utile de signaler que l’écriture de ces recueils se fonde sur des dialogues interdiscursifs complexes. En effet, la traduction de Renée Vivien suit plusieurs étapes : partant du texte grec, l’autrice compose une traduction littérale en prose avant de réaliser un poème inédit. À cet égard, le « je » lyrique est profondément polyphonique : il réfère littéralement à Sappho – ou plus précisément à « Psappha » selon l’orthographe archaïsante retenue par la traductrice, lectrice de Leconte de Lisle – ; mais il constitue en même temps une figure du sujet lyrique, susceptible de nourrir des références diverses. Les modifications qu’apporte la traductrice permettent ainsi d’interroger la construction du sujet de l’écriture plus avant, et complexifie la configuration énonciative de la poésie de Sappho. Pour résumer une analyse qui a été menée plus en détails ailleurs34 : grâce à ces procédés, Renée Vivien construit des figures du sujet qui dépassent le cadre de l’expression lyrique, c’est-à-dire le poème ; et, en cela, elle propose un travail de continuation de l’œuvre des femmes-poètes plus encore qu’un travail de traduction.

Fonctions de la traduction, fonctions du pseudonyme

Fonctions des pratiques de la traduction

17Avant de considérer plus avant l’objet d’étude au cœur de cette réflexion, il nous revient de considérer les outils qui permettent de la mener. Dans Diderot, un diable de ramage35, Jean Starobinski propose plusieurs analyses très utiles pour interroger les pratiques de la traduction.

18Le théoricien de la littérature rappelle ainsi que la traduction peut remplir ce que nous qualifierons, par commodité, de fonction stratégique : « contre la voie toute proche de la contrainte, de la réprobation, de la calomnie, l’on peut dresser l’image d’une sagesse hardie, mais plus haute, hors d’atteinte, venue de plus loin36… ». Pour l’autrice, la publication de Sapho constitue, nous l’avons vu, un geste déterminant : il s’agit pour elle de révéler sa féminité et d’affirmer le fait que son œuvre poétique constitue – sans qu’elle s’y réduise bien sûr – l’expression d’un désir lesbien. À cet égard, la pratique de la traduction a ceci d’avantageux qu’elle permet de placer l’écriture du recueil et, ce faisant, la production poétique de Renée Vivien, sous l’autorité de Sappho, figure moralement critiquée sinon insultée37, mais dont la valeur littéraire est difficile à remettre en question. Dans cette perspective, en ce qui concerne l’édition de 1903, la pratique de la traduction pourrait remplir une fonction stratégique.

19Jean Starobinski fait également apparaître une autre utilisation possible de la traduction, que nous qualifierons de fonction politique. En effet, comme le signale le théoricien de la littérature, l’auteur « s’affirme lui-même par l’aliénation consentie, le service rendu, le renfort d’éloquence qu’il apporte à une cause commune38 ». En ce sens, la traduction correspond à la fois à une mise sous tutelle, celle de l’autorité de l’autrice, Sappho, et à une mise en avant, celle de l’identité de l’autrice qui partage avec la première cette « cause commune », et qui va la défendre, Renée Vivien. Nous le voyons : ces deux fonctions des pratiques de la traduction ont des effets solidaires mais opposés : la fonction stratégique dissimule la traductrice, la fonction politique la montre. L’hypothèse de cette étude est qu’il faut replacer l’édition de 1909 de Sapho, signée d’un astéronyme, dans cette dialectique afin d’interroger les enjeux de cette signature ambivalente.

Variations autour du nom dans l’œuvre de de Renée Vivien

20Les nombreuses signatures de l’autrice que l’on désigne par commodité par son pseudonyme principal, Renée Vivien, constituent l’un des éléments de la réflexion autour de l’anonymat de cette édition. En effet, pour en faire la synthèse il faut rappeler que Pauline Tarn – de son nom d’état civil – emploie les pseudonymes « R. Vivien » entre 1901 et 1903, « Renée Vivien » de 1903 à 1909, ainsi que son véritable nom, « Pauline Mary Tarn », en 1907, pour signer une anthologie d’une partie de ses poèmes, Chansons pour mon ombre, publiée hors-commerce et vraisemblablement destinée à ses proches. L’autrice utilise également le pseudonyme « P. Riversdale » en 1903, pour la publication de Vers l’Amour39, puis celui de « Paule Riversale » qui apparaît en couverture d’Échos et Reflets40, de L’Être double41 et de Netsuké42 en 1904. Si ces deux derniers pseudonymes distinguent les œuvres issues de pratiques d’écriture en collaboration de Pauline Tarn et d’Hélène de Zuylen des productions composées uniquement par Pauline Tarn, nous avons proposé dans une étude récente d’y voir la recherche d’un effet de « désattribution » du discours en empêchant toute attribution à l’une ou l’autre des autrices qui partagent le masque auctorial « Paule Riversdale ». À ces pseudonymes, Marie-Ange Bartholomot Bessou propose d’ajouter l’« allonyme » – « nom d’une personne réelle et connue » – en signalant que Pauline Tarn « compose seule des livres dont elle laisse ensuite à son amie le soin de les signer sous son identité d’épouse, Hélène de Zuylen de Nyevelt43 », entre 1904 et 1908.

21C’est dans le cadre de ces jeux de masques complexes qu’apparaît cette signature de l’édition de 1909, qui ne fait pas signe. En s’appuyant sur les réflexions de Jean-François Jeandillou, Marie-Ange Bartholomot Bessou émet l’hypothèse selon laquelle le choix des astérisques en couverture du recueil aurait pour fonction de « prouver “qu’un texte n’a nul besoin de signature pour être lisible et lu44”. » Cette réflexion nous semble particulièrement pertinente pour penser Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction45. En effet, le « je » lyrique des femmes-poètes, contrairement à celui de leurs homologues masculins, a souvent été interprété dans la perspective d’une référence à la personnalité réelle ou supposée des autrices plutôt qu’à une figure du sujet46. Le cas de l’œuvre de Sappho est absolument exemplaire de ce processus. Édith Mora rappelle les insultes de Tatien à l’encontre de la poète : « catin érotomane qui chante ses dépravations amoureuses47 ». Avant lui, des poètes comiques avaient déjà attribué à Sappho de nombreux partenaires sexuels48. En ce sens, le refus de la signature pourrait constituer, autant qu’un refus du « patronyme », une stratégie éditoriale qui vise à contraindre à une lecture juste.

22Néanmoins, dans le cadre de la réédition d’un recueil de traductions, la signature marquant l’anonymat met également en jeu un rapport particulier à l’écriture en collaboration et suggère aussi les contours d’une conception singulière de l’auctorialité féminine.

Fonctions paradoxales de l’astéronyme : monstration et dissimulation de l’auctorialité et de la co-auctorialité féminine

Le rejet de l’auctorialité singulière

23En effet, si l’on articule la co-auctorialité et l’auctorialité dans la perspective de la dissimulation et de la monstration, il apparaît que la pratique de la traduction et l’usage de l’astéronyme remplissent des fonctions paradoxales. Marie-Ange Bartholomot Bessou le rappelle : pour Renée Vivien, les trois astérisques visent à « s’effacer plus sûrement face à des textes qui lui ont toujours tenu particulièrement à cœur49 ». Nous l’avons signalé en nous appuyant sur les analyses de Jean Starobinski, dans le cas de la publication de cette œuvre, la pratique de la traduction remplit une fonction stratégique qui est de placer le recueil sous l’autorité de Sappho. Traduction et astéronyme se rejoignent donc : ils ont pour fonction de dissimuler l’individualité de l’une des deux co-autrices, la traductrice, Renée Vivien.

24La réédition de Sapho en 1909 peut donc être replacée dans le cadre de l’évolution de la production de l’autrice. Si « mettre mon discours dans la bouche de l’autre, c’est l’objectiver50 » comme le souligne Jean Starobinski, la réédition du recueil de traduction et sa signature particulière font signe vers un « je » de l’écriture non substantiel, traversé et formé par les discours eux-mêmes. En ce sens, la pratique de la traduction et l’usage de l’astéronyme ont pour fonction de mettre à bas l’autorité sur le discours. En cela, la réédition de Sapho s’inscrit dans un mouvement analogue à la « désattribution » qui nous semble caractériser l’usage des pseudonymes « P. Riversdale » et « Paule Riversdale » ainsi que les pratiques d’écriture en collaboration de Renée Vivien : l’astéronyme marque le rejet de l’autorité sur la parole qui conduit à la mise en question de l’auctorialité singulière.

25Jean Starobinski rappelle que « si toute parole est celle de l’autre, elle en devient aussi bien la nôtre : toute différence s’efface entre l’intérieur et l’extérieur51 ». À cet égard, l’usage de l’astéronyme marque l’abolition de la paternité sur le langage et le développement d’une nouvelle configuration de l’auctorialité qui s’appuie sur la circulation de la parole.

La monstration de la co-auctorialité féminine

26Cette nouvelle configuration de l’auctorialité renverse les termes : face au modèle hégémonique de la figure de l’auteur singulier, l’astéronyme rappelle que notre parole est un écho de la parole des autres. En ce sens, l’astéronyme fait signe vers un modèle d’auctorialité construit sur la base de la co-auctorialité propre à tout discours.

27Nous avons montré ailleurs52 que l’œuvre de Renée Vivien mettait en question le sujet de l’écriture et faisait se succéder différentes modalités de construction du « je ». Les conclusions de cette réflexion ont fait apparaître qu’au fur et à mesure de ses œuvres, Renée Vivien introduit un maillage complexe, fait de dialogues interdiscursifs et d’un tissage intratextuel, de sorte que le « je » déborde les pactes de lecture déterminés par les genres littéraires et propose de nouvelles configurations de l’identité.

28Replacée dans la perspective de ces analyses antérieures, notre réflexion sur l’astéronyme montre que celui-ci a pour effet de souligner que nous sommes « les dépositaires d’une mémoire immense53 » selon la formule de Jean Starobinski. En ce sens, l’analyse de Marie-Ange Bartholomot Bessou rend compte de la façon dont l’astéronyme sert la monstration de la co-auctorialité féminine : « Renée Vivien aurait voulu, en effet, que la transmission de ces voix de femmes se fît à la manière de celle d’un trésor commun à faire fructifier, de génération en génération, sans solution de continuité depuis l’Antiquité qui les avait vu naître54. »

29À ce titre, en ne signifiant aucun nom en couverture de ce recueil de traductions des vers de la poète Sappho, l’astéronyme fait signe vers la co-auctorialité féminine. Par l’abandon de la signature onomastique, Renée Vivien ne distingue pas ce qui relève de l’une ou de l’autre poète. En ce sens, elle opère une subversion par rapport au modèle d’auctorialité canonique du « génie singulier55 » – dont il resterait à interroger la relation à la construction des masculinités –, elle rejette en soi la notion de paternité de l’œuvre qui est au fondement même de l’auctorialité au profit de la promotion de celle de co-auctorialité féminine. En lieu et place d’un nom d’auteur, signe de l’autorité sur la parole, Renée Vivien substitue, dans la réédition de ce recueil de traductions, trois astérisques qui soulignent le fait que la parole poétique féminine constitue un bien commun. Ainsi, grâce à sa signature anonyme, cette réédition met en partage la poésie saphique, elle constitue un travail de restitution à l’intention de toutes les femmes et offre les moyens aux autrices de suivre un modèle de production de la littérature qui repose sur la mise en commun et la libre circulation de la parole.

Conclusion

30Cet exemple montre que l’étude des stratégies éditoriales mises en place par les autrices est précieuse pour interroger les modèles d’auctorialité. Afin d’acquérir une légitimité qui leur a souvent été refusée, les autrices ont fait preuve d’une inventivité stratégique et littéraire dont l’édition de Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction56 offre un exemple. Notre histoire littéraire, plutôt orientée autour des innovations formelles et génériques, gagne en précision à mesure que nous interrogeons des textes qui, sans être nécessairement à l’origine d’une forme littéraire ou d’une école, ont toutefois proposé une nouveauté susceptible de nous éclairer sur les points aveugles de nos propres catégories.

Notes

1 ***, Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction, Paris, Alphonse Lemerre, 1909.

2 Édith Mora, Sappho. Histoire d’un poète et traduction intégrale de l’œuvre, Paris, Flammarion, 1966, p. 15.

3 Ibid., p. 118.

4 Renée Vivien, Sappho, édition réalisée par Yvan Quintin, Cassaniouze, ErosOnyx, 2020, p. 18.

5 Poetae lyrici Graeci, édition et traduction réalisées par Theodorus Bergk, B. G. Teubner, Lipsiae, 1878-1882, 3 vol.

6 Greek Lyric Poetry: a complete collection of the surviving passages from the Greek songwriters, édition et traduction réalisées par George Stanley Farnell, Londres, Longmans and Green, 1891.

7 Les Poésies de Sappho traduites en entier pour la première fois par André Lebey¸ édition et traduction réalisées par André Lebey, Paris, Mercure de France, 1895.

8 Henry Thornton Wharton, Sappho, Londres, John Lane, 1898. Yves Quintin date la première édition de 1895, Renée Vivien, Sappho, édition réalisée par Yvan Quintin, éd. citée, p. 18.

9 Greek Melic Poets, édition et traduction réalisées par Herbert Weir Smyth, Londres et New-York, Macmillan, 1900.

10 Jean-Paul Goujon, « Bataille de traducteurs autour de Sapho », À l’Écart, no 2, avril 1980, op. cit., p. 118.

11 « Renée Vivien et les Livres », dans Renée Vivien, une femme de lettres entre deux siècles (1877-1909), dir. Nicole G. Albert et Brigitte Rollet, Paris, Honoré Champion, p. 190.

12 Jean-Paul Goujon, Tes blessures sont plus douces que leurs caresses. Vie de Renée Vivien, Paris, Régine Deforges, 1986.

13 Les Poésies de Sappho traduites en entier pour la première fois par André Lebey, éd. citée.

14 Jean-Paul Goujon, « Bataille de traducteurs autour de Sapho », art. cité, p. 119.

15 « Cette dernière découverte, due à deux Britanniques, Bernard Grenfell et Arthur Hunt, qui y effectuèrent des fouilles très fructueuses entre 1896 et 1906 (fouilles qui ont révélé bien d’autres auteurs, au milieu de textes sans grand intérêt littéraire) a pu être connue de Renée Vivien, mais elle était trop récente et surtout non encore rendue publique pour que la poétesse en tînt compte dans son édition de 1903 et même dans son recueil sans nom d’auteur de 1909 qui réunissait les poèmes de la Dixième Muse et des Kitharèdes. », Renée Vivien, Sappho, édition réalisée par Yvan Quintin, éd. citée, p. 18. Théodore Reinach, frère de Salomon Reinach (fervent collectionneur de Renée Vivien), mentionne pour sa part ces découvertes en 1902, Théodore Reinach, « Nouveaux fragments de Sappho », Revue des Études Grecques, t. 15, fascicule 62-63, 1902, p. 62.

16 Renée Vivien, Sapho. Traduction nouvelle avec le texte grec, Paris, Alphonse Lemerre, 1903.

17 Tristan Guiot, L’Œuvre publiée et inédite de Renée Vivien : le sujet de l’écriture en question, thèse en langue et littérature françaises dirigée par Olivier Belin et Françoise Simonet-Tenant, co-encadrée par Thierry Roger, Université de Rouen-Normandie, soutenue le 4 juillet 2023, 2 vol., 989 pages (dactyl.).

18 Ibid., « deuxième annexe : Ma vie et mes idées », « Texte : Ma vie et mes idées, tome 1 », vol. 2, p. 34.

19 Natalie Barney, Pierre Louÿs, Renée Vivien, Correspondances croisées, édition établie par Jean-Paul Goujon, Paris, Bartillat, 2021, p. 224.

20 R. Vivien, Études et Préludes, Paris, Alphonse Lemerre, 1901.

21 R. Vivien, Cendres et Poussières, Paris, Alphonse Lemerre, 1902.

22 R. Vivien, Évocations, Paris, Alphonse Lemerre, 1903.

23 R. Vivien, Brumes de fjords, Paris, Alphonse Lemerre, 1902.

24 P. Riversdale, Vers l’amour, Paris, Maison des Poètes, 1903.

25 « On sait, depuis une récente et d’ailleurs discutable monographie de P. Lorenz sur Renée Vivien, que la poétesse avait écrit en collaboration avec son amie la baronne Hélène de Zuylen plusieurs volumes de prose et de vers publiés sous le pseudonyme de Paule Riversdale. Pareille collaboration n’était pas cependant restée mystère depuis 1903, puisqu’elle n’avait pas échappé au rédacteur du catalogue des ouvrages imprimés de la Bibliothèque Nationale, qui, à la rubrique RIVERSDALE (paule), renvoyait à VIVIEN (renée) et ZUYLEN DE NIEVELT (Hélène de) », Jean-Paul Goujon, « Renée Vivien sous le masque de Paule Riversdale », art. cité, p. 150.

26 Paule Riversdale, Échos et Reflets, Paris, Alphonse Lemerre, 1903.

27 Le colloque « Écritures collaboratives et auctorialité partagée », co-organisé par Olivier Belin, Sylvain Ledda et Laurence Macé (CÉRÉdI) s’est déroulé les 26 et 27 septembre 2023 à l’Université de Rouen-Normandie.

28 Renée Vivien, Sapho. Traduction nouvelle avec le texte grec, Paris, Alphonse Lemerre, 1903.

29 Tristan Guiot, L’Œuvre publiée et inédite de Renée Vivien : le sujet de l’écriture en question, op. cit., vol. 1, p. 322-338

30 On peut citer le propos de Camille Islert dans sa thèse récente consacrée à Renée Vivien : « La revendication d’un “je” lyrique au féminin se fait dans l’œuvre de Renée Vivien après deux ans de publication, et sous la tutelle de Sappho. La traduction et la poursuite des fragments viennent justifier l’identification féminine et lesbienne de la voix poétique. », Camille Islert, Renée Vivien, une poétique sous influence ?, thèse en littérature française et francophone dirigée par Henri Scepi, Paris 3, soutenue le 2 décembre 2021, 1 vol., 599 pages (dactyl.), NNT : 2021PA030104 tel-03883263, https://theses.hal.science/tel-03883263, p. 442.

31 ***, Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction, op. cit.

32 Renée Vivien, Les Kitharèdes. Traduction nouvelle avec le texte grec, Paris, Alphonse Lemerre, 1904.

33 Édith Mora revient sur ces figures, Sappho. Histoire d’un poète et traduction intégrale de l’œuvre, op. cit., p. 121-123.

34 Tristan Guiot, L’Œuvre publiée et inédite de Renée Vivien : le sujet de l’écriture en question, op. cit., vol. 1, p. 339-348.

35 Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012.

36 Ibid., p. 61.

37 « Sappho est enfin la première à avoir ouvert la lignée, souvent tragique, des accusés, dans les procès que la morale fit au génie. », Édith Mora, Sappho. Histoire d’un poète et traduction intégrale de l’œuvre, op. cit., p. 10.

38 Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, op. cit., p. 67.

39 P. Riversdale, Vers l’amour, op. cit.

40 Paule Riversdale, Échos et Reflets, op. cit.

41 Paule Riversdale, L’Être double, Paris, Alphonse Lemerre, 1904.

42 Paule Riversdale, Netsuké, Paris, Alphonse Lemerre, 1904.

43 Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’Imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien : de mémoires en Mémoire, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Cahier romantique » no 10, 2004, p. 82.

44 Ibid.

45 ***, Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction, op. cit.

46 C’est ce que rappelle, entre autres, Patricia Izquierdo : « […] la poésie, traditionnellement mais plus encore à la Belle Époque, est le genre littéraire le plus étroitement associé à la femme, souvent appelée “Muse”. La femme-poète est alors doublement mythifiée, surtout si ce qu’elle produit correspond à ce que le monde littéraire attend d’elle et donc si elle se conforme à l’image stéréotypée de la poétesse. », Patricia Izquierdo, Devenir poétesse à la Belle-Époque. Étude littéraires, historique et sociologique (1900-1914), Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces Littéraires », 2009, p. 69. Nous avons eu l’occasion de montrer comment les critiques du début du xxe siècle avait largement identifié le « je » lyrique des poèmes de Renée Vivien à l’autrice elle-même et avons tenté d’en signaler les conséquences sur la lecture de l’œuvre dans une communication consacrée à « L’Écriture féminine à la Belle-Époque » prononcée à l’occasion de la journée d’étude « La simplicité au xixe siècle », co-organisée par Dominique Leborgne-Peyrache et Chantal Pierre et qui s’est déroulée le 29 mars 2024 à l’Université de Nantes. Les actes sont à paraître.

47 Édith Mora, Sappho. Histoire d’un poète et traduction intégrale de l’œuvre, op. cit., p. 129.

48 Ibid.

49 Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’Imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien : de mémoires en Mémoire, op. cit., p. 82.

50 Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, op. cit., p. 73.

51 Ibid., p. 77.

52 Tristan Guiot, L’Œuvre publiée et inédite de Renée Vivien : le sujet de l’écriture en question, op. cit.

53 Ibid., p. 76.

54 Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’Imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien : de mémoires en Mémoire, op. cit., p. 84.

55 Jack Stillinger, Multiple authorship and the myth of solitary genius, Oxford, Oxford University Press, 1991.

56 ***, Sapho et huit poétesses grecques. Texte et traduction, op. cit.

Pour citer ce document

Tristan Guiot, « Renée Vivien et l’exemple de ***, Sapho et huit poétesses grecques : la pratique de la traduction et l’usage de l’astéronyme à l’aune d’une co-auctorialité féminine » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1997.html.

Quelques mots à propos de :  Tristan Guiot

Université de Rouen-Normandie
CÉRÉdI– UR 3229