Atelier 2 – Le théâtre en question au XIXe siècle

La scène spéculaire dans le théâtre de Musset – enjeux esthétiques et sociologiques

Lucas Person


Texte intégral

1Qu’est-ce que le lecteur ou le spectateur de ses pièces connaît des espaces que représente Musset ? En se posant cette question, on peut aisément tracer une première ligne de partage diachronique autour de la publication du Chandelier (novembre 1835) : avant cette pièce, les espaces représentés par Musset dans son théâtre sont majoritairement lointains (l’Espagne des Marrons du feu, le Tyrol de La Coupe et les Lèvres, l’Italie d’André del Sarto ou de Lorenzaccio, la Munich de Fantasio, la Bohême et la Hongrie de La Quenouille de Barberine), historiques (la Renaissance italienne), ou lorsqu’ils sont français et plus proches temporellement (On ne badine pas avec l’amour), ils correspondent à un Ancien Régime fantasmé, à des images topiques peu précisément situées, plus proches du conte de fée1 que d’un cadre historiquement exact. Au contraire, la publication Chandelier initie une séquence où les pièces de Musset pourraient se dérouler dans la chambre ou le salon de son lecteur-type2 et où des références discrètes mais précises à l’actualité placent la pièce dans un cadre sociologique déterminé, qui se trouve correspondre à celui de son lectorat.

2Avec ces espaces, Alfred de Musset fait de la scène un espace spéculaire qui transforme le rapport que son public peut tisser avec les éléments de la fable. Si les lieux qu’il s’imagine à la lecture ou qu’il voit sur scène pourraient être ceux qu’il fréquente au quotidien, alors les personnages pourraient aussi lui ressembler et les faits représentés lui être familiers. Ce n’est plus la capacité du lecteur à se transporter dans une époque et un espace lointains qui est mise à contribution, et qui pouvait signifier le malaise face aux transformations du monde moderne, mais au contraire sa capacité à laisser advenir la fiction littéraire, le théâtre, dans sa propre vie. En somme le lecteur s’observe lui-même, non plus sous une apparence rêvée et romanesque, mais sous un angle qui correspondrait au tournant réaliste de Musset décrit par Frank Lestringant et Gilles Castagnès dans leurs analyses de ses Nouvelles3 : sous l’angle de la vie moderne de jeunes hommes, qui n’est plus marquée par le refus du monde4 mais par l’acceptation résignée et heureuse des exigences que fait peser sur eux le pacte social. Si opposition il y a entre le héros et la société, celle-ci ne se fait plus par la fuite ou la révolte, mais par la négociation ou la fantaisie. Mais contrairement au réalisme de Maupassant ou, plus tard, au naturalisme, il ne s’agit pas de mener une critique de la société par l’expérimentation sociologique et littéraire : Musset hérite du romantisme le fait que le rêve, l’idéal et la fantaisie informent son œuvre. Et s’il ne s’agit plus de se transporter par la littérature dans un espace lointain et rêvé, le poète fait à présent advenir la littérature, le rêve et le sentiment dans l’espace quotidien et familier.

3Dans le cadre restreint de cette communication, nous nous intéresserons de plus près à la scène spéculaire dans quatre pièces qui, chronologiquement, se suivent et où le phénomène est progressivement porté à son comble : Le Chandelier, Il ne faut jurer de rien, Un caprice et Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Après ce cycle, l’écriture de Louison constitue en effet une double rupture – retour à l’éloignement temporel et écriture explicitement dirigée en première instance vers la scène – qui nous pousse dans cette brève étude à faire de cette pièce la clôture externe de notre cycle. De plus, cette séquence est marquée par une double progression : élévation sociale et simplification progressive de l’espace, qui culmine dans deux huis-clos.

4Cette révolution spéculaire dans le théâtre mussétien se laisse comprendre de deux manières, que nous tenterons tour à tour d’analyser. Tout d’abord, on peut y voir un tournant vers une scène mimétique où le dramaturge se donne pour mission d’observer et de représenter la vie mondaine sous la monarchie de Juillet, ou plutôt de proposer une singerie amusée de cette vie. Mais puisque le lecteur-type de cette « singerie » ressemble fort aux personnages représentés, puisque le décor de ce simulacre n’est autre que les lieux du monde réel, ce théâtre mimétique constitue aussi une entreprise de ré-enchantement de la vie quotidienne, invitant le lecteur à voir dans ses lieux de vie des lieux de jeux et de théâtre, dans une dynamique où la lecture prendrait place dans un processus de « ludisation » de la vie quotidienne.

« La scène est un miroir, tu contemples ton âme »

5En représentant des espaces mimétiques5 qui reflètent le cadre de vie du lecteur-type de la Revue des Deux-Mondes, Alfred de Musset nous transporte pour la première fois de son œuvre théâtrale dans un monde que le lecteur connaît. Jusqu’alors, la représentation du contemporain se faisait chez Musset en dehors du genre théâtral : par les vers (avec « Mardoche » ou « Les Secrètes pensées de Rafael ») et surtout dans la prose narrative (avec La Confession d’un enfant du siècle et les Nouvelles6). Dans le cadre d’un théâtre officiellement destiné à la lecture, c’est donc la première fois dans l’œuvre mussétienne que le lecteur peut imaginer un espace dramatique familier – et donc s’y projeter plus aisément lui-même.

6Dans l’élaboration de ces espaces mimétiques, Musset puise abondamment dans deux types d’espaces dramatiques qu’il a pu expérimenter : celui du proverbe dramatique et celui du vaudeville. En effet, les espaces des pièces que nous étudions ressemblent fort à ceux d’Eugène Scribe, dont de nombreuses œuvres se situent dans des maisons ou hôtels particuliers parisiens, comme Le Coiffeur et le Perruquier, Le Charlatanisme ou encore La Seconde Année ou à qui la faute. Cette dernière pièce est particulièrement intéressante, car de nombreux éléments de son intrigue rappellent celle d’Un caprice7, d’autant plus que la maxime finale de cette comédie vaudeville – « il ne s’agit que de s’entendre8 » – trouvera un écho dans le premier proverbe final d’Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : « il n’y a rien de tel que de s’entendre9. » Cependant, par opposition à Scribe, Musset présente des espaces beaucoup plus mémorables par l’aspect extrêmement concret de ses détails : des robes de chambre à fleurs de Valentin Van Buck à la bourse bleue de Mathilde en passant par le piège à chat dans le jardin qui revient comme un leitmotiv dans Le Chandelier ou les pelotes de laine de la Baronne de Mantes, les objets et décors de Musset – qu’ils soient montrés ou simplement mentionnés – frappent l’imagination par leur bouffonnerie ou leur charme.

7Le mimétisme mussétien commence pourtant par un paradoxe : conformément à son habitude, Musset est avare de didascalies. Ainsi – surtout dans le cadre d’un théâtre de lecture – il convient de trouver d’autres stratégies que la description pour causer dans l’esprit du lecteur le processus de représentation mentale d’un lieu qu’il assimilera à « chez lui ». Pour ce faire, Musset élabore une double stratégie : la multiplication des détails et objets qui « font vrai » et l’allusion fréquente à des espaces annexes non nécessairement représentés.

8Pour créer un espace dramatique dans l’esprit du lecteur, Musset peuple la scène imaginaire de nombreux détails, objets et accessoires qui « singent » le monde réel non parce qu’ils sont exactement mimétiques, mais parce qu’ils sont mémorables. Ainsi, le début d’Il ne faut jurer de rien met-il en scène comme un diptyque deux mondes sociologiques saturés de signes en favorisant l’identification d’un univers social. La « chambre de Valentin10 » où se déroule la scène d’exposition est le lieu où s’accumulent des élégances de jeune homme au-dessus de ses moyens : une « bergère11 », une « robe de chambre à fleurs12 », des « gilets de satin13 », un déjeuner de prince qui contraste avec le fait de « [demander], en rentrant du bal, [sa] chandelle à [son] portier, et il regimbe quand il n’a pas eu ses étrennes14 ». Par-delà la représentation mimétique, il s’agit avant tout de mettre en discours des espaces qui opposent des conditions de vie : comme l’annonce Van Buck, « c’est autre chose de descendre d’un beau cheval pour retrouver au fond d’un hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter à bas d’un carrosse de louage pour grimper deux ou trois étages15 ». Ou, dit dans les mots de Valentin – pour qui la dépense est un moyen de se distraire de l’absence de fortune :

Van Buck – Quel déjeuner ! Le diable m’emporte ! Tu vis comme un prince.
Valentin – Eh ! que voulez-vous ? Quand on meurt de faim, il faut bien tâcher de se distraire16.

9Le luxe de la vie de Valentin se concentre en effet sur les vêtements, qui sont certes plus faciles d’accès pour une bourse remplie sans être débordante, mais qui se relient aussi au souvenir traumatique de la découverte de la tromperie féminine, Valentin affirmant que « le souvenir de ce moment de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses mains rouges se débattant dans des gants verdâtres17 ». Au-delà du mimétique, Musset donne aux lieux et aux objets le statut de signes : signes sociologiques, signes psychologiques, mais aussi signes dramaturgiques puisque le lieu commun du mari cocu s’incarne dans un objet de mode.

10La scène ii de l’acte I présente, en diptyque, un autre espace-miroir : l’action se passe « au château18 », dans une ambiance de salon aristocratique nostalgique de l’Ancien Régime : la baronne tricote et cherche partout son « peloton bleu19 » qui donne lieu à un coq-à-l’âne savoureux au sujet de miss Clary, le maître de danse propose à Cécile de « faire la poule20 » et on discute des sermons à Saint-Roch, l’église où l’aristocratie prérévolutionnaire se retrouve volontiers sous la Restauration et la monarchie de Juillet. On retrouvera ce même salon dans la scène ii de l’acte II où l’on se proposera – autre activité de salon par excellence – de jouer au piquet21. Cette multiplication des détails mondains vise selon Sylvain Ledda à parasiter l’enjeu matrimonial de cette deuxième scène22.

11Un caprice se déroule quant à lui exclusivement « dans la chambre à coucher de Mathilde23 », huis-clos ouvert sur un espace mondain (celui du bal), et qui se teintera des couleurs de la question de l’amour conjugal au cœur de ce proverbe. Le dramaturge nous présente en effet tous les éléments de l’intimité conjugale dans un ballet d’objets dont la valeur symbolique dépasse largement la vertu mimétique : la « glace24 » de Mathilde, dans laquelle se mire Chavigny en songeant à l’effet que fera sa silhouette au bal, la « pendule25 » pointée du doigt par Chavigny, qui compte le temps qu’il passe en compagnie de sa jeune épouse, les « valses de Strauss26 » que Chavigny veut emporter pour madame de Blainville et le « piano27 » auquel se met Mathilde durant la conversation, les « tiroirs28 » de Mathilde, qu’ouvre Chavigny pour y laisser de l’argent pour les aumônes de son épouse, ses « fauteuils29 », où Madame de Léry espère se plonger après le bal, mais surtout les deux bourses, celle de Mathilde, toujours cachée, et celle de Madame de Blainville, exhibée aux yeux de tous, et dont les couleurs rouges et bleues – au-delà d’une opposition symbolique facile entre passion et loyauté ou pureté que Musset brouille sans doute volontairement – restent gravées dans l’esprit du lecteur par l’erreur d’inattention de Mathilde qui témoigne de son émotion.

12Mais le procédé va au-delà de montrer et – comme un miroir ne reflétant qu’un extrait d’une réalité plus large que son cadre – Musset construit un espace qui dépasse celui représenté sur scène. Cette construction – plus large que les espaces habituels des proverbes dramatiques et des comédies-vaudevilles – se fait par les ruptures scéniques et les nombreux changements de décor dans Le Chandelier et Il ne faut jurer de rien qui nous donnent à voir plusieurs espaces – intérieurs et extérieurs – des propriétés où se déroule l’action, mais aussi et surtout par la constante mention d’espaces qui, sans être représentés, ne laissent pas d’engendrer dans l’imaginaire du lecteur / spectateur un macro-espace plus large et complexe. Au-delà de la scène, se dessine ainsi un espace dramatique qui a une double cohérence architecturale (les maisons sont plus vastes que les pièces que l’on en montre) et sociologiques (ces maisons s’ancrent dans des villes où chaque lieu est associé à un certain type de socialisation).

13Le Chandelier excelle ainsi à donner l’illusion d’une propriété immobilière complète alors que l’espace scénique n’en montre que certains angles. Tout commence dès la scène i lorsque, faisant irruption au petit matin dans la chambre de Jacqueline, son mari jaloux, Maître André, rapporte un mot de son clerc Landry, selon qui un homme aurait escaladé le mur pour rejoindre la fenêtre de Jacqueline. Face aux réponses allusives de sa femme, Maître André se trouve forcé de recommencer le récit à de multiples reprises, mentionnant de nombreuses fois non seulement son étude, mais surtout la fenêtre de Jacqueline. La scène aboutira à une hypothèse loufoque, qui agrandit encore le « périmètre » de la représentation mentale que l’on se fait de la maison :

Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout-à-fait dans ta chambre ; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne serais pas étonné que notre voisin, Maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers ; va, va, je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l’allée ; nous rirons demain tous les deux30.

14Le potager et le piège à loup reviendront comme un leitmotiv tout au long de la pièce, donnant vie à ce lieu qui fait partie de la maison mais que l’on ne voit jamais, et conférant par ses répétitions ridicules un aspect burlesque aux errements extraconjugaux de Jacqueline et – surtout – aux manies obsessionnelles de Maître André.

15Dans la scène ii de l’acte I, la scène « primitive » de cette pièce est de nouveau narrée en détails par Landry, donnant un peu plus de détails sur la disposition matérielle des lieux. Dans la suite de cette scène, qui se déroule dans le jardin, Jacqueline pourra voir les avoués retourner travailler dans la « salle basse31 » et donc y choisir Fortunio : nouvelle extension du plan mental de la propriété que se dessine le lecteur. La scène i de l’acte II se passe dans un nouveau lieu, « un salon32 », dans lequel Clavaroche, en train de se mirer seul dans la glace – signe qu’il entre dans la maison de Maître André comme s’il était chez lui – évoque le boudoir de Jacqueline et parmi les actes d’amour qu’il suppose à Fortunio, demande : « met-il l’écran devant le feu33 ? » : le plan de la propriété s’élargit encore. Survient alors le mari, pour narrer les dispositions qu’il a prises pour faire surveiller la porte du jardin :

Maître André – Il faut que je vous dise à tous ce qui m’est arrivé hier. J’ai soupçonné injustement ma femme ; j’ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j’y ai trouvé mon chat ce matin ; c’est bien fait, je l’ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu’elle m’a pardonné34.

16Le ridicule s’accentue, non seulement parce que Maître André est si heureux d’avoir « prouvé » l’innocence de sa femme qu’il invite son amant à dîner, mais aussi par la mention d’un petit objet décoratif qu’il souhaite se procurer pour fêter l’événement :

Maître André – Non, je veux que tout le monde le sache. Je l’ai dit partout dans la ville, et j’ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j’en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l’avenir35.

17Cette mention d’un petit Napoléon en sucre, « qui fait de l’effigie du conquérant un garant de la paix conjugale36 », retranscrit à merveille l’atmosphère provinciale de la pièce et assène le coup de grâce au portrait de Maître André cocu, tant apparaît immense l’écart entre la figure épique de l’empereur et la liaison extraconjugale de Jacqueline, dans un contexte historique où la figure de Napoléon avait connu une immense popularité sur les planches au début des années 1830 après le relâchement de la censure dû à la Révolution de Juillet.

18La scène ii de l’acte II nous présente un nouvel espace : l’étude, espace cité à chaque scène depuis le début, mais jamais vu par le public :

Guillaume – Hum ! hum ! quelle odeur de cuisine ! On fait un bruit là-haut, c’est à ne pas s’entendre.
Landry – Je crois qu’on danse ; j’ai vu des violons.
Guillaume – Au diable les paperasses ! Je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.
Landry – Sais-tu une chose ? J’ai quelque idée qu’il se passe du mystère ici.
Guillaume – Bah ! comment cela ?
Landry – Oui, oui, tout n’est pas clair ; et si je voulais un peu jaser…
Guillaume – N’aie pas peur, je n’en dirai rien.
Landry – Tu te souviens que j’ai vu l’autre jour un homme escalader la fenêtre : qui c’était, on n’en a rien su. Mais aujourd’hui, pas plus tard que ce soir, j’ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c’était, je le sais bien.
Guillaume – Qu’est-ce que c’était ? Conte-moi cela.
Landry – J’ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un homme était derrière elle, qui s’est glissé contre le mur, et qui lui a baisé la main ; après quoi, il a pris le large, et j’ai entendu qu’il disait : « Ne craignez rien, je reviendrai tantôt. »
Guillaume – Vraiment ! Cela n’est pas possible.
Landry – Je l’ai vu comme je te vois.
Guillaume – Ma foi, s’il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J’en avertirais Maître André, comme l’autre fois, ni plus ni moins.
Landry – Cela demande réflexion. Avec un homme comme Maître André, il y a des chances à courir. Il change d’avis tous les matins.
Guillaume – Entends-tu le carillon qu’ils font ? Paf, les portes ! clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles ! Il me semble que j’entends chanter.
Landry – Oui, c’est la voix de Maître André lui-même. Pauvre bonhomme ! On se rit bien de lui.
Guillaume – Viens donc un peu sur la promenade ; nous jaserons tout à notre aise. Ma foi ! quand le patron s’amuse, c’est bien le moins que les clercs se reposent.
Ils sortent37. »

19Cette scène de jalousie nous donne une impression globale de l’agencement des pièces et de comment l’on peut percevoir les bruits de la salle à manger depuis l’étude ; elle se termine par un départ pour la « promenade », autre lieu mentionné sans être jamais représenté ; et elle nous fournit une énième variation sur la scène de l’intrusion de l’amant de Jacqueline.

20Cette pratique se retrouve, avec une fréquence moins grande, dans Il ne faut jurer de rien (lorsque l’abbé et la baronne de Mantes observent l’arrivée de Valentin Van Buck38 en employant la teichoscopie, procédé très fréquent dans le théâtre romantique, ou encore dans la lettre de Valentin à Cécile39), dans Un caprice (dans les différentes mentions du bal, et notamment dans le récit de Madame de Léry à la scène vii) et dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (avec le comte regardant par la fenêtre les livraisons de bonnet de coton ou – criant manque de galanterie – faisant mine d’expliquer ses visites à la Marquise par leur simple voisinage40).

21Mais au-delà de la propriété, la représentation mimétique de l’espace ouvre la scène à un lieu beaucoup plus large : les espaces-miroirs de nos quatre pièces sont ancrés dans un contexte historique et sociologique précis qui, encore une fois, correspond à celui des lecteurs de la Revue des Deux-Mondes, sauf pour Le Chandelier, dont le cadre est trop provincial pour correspondre au lecteur typique de cette revue, mais qui peut tout de même lui être assez familier. Dans cette pièce, on trouve en effet un ancrage très clair de la maison de Maître André dans une petite ville de province, non précisément nommée mais peinte par petites touches récurrentes, comme les références à la garnison de Clavaroche en station ou les instructions données par Jacqueline à Fortunio pour aller visiter pour elle les boutiques de la ville. On retrouve le même flou dans Il ne faut jurer de rien au sujet du château de la Baronne de Mantes : si l’on apprend à l’acte III qu’il se trouve non loin d’un petit bois où l’on peut se rendre à une auberge et suffisamment proche de Paris pour y inviter « tout le faubourg Saint-Germain41 », sa localisation précise reste un mystère. Sans doute est-ce parce que Musset manifeste une grande indifférence non seulement à la précision mais en plus à tout ce qui s’éloigne de Paris. Les références parisiennes sont en effet nombreuses dans la pièce, des Tuileries où Valentin veut mener son oncle pour le faire taire au faubourg Saint-Germain que la Baronne invite tout entier par métonymie en passant par l’église Saint-Roch et le théâtre du Gymnase, dans lequel Van Buck voit la source de son propre emploi d’oncle de théâtre. Dans Un caprice, l’ancrage dans une ville et ses pratiques mondaines se fait par l’espace de fuite de ce huis-clos que constitue le bal. Dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée les références à des lieux mondains parisiens se multiplient, du commentaire initial sur l’invention du « jour » à la maîtresse du Comte danseuse l’Opéra en passant par le bijoutier Fossin, l’invitation au bal et la proposition de venir voir la Marquise dans sa loge aux Italiens.

22Mais cet ancrage dans une réalité spatiale existante suffit-il à faire des pièces de Musset des pièces « réalistes », où la vertu mimétique de l’espace serait prédominante ? On voit rapidement les limites de cette position : contrairement à la littérature réaliste, la valeur testimoniale de ces espaces mimétiques est faible, leur localisation exacte est imprécise et leur fonctionnement est plus proche de l’allusion que de la description. D’un autre côté, les objets qui peuplent ces espaces et en font des espaces spéculaires constituent moins une réplique strictement réaliste qu’un jeu d’accumulation tirant vers l’absurde – dans Il ne faut jurer de rien – ou une transformation de la vie quotidienne en objets à valeur sentimentale – dans Un caprice. Et cet écart vis-à-vis du mimétique pur se comprend aisément : dans le cadre d’un théâtre présenté comme un théâtre de lecture à des individus pour qui ces espaces sont familiers voire quotidiens, quel intérêt y aurait-il à leur offrir une reproduction uniquement mimétique de ce qu’ils connaissent déjà ?

Espace spéculaire et ludification de l’espace vécu

23La ressemblance, voire l’exacte concomitance entre l’espace familier de la vie quotidienne, le lieu où se déroule la première lecture personnelle d’une œuvre et l’espace dramatique que celle-ci représente n’est pas anodine dans le cadre d’une œuvre qui « ressortit à l’esthétique du proverbe ou du moins s’y rattache par sa forme, son propos ou sa conduite dramatique42. » En effet, le genre du proverbe dramatique se caractérise par sa frontière poreuse entre la salle et la scène, entre le monde des acteurs et le monde des spectateurs : il est écrit pour être joué par ceux-là même qui le lisent43, joué entre eux pour le plaisir ou – le plus souvent – joué devant un public de pairs, dans le cadre d’une réception mondaine.

24Ainsi, une lecture des pièces de Musset sous l’angle du théâtre de société renforce la pertinence de l’espace spéculaire : il ne s’agit plus de représenter face à des spectateurs un espace qu’ils connaissent déjà, mais d’importer la théâtralité dans un espace de vie, de le ré-enchanter. Dans le cadre du Spectacle dans un fauteuil, Musset invite son lecteur à élaborer une mise en scène – réelle ou rêvée – de ces pièces afin de donner à son lieu de vie un caractère ludique : rappelons qu’Alfred de Musset était friand des mises en scène en famille ou entre amis et des farces reposant sur le travestissement44.

25Trois scènes nous semblent ainsi constituer une forme d’enchantement de l’espace quotidien qui se transforme inopinément en espace de jeu théâtral : la fuite de Cécile de Mantes, à la scène ii de l’acte III d’Il ne faut jurer de rien, qui ferait de la bibliothèque familiale (du lecteur) un succédané comique de la prison d’un conte de fée ; la pantomime passée à la postérité sous le surnom d’« amant dans le placard » dans la scène d’ouverture du Chandelier (qui transforme la chambre conjugale en espace comique digne du théâtre du Gymnase45) ; enfin la tentative de fuite de Fortunio par l’escalier dérobé à la scène iv de l’acte II (la présence de cet espace machiné qui fit les belles heures du drame romantique dans la maison d’un notaire d’une petite ville de province prend une forte valeur comique, mais devient aussi le vecteur d’une ludisation possible du lieu de vie).

26Au-delà de scènes isolées, le procédé consistant à colorer un lieu quotidien par une action inattendue peut être l’objet de l’ensemble d’une pièce. C’est le cas d’Un caprice, dont la didascalie liminaire indique « la scène se passe dans la chambre à coucher de Mathilde46 ». Cette situation rend d’autant plus piquante la tentative de séduction de Monsieur de Chavigny, dans la propre chambre de sa femme. Dans le cadre d’un théâtre de société, ce huis clos dans la chambre d’une jeune mariée donnerait l’occasion de s’amuser dans l’une des chambres d’un espace de vie. On retrouve le même procédé avec l’importance de la porte dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, d’autant plus que les ouvertures et fermetures de celle-ci ouvrent sur un jeu de communication avec le voisinage réel direct et que les remarques liminaires sur l’usage d’avoir son jour peuvent tout à fait trouver leur place dans une véritable réception mondaine.

Conclusion : la scène spéculaire, cas particulier de l’espace rêvé ?

27Le miroir que tend Musset à son public est ainsi moins photographique que fantaisiste. La représentation du monde social des années 1830 et 1840 s’y trouve en effet trop lacunaire, trop imprécise et surtout trop fondée sur l’allusion, l’accumulation qui tend vers l’absurde ou au contraire la coloration sentimentale donnée aux lieux et aux objets pour pouvoir exercer une fonction strictement mimétique. Abolir les frontières scène / salle a cependant une vertu plus ludique : en faisant un théâtre qui ressemble au monde, elle fait du monde un théâtre. En réenchantant un monde que le lecteur connaît, Musset l’invite à faire entrer la littérature dans sa propre vie quotidienne. La rupture avec les pièces de jeunesse n’est donc peut-être pas si forte que ce qu’une attention strictement tournée vers le mimétique pourrait laisser croire : comme nous le développons dans d’autres chapitres de notre travail de thèse47, l’espace dramatique mussétien est un espace théâtral rêvé ou un espace fictif rêvé comme théâtral. Mis à l’écart des conditions de représentations de son temps, il invite son lecteur à faire preuve d’une imagination scénique, à s’imaginer ce à quoi pourrait ressembler le texte mussétien porté sur les planches. De la même manière, ces espaces spéculaires fondés sur une esthétique de salon proche du proverbe dramatique invitent à rêver et à rire de ce à quoi pourraient ressembler ces scènes si elles advenaient – de manière théâtrale ou réelle – dans la vie quotidienne de son lecteur.

Notes

1 Esther Pinon, « La charmille et la galerie des glaces : les proverbes au miroir des contes », dans Frank Lestringant, Bertrand Marchal et Henri Scepi (dir.), Musset : un trio de proverbes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études dix-neuvièmistes », p. 41-53.

2 Cette pratique n’était pas à proprement parler nouvelle : on pourrait tout aussi bien dire qu’À quoi rêvent les jeunes filles se trouve dans la même situation. Mais sa publication étant chronologiquement isolée des autres pièces marquant le tournant spéculaire de Musset, nous ne nous pencherons pas sur ce cas dans le cadre de notre communication.

3 Voir les liens fascinants qu’ils font entre objectivité du style classique, fin de l’émotivité du romantisme, perte d’énergie du héros masculin et réalisme dans leur introduction aux Nouvelles d’Alfred de Musset, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2019, p. 25-30.

4 « Le pacte social n’est pas de ma façon : Je ne l’ai point signé dans le sein de ma mère », dit Frank (La Coupe et les Lèvres, I, i, dans Alfred de Musset, Poésies complètes, éd. Frank Lestringant, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche », 2006, p. 229) : imagine-t-on Valentin, Mathilde ou la marquise prononcer une telle phrase ? Fortunio, peut-être, et encore…

5 Voir la distinction espace mimétique / espace-tréteau élaborée par Anne Ubersfeld dans Les Termes clefs de l’analyse du théâtre, Paris, Seuil, « Points Essais », 2015, p. 45-46 [première éd. Seuil, coll. « Mémo », 1996].

6 Pour une analyse des liens entre l’esthétique des proverbes mussétiens et celle de ses nouvelles, voir Sylvain Ledda, « Préface » aux Nouvelles d’Alfred de Musset, Paris, La Chasse au Snark, 2003, p. 22-43.

7 Denneville, banquier et mari volage, s’est procuré un bijou de prix qu’il souhaite offrir à une femme dont il souhaite faire sa maîtresse. Délaissée par son mari, sa femme Caroline est tentée de s’offrir à un ami de son mari, Edmond, d’autant plus que celui-ci lui fournit la preuve que son mari achète des bijoux en cachette pour une autre. Tout rentre dans l’ordre dans le ménage lorsque Denneville – qui se rend compte qu’Edmond conte fleurette à sa femme et se découvre une jalousie qu’il s’ignorait – a l’idée de faire croire à sa femme que le bijou lui était en fait destiné pour fêter leur anniversaire de mariage. Dans les deux cas, c’est un cadeau secret qui est au cœur du conflit conjugal ; dans les deux cas, c’est la tentative de séduction d’un ou d’une amie qui va réunir les époux. Musset a cependant le génie de tout faire initier par Mathilde, qui n’a rien à se reprocher, et de faire de cette séduction une stratégie choisie pour faire revenir le mari dans les bras de sa femme.

8 Eugène Scribe, La Seconde Année, ou À qui la Faute [1830], scène xvii, dans Théâtre complet d’Eugène Scribe, Paris, Aimé André éditeur, t. X, 1835, p. 471.

9 Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, dans Alfred de Musset, Théâtre Complet, éd. Simon Jeune, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 466. Toutes les pièces de Musset seront désormais citées dans cette édition, abrégée par convention TC.

10 Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, TC, I, i, p. 377.

11 Ibid., p. 378.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 379.

14 Ibid.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 380.

17 Ibid., p. 383.

18 Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, TC, I, ii, p. 387.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Pour plus de détails sur la valeur sociologique du piquet, voir Sylvain Ledda, « “C’est le valet de pique : vous avez perdu”. Musset et le jeu », dans Sylvain Ledda, Frank Lestringant et Gisèle Séginger (dir.), Poétique de Musset, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 247-258.

22 Sylvain Ledda, « Convenances et fantaisies : la dramaturgie de l’accueil dans les Proverbes d’Alfred de Musset », dans Alain Montandon (dir.), L’Hospitalité au théâtre, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 183-194.

23 Alfred de Musset, Un caprice, TC, didascalie liminaire, p. 421.

24 Ibid., sc. ii, p. 423.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 424.

27 Ibid.

28 Ibid., p. 425.

29 Ibid., sc. iii, p. 428.

30 Alfred de Musset, Le Chandelier, TC, I, i, p. 334.

31 Ibid., p. 341.

32 Ibid., II, i, p. 347.

33 Ibid., p. 348.

34 Ibid., p. 349.

35 Ibid., p. 350.

36 Sylvain Ledda et Esther Pinon, « Ce que la sociocritique fait au théâtre. Notes sur les comédies d’Alfred de Musset », Études françaises, 58 (3), 2022, p. 51-64.

37 Alfred de Musset, Le Chandelier, TC, II, ii, p. 351-52.

38 « L’Abbé – Il semble qu’on ouvre la grille. Attendez-vous quelque visite ? […] Je ne vois pas entrer de voiture ; ce sont des chevaux qui vont sortir. […] On entend un grand tumulte au-dehors. La Baronne – Qu’est-ce que c’est ? Regardez donc, l’abbé. L’Abbé – Madame, c’est une voiture versée devant la porte du château. On apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment. » (Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, TC, I, ii, p. 389-90).

39 « “ […] ce soir, à neuf heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois, tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour faire quatre pas et descendre”. Quatre pas ! Quatre pas ! L’avenue est longue ; dirait-on pas qu’il n’y a qu’à enjamber ? […] » (Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, TC, II, ii, p. 401-402).

40 « C’est ce malheureux logement que j’ai là en face ; je ne peux pas sortir sans regarder vos fenêtres, et j’entre ici machinalement sans réfléchir à ce que j’y viens faire. » (Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, TC, p. 457).

41 Il ne faut jurer de rien, TC, III, ii, p. 406

42 Sylvain Ledda, « Convenances et fantaisies : la dramaturgie de l’accueil dans les Proverbes d’Alfred de Musset », dans Alain Montandon (dir.), L’Hospitalité au théâtre, op. cit., 2003, p. 183-194.

43 Voir à ce sujet Martine de Rougemont, La Vie théâtrale en France au xviiie siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1996, p. 310-311. Sur les évolutions du genre à l’époque romantique, voir Alain Beretta, « L’évolution d’un genre dramatique. Le Proverbe, de Carmontelle à Musset », dans Ruptures et Continuités. Des Lumières au symbolisme, actes du colloque de Besançon des 18-20 décembre 2002 recueillis et publiés par France Marchal-Ninosque, Presses universitaires de Nancy, 2004, p. 175-186 ; Sylvain Ledda, « Notes sur la poétique du proverbe à l’époque romantique », dans Théâtres en liberté du xviiie au xxe siècle. Genres nouveaux, scènes marginales ?, actes du colloque international organisé les 31 mai et 1er juin 2013 par Valentina Ponzetto à l’Université de Genève, Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 19, 2017, URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=431 ; pour plus de précisions sur l’immédiateté du jeu chez Carmontelle, voir Frank Lestringant, « Proverbes dramatiques de Carmontelle », dans Théâtres en liberté du xviiie au xxe siècle…, op. cit., URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?proverbes-dramatiques-de.html, pages consultées le 3 septembre 2024 ; et Sylvain Ledda et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Présentation » de Carmontelle, Proverbes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Société des Textes Français Modernes », 2023, p. 7-30.

44 Frank Lestringant, Alfred de Musset, Paris, Flammarion, « Grandes Biographies », 1999, passim.

45 Après qu’il est sorti de l’armoire, l’insistance de Clavaroche sur l’étroitesse de sa cachette et sur le caractère désagréable de sa position inciterait le lecteur à expérimenter ce type de cachette dans son propre espace vécu, voire à envisager une mise en scène dans sa propre chambre, dans une forme de jeu de cligne-musette pour adultes.

46 Un caprice, TC, didascalie liminaire, p. 422.

47 Ou dans notre article « Alfred de Musset et le “Spectacle dans un fauteuil” : le lecteur est-il un acteur comme les autres ? », revue Théâtre du Monde, no 34, 2024, p. 119-140.

Pour citer ce document

Lucas Person, « La scène spéculaire dans le théâtre de Musset – enjeux esthétiques et sociologiques » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche »,

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1797.

Quelques mots à propos de :  Lucas Person

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229
Lucas Person est normalien (ENS Ulm A/L 2017), agrégé de lettres de modernes (2022) et doctorant à l'Université de Rouen Normandie (CÉRÉdI – UR 3229) sous la direction de Sylvain Ledda. Sa thèse porte sur les espaces dramatiques et espaces scéniques dans l'œuvre d'Alfred de Musset.