Atelier 3 – Regards sur la littérature du XXe siècle
« De si jolies petites filles » : la violence féminine en procès dans Ashes and Sand de Judy Upton (1994) et MayDay de Dorothée Zumstein (2006)
Nina Roussel
1En 1991, la sortie du film de Ridley Scott Thelma et Louise déclenche des débats d’une ampleur médiatique sans précédent sur l’exercice de la violence par les femmes. Le film met en scène l’équipée vengeresse de deux amies qui répondent par les armes à la violence masculine. Aux États-Unis surtout, on s’indigne de voir représentée à l’écran cette violence jugée « immorale », « excessive » ou encore « extravagante » et on impute au film de Scott un « féminisme toxique1 ». Aux origines du malaise, entre autres : le caractère tout à la fois solidaire et ordinaire des deux protagonistes. Car si la violence des femmes perturbe la binarité du masculin et du féminin – assigné à la faiblesse, à la passivité, à la douceur, au care – la portée de cette transgression est souvent limitée voire annulée par la représentation des femmes violentes sous des dehors monstrueux, excédant le cadre du féminin voire de l’humain, ou par la pathologisation de cette violence, justifiée par des motifs cliniques ou intimes déresponsabilisants. Rien de tel ici ; rien, en d’autres termes, pour réaffirmer la violence féminine dans son statut de rassurante exception, et confirmer la règle d’une supposée « nature féminine » non-violente. À l’instar de Thelma et Louise, un grand nombre d’œuvres littéraires et cinématographiques des années 1990 participent d’un certain renouvellement des représentations de la violence au féminin et révèlent, par les procès médiatiques qui leur sont souvent intentés, la permanence d’un tabou qui demeure puissant dans les pays occidentaux encore à la fin du xxe siècle2. Dans le même temps, au niveau de la culture populaire, cette décennie est marquée par la montée en puissance du phénomène du « girl power » qui, issu du mouvement punk et alternatif, est quasiment immédiatement récupéré, dépolitisé et vidé de sa substance par l’industrie de la musique puis de la mode.
2Le gang de filles au cœur de la pièce Ashes and Sand3, créée sur la scène du Royal Court à Londres en décembre 1994 par Ian Rickson, offre un sombre contrepoint à cette imagerie « glamour » du girl power, autant qu’à la relation de sororité nourrie par Thelma et Louise, auxquelles les protagonistes du drame se comparent pourtant explicitement. Avec cette pièce crue et brutale, qualifiée par un journaliste de « petite grenade vicieuse4 », la dramaturge Judy Upton réalise une entrée5 fracassante sur la scène britannique, alors dominée par une esthétique In-Yer-Face6. Conformément à cette mouvance à laquelle l’autrice a été apparentée par le critique Aleks Sierz, Ashes and Sand mise sur une actualisation scénique, explicite et spectaculaire de la violence, tout en substituant aux représentations de corps féminins martyrs – particulièrement nombreuses sur les scènes In-Yer-Face –, celles d’hommes suppliciés par des femmes7. Ashes and Sand décrit les méfaits de quatre adolescentes de la classe ouvrière âgées de quinze ans, qui vivent dans la ville côtière de Brighton en Angleterre. Hayley (la chef de la bande), Anna, Jo et Lauren attaquent des hommes solitaires sur le front de mer et les volent : elles économisent pour pouvoir s’envoler vers quelque pays lointain et exotique, et échapper à leurs mornes existences sans avenir. À la fin de la pièce, l’un de ces guet-apens tourne mal et les jeunes filles tuent un homme. L’œuvre se clôt sur une scène de violence paroxystique : le viol collectif commis par la bande sur la personne d’un jeune policier, Daniel, qu’on a vu pendant toute la pièce jouer un jeu trouble avec les adolescentes.
3Ashes and Sand a souvent été rapprochée de la pièce Yard Gal de Rebecca Prichard qui, à son tour, mettra en scène quatre ans plus tard un gang exclusivement féminin. Il faut dire qu’au milieu des années 1990, en Angleterre, le sujet est d’actualité. La pièce de Judy Upton se nourrit de faits divers recensés dans les journaux de l’époque, à l’heure où le pays est en proie à un certain emballement médiatique autour du phénomène des gangs de filles8. Des statistiques alarmistes décrivent une flambée (en réalité largement fantasmée) de la délinquance juvénile féminine, qui nourrit de profondes angoisses quant à une supposée crise morale. Dans une perspective comparatiste, nous nous proposons quant à nous de mettre en regard Ashes and Sand avec une autre exploration théâtrale de la violence exercée par les jeunes filles inspirée – plus directement encore – de faits réels : MayDay (2006) de l’autrice française Dorothée Zumstein9. La pièce prend pour point de départ l’histoire de Mary Bell – renommée Mary Burns dans l’œuvre de Dorothée Zumstein –, une jeune Anglaise reconnue coupable en 1968 du meurtre de deux garçons âgés de trois et quatre ans, alors qu’elle n’avait elle-même que onze ans10. À la fin des années 1990, près de vingt ans après sa sortie de prison, elle a accepté de répondre aux questions d’une journaliste sur son passé. C’est sur ce moment précis que s’ouvre la pièce, qui réécrit et rejoue cet entretien : âgée de quarante ans, Mary Burns – qui se fait désormais appeler Kate Lyons par souci de discrétion – se remémore le jour du crime, son histoire et celle de sa famille, convoquant sur scène trois générations de femmes.
4De part et d’autre de la Manche, MayDay (qui, en dépit de son titre, est bien écrite en français) et Ashes and Sand se saisissent toutes deux de cas de délinquance juvénile incluant le recours à une violence physique, quoique les modalités d’exercice et les cibles de cette violence diffèrent (violence exercée en groupe, visant des hommes adultes chez Judy Upton ; exercée seule et dirigée contre de jeunes garçons chez Dorothée Zumstein). Comme le rappelle Christian Biet, la mise en spectacle de la violence a à voir avec une fonction originelle de la représentation théâtrale, qui est d’offrir au jugement des spectateurs et spectatrices assemblés le spectacle des excès humains, de leurs effets et causes, et de leur traitement, « afin que tous puissent juger de la justice11 ». Parce qu’elle déjoue les normes de genre et qu’elle est perçue comme « excessive », la violence féminine semble – bien plus encore que son pendant masculin – « réclamer une explication12 » note Raphaëlle Guidée, de sorte que sa représentation, « se formul[e] presque toujours […] sous la forme d’un procès, implicite ou explicite, marqué par la dialectique de la plaidoirie et du réquisitoire13 ». C’est cette affirmation que nous nous proposons ici de mettre à l’épreuve de MayDay et Ashes and Sand, deux pièces dans lesquelles surgit une violence qui déjoue non seulement les attentes liées au genre des protagonistes, mais aussi à leur âge. Pour cet examen, nous nous appuierons principalement sur le texte des deux autrices, ainsi que sur la mise en scène de MayDay par Julie Duclos (2017).
Aux origines d’une violence hors-norme : de la représentation à l’explication de la violence des jeunes filles
5Le besoin d’expliquer, ou tout du moins de contextualiser une violence – celle des jeunes filles – perçue comme contraire à leur « nature » est particulièrement lisible dans les deux pièces qui retiennent notre attention. Ashes and Sand tout d’abord expose les conditions d’émergence d’une violence juvénile – adolescente en l’occurrence –, présentée comme le produit de la misère et de la désillusion au sein d’une génération en mal de perspectives d’avenir. L’action prend place à Brighton, une ville de la zone côtière du sud de l’Angleterre particulièrement affectée par les politiques du gouvernement Thatcher14. Les filles du gang sont principalement mises en scène au sein d’espaces publics, la plupart du temps extérieurs. Il n’est pas ou peu question de leurs familles et foyers respectifs, pas plus que d’école d’ailleurs, qui ne semble pas apparaître pour ces filles comme une option pour s’élever socialement. Les adolescentes sont livrées à elles-mêmes, victimes aussi bien du désengagement de l’État dans leur région que de potentielles familles dysfonctionnelles. À de nombreuses reprises, des membres du groupe déplorent une situation désespérée, à l’instar de Lauren lorsqu’elle déclare : « It’s no good starting somewhere that’s going nowhere. There’s nothing for people like us, nothing » [« ça sert à rien de commencer quelque part pour aller nulle part. Y a rien pour les gens comme nous, rien15 »]. Le rêve de voyage qu’elles forment pour échapper à leur sinistre réalité a vite fait de partir en fumée, comme tous les rêves qu’elles ont formés plus tôt dans leur vie : « Whatever your dream is, someone comes along and smashes it to bits » [« Quel que soit ton rêve, quelqu’un débarque et le réduit en miettes16 »], déplore Anna. Fruit de la frustration et de la colère17, la violence exercée par le gang apparaît dès lors comme un exutoire : « I feel angry. If I don’t hurt someone I don’t know what I might do » [« Je suis en colère. Si je fais pas mal à quelqu’un, je sais pas ce que je pourrais faire18 »] déclare Hayley. Mais la violence est aussi pour ces jeunes femmes une stratégie de survie et de résistance. Les filles du gang fréquentent assidûment la salle de sport (« Three nights a week. The whole gang do19 » [« Trois soirs par semaine. Toute la bande le fait »] précise Lauren à Daniel) et réalisent sous nos yeux des exercices de musculation et d’entraînement physique, afin d’être à même, au besoin, de se battre et de se défendre. Lauren l’affirme en effet, « it’s a jungle out there. Survival of the fittest and all that » [« dehors c’est la jungle. La loi du plus fort et tout ça20 »] et, ajoute Anna, « Men always like to get together to slag you off. Men are the biggest bitches in the world » [« les mecs adorent s’y mettre à plusieurs pour te descendre. Les mecs sont les pires salopes de la terre21 »]. En un mot, et comme le rappelle l’universitaire britannique Elaine Aston à propos de la pièce d’Upton : « La culture des gangs encourage les filles à s’endurcir parce que leur monde est dur22. » Susan Croft souligne à son tour cette influence délétère d’un environnement hostile sur les adolescentes, traversées par la brutalité ambiante de « lieux en marge… où le langage s’épuise et est remplacé par la violence23 ».
6Dans MayDay, cette volonté d’expliquer la violence féminine est rendue particulièrement saillante par la forme même de la pièce : une interview qui s’apparente à une enquête, dont le but serait, comme l’écrit Bérénice Hamidi-Kim à propos du spectacle de Julie Duclos, de « comprendre comment une charmante petite fille de dix ans peut se transformer en serial killer d’enfants de son âge24 ». L’interview est conduite par un journaliste à la présence discrète, transposition dans l’univers de la fiction de la figure de la journaliste d’investigation Gitta Sereny, qui a publié deux livres sur l’affaire, dont le second, paru en 1998, est le fruit d’un entretien de plusieurs mois avec Mary Bell. À travers ces ouvrages, Gitta Sereny s’est efforcée de comprendre ce qui avait pu pousser cette jeune enfant au crime. En témoigne le titre éloquent du second : Cries Unheard: Why Children Kill: The Story of Mary Bell – paru en français sous le titre Une si jolie petite fille25. La pièce de Dorothée Zumstein s’appuie sur les éléments révélés par l’enquête de la journaliste et notamment sur les violences infligées à Mary par sa mère, pour réinsérer le double meurtre commis par la jeune fille dans un contexte tout à la fois de misère et de violences. Plus encore qu’Ashes and Sand, la pièce insiste sur l’influence malsaine du lieu dans lequel a grandi la jeune fille, un quartier pauvre de la banlieue de Newcastle du nom de Scotswood. Dans un interlude, un chœur d’enfants du quartier le compare à un membre détaché d’un corps et en putréfaction : « l’endroit où nous vivons, / Si c’est un quartier, / Est un membre déchiré du tronc, / Abandonné là, pourrissant, / Avec nous dedans26. » Dans sa mise en scène, Julie Duclos a fait le choix de faire prononcer la partition du chœur par une voix off, et de laisser le spectateur face à un plateau vide de toute présence humaine, occupé seulement par une grande maison en ruines. À d’autres moments du spectacle, de courts films muets en noir et blanc projetés sur un écran sillonnent la ville et montrent des bâtiments en train d’être détruits, venant compléter l’image de misère et de désolation offerte par le principal élément de décor.
7La prégnance du motif des ruines dans le spectacle de Duclos trouve en quelque sorte un équivalent chez Upton dans celui des cendres (« ashes ») qui, aux côtés du sable – évocation directe du lieu du drame –, est inscrit au cœur du titre de la pièce. Mais les cendres évoquent aussi le feu et la colère qui consume le groupe d’adolescentes. On pourra songer, ici, au gang de filles du roman Foxfire: Confessions of a Girl Gang de Joyce Carol Oates (1993), placé sous le signe du feu27. La métaphore ignée est également convoquée dans la pièce de Dorothée Zumstein, qui renomme la protagoniste Mary Burns (littéralement : « Mary brûle ») et prête à Betty, la mère de Mary, les mots suivants : « Je n’ai pas le choix, / Mon corps est une cheminée, / Au fond il y a quelque chose qui brûle / Et qui brûle, / Jamais ça cesse de brûler28. » Et si Betty « brûle » elle aussi, il ne s’agit pas d’un embrasement spontané.
8MayDay procède en effet à une motivation des faits établis par Gitta Sereny, et plus particulièrement des mauvais traitements que Betty a fait subir à sa fille. Mary n’a jamais connu l’identité de son père. À partir de ce silence de l’histoire, Dorothée Zumstein imagine que la mère de Mary a été violée par son propre père et que de cette union incestueuse serait née la jeune fille. Toute la deuxième partie de MayDay – qui voit se succéder sur scène la jeune Mary, sa mère et sa grand-mère, en quelque sorte ressuscitées par la puissance de la mémoire et appelées à comparaître – converge vers la révélation de ce secret de famille, de cette violence originelle du père, véritable pièce manquante qui vient éclairer rétrospectivement la puissance du rejet de Mary par sa mère et la violence qu’elle exerce sur sa fille29. Le meurtre commis par Mary acquiert lui-même une tout autre signification : Mary est montrée, comme sa mère, en victime de la violence masculine, aliénée par cette violence dont elle hérite malgré elle, comme un fardeau. Comme si la violence exercée par les femmes n’était concevable qu’à condition d’être expliquée par une violence masculine antérieure, corruptrice.
9En somme, la pièce de Zumstein fait de Mary un pur pantin agi par un triple déterminisme, à la fois social, familial et genré ; image que l’on retrouve d’ailleurs dans le spectacle de Julie Duclos, qui donne à voir l’actrice interprétant la jeune Mary (Alix Riemer) danser sur la chanson « Puppet on a String » de Sandie Shaw. Or, cette image de marionnette à laquelle MayDay associe la figure de Mary vient se substituer à une image préexistante, construite notamment par la presse : celle du monstre malicieux.
La dialectique de la plaidoirie et du réquisitoire dans MayDay et Ashes and Sand
10Dans MayDay, la volonté tangible d’expliquer le passage à l’acte d’une jeune fille va de pair en effet avec un souci de renverser l’image monstrueuse de cette dernière construite par la presse et le procès de l’époque, dans une logique de réhabilitation. Près de quarante ans après les faits, il s’agit donc en quelque sorte d’ouvrir, sur la scène de théâtre, un nouveau procès, et d’offrir à Mary la plaidoirie à laquelle elle n’a pas eu droit.
11Au tout début de l’interview qui donne son cadre à la pièce, Mary Bell renommée Mary Burns et âgée d’une quarantaine d’années, revient brièvement sur ce procès. Les bribes de souvenirs qu’elle partage alors font surgir au seuil de la pièce le lieu de la justice – ou plutôt de l’injustice dont elle a fait les frais. Lorsque le journaliste qui l’interroge lui demande d’évoquer les premières images du procès qui lui viennent à l’esprit, Mary répond : « L’ancien Palais de justice / Avec ses colonnes qui en finissent pas30. » Immensité, démesure du lieu qui s’apprête à juger une si petite fille. Le journaliste s’étonne : « On ne vous a pas mise dans un box à part… » « Ils ont jugé que j’étais trop petite31 », répond Mary : trop petite pour être mise dans un box, le temps du procès, mais pas assez pour être jugée comme une enfant ; assez grande en tout cas, pour être jetée en prison, puisque Mary a été condamnée en 1968 à être « détenue au plaisir de Sa Majesté32 », ce qui équivaut dans les faits à une peine d’emprisonnement à perpétuité : en 1968 en effet, en Angleterre, les plus de dix ans sont jugés comme des adultes. MayDay donne également un aperçu du lynchage médiatique dont Mary a fait l’objet dans la presse : « J’ai été frappé par la véhémence des titres, dans les quotidiens de l’époque – note l’interviewer : “Étrangleuse à 10 ans”, “L’enfant de Satan”, “Mary la sanglante33”. » À partir de là, la pièce s’attache à contrer et pour ainsi dire à retourner cette logique de diabolisation, en mettant en évidence, à travers l’explication qu’elle apporte au comportement de Mary, son statut irréductible de victime.
12Si la transposition au théâtre de l’affaire Mary Bell s’accompagne donc, dans MayDay, d’une conversion d’un réquisitoire en plaidoirie, qui illustre de façon exemplaire la binarité des approches de la violence au féminin identifiée par Raphaëlle Guidée, cette logique est partiellement neutralisée dans Ashes and Sand. Quoique les jeunes filles et leurs méfaits soient restitués dans un contexte de relégation sociale, leur violence n’est jamais véritablement motivée : on ne nous raconte pas ce qui – dans l’histoire personnelle des membres du groupe – a fait que ces filles-là (par rapport à d’autres filles de la classe ouvrière des environs, par exemple) aient basculé dans la délinquance. Cette violence n’est pas davantage régulée au sein de la pièce : les adolescentes ne sont pas punies, elles ne rentrent pas dans le rang. Il s’agit bien de montrer la réalité d’un phénomène sans rien atténuer de la violence qu’il peut revêtir, sans rien simplifier non plus dans le partage des responsabilités.
13C’est ce qu’illustre le dénouement de la pièce, qui s’achève sur une scène de viol collectif commis par le gang. Le crime paraît d’autant plus crapuleux que, dans la scène qui précède l’agression de Daniel, le lecteur-spectateur avait vu ce dernier couvrir les filles du gang auprès de son collègue policier en leur fournissant un alibi pour un crime qu’elles avaient réellement commis. La scène de viol est immédiatement suivie d’une ultime scène qui se déroule à l’hôpital. Au chevet de Daniel, son collègue s’entretient avec un médecin qui semble réticent à qualifier les faits et déclare timidement : « Il se peut que ce ne soit pas… euh, tout à fait ce qu’il semble… ce… ce… pourrait être quelque chose qu’il a initié », avant d’ajouter : « avant qu’il soit en mesure de nous dire ce qu’il s’est passé, peut-être vaudrait-il mieux éviter de faire des suppositions » [« It might not be… er, quite as it seems… this… this … might be something he initiated, that is to say. […] Well, until he feels able to tell us what happened, perhaps one shouldn’t speculate34 »]. La phrase peut certes faire écho à un certain lieu commun opposé aux femmes victimes de viol, souvent accusées de « l’avoir bien cherché ». Dans le même temps, ne l’a-t-on pas vu, lui, un homme, adulte, par ailleurs policier, traîner avec des adolescentes de quinze ans, flirter avec elles même, incapable de poser et respecter les limites imposées par son âge et son statut ? À la fin de l’acte I, Daniel a également volé des chaussures de femmes dans un magasin. S’il s’en est sorti, c’est uniquement grâce aux filles du gang qui ont accepté de porter le chapeau à sa place. Dès l’instant où Daniel commet ce délit, qu’est-ce qui le distingue encore des délinquantes qu’il est censé poursuivre ? Hayley ne manque pas de souligner cette confusion lorsqu’elle déclare, peu de temps après le vol : « There’s no difference between him and us now35. » Ainsi et comme l’écrit une journaliste dans sa critique de la pièce parue dans l’hebdomadaire Time Out, Upton crée un « monde sombre et tordu où les frontières entre la victime et l’agresseur ne sont pas faciles à tracer36 ». Ce qui n’est pas sans avoir suscité un certain trouble au sein du public, dont témoigne cet autre article de presse : « Qu’est-ce qui pousse les jeunes femmes à se tourner vers la violence ? […] Ashes and Sand de Judy Upton, pièce dérangeante et pleine de colère […] ne nous dit pas grand-chose, mais nous invite plutôt à tirer nos propres conclusions37. »
« Feeling the loss of feminism » : la critique féministe face à la violence des filles
14Un certain nombre de critiques – Aleks Sierz entre autres – se sont montrés sceptiques face à l’absence de résolution proposée par Ashes and Sand, qui ne dénoue pour ainsi dire aucun des problèmes qu’elle expose : difficile en effet, d’envisager une échappatoire pour ces filles, et des moyens d’action. À propos de la pièce de Dorothée Zumstein MayDay et de sa mise en scène par Julie Duclos, la chercheuse Bérénice Hamidi-Kim exprime des réserves analogues et va jusqu’à y voir le signe d’un male gaze : « Étonnamment, la metteuse en scène Julie Duclos n’estime pas problématique l’absence totale [dans cette pièce] non seulement de figures féminines fortes et positives mais aussi de parcours d’émancipation38. »
15Le point de vue articulé par la spécialiste des théâtres féministes britanniques Elaine Aston39 permet en quelque sorte de dépasser l’objection formulée par Sierz à propos de la pièce de Judy Upton. Elaine Aston reconnaît en Ashes and Sand une pièce emblématique d’une tendance qu’elle fait remonter au début des années 1990 avec le théâtre de Sarah Kane et qui, à rebours du théâtre ouvertement féministe d’une Caryl Churchill dans les années 1980, en appelle à un renouveau féministe de manière indirecte, en mettant l’accent sur les insuffisances de ses conquêtes et progrès, ainsi que sur le caractère délétère des croyances post-féministes qui se diffusent alors. Aston propose ainsi de lire Ashes and Sand comme une critique adressée au phénomène du girl power, perçu comme le remplacement du féminisme par un culte du succès individualiste. Dans la pièce, les filles écoutent les Riot grrrl (groupe punk à l’origine du girl power, avant sa récupération capitaliste) et se comparent à Thelma et Louise. Lorsqu’Anna raconte à Lauren comment Jo et Hayley ont volé l’argent de la caisse d’un débit de boisson (acte I, scène ii), celle-ci conclut son récit en ces termes : « Jo and Hayley are Thelma and Louise40. » Pourtant, contrairement aux deux héroïnes du film de Ridley Scott, les filles du gang sont incapables de rester loyales et solidaires. Les adolescentes multiplient les trahisons, n’hésitent pas à se montrer cruelles les unes envers les autres et parfois même à en venir aux mains, comme au début de l’acte III. Le plus vil de ces actes de traîtrise se produit le jour où Jo et Lauren profitent d’une garde à vue d’Hayley pour s’introduire chez elle et voler l’argent économisé par le groupe. C’est donc bien parce que les adolescentes n’ont de cesse de se trahir entre elles que leurs projets échouent. En cela, souligne Elaine Aston, la pièce donne bien à sentir le manque ou défaut de féminisme :
Contrairement au mythe Spice Girl de la fille ordinaire devenue superstar, les jeunes femmes dépeintes par Upton sont incapables de transcender les conditions économiques et culturelles de leur réalité sociale et la frustration engendrée par ces désillusions débouche sur la violence. En l’absence d’un programme féministe visant à transformer les structures sociales, les filles trouvent leur propre moyen de manipuler et, finalement, d’enfreindre violemment les règles et réglementations sociales41.
16En offrant le spectacle d’une « fausse » sororité et de ses conséquences, la pièce de Judy Upton adopte donc une perspective féministe qui s’installe paradoxalement à l’endroit même où le féminisme fait défaut, pour mieux en souligner les manques. Parce qu’elle n’est pas enracinée dans la solidarité et dans un projet politique, la violence des filles du gang débouche sur une dynamique d’autodestruction ; ce que montre aussi à sa façon MayDay, qui livre une autre image de la cruauté d’une femme (Betty) envers une autre (sa fille).
17À partir de l’affirmation de Raphaëlle Guidée qui postule un lien consubstantiel entre une représentation conventionnelle de la violence au féminin et sa mise en procès, on a donc étudié deux traitements théâtraux distincts de la violence exercée par des jeunes filles. MayDay de Dorothée Zumstein s’attache à retourner en plaidoirie le réquisitoire dressé contre Mary Bell en 1968 : à rebours de la diabolisation dont la jeune fille avait alors fait l’objet, la pièce met l’accent sur son statut de victime, voire de marionnette d’un destin social et familial sur lequel elle n’avait pas de prise, dans un geste qui réactive aussi bien la tragédie qu’un naturalisme zolien. Ashes and Sand met pour partie à distance cette dialectique, pour mettre en scène une explosion de violence brute, jetée à la figure du spectateur – pour reprendre une traduction française littérale du dit théâtre « In-Yer-Face ». Parce qu’elle ne livre ni plaidoirie, ni réquisitoire de la violence exercée par le gang de filles, qui ne reçoit du reste pas véritablement d’explication, la pièce n’a pas manqué de susciter le trouble ; trouble qui met en lumière l’horizon d’attente identifié par Raphaëlle Guidée en matière de représentation de la violence féminine. À partir du regard, et parfois du réquisitoire, porté par la critique féministe sur les deux pièces, il est alors possible d’interroger la portée politique de ces représentations qui, si elles déjouent un certain nombre de normes liées au genre et à l’âge de leurs personnages, leur offrent aussi des perspectives d’émancipation limitées. Elaine Aston souligne pour sa part la puissance de ces pièces qui, à l’instar d’Ashes and Sand, s’attachent à mettre en évidence les manques du féminisme (« feeling the loss of feminism ») pour mieux donner à éprouver sa nécessité. Comme le souligne l’universitaire42, cette démarche sera en quelque sorte portée à son comble, dix ans plus tard, sous la plume de la dramaturge debbie tucker green43, comme dans stoning mary, qui donne à entendre le cri d’une jeune femme lapidée pour avoir vengé le meurtre de ses parents et privée de tout soutien :
So what happened to the womanist bitches?
… The feminist bitches?
… The professional bitches?
What happened to them?
What about the burn-their-bra bitches?
[…]
The rebel bitches
the underground bitches
what about – how ‘bout –
the bitches that support other bitches44?
18Qu’elles nous installent au milieu d’un gang de filles livrées à elles-mêmes à Brigthon ou aux côtés de la jeune Mary maltraitée par sa mère et diabolisée par l’opinion publique, c’est aussi cette absence, celle des « feminist bitches » que les pièces de Dorothée Zumstein et Judy Upton donnent à percevoir.
1 « Women who Kill Too Much: Is Thelma and Louise Feminism or Fascism? », Newsweek, 17 juin 1991, p. 63. Voir à ce sujet l’article de Jack Halberstam qui revient sur la réception de Thelma et Louise : « Violence imaginée/violence queer. Représentation, rage et résistance », trad. Françoise Basch, Tumultes, no 27, novembre 2006, p. 89-107.
2 On songera par exemple au roman Dirty Week-end d’Helen Zahavi (1991), dernier opus à avoir fait l’objet d’une demande d’interdiction auprès du Parlement de Londres, ou encore à la censure dont l’adaptation à l’écran du roman Baise-moi (1994) de Virginie Despentes a fait l’objet à sa sortie en 2000.
3 Judy Upton, Ashes and Sand, dans Plays 1, London, Bloomsbury Methuen drama, 2002.
4 « Judy Upton’s vicious little hand grenade of a play explodes onto the stage of the Royal Court’s Theatre Upstairs to take us into the bleak world of a violent girl gang living in a seaside resort », Sarah Hemming, « Leaders of the Pack », The Independent, 14 décembre 1994. Disponible en ligne : https://www.independent.co.uk/arts-entertainment/leaders-of-the-pack-1389569.html, page consultée le 15 décembre 2023.
5 Ashes and Sand est la deuxième pièce de Judy Upton mais la première pièce de l’autrice à être mise en scène.
6 In-Yer-Face Theatre (parfois traduit par « théâtre coup de poing » en français) : expression forgée par le critique britannique Aleks Sierz pour nommer ce qu’il identifie comme une tendance majeure du théâtre anglais de la dernière décennie du xxe siècle. Voir Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre: British Drama Today, Londres, Faber and Faber, 2001.
7 Cette représentation n’est toutefois pas inédite sur la scène In-Yer-Face : on signalera notamment la pièce Ghost from a Perfect Place de Philip Ridley, créée au Hampstead Theatre à Londres le 7 avril 1994 – soit quelques mois avant Ashes and Sand –, qui mettait déjà en scène un gang exclusivement féminin s’attaquant violemment à des hommes.
8 Sur la genèse et les sources de la pièce, voir notamment Elaine Aston, « Girl power, the new feminism? », dans Feminist Views on the English Stage: Women Playwrights, 1990-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 69 : « Upton’s own research included ‘newspaper reports about girl muggers on the Palace Pier’ as well as her own teenage experiences. In-depth articles on the girl gang phenomenon quoted statistics that showed a rise in serious offences committed by women: a rise of 250 per cent since 1973. »
9 Initialement titrée Big Blue Eyes, la pièce, publiée aux éditions Quartett (2009), a été créée le 23 mars 2006 à la Comédie de Clermont-Ferrand, dans une mise en scène d’Éric Massé. MayDay est le titre donné par l’auteur à sa traduction anglaise du texte, titre choisi par Julie Duclos pour le spectacle qu’elle crée le 1er février 2017 au Centre dramatique national de Normandie-Rouen. La même année, la pièce a reparu sous ce titre : Dorothée Zumstein, MayDay, Le Perreux-sur-Marne, Quartett, 2017.
10 Plus exactement, Mary a commis son premier meurtre la veille de son onzième anniversaire.
11 Christian Biet, « Discours et représentation : la violence au théâtre », Littératures classiques, no 73, 2010, p. 423.
12 Raphaëlle Guidée, « “Unsex me!” Littérature et violence politique des femmes », dans Coline Cardi et Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012, p. 493.
13 Ibid., p. 494.
14 Voir à ce sujet Rebecca D’Monté, « Thatcher’s Children: Alienation and Anomie in the Plays of Judy Upton », dans Graham Saunders et Rebecca D’Monté (dir.), Cool britannia? British political drama in the 1990s, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2008, p. 79-95. Rebecca D’Monté rappelle que c’est dans ces zones côtières méridionales, dont l’instabilité économique a été aggravée par les politiques gouvernementales des années 1980 et 1990, que J. Upton situe la plupart de ses pièces, au lieu du milieu urbain qui offre leur cadre aux pièces des dramaturges masculins du théâtre « In-Yer-Face ».
15 Judy Upton, Ashes and Sand, dans Plays 1, op. cit., p. 23. Pour cette citation de la pièce d’Upton comme pour les suivantes : nous traduisons.
16 Ibid., p. 46. Dans le même ordre d’idée, on aurait aussi pu citer les paroles désenchantées de Jo, qui disent un sentiment d’impasse : « We’ll be stuck in this crappy country, with no hope of ever getting a job. We’ll have to spend our whole lives steaming and scamming. Or become prossies or something. » [« On va rester coincées dans ce pays de merde, sans espoir de trouver du boulot un jour. On va devoir passer nos vies à se bourrer la gueule et se taper n’importe qui. Ou va falloir qu’on devienne des putes ou un truc dans le genre. »], ibid., p. 59.
17 À travers ses personnages, Judy Upton transpose pour partie une colère qui est la sienne : « I was angry in the spring of 1994 when I wrote Ashes and Sand. The play just poured out. I was angry for myself and my friends, dragged, kicking and screaming through a hell-hole of a comprehensive school, to end up living lives that fell well short of our dreams. But seaside girls are fighters. We don’t give up easily. », Judy Upton citée par Elaine Aston dans « Girl power, the new feminism? », op. cit., p. 69.
18 Judy Upton, Ashes and Sand, dans Plays 1, op. cit., p. 13.
19 Ibid., p. 11.
20 Ibid. L’image de la jungle rejaillira d’ailleurs un peu plus tard, toujours dans la bouche de Lauren : « You’ve just got to be ready for anything these days. It’s a jungle, right? » [« Ces temps-ci faut être prêt à tout. C’est la jungle, pas vrai ? »] Ibid., p. 34.
21 Ibid., p. 13.
22 « Gang culture encourages the girls to be tough because their world is tough » (nous traduisons). Elaine Aston, « Girl power, the new feminism ? », op. cit., p. 70.
23 « [These are] places on the edge… where language runs out and is replaced by violence » (nous traduisons). Susan Croft, She also wrote plays: an international guide to women playwrights from the 10th to the 21st century, Londres, Faber and Faber, 2001, p. 258.
24 Bérénice Hamidi-Kim, « Male gaze vs female gaze, théâtre public vs séries télévisées ? Portrait comparé du sexisme et du féminisme au sein de deux types de productions culturelles », Horizons/Théâtre. Revue d’études théâtrales, nos 10-11, Presses universitaires de Bordeaux, 1er juillet 2017, p. 325.
25 Il est intéressant de noter que le titre français – Une si jolie petite fille – introduit une dimension genrée, là où le titre anglais n’en comportait pas.
26 Dorothée Zumstein, MayDay, op. cit., p. 37.
27 Baptisé « FOXFIRE » (qui peut notamment être traduit par « feu follet »), le gang du roman de Joyce Carol Oates choisit pour emblème une petite flamme rouge que les membres du groupe se tatouent sur le corps. La phrase « FOXFIRE BRÛLE » revient à la manière d’un leitmotiv pour évoquer la rage qui anime le groupe.
28 Dorothée Zumstein, MayDay, op. cit., p. 66.
29 « Tout ça n’était pas sa faute. Elle y pouvait rien » déclare ainsi Mary au journaliste à propos de sa mère. Ibid., p. 69.
30 Ibid., p. 32.
31 Ibid., p. 33.
32 Detained at Her Majesty’s pleasure. Cette condamnation était fréquemment retenue comme substitut à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour des délinquants juvéniles.
33 Dorothée Zumstein, MayDay, op. cit., p. 30.
34 Judy Upton, Ashes and Sand, dans Plays 1, op. cit., p. 65.
35 Ibid., p. 31.
36 « Upton’s is a bleak and twisted world where the boundaries between victim and Perpetrator are not easily drawn » (nous traduisons). Kate Stratton, Time Out, 14-21 décembre 1994.
37 « What is it that makes young women turn to violence? […] Judy Upton’s angry, disturbing Ashes and Sand […] doesn’t so much tell us as invite us to draw our own conclusions » (nous traduisons). Carole Woddis, What’s On, 14 décembre 1994.
38 Bérénice Hamidi-Kim, « Male gaze vs female gaze, théâtre public vs séries télévisées ? », op. cit., p. 325.
39 Voir notamment – en plus du chapitre « Girl power, the new feminism? » déjà cité – l’article d’Elaine Aston « Feeling the Loss of Feminism: Sarah Kane’s “Blasted” and an Experiential Genealogy of Contemporary Women’s Playwriting », The Johns Hopkins University Press, vol. 62, no 4, 2010, p. 575-591.
40 Judy Upton, Ashes and Sand, dans Plays 1, op. cit., p. 24.
41 « In contradistinction to the Spice Girl myth of the ordinary girl turned superstar, the young women Upton depicts are unable to transcend the economic and cultural conditions of their social reality. In the absence of a materialist–feminist agenda working towards the transformation of social structures, the girls find their own way of manipulating, and, ultimately, violently breaking social rules and regulations » (nous traduisons). Elaine Aston, « Girl power, the new feminism? », op. cit., p. 72.
42 Voir Elaine Aston, « Feeling the Loss of Feminism: Sarah Kane’s “Blasted” and an Experiential Genealogy of Contemporary Women’s Playwriting », art. cité, p. 587.
43 À la suite de l’intellectuelle et militante afroféministe bell hooks, debbie tucker green écrit son nom et celui de ses pièces en minuscules.
44 debbie tucker green, stoning mary, Londres, Nick Hern Books, 2005, p. 207.
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Quelques mots à propos de : Nina Roussel
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229