Atelier 1 – Réception de l’Antiquité au XVIe siècle
« Quid mirum hos versus nostram cecinisse Camilla ? » La participation de la jeune Camille de Morel aux tombeaux poétiques d’Henri II et de Joachim Du Bellay
Mia Guillot
1Le 1er janvier 1560, Joachim Du Bellay meurt à l’âge de 37 ans. Connu pour son œuvre française et latine, le poète s’inscrivait dans le cercle très prolifique de la Pléiade, côtoyant ainsi Pierre de Ronsard, Jean Dorat, Jean de La Péruse mais également des figures moins connues comme Jean de Morel, Charles Utenhove ou Antoinette de Loynes. Au sein de ce réseau artistique, la jeune fille de Jean de Morel et d’Antoinette de Loynes, Camille, née en 1547, reçoit les louanges du poète angevin dans ses Epigrammata :
Camille joue si bien avec les rythmes latins qu’on croirait que Camille est une écolière latine. Camille parle si bien le grec qu’on jurerait qu’Athènes même est moins attique. Et quant aux caractères hébraïques, Camille les forme aussi bien que les Latins formaient les leurs. Dans la langue de ses pères, Camille fait des vers que Ronsard lui-même pourrait envier. Au son de la lyre, Camille chante si bien que Phébus lui-même pourrait l’envier Et Camille voit à peine – il y a de quoi s’étonner – Camille voit à peine sa dixième moisson1.
2Les éloges du poète au sujet de la maîtrise des langues anciennes par la jeune Camille de Morel sont confirmés par les différentes productions de celle-ci au sein de recueils constitués lors de la seconde moitié du xvie siècle. Le double tombeau poétique en l’honneur d’Henri II, décédé quelques mois avant Du Bellay en juillet 1559 à la suite du tournoi de Saint-Antoine, et du poète angevin en est un exemple. L’Epitaphium in mortem Herrici [sic] Gallorum regis christianissimi ejus nomine secundi, per Carolum Utenhovium […] plus les Epitaphes sur le trepas de Ioachim du Bellay Angevin, Poete Latin et François est publié en 1560 à Paris par Robert Estienne2, éditeur des classiques de la littérature antique ainsi que de la Bible, et imprimeur du roi pour les lettres hébraïques, latines et grecques. L’ouvrage présente les principales caractéristiques des tombeaux poétiques3 de la Renaissance. Le genre du tumulus est un genre collectif trouvant son origine dans la littérature latine et grecque. À la Renaissance, il est resté un genre de circonstance ayant pour but de célébrer un défunt et les auteurs ayant pratiqué ce genre poétique en dehors de sa dimension sociale sont peu nombreux. Parmi eux, Du Bellay a composé quarante tumuli, succession de tombeaux qui se clôt sur son propre tombeau.
3Les tombeaux poétiques sont généralement des recueils multilingues4 : il est courant d’y retrouver du français, du latin, du grec ainsi que de l’italien. En plus de ces langues, L’Epitaphium in mortem Herrici contient également de l’hébreu, du chaldéen, de l’anglais, de l’écossais, de l’espagnol, de l’allemand, du flamand et du polonais. Ce multilinguisme, caractéristique du tombeau poétique, outrepasse ici les attentes du genre en proposant des poésies en douze langues en l’honneur d’Henri II. Cette diversité d’une telle ampleur, affirmée dès les premières pages du recueil, dont le titre mentionne les « douze langues » mobilisées, confère un caractère universel à la puissance du roi défunt. Le genre du tombeau poétique est également un genre collectif. Ainsi, si le recueil est orchestré par Charles Utenhove, humaniste et précepteur gantois des enfants de Morel, qui joue les rôles d’éditeur, de traducteur et de poète, on y trouve aussi des pièces produites par Jean de Morel, Joachim Du Bellay, Jean Dorat, Rémy Belleau, Jacques Grévin, Jean de Baïf, ainsi que par deux femmes, Antoinette de Loynes et la jeune Camille de Morel.
4L’Epitaphium in mortem Herrici se compose de vingt-huit feuillets qui rendent hommage tout d’abord au roi Henri II, avec trente pièces poétiques réparties sur les douze premiers feuillets. C’est au sein de ces feuillets que se trouvent un poème en polonais, deux poèmes en italien, ainsi qu’un poème en espagnol, anglais, écossais, allemand et néerlandais. On y trouve aussi des pièces en néo-latin, grec, hébreu et français. Ces trente premiers textes sont extrêmement variés : avertissement au lecteur, élégie, épitaphe, sonnet ou ode, les genres poétiques se mélangent autant que les langues utilisées par les auteurs, eux aussi très divers et parfois anonymes. La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à Du Bellay. Cette partie est composée des Xenia de Charles Utenhove, c’est-à-dire des petits portraits poétiques ayant pour but de décrire l’entourage du poète, qu’il s’agisse des membres de la Pléiade ou de personnages politiques de premier plan comme Catherine de Médicis, Marie Stuart, Henri II ou François II. Ces quarante-deux allusions sont composées en latin et en grec. Les Xenia d’Utenhove sont suivies d’un jeu de variatio autour des Tumuli composés par Joachim Du Bellay, dans douze pièces composées par Charles Utenhove, Camille de Morel, Jean de Morel et Jacques Grévin. Enfin, la dernière partie du recueil se compose de longs textes, tant en néo-latin qu’en français, en l’honneur du poète angevin. On y trouve entre autres un dialogue de Camille de Morel, un epicedium signé Danielis Augentii en hommage au poète, un poème du même auteur en hommage à Charles Utenhove, deux sonnets écrits en français dont un signé par Antoinette de Loynes, ainsi qu’une ode de Jacques Grévin pour Charles Utenhove.
5Âgée de 13 ans lors de la publication du Tumulus, Camille produit quatre pièces dans le recueil, toutes en néo-latin. Parmi ces quatre pièces, on trouve une élégie sur la mort d’Henri II5, un dialogue mettant en scène ses parents Antoinette de Loynes et Jean de Morel à propos de la mort de Joachim Du Bellay6, une traduction latine d’un poème de Charles Utenhove composé en grec sur sa mère7 et enfin une pièce néo-latine qui propose à la fois une traduction et une réécriture d’une épitaphe composée par Du Bellay sur sa propre mort8. Dans le recueil, Camille est présentée comme « Iani Morelli ebredunei filiae », c’est-à-dire comme la fille de Jean de Morel, et comme l’élève de Charles Utenhove. Ces indications nous permettent dans un premier temps de comprendre plus amplement l’importance du réseau dans lequel s’inscrit la jeune fille. Camille de Morel est la fille d’Antoinette de Loynes et de Jean de Morel, tous deux anciens élèves d’Érasme – la légende veut que Jean de Morel ait assisté à sa mort –, qui se sont mariés après le décès, en 1540, du premier époux d’Antoinette, Lublin Dallier, avec qui elle a eu une fille Marie, qui épousera le professeur d’hébreu au Collège royal Jean Mercier. Le couple a quatre enfants : Camille, née en 1547, suivie de Diane, de Lucrèce et, enfin, d’Isaac. Le couple de Morel est particulièrement bien intégré dans la vie politique et culturelle française. En effet, au-delà de son activité poétique et de son rôle de mécène, Jean de Morel exerçait à la cour en tant que maître d’hôtel du roi, tandis que sa femme, également poétesse, entretenait une correspondance avec des personnages politiques de haut rang tels que Michel de l’Hospital, membre du conseil privé du roi. Cette sociabilité particulièrement riche, dont témoigne le tombeau poétique, se matérialise également dans un lieu : l’hôtel particulier de la famille, rue Pavée à Paris. Ainsi, le salon des Morel est un lieu de rencontre important à la fois pour des enjeux littéraires et culturels mais également pour des enjeux politiques, en particulier autour de la Pléiade et du cercle gallican.
6Tous deux instruits, les parents de Morel s’emploient à donner une excellente éducation à leurs enfants. Cette éducation est d’abord assurée par Antoinette de Loynes, puis par l’humaniste Charles Utenhove9, qui devient le précepteur des enfants de Morel. Né à Gand en 1536 dans une famille également proche d’Érasme, le jeune Utenhove maîtrise le latin, le grec, l’hébreu, l’araméen, le français, l’allemand et le flamand et s’illustre auprès de personnalités importantes de l’époque, comme Jean Dorat, Ronsard et Du Bellay10. Il est engagé par la famille de Morel en tant que précepteur pour enseigner les langues anciennes aux enfants aux alentours de 155711. Rapidement, la jeune Camille attire particulièrement l’attention du précepteur ainsi que des amis de ses parents, qui font les louanges de ses compositions et de sa maîtrise des langues anciennes. Plus tard, Utenhove encourage la production de Camille grâce à son réseau : Camille participe ainsi à un recueil collectif en l’honneur d’Elizabeth Ire et elle reçoit également les louanges de Johanna Otho12, érudite et poétesse néo-latine originaire de la ville de Gand comme Charles Utenhove. Les productions poétiques des enfants de Morel sont particulièrement précoces : Camille de Morel et Isaac composent leurs premières pièces poétiques en néo-latin sous le patronage de Charles Utenhove en l’honneur de Gilbert d’Agoult, décédé prématurément en 1558 alors que Camille n’a que onze ans et qu’Isaac est âgé de huit ans environ. Ces pièces manuscrites, aujourd’hui conservées à Munich, témoignent de la grande précocité poétique des enfants de Morel13.
7La participation de la jeune Camille aux tombeaux poétiques d’Henri II et de Du Bellay s’explique en partie grâce au réseau de sociabilité de ses parents. Cependant, contrairement à ses sœurs et à son frère, Camille s’illustre dans le recueil en étant la seule « enfant » et en étant avec sa mère la seule représentante du sexe féminin. Cette présence, qui montre bien la prédisposition de Camille à l’écriture poétique, n’est pas spécialement étonnante, dans la mesure où le tombeau poétique est un genre pratiqué par des enfants à la Renaissance, à l’occasion de la mort d’un proche. Il est cependant parfaitement exceptionnel de voir une enfant composer une élégie pour une figure aussi importante sur le plan national que le roi Henri II. La présence de cette élégie, placée dans le recueil dans une position d’égalité avec les autres pièces en l’honneur du souverain défunt, est remarquable14. En trente distiques élégiaques néo-latins, la jeune Camille de Morel exhorte ses compatriotes à pleurer la mort du roi. Elle revendique également le caractère universel de la puissance du roi comme de son deuil, ce que nous pouvions déjà constater à travers le multilinguisme du recueil :
Herricus antiquis Gallorum Regibus ortus
Occidit, exequias foemina virque ferat.
Magnanimi lugete Duces, lugete Monarchae,
Herricus hic vester namque Monarcha fuit.
Ille suos populos mira pietate regebat,
Praecipuus factae pacis & auctor erat.
Nullus in hoc aevo fuit observantior aequi,
Mitior hoc Princeps Principe nemo fuit.
Occidit ille tamen, quis Rege potentior illo ?
Rege quis hoc toto maior in orbe fuit ?
Orbis eum totus fleat, hunc fleat Aula peremptum :
Tu tamen ante alias uxor amata dole.
Henri, descendant des antiques Rois des Gaulois,
A péri, femmes et hommes supportent ses funérailles.
Nobles chefs, lamentez-vous, Monarques, lamentez-vous,
Car ce grand Henri fut votre Monarque.
Il conduisait son peuple avec une piété admirable,
Et il était le principal auteur de la paix conclue
Nul en notre siècle ne fut plus respectueux de la justice,
Aucun prince ne fut plus doux que ce prince.
Pourtant il a péri. Qui a été plus puissant que cet illustre Roi,
Qui a été plus grand que ce Roi sur toute la terre ?
Que toute la terre le pleure, que la cour pleure sa mort :
Toi pourtant, son épouse aimée, afflige-toi avant les autres.
8La composition du poème reprend les codes du genre élégiaque et s’inscrit dans la structure du recueil comme une pièce à part entière et non comme une pièce mineure, par son emplacement et sa longueur, ce qui en fait l’un des plus longs de cette première partie avec les poèmes de Jean Dorat (f. 7 ro, 74 vers) et de Charles de Rouilon (f. 11 vo, 128 vers). À la fin de l’élégie, les interventions de Charles Utenthove dans une pièce post-liminaire en prose15 et de Joachim Du Bellay dans un distique néo-latin démontrent le caractère exceptionnel de la participation de Camille de Morel à un tombeau si prestigieux : « Quid mirum hos versus nostram cecinisse Camilla ? / Carolus Utenhouus nempe magister erat16. » Le paratexte de l’élégie insiste sur les qualités de l’intervention de la jeune poétesse en insistant dans un premier temps sur sa filiation, élément topique de l’éloge, mais également sur son jeune âge, souligné par vix (« annorum vix undecim »).
9Le genre du tombeau poétique est un endroit privilégié d’expression poétique pour les femmes, le tombeau poétique étant un lieu propice à une poésie pieuse et modeste qui est le plus souvent le genre de production attendue de la plume des poétesses. L’exemple de la mère de Camille de Morel, Antoinette de Loynes, est particulièrement révélateur de la place des femmes dans les tombeaux poétiques. Ainsi, la modestie qu’Antoinette de Loynes affiche en comparant son écriture à celle d’un enfant est liée aux pratiques poétiques de l’autrice, qui ne publie ses écrits que dans des tombeaux poétiques comme celui qui fait l’objet de notre étude et celui de Marguerite de Navarre, dans lequel Antoinette de Loynes traduit les hommages des sœurs Seymour, âgées de dix-huit, seize et neuf ans à l’époque, à la princesse en 155117. Un an plus tôt, elle écrit une épigramme en français dans le tombeau de Gélonis, épouse de Jean Salmon Macrin, poète néo-latin et ami de la famille de Morel, intitulé les Nénies18. Antoinette de Loynes compose un sonnet à la fin du recueil :
D’où vient que quand je pense à la Muse gentille
Du docte DU BELLAY, que le ciel a ravi,
Mon cueur qui de jetter souspirs n’est assouvi,
Me rend comme une souche, ou un tronc inutile ?
La vertu, le sçavoir, le doux et grave style
De son divin esprit me poussent à l’envi
Et moy qui tant de biens ensemble onques ne vei,
Trouve pour tel subject ma Muse trop debile.
Si je ne puis pourtant exprimer par ma voix
Ce qu’estimerent tant les Princes, et les Rois,
Je diray pour le moins avec toute la France,
Que DU BELLAY estoit des Poëtes l’honneur :
Et si ne perdray pas de Ronsard la faveur,
Car je ne puis ni veux luy faire aucune offence19.
10Dans ce sonnet, Antoinette de Loynes fait le choix de s’exprimer en français plutôt qu’en néo-latin. Ce choix de l’expression française, associé au contenu du sonnet mettant en scène une poétesse dotée d’une « Muse débile » en posture d’humilité face au poète angevin et à sa « Muse gentille », souligne d’autant plus l’originalité de la posture poétique conférée à Camille de Morel par ses pairs dans le recueil. Alors qu’Antoinette de Loynes est saluée pour sa modestie, les louanges de Camille ont pour objet son génie.
11Cependant, Antoinette de Loynes n’est pas seulement présente en tant que poétesse dans le recueil : elle est également l’objet d’un sizain écrit en grec par Charles Utenhove en son honneur et traduit en latin par Camille, ainsi que le personnage d’un dialogue composé par sa fille en l’honneur de Joachim Du Bellay. Dans cette partie du recueil dédiée au poète, reprenant les Xenia d’Utenhove, le poème en l’honneur d’Antoinette de Loynes est le seul de cette séquence poétique à être présenté comme étant traduit du grec vers le latin. Il joue notamment sur l’intertextualité avec une silve de l’humaniste florentin Ange Politien intitulée Nutricia20, dans laquelle le poète rend hommage à sa mère Poésie qui l’a nourri :
Antonia Deloina
Ex Graeco, Camilla Morella F. Interprete
Credita quae Phoebi Delus fuit insula nutrix,
Illa tibi nomen Deiloïna dedit.
Illa Deum, doctae gaudent quo praeside Musae,
Nutriit, Ambrosio Delus odore fluens.
Inde tuo Ambrosii distillant ore liquores,
Aonia Aonii lausque decusque chori21.
Délos, réputée pour être l’île nourricière de Phébus,
C’est elle qui t’a donné le nom de Deloine,
Le Dieu dont les Muses savantes se réjouissent qu’il les guide
Elle l’a nourri, Délos qui ruisselle d’Ambroisie parfumée,
De là, les liqueurs d’ambroisie tombent goutte à goutte dans ta bouche
Ainsi que la gloire d’Aonie et l’honneur des chœurs d’Aonie.
12Ce poème en l’honneur d’Antoinette de Loynes, composé de trois distiques latins traduisant une épigramme grecque de même longueur, rend hommage à la femme de lettres grâce au jeu de paronomase entre son nom de famille, « De Loynes », et l’île de Délos associée, dans la culture grecque, au dieu Apollon. En associant ainsi Antoinette de Loynes avec le dieu des arts, Charles Utenhove et Camille de Morel consacrent son statut de poétesse. L’ekphrasis de Délos comme un locus amoenus regorgeant d’ambroisie à laquelle la protagoniste peut goûter lui confère ainsi un caractère divin. Enfin, la dérivation du terme « nutrix » (vers 1) vers le terme « nutriit » (vers 4) n’est pas sans rappeler la métaphore, développée dans la silve de Politien et répandue à la Renaissance, qui associe la nourriture et l’apprentissage des arts et des lettres. De plus, la référence à l’Aonie que nous retrouvons chez Ange Politien est également présente dans les Poemata de Du Bellay à quatre reprises dans les livres I et II du recueil publié en 1547.
13Ce poème n’est pas le seul dans le recueil à mettre en scène Antoinette de Loynes. En effet, en l’honneur de Joachim Du Bellay, Camille de Morel produit un dialogue mettant en scène ses deux parents ayant une conversation sur la renommée du poète :
Camillae Morellae Iani Morelli Ebredunei F.
Dialogus.
I. Morellus, et A. Deloina
Deloina. Dic mihi quis lapidum iacet hac sub mole sepultus ?
Mor. BELLAIUS, gentis gloria Bellaïae.
Del. Ille ne Bellaïus tinctam qui murice vestem,
Murice puniceum pileolumque gerit ?
Mor. Illius iste nepos, quamvis sit & ille Poëta
Inclytus, Aonio notus uterque choro.
Bellaïo fuerat pietas ante omnia curae,
Altera Bellaii cura, Poësis erat
Ingenii monumenta sui nec parva reliquit,
In sacra Musarum mollia natus erat.
Del. Hei mihi quid memoras ? talemne perire Poëtam
Fata finunt ? tantum fata necantque virum ?
Mor. Invida Parca solet sic unguibus optima curvis
Arripere, et nulli parcere saeva viro.
Del. Sit male Parca tibi, male sit tibi, semper avaris
Impia quae manibus cuncta venusta rapis :
Omnia bella voras tu vulturis instar edacis :
Omnia Bellaïo bella iacente iacent.
[…]
Illius in tumuli quin marmore caedimus ergo
Grandibus Utenhovi carmina bina notis ?
BELLAIVS PLACIDAM CAPIT HAC SUB MOLE QUIETEM.
ILLE ILLE HUMANI DELITIAE GENERIS.
14Ce dialogue proposé par Camille entre ses parents est un procédé unique dans le recueil. Il s’agit cependant d’un exercice assez courant pour les jeunes latinistes et hellénistes de la Renaissance. Jean Second lui-même l’a pratiqué pendant sa jeunesse en adaptant des dialogues de Lucien en distiques élégiaques latins22. Cependant, en ce qui concerne l’œuvre de Camille, il ne s’agit pas d’une adaptation ou d’une traduction mais bien d’une création. La mise en scène de ses parents devant la tombe du poète angevin et la question posée par Antoinette de Loynes : « Dic mihi quis lapidum iacet hac sub mole sepultus ? » (« Dis-moi qui gît enseveli sous cette masse de pierre ? ») servent de prétexte aux deux protagonistes pour chanter les louanges de Du Bellay, mais également pour signifier son importance pour la poésie française. Le dialogue use de multiples références à la mythologie gréco-latine, avec la mention de Phébus, des Charites, des Muses ou encore des Parques. Le caractère encomiastique du poème se matérialise dans la présence des termes « clarus », « ingenio », « lumina », « diuini », « dotibus ingenii ». Le dernier distique revient sur le principal compositeur du recueil : « Illius in tumuli quin marmore caedimus ergo / Grandibus Utenhovi carmina bina notis ? » (« Pourquoi ne gravons-nous donc pas dans le marbre de son tombeau / ces deux vers d’Utenhove pour qu’ils soient connus largement ? ») et introduit l’épitaphe du poète : « Bellaius placidam capit hac sub mole quietem, / Ille ille humani delitiae generis. » (« Du Bellay prend un paisible repos sous cette pierre, lui, lui qui fut les délices du genre humain. ») La mort de Du Bellay est un choc particulièrement important pour Camille comme le souligne Samuel F. Will dans son article « Camille de Morel: A prodigy of the Renaissance », le poète angevin ayant été l’un des premiers à faire les louanges de la jeune fille avec Jean Dorat, tandis que d’autres poètes de la Pléiade, comme Ronsard, semblaient plus réservés quant aux talents de la jeune Camille23.
15En plus du dialogue en l’honneur de Du Bellay mettant en scène ses parents, Camille de Morel s’essaye à un autre type d’exercice propre au genre du tombeau poétique. Sur le recto du seizième folio, Charles Utenhove et Camille de Morel proposent une expérience de traduction particulière en partant d’un poème néo-latin de Joachim Du Bellay lui-même, qui n’est autre que sa propre épitaphe, publiée dans son recueil de Tumuli au sein des Poemata (1546) :
Tumuli. 40 : Sui ipsius
Clara progenie, et domo vetusta
(Quod nomen tibi sat meum indicari)
Notus contegor, hac, viator, urna.
Sum Bellaius, et poëta, jam me
Sat nosti ; puta, non bonus poeta,
Hoc versus tibi sat mei indicarint.
Hoc solum tibi, sed queam viator,
De me dicere : me pium fuisse,
Nec læsisse pios, pius si ipse es,
Manes lædere tu meos caveto.
Lui-même24 ;
Né d’une illustre race, d’une antique maison (mon nom peut suffire à te le montrer), je suis enseveli dans cette urne, passant. Je suis Du Bellay, un poète. Déjà, tu me connais suffisamment, selon moi. Si j’ai été un bon poète, cela, mes vers auront suffi à te le révéler. Voici tout ce que je pourrais dire, passant, à mon sujet : j’ai été un homme de bien, et je n’ai pas blessé les hommes de bien. Si toi-même tu es un homme de bien, garde-toi de blesser mes mânes.
16Ce poème est repris par Charles Utenhove qui en propose une traduction en hébreu puis en grec. Quant à Camille de Morel, elle traduit le poème grec d’Utenhove vers le latin :
IDEM LATINE, Camilla Morella interprete.
Contegor hoc tumulo generosa stirpe parentum
Cretus, et antiquis clarus imaginibus.
Iam reor esse meum solo tibi nomine notum,
Et genus, et generis nobile stemma mei.
Nomine Bellaïus, sed ab arte, Poëta salutor,
Nescio iam qui me non bene nosse queat.
Carminibus sed enim liquido cognoscere nostris,
Aonia fuerim clarus an arte, potes.
Hoc mihi sed solum liceat tibi dicere de me,
Me coluisse pios, meque fuisse pium,
Nec laesisse pios : verae pietatis amator
Tu modo sis, manes laedere parce meos25.
17Camille de Morel reprend la trame du poème de Du Bellay et un vocabulaire similaire, en particulier lorsqu’il s’agit de mentionner les qualités du poète, sa reprise du poème est d’ailleurs suivie par un autre exercice de traduction et de variation autour de sa traduction latine par Jean de Morel26, qui propose une traduction française du poème :
Le mesme en françois par Iehan de Morel Ambr.
De noble race & maison ancienne
(Ce que mon nom affez te monstrera)
Yssu ie fuis. Or cefte tombe mienne
M’enclost passant tant qu’au Seigneur plaira
DU BELLA Y fuis celuy qui fut Poëte
Assez par la tous me discerneront
Bon ou mauvais si sçauoir tu souhaitte
Mes vers bien leus mieux te le monftreront
Ceci de moy feulement te puis dire
Que ie fus bon et n’ay par mes escrits
Blessé les bons. Toy donc ne vueilles nuire
Si tu es bon à nos muets esprits.
18Cette proposition de traduction sera ensuite reprise par Charles Utenhove27 et par Jacques Grévin28 qui écrivent des variations du poème en français. Elle développe surtout le propos initial de l’épitaphe pour renforcer son caractère encomiastique, en particulier par la mise en valeur de la filiation illustre du poète. Elle se permet également d’ajouter une référence antique qui semble lui être chère : l’Aonie, mentionnée, on l’a vu, dans d’autres poèmes de Camille29, locus amoenus déjà présent dans les Poemata30 ou encore dans les Xenia31 de Du Bellay dans quatre poèmes du recueil néo-latin. Cette pratique de réécriture et de traduction est courante dans l’organisation des tombeaux poétiques, qui peuvent également s’assimiler à des joutes poétiques autour de l’expression du deuil comme le souligne Joël Bellanger dans son article sur l’édification du tombeau poétique32 : « Réécriture, variation, traduction et paraphrase sont les mots clés d’une mécanique intertextuelle où brille, d’une façon peut-être encore plus évidente que dans les autres types de discours commémoratif, l’esthétique de l’imitation33. » Cette dernière pièce de Camille de Morel dans le Tumulus occupe une place égale à celle des pièces de Jean Dorat ou de Jean de Morel, contrairement au sonnet composé par sa mère qui se trouve, lui, en fin de recueil. Elle témoigne bien de la « virtuosité » poétique de la jeune fille, et de sa « maîtrise des lieux du discours funéraire34 » ; l’objectif pour chaque auteur n’est pas tant ici de se distinguer par l’originalité de sa louange – notion pour le moins anachronique à la Renaissance – que de témoigner de sa virtuosité stylistique et de sa maîtrise des lieux communs du discours funéraire.
19Fruit d’une éducation humaniste qui dépasse les frontières de la France, Camille de Morel s’illustre dans ce Tumulus comme une virgo savante qui, sous le contrôle de son précepteur, montre l’étendue de sa culture littéraire et sa maîtrise des langues anciennes, en particulier le latin. Traductrice et poétesse, la jeune fille, âgée de treize ans tout au plus lors de la composition de ses écrits, fait preuve d’une maîtrise des codes du genre élégiaque qui lui permet de composer une élégie pour le roi. À cette maîtrise linguistique et stylistique de la littérature et des langues anciennes s’ajoute une maîtrise de topoi propres à cette littérature, de la reprise de l’imaginaire du locus amoenus aux multiples références à la mythologie antique, qui témoigne de la solidité de l’éducation humaniste reçue par les enfants de Morel. Camille prend néanmoins une place particulièrement importante par rapport au reste de sa fratrie. Alors que Diane, Lucrèce et Isaac ont reçu la même éducation, Camille est la seule enfant de Morel à participer au tombeau d’Henri II et de Joachim Du Bellay et à obtenir une renommée littéraire lui permettant d’avoir accès à l’édition.
20Ce succès reste pourtant fugace. En effet, l’existence éditoriale de Camille de Morel semble se limiter à sa jeunesse. En 1583, alors que son père Jean de Morel est décédé – faisant de Camille la dernière membre de la famille de Morel encore en vie –, Camille de Morel et d’autres poètes proches de son père, comme Scévole de Sainte-Marthe, composent des pièces dans le Tumulus de l’érudit parisien35. Alors que cette initiative permet à Camille de rendre également hommage à sa mère et à sa sœur Lucrèce décédées elles aussi quelques années auparavant, ce tombeau sonne le glas de la carrière poétique de Camille, et par la même occasion marque le début de son isolement. S’il nous semble peu probable qu’elle ait arrêté d’écrire, on peut supposer que cet effacement progressif de la jeune poétesse est multifactoriel. Avant tout, il est nécessaire de situer l’existence de Camille de Morel en 1583 : elle est alors une érudite âgée de trente-six ans qui n’est pas mariée. La perte de son père, la mort prématurée de son frère Isaac et la disparition progressive des érudits de la génération de son père comme Jean Dorat laissent la poétesse sans protecteurs, sans caution masculine, alors que celle-ci permet de garantir une certaine sécurité aux autrices lors de l’acte de publication36. De surcroît, dans un contexte de renouvellement poétique à la fin du xvie siècle, la génération érudite et poétique dont Camille est issue tombe petit à petit en désuétude face à de nouveaux courants littéraires. Ainsi, c’est dans un relatif isolement éditorial que la poétesse meurt en 1611 dans l’Essonne.
1 Joachim Du Bellay, Epigrammata, pièce 62, dans Œuvres poétiques, tome VII, éd. Geneviève Demerson, Paris, STFM, 1984, p. 128 cité dans « Camille de Morel », notice de Philip Ford, site de la SIEFAR, 2003 : « Camillam ut Latii putes alumnam. / Sic Graece loquitur Camilla, iures / Ut ipsas minus Attica Athenas ? / Ebraeas quoque litteras Camilla / Tam pingit bene quas suas Latini. / Si uersus patrios facit Camilla, / Ronsardus queat inuidere ut ipse. / Sic canit fidibus, ut ipse / Camillae queta inuidere Phoebus. / Et vix (quod stupeas) videt Camilla. /Videt uix decimam Camillam messem. »
2 Epitaphium in mortem Herrici [sic] Gallorum regis christianissimi ejus nomine secundi, per Carolum Utenhovium […] plus les Epitaphes sur le trepas de Ioachim du Bellay Angevin, Poete Latin et François, Paris, Robert Estienne, 1560 [Paris, BnF RES mYc 118].
3 Sur le genre du tombeau poétique, voir la thèse d’Amaury Flégès, Les Tombeaux littéraires en France à la Renaissance et les articles du même auteur « “Je ravie le mort” Tombeaux littéraires en France à la Renaissance », dans La Licorne, no 29, 1994, p. 71-142 ; « “Et moy chetif, je vy !”… Magny, Ronsard, et l’ombre de Salel », dans J. Balsamo (dir.), Les Funérailles à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 425-442. Voir aussi le numéro de la revue La Licorne consacré au « tombeau poétique en France » (no 29, 1994, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr/licorne/index.php?id=1561, page consultée le 2 septembre 2024), l’article de Joël Castonguay Bélanger, « L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil » dans Études françaises, no 38 (3), 2002, p. 55-69, ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Marik Froidefond et Delphine Rumeau, Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020 (en particulier l’article d’Agnès Rees, « Poétique du tombeau : Michel Deguy et Du Bellay », p. 93-108).
4 Philip Ford, « Epitaphs and Tombeaux » dans The Judgement of Palameon, Boston, Brill, 2013, p. 127-159.
5 « CAMILLAE, IANI MORELLI EBREDUNEI FILIAE, VIRGINIS annorum vix undecim, in eiusdem Regis obitum. Elegia », Epitaphium, f. 8 ro-9 ro.
6 « Camillae Morellae Iani Morelli Ebredunei f. Dialogus », Epitaphium, f. 23 ro-vo.
7 « ANTONIA DELOINA. Ex Graeco, Camilla Morella F. Interprete », Epitaphium, f. 16 ro.
8 « IDEM LATINE, Camilla Morella Interprete », Epitaphium, f. 20 ro.
9 Philip Ford, « An Early French Renaissance Salon: The Morel Household » dans Renaissance et Réforme, no XXVIII, 1, 2004, p. 3, accessible en ligne : http://www.jstor.org/stable/43445721, page consultée le 2 septembre 2024.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Sur Johanna Otho (1549-1621), fille de l’humaniste, cartographe et pédagogue Johann Otho, précepteur de Charles Utenhove, voir J. Stevenson, « Johanna Otho (Othonia) and Women’s Latin Poetry in Reformed Europe », dans L. J. Churchill, P. R. Brown, J. E. Jeffrey (dir.), Early Modern Women Writing Latin, New York, NY, 2002, p. 189-215. Sur les liens entre Johanna Otho et Camille de Morel, voir Kaitlin Karmen, « First Edition and Translation of an Unpublished Poem (1566) from Johanna Otho to Camille de Morel », Humanistica Lovaniensia, vol. 70, no 2, 2021, p. 209-227.
13 Codex Latinus 10383, collection Camerarius conservée à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich, f. 269.
14 « CAMILLAE, IANI MORELLI EBREDUNEI FILIAE, VIRGINIS annorum vix undecim, in eiusdem Regis obitum. Elegia », Epitaphium, f. 8 ro-9 ro.
15 « Hos illa perpaucos versiculos, adeoque ineptulos, veris non sine lacrymis, ad primu Regis obitus nuncium utut potuit, effudit : id quod res ipsa satis indicat : et qui eam eosdem versus ac plerosque alios, idque ex tempore, meditantem saepe spectarunt viri eruditi, vel utro attestari possunt », (Epitaphium, f. 9 ro).
16 « Camille a chanté ces vers, ne sont-ils pas remarquables ? Assurément, Charles Utenhove était son maître. » (Epitaphium, f. 9 ro).
17 Tombeau de Marguerite de Valois, royne de Navarre (Le). Faict premierement en disticques latins par les trois sœurs [Anne, Marguerite et Jeanne Seymour] princesses en Angleterre. Depuis traduictz en grec, italien, & françois par plusieurs des excellentz poètes de la France. Avecques plusieurs odes, hymnes, cantiques, épitaphes sur le mesme subject, Paris, 1551 [Paris, Société de l’histoire du protestantisme français, ANDRE 280], consultable sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t53789328c, page consultée le 2 septembre 2024.
18 Salmonii Macrini Iuliodunensis …Naeniarum libri tres de Gelonide Borsala uxore chrarissima, Paris, 1550, ouvrage consultable en ligne : urn:nbn:de:bvb:12-bsb10190661-4, page consultée le 2 septembre 2024.
19 Epitaphium, f. 26 vo.
20 Ange Politien, « Nutricia », dans Silves, traduction et édition par Perrine Galand, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
21 Epitaphium, f. 16 ro.
22 Jean Second, Dialogus Lucianicus Doridis et Galateae Latino carmine redditus et Polyphemi et Neptuni Dialogus, partim ex Homero, partim ex Luciano desumptus, Silves, dans Œuvres complètes, dir. P. Galand-Willemen et V. Leroux, vol. 4, Genève, Droz, 2024, p. 28-59.
23 Samuel F. Will, « Camille De Morel : A Prodigy of the Renaissance », PMLA, no 51, 1936, p. 83-119, accessible en ligne sur JSTOR, https://doi.org/10.2307/458316, page consultée le 2 septembre 2024.
24 Traduction française de Geneviève Demerson (Joachim Du Bellay, Tumulus 40, dans Œuvres poétiques, tome VII, éd. citée de Geneviève Demerson).
25 Epitaphium in mortem Herrici [sic] Gallorum regis christianissimi ejus nomine secundi, per Carolum Utenhovium […] plus les Epitaphes sur le trepas de Ioachim du Bellay Angevin, Poete Latin et François, Paris, Robert Estienne, 1560, [Paris, BnF RES mYc 118], feuillet 20 ro.
26 Epitaphium, f. 20 vo.
27 Epitaphium, f. 21 ro.
28 Epitaphium, f. 21 vo.
29 Epitaphium,f. 16 ro. .
30 Voir les poèmes 6 et 7 du livre I ainsi que les poèmes 11 et 61 du livre II des Poemata.
31 Voir les poèmes 21, 34, 35, 44 et 57 des Xenia.
32 J. Castonguay Bélanger, « L’édification d’un Tombeau poétique », art. cité, p. 56.
33 Ibid, p. 58.
34 Ibid.
35 V. C. Joan. Morelli ebredun., consiliarii oeconomique regii, moderatoris illustrissimi principis Henrici Engolismaei, magni Franciae prioris, tumulus, Paris, Frédéric Morel, 1583 [Paris, BnF, RES YC-1576].
36 Élise Rajchenbach, Louise Labé, la rime féminine, Paris, Calype, coll. « Destins », 2024.
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Quelques mots à propos de : Mia Guillot
Université Rouen Normandie
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