Atelier 3 – Regards sur la littérature du XXe siècle
Une poésie faite pour tous ? D’une veine populaire dans la poésie de Desnos, Prévert et Queneau
Coline Moy
1En intitulant ma thèse « Desnos, Prévert, Queneau : vers une poétique du domaine public », j’ai voulu faire écho à un propos de Robert Desnos tenu dans le méconnu Troisième manifeste du surréalisme, paru en mars 1930 dans Le Courrier littéraire, à la suite de son exclusion retentissante du mouvement surréaliste quelques mois plus tôt, sous la plume de Breton dans le Second manifeste du surréalisme1. Alors que Breton reprochait, entre autres, à Desnos d’avoir démérité de la poésie et notamment de s’être compromis dans le journalisme, Desnos, pour sa part, reproche à Breton son ésotérisme, son repli autotélique, son exigence de « pureté », lui qui, dans ce second manifeste veut « empêcher le public d’entrer » et réclame « l’occultation profonde, véritable du surréalisme2 ». Et Desnos de conclure, comme un ultime pied de nez au « Pape » du surréalisme : « Et je proclame ici […] le surréalisme tombé dans le domaine public, à la disposition des hérésiarques, des schismatiques et des athées3. »
2« Tomber dans le domaine public », signifie, à propos d’œuvres littéraires, musicales ou artistiques « Cesser d’être la propriété des auteurs ou de leurs héritiers après un temps réglementé » et, par extension, en parlant de personnes ou d’idées : « appartenir à tout le monde4 ». Par cette formule, Desnos dépossède Breton du mouvement surréaliste et le met à disposition de tous, lui-même inclus, dans une dynamique d’ouverture. Dès lors, qu’est-ce que pourrait être une poétique du domaine public, telle qu’elle serait entendue par Desnos, mais aussi, par Prévert et Queneau ? S’agirait-il d’une démarche voulant donner lieu à une poésie qui appartienne à tout le monde ? Une poésie faite pour tous pour détourner la formule de Lautréamont (« La poésie doit être faite par tous. Non par un5. ») ? Une poésie accessible à tous, une poésie redescendue dans l’espace public, celui du forum ? Une poésie de la communication, de l’échange ? L’espace public pouvant se définir, rappelons-le, comme le « lieu, physique ou symbolique, dans lequel les idées circulent et sont discutées de manière rationnelle afin de cristalliser l’opinion publique6 ».
3Une poétique de l’espace public pose un certain nombre de questions, à propos précisément du public ou des publics concernés, mais aussi des modes de communication établis, des supports employés pour porter la parole poétique, ou même seulement la rendre visible. On touche ici à la publicité, qui est une dimension constitutive de l’espace public, que ce soit dans son sens étymologique – publicitas, « qui appartient au public » – mais aussi dans ses sens successifs. La publicité désigne d’abord l’action de rendre public au xve siècle et signifie « qui est accessible, ouvert à tout un chacun » (l’idée de public renverrait ici à chacun et tous [omnis]). Un deuxième sens apparaît au xviiie siècle, celui de « notoire », « très connu », ce qui suppose une conception différente du public, au sens où celui-ci serait une globalité (totus), le substantif public s’élargissant à l’ensemble des membres de la société, ou au moins au plus grand nombre de personnes. Enfin, émerge au xixe siècle la dimension commerciale, et de ce fait, la notion d’influence, publicité signifiant alors : « action, fait de promouvoir la vente d’un produit en exerçant sur le public une influence, une action psychologique afin de créer en lui des besoins, des désirs » (TLFi)7.
4Poésie du domaine public, poésie faite pour tous, poésie et publicité… Il y a un qualificatif que je n’ai pas encore employé alors qu’il semble s’imposer – c’était le cas du moins lorsque j’ai proposé le titre de ma communication – et c’est celui de « populaire ». Une poésie du domaine public serait-elle une poésie populaire ? Une sorte d’équivalence semble s’établir d’emblée, entre la notion de public et celle de peuple, et entre celle de « domaine public » et de « populaire ». Le rapprochement toutefois pourrait être plus problématique qu’il n’y paraît.
Pour une définition d’une poésie populaire
5Il convient d’abord de définir précisément le « populaire ». Ce terme peut renvoyer tout à la fois à ce qui émane du peuple, ce qui a trait au peuple et lui est destiné ou/et ce qui est aimé du peuple8. Le « populaire » est ainsi susceptible de désigner une origine, un thème, un destinataire, une façon de parler… Sa seule constante serait de se rapporter au « peuple ». Toutefois le substantif « peuple » est lui-même problématique, comme le constatent les auteurs de l’introduction de La Poésie populaire en France au xixe siècle :
Or l’image du peuple est une image brouillée, complexe et ambivalente et le terme même de peuple est susceptible d’interprétations diverses : selon qu’il recouvre une entité nationale, ethnique, sociale ou politique, il génère des systèmes de représentation hétérogènes, souvent difficilement conciliables, voire antagoniques9.
6S’ajoute à cela le fait que le terme peut être l’objet de connotations idéologiques diverses – il existe une mythologie du peuple ancrée dans le xixe siècle postrévolutionnaire, mythologie qui est spécifiquement française. C’est en effet ce siècle qui est marqué par une démocratisation de l’instruction, grâce à l’adoption des lois Guizot en 1833 – qui fait obligation à toute commune de plus de 500 habitants « d’entretenir au moins une école primaire élémentaire » – et Ferry en 1881 et 1882 – qui rend l’enseignement primaire obligatoire, y compris pour les filles. En outre, ainsi que le souligne Olivier Belin dans La Poésie faite par tous, le xixe siècle est marqué par « l’émergence d’une culture de masse organisée et diffusée par l’alphabétisation scolaire, l’édition moderne, la presse, ainsi que la masse des ephemera par lesquels transitent les chansons ou les imagiers du temps10 ». C’est de ce fait ce siècle qui voit « la construction d’un espace public où le peuple représente à la fois un acteur idéalisé et redouté11 ». À partir de ces constatations, nous pouvons nous appuyer sur la tripartition relevée précédemment (par le peuple / pour le peuple ou à propos du peuple / qui est aimé du peuple) pour tenter de comprendre la façon dont elle se traduit sur le plan littéraire.
7Une littérature faite par le peuple renverrait à trois réalités. Tout d’abord, on pourrait considérer que l’expression désigne une littérature orale, qui permettrait de dépasser le problème de l’analphabétisme massif prédominant jusqu’au xixe siècle12 et de penser le rapport du peuple à la littérature en amont de ce siècle. Dans un deuxième temps, la littérature faite par le peuple pourrait renvoyer à la poésie populaire romantique des années 1830 à 1850, qui sont marquées par l’émergence et la promotion, par les romantiques, de poètes-ouvriers, souvent artisans. Toutefois, cet engouement s’éteindra après vingt ans, du fait de résistances culturelles et idéologiques à une prise de parole populaire d’ordre littéraire. Enfin, nous pouvons également convoquer sous cet étendard la littérature prolétarienne des années 1930, moment où émerge la question de la culture ouvrière en opposition avec la culture bourgeoise. Henry Poulaille réunit autour de lui des auteurs issus des classes populaires puisque, selon lui, « ne relèvent de la littérature prolétarienne que les écrivains d’origine ouvrière ou populaire13 ». Cette initiative a suscité de nombreux débats dans les milieux littéraires et avant-gardistes et notamment chez les surréalistes.
8Toutefois, aucun de nos trois poètes n’étant issu du prolétariat, cette voie semble nous mener dans une impasse, excepté si l’on renoue avec l’idée d’une littérature orale – il n’est pas anodin que le premier recueil de Prévert soit intitulé Paroles. Aussi, considérons le deuxième sens, celui d’une littérature faite pour le peuple – qui a motivé mon titre, mais qui pose également certaines difficultés. Comme indiqué dans La Poésie populaire au xixe siècle, une littérature destinée au peuple « sous-entend conjointement un projet idéologique – parler au peuple – et des considérations économiques – produire une littérature de grande consommation14 ». Cet emploi peut désigner plusieurs catégories de textes, relevées par Jacques Migozzi dans son article « Littérature(s) populaire(s) : un objet protéiforme15 » : tout d’abord la littérature de colportage (livrets et romans de la Bibliothèque bleue, placards et almanachs, estampes et chansons, canards et jeux de cartes…) ; mais également le « roman populaire » du xixe siècle et de la Belle Époque – ce qui renvoie à une énorme production de récits fictionnels née avec le roman-feuilleton et l’alphabétisation de masse. De nos jours, on utilise l’expression dépréciative « littérature de hall de gare », pour qualifier cette production littéraire massive qui connaît le succès – on peut en passant relever le fait que cette expression souligne l’accessibilité matérielle de cette littérature de masse, présente plus que toute autre dans l’espace public puisqu’elle sortirait de l’espace des librairies et des bibliothèques – ce qui a été rendu possible par l’avènement du livre de poche, nous y reviendrons. Est-ce à dire que le peuple ne serait pas un public légitime ? Toujours selon Migozzi, de nos jours, la « littérature populaire » renvoie à « tout le refoulé de la littérature officielle » devenant ainsi un marqueur canonique et axiologique. S’il n’existe pas à proprement parler de poésie de masse, l’idée d’une littérature ou d’une poésie faite pour le peuple pose le problème de l’essentialisation. Faire du peuple un destinataire spécifique risquerait de le figer dans cette posture. En faire un public « à part » ne conduirait qu’à le stigmatiser et à entretenir une distinction fallacieuse entre culture savante et culture populaire. De plus, nous revenons ici à un point problématique de notre introduction : il ne saurait y avoir un seul peuple uniformisé, cette notion recouvrant en fait une multitude de communautés16. Comment dès lors envisager le peuple comme un destinataire spécifique ? Ce serait injustement réducteur et stigmatisant. En outre, si Migozzi rapproche dans sa tripartition les sens de « pour le peuple » et « à propos du peuple », cette assimilation ne va pas de soi. Ce serait également réduire l’horizon littéraire de ce public, qui ne saurait être le destinataire que d’une littérature dont il serait l’objet.
9Nous avons ainsi pu constater à quel point ces emplois de la notion de « populaire » associée à la littérature sont susceptibles d’être problématiques. C’est pourquoi nous nous proposons de détacher le « populaire » du « peuple », abandonnant ainsi une conception trop dix-neuvièmiste de la notion qui en fait un horizon idéologique pour le rapprocher de la popularité et retrouver ainsi le troisième sens du populaire : serait populaire ce qui est aimé du peuple. Autrement dit, c’est du point de vue de l’usage et non plus de la provenance, du thème ou de la destination première qu’une œuvre se révèlerait populaire. C’est le point de vue défendu par Claude Roy dans son introduction au Trésor de la poésie populaire : « La poésie populaire est l’œuvre du peuple, en ceci qu’elle réunit un ensemble d’œuvres dont la caractéristique est d’avoir réussi17. » Il met ensuite l’accent sur les processus de transmission et de mémorisation qui génèrent la poésie populaire, processus où s’opère un tri, pour ne pas dire une véritable « sélection naturelle18 ». Ainsi, selon Claude Roy, la poésie populaire est « l’ensemble des œuvres qui ont mérité de vivre » dans la mémoire collective et « le seul critère de la valeur d’une chanson ou d’un texte, c’est, dans ce domaine, la popularité, c’est-à-dire l’incessant va-et-vient de la tradition orale à l’expression écrite19 ». Il met également en avant l’absurdité d’une frontière entre poésie populaire et poésie lettrée, revenant ainsi sur la portée axiologique du « populaire » en affirmant que « la véritable poésie populaire n’est pas une poésie un peu moins bonne que la bonne poésie savante, c’est une poésie aussi belle, mais qui est simplement plus immédiatement universelle, et plus innocente20 ». L’intérêt de ce point de vue qui se déplace du côté de la réception, est que le texte est détaché de l’intention de son auteur et qu’il peut ainsi être populaire malgré lui. Comme l’explique Olivier Belin à propos de la position défendue par Claude Roy : « En ce sens, un poème populaire n’est pas celui qui a été produit par le peuple ou pour le peuple, mais celui que le peuple a adopté et adapté, quel qu’en soit l’auteur originel21. »
Desnos, Prévert, Queneau : des poètes populaires ?
10En évoquant une veine populaire à propos de la poésie de Prévert, Desnos et Queneau, dans le titre de ma communication, je fais ainsi référence à cette notion de popularité, à une volonté du moins d’être accessible au plus grand nombre – nous considérons en effet que le terme de « peuple » (qui ne renvoie à aucune réalité concrète lorsqu’il est employé avec un article défini – « le peuple » n’existe pas) désigne, par métonymie, le plus grand nombre. Avant d’examiner précisément les ressorts de cette poétique du populaire, la façon dont elle se traduit concrètement dans notre corpus, il s’agit d’en poser les enjeux. Pourquoi vouloir ouvrir sa poésie et se rendre accessible au plus grand nombre ? Il faut dans un premier temps resituer cette attitude dans une époque littéraire, une poétique post-seconde guerre mondiale qui serait à l’exotérisme, au désir de retrouver une certaine simplicité22. Toutefois, si l’on se penche sur leurs trajectoires individuelles, il est intéressant de constater que les trois poètes ne sont pas venus au populaire par la même voie. Si la poésie de Jacques Prévert semble, dès ses prémisses avoir un caractère populaire, cela s’inscrit dans une démarche militante et correspond à l’engagement de Prévert auprès des plus démunis, des « sans-voix », contre la misère. On peut ici rappeler sa pratique du théâtre révolutionnaire et de l’agit-prop aux côtés du groupe Octobre, entre 1932 et 1936, qui jouait dans la rue ou dans les usines, partout où il était possible de toucher le plus grand nombre. En ce qui concerne Robert Desnos, si l’on trouve des traces d’une « poésie de la rue » dans plusieurs poèmes de jeunesse dès 191923, le choix du populaire semble vraiment correspondre chez lui à un désir de renouvellement poétique à partir des années trente, moment où il a commencé à avoir une activité radiophonique et publicitaire féconde. Le cas de Raymond Queneau est encore différent en ce que le caractère populaire d’une part de sa poésie semble finalement n’être qu’une conséquence d’une démarche entamée pour de toutes autres raisons, essentiellement linguistiques. Nous voulons ici parler du néo-français. Avec ce concept, Queneau défend l’idée que l’évolution du français moderne est telle qu’il est temps de le considérer comme une langue nouvelle et de renouveler sa grammaire et sa syntaxe, pour que le français tel qu’il est écrit corresponde à la langue parlée. Toutefois, et de son propre aveu, s’il veut écrire dans la langue de tout le monde, il s’agit avant tout d’une préoccupation linguistique : « […] je vois bien que c’est le problème linguistique et linguistiquement posé, qui m’a tout d’abord passionné24. » Quoi qu’il en soit, on peut toutefois souligner qu’il existe chez ces trois poètes un désir de communication, le souci d’être compris, et la prise en compte du ou des publics possibles. Nous pourrons également interroger cette évolution poétique au regard du surréalisme comme un héritage, héritage peut-être détourné – on en revient à la formule de Desnos : faire tomber le surréalisme dans le domaine public, c’est le faire (re)descendre dans la rue – ou comme une exploration de certaines virtualités présentes dans le mouvement qui déjà pouvaient porter l’idée d’une poésie ouverte à tous25, du moins en théorie – le parallèle avec la trajectoire d’Éluard serait à ce titre significatif.
11À présent, il s’agit d’étudier la façon dont cette « veine populaire » s’exprime concrètement dans la démarche poétique des trois auteurs, quels sont ses ressorts et ses supports. La question du support est en effet centrale lorsque l’on considère les conditions d’une réception large et d’une popularisation de la poésie. Il s’agit d’abord du livre, confronté aux questions d’éditions, d’éditeurs, de diffusion… Nous pouvons notamment penser à l’arrivée en France de la collection « Le Livre de poche » lancée par Hachette en 1952 dont Prévert particulièrement s’est réjoui, se montrant soucieux des conditions matérielles de la diffusion de ses textes. Lorsqu’en 1972, Paroles paraît dans la collection Folio, Prévert s’enthousiasme pour ce phénomène « extraordinaire », puisque le livre de poche « va dans tous les quartiers, partout, “peut être lu par tous” et permet “de toucher un public qui tout particulièrement [lui] plaît26” », une position originale dans le champ littéraire qui craignait un phénomène de désacralisation du livre. Cette opinion était notamment partagée par Julien Gracq qui restera opposé à la diffusion de ses œuvres en format poche. Toutefois l’intérêt est également de considérer une poésie hors du livre, titre de la thèse de Céline Pardo qui s’est intéressée aux rapports entre poésie et radio, après 1945. Or, les trois auteurs ont participé à la diffusion de la poésie sur les ondes, en effectuant des lectures de poèmes, en participant à l’élaboration d’émissions radiophoniques, en effectuant des interventions plus didactiques. Un cas à part ici serait celui de Desnos qui s’est illustré autrement à la radio, en tant que pionnier de l’art radiophonique, puisque dès les années trente, il a créé et proposé des émissions qui a priori n’avaient pas de caractère poétique, tout en devenant parallèlement un fécond créateur de slogans publicitaires, slogans qui de son propre aveu l’ont empêché de renoncer à la poésie27, en l’amenant à renouer avec les « règles proprement populaires en matière de rythme28 », nécessaires à la composition desdits slogans. À cela s’ajoutent également les rapports des trois auteurs avec le cinéma, puisqu’ils ont tous trois été scénaristes, dialoguistes, tout en écrivant des commentaires de films et des chansons pour le cinéma.
12En outre, on peut observer dans notre corpus des poèmes urbains, qui s’inscrivent dans la cité parisienne et qui peuvent considérer les murs de la ville comme une ressource poétique. Ainsi les pancartes, panneaux publicitaires, affiches, pictogrammes apparaissent comme autant de réservoirs poétiques en puissance, comme en témoigne le titre du recueil Courir les rues de Queneau, paru en 1967, ou celui de l’ensemble de poèmes de Desnos, Prospectus, repris dans Destinée arbitraire, en 1975. Dans la perspective d’une poétique du domaine public, cette inscription dans la cité prend tout son sens : qu’est-ce que pourrait être une poésie du domaine public sinon une poésie descendue (ou redescendue) dans la rue, précisément une poésie qui court les rues ?
13Le populaire apparaît en outre comme une topique au sein de notre corpus. Les trois poètes promeuvent la banalité et le quotidien au rang de sujet poétique. Ce phénomène est rendu sensible lorsque l’on recense le personnel convoqué dans certains poèmes, la place faite aux métiers du quotidien, aux commerçants, aux prolétaires – ouvriers, artisans, paysans – mais aussi à certains métiers mal considérés – éboueurs, balayeurs, cireurs de souliers – sans compter les « petits métiers pittoresques » prisés par Queneau – porteurs d’eaux, savoyards, rempailleurs de chaises, réparateurs de porcelaine, etc. Une esthétique du quotidien se déploie, certains poèmes prenant place aussi bien dans une cuisine, que dans un bistrot au petit matin. Et c’est ainsi qu’un simple mégot jeté d’une fenêtre la nuit peut devenir une étoile29… La place accordée à l’exposition de la misère et des miséreux est également à souligner, les poètes tendant à prêter leur voix – et leur(s) public(s) – à ceux qui en sont habituellement privés. Certains poèmes expriment une solidarité avec les victimes de l’oppression, les travailleurs – « l’Effort humain » de Prévert peut être mis en parallèle avec « Tant de sueur humaine » de Queneau ou « Hommes » de Desnos avec la mention particulièrement frappante des chaussettes « durcies par la sueur de la veille » que le travailleur remet le matin – tandis que d’autres sont ouvertement militants et consistent en de véritables appels à la révolte, notamment chez Prévert – « Le Paysage changeur ».
14Cependant on ne pourrait étudier les ressorts de l’élaboration d’une poésie populaire sans adopter un point de vue stylistique en s’intéressant à des questions de langue, de versification, de rythme. Autrement dit, nous pouvons nous demander comment ces trois poètes ont pu chercher à rendre leur poésie accessible dans leur écriture même, au-delà des thèmes abordés. Nous pouvons articuler cette réflexion autour de deux points : l’idée d’une poésie de l’oralité et la question de l’humour et d’un certain usage ludique de la parole poétique qui tendrait à désacraliser cette dernière. Nous avons déjà évoqué à propos de Queneau l’esthétique du néo-français dont on retrouve de nombreuses traces dans sa poésie : transcriptions phonétiques, agglomération de mots, élisions, mais aussi présence d’onomatopées, tous ces phénomènes tendant à réduire la distance entre français écrit et français parlé, tout en cultivant une certaine esthétique de la faute, la transcription de l’oral venant forcément bousculer la norme écrite puisque le français est une langue grapho-centrée30. On constate également dans l’écriture des trois poètes cette fois une ouverture aux parlers populaires, d’un point de vue lexical – recours à une langue verte, à l’argot, à des expressions populaires – mais aussi syntaxique avec des tournures de phrases familières ou faussement maladroites qui reposent souvent sur l’inversion (« Elle est empoisonnée la noce », « Le Repas de Noce », Queneau). On peut en outre relever un phénomène récurrent dans la poésie moderne française du premier xxe siècle, qui est le jeu avec les clichés, les stéréotypes, les proverbes, les formules toutes-faites, qui sont réinvesties, resémantisés – exemple du « Discours sur la paix » de Prévert où l’orateur tombe dans une phrase creuse, ou du poème « La lessive » où l’expression « il faut laver son linge sale en famille » reprend tout son sens alors que la fille de la famille est littéralement noyée dans un baquet de lessive parce qu’elle attend un enfant sans père.
15Toujours autour des liens entre poésie et réalité, il peut aussi être question de rythme et de versification. Pour redonner à l’écriture poétique la vigueur du parler familier, l’apocope est fréquemment employée, notamment par Prévert et cela se ressent lorsque, lisant ses poèmes, Prévert « mange » à peu près deux « e » sur trois ainsi que le constate Michel Collot31. Dans la perspective d’une mise en voix, nous pouvons noter la présence de nombreux procédés qui permettent d’accélérer le rythme du poème, et ainsi son débit – procédés notamment fondés sur l’homophonie : allitération, homéotéleute, paronomase, calembour – ou de ralentir le rythme en recourant à des procédés d’insistance fondés sur la répétition – anaphore, épiphore, parallélisme, anadiplose… – qui faciliteraient notamment la mémorisation. Ces phénomènes de répétition peuvent parfois s’apparenter à des refrains, ce qui nous permet de poser la question du lien entre poésie et chanson dans notre corpus. En effet, outre le fait que Desnos, Prévert et Queneau aient tous trois écrit des chansons, on relève dans les textes étudiés de nombreux poèmes intitulés « chansons » ou « couplet(s) » et l’on sait que depuis le Romantisme, la chanson peut être considérée comme une figure de la poésie populaire. De plus, plusieurs de leurs poèmes ont ensuite été mis en musique et popularisés dans les cabarets, à la radio – « Si tu t’imagines » chanté par Juliette Gréco, « Les feuilles mortes » par Yves Montand, « La Chasse à l’enfant » par Marianne Oswald…
16À ces premières considérations stylistiques, ajoutons que Desnos, Prévert et Queneau partagent un certain humour poétique, ou du moins un usage ludique de la parole poétique. Nous avons déjà évoqué certains procédés fondés sur l’homophonie qui ont également une portée humoristique, puisqu’ils facilitent la prolifération des jeux de mots dans le poème – « Le quai lembour » de Queneau, « L’amiral » de Prévert (« L’amiral Larima / Larima quoi / la rime à rien »), « Les quatre sans cou » de Desnos. En écho inversé à Prévert qui resémantisait l’expression « Il faut laver son linge sale en famille » dans une scène dramatique, Desnos, lui, joue de l’expression « nom propre » dans un poème qui mime une série de définitions jusqu’au coup de grâce : « Mais votre nom est sale : / Passez votre chemin32 ! » Ces trois poètes revendiquent la volonté d’amuser grâce à leurs poèmes, ainsi dans « Siramour » de Desnos : « J’ai écrit cette chanson qui en vaut bien d’autres / Pour amuser celle que j’aime » et n’hésitent pas à « guignoliser » le monde33. Mieux, le rire semble être une forme de l’expression poétique, au même titre que le chant, comme semble le sous-entendre Desnos au travers d’un parallélisme dans le poème « Dédicace » qui ouvre Prospectus où il commence par énoncer ce qui semble être une profession de foi : « Et j’ai dit qu’il fallait rire / et j’ai dit qu’il fallait chanter34. » Tout un programme poétique… Queneau également déploie toute sa verve poétique dans Courir les rues et n’hésite à employer un langage parfois fort peu académique comme lorsqu’il décrit, dans un poème intitulé « Propreté », l’exil des pigeons :
Adieu Paris ! adieu ma belle ville
Dit le pigeon embarqué pour les champs
Je ne fienterai plus sur ton hôtel de ville
Je ne fienterai plus sur tes fiers monuments35.
17Nous pourrions voir dans ce poème une réécriture parodique ou du moins une réponse ironique au « Cygne » de Baudelaire, qui prend également place dans les rues de la capitale36. Le poème décrit un cygne, échappé de sa cage qui arpente les rues de la capitale, le cou tourné vers le ciel en attendant la pluie, cygne « ridicule et sublime », assimilé aux exilés. Ici, l’oiseau, devenu pigeon – clin d’œil à La Fontaine – a su se détacher du sol pour prendre son envol, mais la « pluie » qu’il génère a une tout autre allure. Si le cygne baudelairien, qui prend la parole, était un reflet du Poète en exil, alors le pigeon quenien en constituerait la figure dégradée, héroï-comique, dont la production ne serait plus que fiente. Le mouvement n’est plus ascendant – le regard du cygne vers le ciel qui génère le discours : « Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre37 ? » –, mais descendant – la fiente du pigeon en réponse à l’appel lyrique du cygne. Déception ? Dégradation ? La poésie ne serait-elle plus qu’une salissure sur les murs de Paris ? Elle n’en perd pas pour autant sa puissance destructrice, corrosive – le marbre même n’y résiste pas – et fait la fierté du pigeon-poète :
quelle tristesse, en y pensant je pleure,
de gaspiller un si bon excrément
qui aurait pu beurré sur les demeures
de ma ville natale en ronger le ciment
la brique le béton le marbre la meulière
Oui, s’écrie le pigeon, je n’en suis pas peu fier
ma chiure est de l’acide au PH virulent
adieu mon beau Paris adieu ma chère ville
je pars pour mon exil dans l’auto des agents
je garderai toujours au milieu des croquants
du charme de tes rues l’image indélébile38.
18Finalement, si ce goût des jeux de mots et cette simplicité apparente dans l’expression pouvant aller jusqu’au prosaïsme – qui n’excluent pas un vrai travail sur le vers – cette stylistique du populaire précisément, ont pu jeter une forme de discrédit sur l’esthétique des trois auteurs, au premier chef Prévert, ils ont toutefois permis à ces poètes de toucher un public plus large, de créer poèmes et chansons qui puissent « courir les rues, être sifflées par un gars conduisant un triporteur par exemple39 » comme le souhaitait Desnos.
19Ainsi, au terme de cette communication, il apparaît que quelques réajustements soient à effectuer. Renoncer peut-être à la notion de « populaire », au profit de la popularité, déplacer la question du peuple vers celle du ou des public(s) et, plutôt qu’une poésie faite pour tous, envisager une poésie ouverte à tous, plus précisément une poésie accessible au plus grand nombre et même aux gars conduisant des triporteurs.
1 Le Second Manifeste du surréalisme est d’abord paru en décembre 1929 dans le douzième numéro de La Révolution surréaliste, puis repris en volume sous une forme plus conséquente en juin 1930.
2 André Breton, Second Manifeste du Surréalisme, dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. I p. 821.
3 Robert Desnos, « Troisième Manifeste du surréalisme » dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 487.
4 TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine.
5 Isidore Ducasse, Poésies II, 1870, repris dans Les Chants de Maldoror et autres textes, Paris, Le Livre de poche, 2001, p. 379 et p. 391.
6 Loïc Ballarini, « Espace public », dans Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/espace-public/, mis en ligne le 20 septembre 2015, dernière modification le 19 mars 2024, consulté le 3 septembre 2024.
7 Bonnet Valérie, « Publicité (lexique) » dans Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/publicite-lexique, mis en ligne le 20 octobre 2016, dernière modification le 24 avril 2024, consulté le 3 septembre 2024.
8 TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine.
9 Hélène Millot, Nathalie Vincent-Munnia, Marie-Claude Schapira, Michèle Fontana (dir.) « Introduction », dans La Poésie populaire au xixe siècle. Théories, pratiques, réception, Tusson, Éditions du Lérot, 2005, p. 8. Les considérations sur la représentation du peuple au xixe siècle qui suivent sont également issues de cette introduction.
10 Olivier Belin, La Poésie faite par tous, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022, p. 368.
11 Ibid. Je souligne.
12 Ce constat n’est toutefois pas le même sur l’ensemble du territoire. L’instruction est plus développée en ville qu’en campagne et les hommes en bénéficient plus que les femmes.
13 Nelly Wolf, Le Peuple à l’écrit. De Flaubert à Virginie Despentes, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2019, p. 21.
14 Hélène Millot, Nathalie Vincent-Munnia, Marie-Claude Schapira, Michèle Fontana (dir.), La Poésie populaire en France au xixe siècle, op. cit., p. 10.
15 Jacques Migozzi, « Littérature(s) populaire(s) : un objet protéiforme », Hermès, La Revue, 2005/2 (no 42), p. 93-100. DOI : 10.4267/2042/8988.
16 Le titre de l’essai Qu’est-ce qu’un peuple ? publié en 2013 est sur ce point significatif : l’usage de l’article indéfini témoigne du fait qu’il ne saurait y avoir un seul peuple, qu’il ne saurait constituer une entité unique.
17 Claude Roy, « Introduction aux plaisirs et aux profits de la poésie populaire », dans Trésor de la poésie populaire [1954], Paris, Seghers, 1967, p. 5.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 12.
20 Ibid., p. 9. Je souligne.
21 Olivier Belin, op. cit., p. 210.
22 Il faut toutefois le signaler d’emblée : un de nos poètes échappe à cette chronologie. Il s’agit bien évidemment de Robert Desnos, arrêté et déporté en février 1944 et décédé en juin 1945.
23 Voir l’ensemble de poèmes réunis par Desnos sous le titre de « Prospectus », mais jamais publiés de son vivant.
24 Raymond Queneau, Bâtons, Chiffres et Lettres, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 12.
25 Sur ce point, voir Éluard, L’Évidence poétique dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, t. I, p. 511-521.
26 Propos repris dans Éditer Prévert, Lettres et archives éditoriales, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2017, p. 25. Je souligne.
27 « Le résultat d’une telle entreprise fut une “ purge ” intellectuelle complète qui m’aurait fait sans doute renoncer définitivement à la poésie si je n’avais eu à l’époque la chance d’être un des plus féconds rédacteurs de slogans et indicatifs publicitaires radiophoniques », Postface à État de veille, dans Robert Desnos, Œuvres, éd. citée, p. 998.
28 Ibid.
29 Voir Robert Desnos, Fortunes, « Au bout du monde », Œuvres, éd. citée, p. 950.
30 Queneau cite à ce titre Vendryes, dans Le Langage : « L’écart entre la langue écrite et la langue parlée est de plus en plus grand. Ni la syntaxe, ni le vocabulaire ne sont les mêmes. […] Nous écrivons une langue morte… », « Écrit en 1937 », dans Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1965, p. 14.
31 Michel Collot, « Le vers dans Paroles », dans Carole Aurouet, Daniel Compère, Danièle Gasiglia-Laster, Arnaud Laster (dir.), Jacques Prévert, Frontières effacées, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque Mélusine », 2004.
32 Robert Desnos, « Rencontres », Œuvres, éd. citée, p. 297.
33 Queneau, dans un article intitulé « Jacques Prévert le bon génie », le rapproche de Sartre et affirme que tous deux ont « guignolisé le monde bourgeois », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 248.
34 Robert Desnos, « Dédicace », Œuvres, éd. citée, p. 19.
35 Raymond Queneau, « Propreté », Courir les rues, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1980, p. 67.
36 Je remercie Olivier Belin de m’avoir suggéré ce rapprochement.
37 Charles Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, coll. « Pocket », 2006, p. 115.
38 Raymond Queneau, « Propreté », op. cit., p. 67.
39 Youki Desnos, « Desnos poète populaire », repris dans Robert Desnos, Œuvres, éd. citée, p. 792.
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Quelques mots à propos de : Coline Moy
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229