Atelier 2 – Le théâtre en question au XIXe siècle
La question de la théâtralité dans les traductions destinées à la lecture des œuvres de Plaute au xixe siècle
Esther Person-Bonvin
« Une traduction ne peut qu’être à l’original ce qu’est le portrait à la nature vivante. »
Alfred de Vigny, « Lettre à Lord*** of, sur la soirée du 24 octobre 1829 ».
1Plaute est l’un des dramaturges comiques les plus célèbres de l’Antiquité romaine comme en témoigne le nombre de ses pièces parvenues jusqu’à nous. Créées entre la fin du iiie siècle et le début du iie siècle, ses comédies ont rencontré un vif succès dès leurs premières représentations et la vis comica de leur écriture est devenue une référence dramaturgique attestée dès l’Antiquité romaine.
2Cependant, on observe au xviie siècle, en France, la construction d’une « fausse figure de Plaute1 », principalement fondée sur une comparaison dépréciative face à Térence, autre auteur comique latin, dont la langue est jugée plus élégante ; et face à Molière, dont le génie national est considéré supérieur à celui de son inspirateur antique. Hélène Baby, éditrice de La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac évoque cet aspect de la réception de Plaute et cite une remarque du critique, extraite du chapitre iv, 2 : « Térence est plus agréable à lire, que Plaute, parce que son discours est plus élégant : mais Plaute a mieux réussi sur le Théâtre, parce qu’il est plus ‘Actif’2. » Citation qu’elle commente en ces termes dans les « Observations » qui accompagnent son édition :
Cette contradiction recoupe celle du lire et du voir […] [elle] est essentielle pour la postérité critique de ces deux auteurs : Plaute, dès la fin du xviie siècle et pour les trois siècles suivants, se trouve enfermé dans une réputation péjorative que rien n’étaie dans la critique classique, sinon que son œuvre a été lue et non vue3.
3La question du « voir » se place donc paradoxalement – le théâtre de Plaute n’est pas joué hors du cadre des collèges jésuites – au centre de la réception classique de ses œuvres et se trouve à ce titre souvent intégrée aux discours d’escorte qui accompagnent ses traductions, notamment lorsqu’il s’agit pour le traducteur d’évoquer la difficile actualisation du comique latin4.
4Au xviiie siècle, dans une sous-partie de sa préface intitulée « Secours qu’on a employés », Henri-Philippe de Limiers, traducteur de Plaute, formule ainsi cette ambiguïté :
Je me suis surtout attaché à conserver, autant que j’ai pu, la vivacité des dialogues. Et pour donner plus de grâce à ma traduction, j’ai cru devoir la soutenir par l’idée de l’action théâtrale […] transportant les acteurs de Plaute sur le Théâtre François, je me suis représenté l’action dont les meilleurs comédiens de Paris auroient pu accompagner tel et tel personnage5.
5Le traducteur, en s’inventant cette scène imaginaire, décrit clairement la nécessité de restaurer la dimension théâtrale du texte latin pour en favoriser la pleine appréciation. Il met également en évidence le fait que le texte traduit porte en lui « les composantes de l’activité théâtrale6 », ce que nous nommerons plus généralement la « théâtralité » du texte.
6Au xixe siècle, les premières traductions académiques des pièces de Plaute sont déterminées par l’espace de précompréhension transmis depuis l’époque classique et sont publiées dans un cadre éditorial dédié à la découverte du théâtre antique par la lecture7. Destinées à un public lettré avide de découvrir les auteurs antiques, elles s’inscrivent dans un projet éditorial qui peut paraître bien éloigné de tout désir de théâtralité. Afin de justifier de l’intérêt de traduire le théâtre de Plaute et pour rendre la pleine mesure du génie comique du dramaturge latin, le traducteur se trouve alors confronté à une nécessaire restauration de la dimension scénique du texte dramatique, effort qui le place au cœur de la réflexion sur les enjeux poétiques spécifiques à la traduction du texte de théâtre. Les discours d’escorte et l’ensemble des éléments qui constituent le péritexte des éditions analysées dans le cadre de mon doctorat sont marqués par une forte modalisation visant à la mise en place d’un pacte de lecture destiné à résoudre cette apparente ambiguïté entre un théâtre traduit pour être lu mais dont seule la mise en scène peut rendre toute la force du génie comique8. Progressivement la dimension scénique des œuvres traduites devient l’objet de véritables passages narratifs dans lesquels le traducteur, à l’aide des procédés de l’ekphrasis notamment, cherche à « mettre sous les yeux9 » du lecteur les spectacles de l’Antiquité. À la fin du siècle, l’apparition de la notion de « mise en scène10 » dans le champ de la littérature théâtrale et la diffusion des connaissances universitaires sur les conditions de représentation du théâtre antique permettent de mieux appréhender la théâtralité des textes11.
7La notion de théâtralité, définie par Jean-Marie Piemme, a pour composante première le texte. Pour mieux déterminer ce que cette notion peut apporter à notre réflexion, nous citerons un article de Marjolaine Vallin, consacré au théâtre de Louis Aragon, dans lequel elle s’interroge sur ce rapport au texte :
Mais qu’est-ce que la théâtralité ? La théâtralité, c’est le désir du théâtre, la condition de possibilité pour que le théâtre existe, une donnée imaginaire ou mentale qui préexiste à l’écriture et qui est antérieure au passage à la scène pour les textes dits dramatiques12.
8Marjolaine Vallin complète ensuite cette définition par ce qu’elle nomme « la théâtralité textuelle » qui viendrait compléter la théâtralité « psychique » – ce désir du théâtre, précédemment évoqué. Il nous semble que ces propos peuvent s’appliquer tout autant à la traduction des comédies de Plaute au xixe siècle. Ainsi que nous venons de le rappeler, son théâtre comporte une dimension scénique qui en conditionne la réception comique. Tout l’art des traducteurs réside donc dans la mise en mots de ce « désir du théâtre », contenu dans les pièces du dramaturge latin, en utilisant tous les procédés « textuels » aptes à favoriser chez le lecteur une mise en scène « imaginaire ou mentale » du texte lu.
9Nous nous sommes donc demandé comment cette dimension spectaculaire du texte de théâtre, ostensiblement mise de côté – ou plus exactement « mise à côté » – dans le cadre de traductions destinées à la lecture, avait pu au contraire permettre aux auteurs de ces traductions de résoudre un certain nombre de difficultés liées à la traduction du théâtre comique latin. Et comment, au lieu de l’ignorer, les traducteurs de Plaute mettent en place, dans les discours d’escorte de leurs éditions, une lecture programmatique de ses comédies, destinée à restaurer la force comique du texte latin, ouvrant ainsi la voie à un possible retour à la scène des pièces traduites.
Le « contrat de lecture13 » des discours d’escorte : de la lecture « scénique » à la lecture « fictionnelle14 »
10Dans son ouvrage intitulé Seuils et consacré au paratexte du texte littéraire, Gérard Genette rappelle que le contrat de lecture se noue à deux emplacements privilégiés : l’incipit et le péritexte, et que « la préface originale a pour fonction cardinale d’assurer au texte une bonne lecture15 ». Dans le cas des traductions de Plaute, le pacte de lecture est instauré dès le péritexte préfaciel par tradition depuis les xviie et xviiie siècles. Au xixe siècle, on observe une évolution vers une lecture plus « visuelle » programmée par une rhétorique de l’implicite : la lecture est toujours mise en avant mais une lecture programmatique, destinée à restaurer la dimension scénique du texte.
11Nous nous appuierons, pour notre analyse, sur les travaux de Jean de Guardia et Marie Parmentier qui distinguent deux types de lecture du texte de théâtre :
La lecture sans les yeux du théâtre, que nous appellerons lecture fictionnelle, est comprise comme une « lecture comme un roman », tandis que la lecture avec les yeux du théâtre, que nous appellerons lecture scénique, est comprise comme une mise en scène mentale16.
12Dans le premier cas, le lecteur « imagine » la scène comme une action réelle, dans un décor naturel. La démarche mise en place n’est pas différente de la lecture d’un récit. Les éléments de théâtralité contenus dans le texte (précisions didascaliques sur l’espace ou sur les personnages, par exemple) lui permettent de transposer ce qu’il lit dans un décor imaginaire mais mimétique de la réalité. Dans le second cas, le lecteur se représente la pièce jouée sur la scène. Il se place dans la position du spectateur et conserve mentalement l’espace ludique du théâtre, qu’il recrée dans son imaginaire. Il est vraisemblable que ces deux modes de lectures viennent à se superposer, voire à se confondre dans l’esprit du lecteur et qu’ils diffèrent d’un lecteur à l’autre en fonction de son expérience du théâtre, mais ce qui nous intéresse particulièrement c’est la programmation du mode de lecture induit par les discours d’escorte des traductions analysées. Nous utiliserons donc la référence au lecteur dans le sens du narrataire « invoqué17 » lorsqu’il se trouve interpellé directement par les traducteurs dans leurs préfaces, qui se superpose souvent au narrataire « effacé », c’est-à-dire au lecteur « implicitement présent à travers le savoir et les valeurs que le narrateur suppose chez le destinataire de son texte ». Ce « savoir » et ces « valeurs » qui déterminent l’espace de précompréhension des lecteurs de Plaute au début du xixe siècle.
13La première traduction publiée par Jérôme Balthazar Levée en 1820, bien que destinée à être lue, est précédée d’une « Dissertation préliminaire » qui fait de nombreuses références à la « scène18 » et confirme que les traducteurs souhaitent restaurer la dimension scénique des comédies de Plaute. Chacune des pièces traduites est présentée en quelques mots avec les nombreuses imitations dont elle a été l’objet, rappelant ainsi au lecteur que leur force comique inspire les dramaturges français depuis plusieurs siècles. La « dissertation » est suivie d’un schéma du théâtre d’Herculanum, accompagné de « Considérations sur la forme et la distribution des théâtres antiques par M. Mazois, architecte19 », qui favorise une lecture « scénique ». Une note bas de page, rédigée par Amaury Duval, justifie ce choix :
En lisant les comédies et tragédies tant grecques que latines qui sont parvenues jusqu’à nous, il n’est personne qui ne sente très souvent que, pour en comprendre plusieurs scènes et situations, il faudrait mieux connaître la forme des théâtres sur lesquels elles étaient représentées. Je désirais donc mettre à la tête du théâtre des latins, une dissertation qui eût contenu des recherches sur la forme et la distribution des monuments […] Elle m’a paru résoudre, en grande partie, les difficultés qui m’arrêtaient dans mon travail20 […].
14Il est intéressant de constater que ces documents visent à « résoudre […] les difficultés » rencontrées par le traducteur ; et les nombreux outils de modalisation repérables dans cette note confirment une volonté de déterminer la « bonne lecture » des comédies de Plaute en les associant à leur réalité scénique. C’est le cas, en particulier, des verbes conjugués au conditionnel et au subjonctif qui confirment la fonction boulestique de l’énoncé, définie par Greimas comme une modalité virtualisante dans laquelle l’énoncé se montre en tant que « désir », ce désir du théâtre contenu en germe.
15Mais la référence à la théâtralité ne se fait pas seulement au travers de l’évocation des conditions de représentations des pièces antiques, la lecture « fictionnelle » est convoquée à l’intérieur même des préfaces, construites par les traducteurs comme de véritables scènes romanesques destinées à représenter sous les yeux du lecteur les scènes comiques en train de se jouer. À titre d’exemple, la traduction d’Alphonse François, publiée par désiré Nisard en 1855, est précédée d’une « Analyse des pièces de Plaute » qui présente, de manière entièrement rédigée cette fois-ci, les mêmes travaux de François Mazois :
Quelques notions sur les théâtres des anciens semblent nécessaires à l’intelligence de leurs œuvres dramatiques. Nous avons emprunté les détails techniques à une savante dissertation de l’auteur des Ruines de Pompéi, feu Mazois, que les amis des beaux-arts regretteront longtemps. Les théâtres ne furent d’abord construits qu’en charpente. Ils ne duraient pas plus que les fêtes célébrées par des représentations dramatiques. À ces monuments éphémères succédèrent bientôt de somptueux édifices de marbre et de bronze, dont les ruines seules font encore l’admiration du monde. Plaute ne vit point cette magnificence. Ce n’est qu’en 699 que Pompée donna aux Romains un théâtre en pierre qui réunissait 40 000 spectateurs. Pline l’ancien a décrit une représentation au théâtre de Scaurus, qui passe tous les raffinements, toutes les délicatesses du luxe et de l’élégance modernes. C’est le tableau d’une fête de l’Olympe. L’imagination est éblouie, confondue. Les théâtres antiques étaient découverts ; on n’était garanti des ardeurs du soleil et de l’intempérie des saisons que par une toile tendue avec force au-dessus du théâtre, au moyen de cordages passés dans des poulies attachées à des pièces de bois qui pénétraient profondément dans la maçonnerie des murs extérieurs21 […].
16L’évocation de la dimension scénique des comédies de Plaute glisse donc d’une position à la périphérie du discours préfaciel, comme c’est le cas dans l’édition de Jérôme Balthazar Levée, pour se trouver progressivement intégrée à ce dernier. Le texte prend la forme d’une scène romanesque ponctuée de nombreuses indications spatio-temporelles. L’observation des temps utilisés montre une évolution sémantique vers l’actualisation du passage, et l’utilisation du présent achève de donner à la scène décrite un caractère atemporel : « C’est le tableau d’une fête de l’Olympe. L’imagination est éblouie, confondue. »
L’ekphrasis, ou la mise en place d’une lecture « fictionnelle » par la « scène22 »
17Les traducteurs de Plaute mettent donc en place une véritable poétique de la dramaturgie destinée à restaurer, par la lecture « fictionnelle », la dimension théâtrale du texte, et ainsi divertir leur lecteur par le dépaysement qu’elle procure. Mais, le recours aux ressources du texte narratif ne concerne pas uniquement les précisions sur les conditions de représentation. Il permet également de restaurer la force comique du texte latin.
18Un exemple particulièrement intéressant se trouve dans l’édition de Joseph Naudet, publiée en 1831. Dans son « Avant-propos de La Marmite23 », le traducteur justifie son choix de traduire le titre de L’Aulularia en français, alors que les éditions des siècles précédents conservaient généralement le titre latin24, en offrant au lecteur une « scène » visant à mettre en valeur l’énergie comique du dramaturge latin. Ce long paragraphe descriptif est entièrement centré sur la présence scénique de la marmite en tant qu’accessoire, l’objet devient la métaphore visuelle de la « furie » d’Euclion :
C’est la Marmite qui, avec Euclion, occupe le plus constamment la scène ; c’est elle qui, avec lui, joue le rôle le plus important ; elle est le personnage moral du drame. Que le vieillard pousse comme un furieux sa servante dans la rue ; c’est qu’il veut visiter sans témoins, avant que de sortir, sa marmite pleine d’or. Qu’il s’afflige de quitter un moment son logis, même pour aller chez le magistrat de la curie chercher sa part d’un congiaire ; c’est sa marmite qui le met en peine. Que l’affabilité de l’honnête Mégadore, et l’empressement de ce riche pour un pauvre homme tel que lui, le troublent et l’alarment ; c’est pour sa marmite qu’il tremble. Qu’au bruit des ouvriers travaillant dans la maison du voisin, il rompe l’entretien brusquement, et coure chez lui tout effaré ; c’est encore sa marmite qu’il va sauver des voleurs. Pourquoi chasse-t-il à grands coups de bâton les cuisiniers que son gendre futur a envoyés chez lui en son absence pour apprêter le festin de noces, un festin qui ne doit lui rien coûter ? Et sa marmite ! comment la tenir cachée avec de pareils fripons ? Cette marmite est comme l’Achille de l’Iliade ; dans son repos, elle domine toute l’action, toujours présente et invisible. Mais la voici enfin qui paraît. Euclion la porte en ses bras ; il lui cherche un asile plus sûr. Le bois sacré de Sylvain est tout proche ; il l’y enfouit. Mais de noirs pressentiments, mais le cri du corbeau et la rencontre d’un maraud d’esclave, ne lui laissent point de sécurité. Malgré les difficultés et les périls du déplacement, il faut choisir un autre dépositaire. La marmite reparaît encore pressée contre le sein d’Euclion, et c’est la Bonne Foi qui la reçoit dans son temple, sans pouvoir elle-même se flatter d’inspirer à l’avare une confiance entière. Le coquin d’esclave le guettait, et la cachette est éventée. Entendez les cris d’Euclion, voyez ce masque grimaçant une colère qui va jusqu’à la rage, une douleur qui va jusqu’à la démence. C’est sa marmite qu’il redemande aux dieux et aux hommes, et pour laquelle il ferait pendre amis et ennemis, et lui-même après eux ; cette marmite plus chère à son cœur que sa fille, dont il apprend, pour comble de désespoir, le déshonneur en ce moment même. Ainsi la marmite, ou son image, est attachée après lui, comme son génie malfaisant, comme sa Furie, en punition de sa dureté pour les siens, de sa folie cruelle pour lui-même. Elle l’agite, elle le torture sans relâche par des transes mortelles, jusqu’à ce qu’enfin il n’y ait plus pour lui de nouveau malheur, de nouveau chagrin possible ; et ce terrible supplice ne cesse d’être le spectacle parfois le plus bouffon, presque toujours le plus comique25.
19Le lecteur est sollicité par tous ses sens à se représenter la pièce : les verbes de perception « Entendez », « voyez », conjugués à l’impératif injonctif, sont renforcés par les indications spatiales : « sur la scène », « dans la rue » au « logis », dans « le bois sacré de Sylvain » et par l’isotopie du « bruit ». Le rythme créé par les anaphores du présentatif emphatique « c’est », et par le parallélisme de construction de l’apodose « c’est sa marmite » miment la vivacité du comique latin. Les questions rhétoriques renforcent la fonction de modalisation du discours et le lien entre traducteur et lecteur. La comparaison de « la Marmite » avec le spectre d’Achille, omniprésent dans l’Illiade, et la majuscule marquée en début de mot achèvent de transformer l’objet décrit en une figure allégorique de la folie et de l’hubris, de la « Furie » d’Euclion, telle que Naudet la nomme ensuite. Le traducteur se place dans la posture d’un herméneute tourné vers la mise en scène26 du texte et s’appuie très probablement sur l’expérience de spectateur de ses lecteurs, qui ont pu assister aux nombreuses représentations de l’adaptation de Molière27, pour accentuer l’effet visuel de sa description.
20Les traducteurs postérieurs des éditions destinées à la lecture et ce, jusqu’aux éditions scolaires de la fin du siècle, reprendront à leur tour cette utilisation de passages descriptifs afin de mieux faire connaître les conditions de représentation des pièces latines. Alphonse François, en 1844, dans la préface de sa traduction interpelle ainsi son lecteur : « Tous ces détails de mœurs mis en action ne semblent-ils pas compléter, animer les ruines si belles, si fraîches, de Pompéi ou d’Herculanum, rouvrir les maisons, et ressusciter les habitants avec leurs costumes, leurs habitudes, leur langage ? » et plus loin :
N’est-il pas plaisant de retrouver exactement aussi toutes les charlataneries de notre théâtre moderne ; de voir les claqueurs établis au parterre de Rome, les cabales organisées ; d’entendre, au commencement ou à la fin de chaque pièce, ces formules de galanterie, ces couplets au public, dans le style de nos vaudevillistes ou de nos vieux auteurs comiques, de Dancourt, de Dufresny et même de Beaumarchais ; de voir le luxe de décorations et de costumes employé comme supplément au mérite des pièces ; ces traits satiriques lancés aux auteurs rivaux, aux acteurs de troupes étrangères ; les directeurs achetant fort cher des pièces souvent fort mauvaises ; cet usage aristocratique de faire retenir sa place par son esclave ; dans la salle, ces placeurs chargés d’indiquer son siège à chaque spectateur ; enfin des agents de police maintenant l’ordre et le silence ? Tous ces usages, tous ces détails que Plaute nous a conservés, sont des curiosités singulièrement piquantes. Nous avons eu soin de noter en leur lieu toutes ces ressemblances de mœurs et d’institutions. Si nous les rassemblons ici, c’est pour montrer que ce que l’on croit un raffinement de notre civilisation, une invention du génie moderne, une mode du jour, date de la naissance du théâtre romain. Une bonne comédie, en effet, est le portrait exact d’une nation. Ses principaux personnages parlent, marchent, agissent devant vous avec leurs vices, leurs travers, leurs vertus, leurs passions vivantes et animées28.
21On retrouve dans ce passage tous les procédés auparavant analysés : question rhétorique, modalisation du discours par exemple, qui confirment la mise en place d’une poétique propre à restaurer la dimension scénique du théâtre antique. Le rapprochement avec les « vieux auteurs comiques » français « Dancourt, Dufresny et même de Beaumarchais » mais également avec le « théâtre moderne » encourage là encore les lecteurs à s’appuyer sur leur expérience de spectateur pour mieux imaginer la représentation. Cette poétique de la dramaturgie devient, dans la seconde moitié du siècle, un véritable topos des discours d’escorte qui accompagnent les traductions publiées29, jusqu’aux éditions scolaires de la fin du siècle qui à leur tour mettront à profit cette « théâtralité textuelle » à des fins pédagogiques. Favorisant ainsi une meilleure transmission des connaissances sur le théâtre comique latin et du plaisir que peut procurer sa découverte par la lecture.
22En conclusion, l’analyse des discours d’escorte des premières traductions de Plaute au xixe siècle montre que la dimension théâtrale du comique latin ne peut être ignorée, y compris dans un cadre éditorial destiné à la lecture. Pour restaurer la force comique du dramaturge, les traducteurs mettent en place une poétique de la théâtralité destinée à programmer une lecture « visuelle » des textes. Si dans un premier temps, la lecture « scénique » est favorisée par l’ajout de précisions sur les conditions de représentation. Le contrat de lecture glisse vers une lecture « fictionnelle » qui encourage le lecteur à imaginer la mise en scène des pièces de Plaute, créant ainsi le désir du spectateur.
23Le texte et sa représentation ne sont donc pas opposés, on observe au contraire une complémentarité transmise par un discours narratif propre à instruire et divertir le lecteur au travers de la description précise des conditions de représentation des pièces de l’Antiquité. Grâce aux procédés de l’ekphrasis renforcés par une forte modalisation des énoncés, le texte et la scène retrouvent une « valeur opérale partagée », concept ainsi défini par Romain Bionda : « d’un texte en partie émancipé du spectacle mais continuant d’entretenir un rapport avec lui30 », qui nous semble ouvrir la voie au possible retour sur scène des pièces de Plaute. En renforçant la posture du lecteur appelé à « imaginer » la représentation de ses pièces, ces premières traductions auront une incidence indéniable sur l’évolution de sa réception au xixe siècle.
Annexe
Schéma placé en exergue des « Considérations sur la forme et la distribution des théâtres antiques par M. Mazois, architecte » dans Jérôme Balthazar Levée et feu l’abbé Le Monnier, Théâtre complet des Latins, édition augmentée par Messieurs Amaury Duval et Alexandre Duval, Paris, Chasseriau, 1820-1821, 15 volumes, t. I, « Dissertation ».
1 Nous reprenons ici les mots d’Hélène Baby dans les « Observations » de son édition de La Pratique du théâtre de l’Abbé d’Aubignac, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 595.
2 Ibid, p. 594-598.
3 Il est à noter cependant qu’il existe une longue tradition de représentation des pièces de Plaute dans les collèges jésuites. Mais les pièces représentées font l’objet de nombreux aménagements pour être adaptées au public scolaire. Voir à ce propos l’ouvrage de Jean-Marie Valentin, Les Jésuites et le théâtre (1554-1680), contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint-Empire germanique, Paris, Desjonquères, 2001.
4 Anne Dacier dans la préface de sa traduction des œuvres de Plaute, publiée en 1683, reprend à son compte la remarque de l’Abbé d’Aubignac : « Térence fait plus parler qu’agir : Plaute, fait plus agir que parler ; c’est le véritable caractère de la comédie, qui est beaucoup plus dans l’action que dans le discours. » Anne Dacier, Trois comédies de Plaute, « Préface » reprise par Henri-Philippe de Limiers dans son édition des Œuvres complètes de Plaute, Amsterdam, 1719, p. 53.
5 Henri-Philippe de Limiers, Œuvres complètes de Plaute, Amsterdam, 1719, « Dissertation préliminaire sur la vie et les œuvres de Plaute », p. 12.
6 Voir la définition du terme « théâtralité » formulée par Jean-Marie Piemme dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin.
7 C’est le cas des textes choisis pour illustrer notre propos, à savoir le Théâtre complet des latins publié par Jérôme Balthazar Levée en 1820, aux éditions Chasseriau, dont le tome I est consacré aux pièces de Plaute, et de l’édition du Théâtre de Plaute, traduction nouvelle de Joseph Naudet publiée entre 1831 et 1838 dans la collection « Bibliothèque Latine-Française » des éditions Panckoucke. En 1844, la traduction d’Alphonse François, publiée sous la direction de Désiré Nisard, prend place à son tour dans une « Collection des Auteurs latins », proposée par les éditeurs Dubochet et Compagnie.
8 Notons que nous avons choisi ici de concentrer notre étude sur la question de la théâtralité, mais les discours d’escorte des traductions de Plaute au xixe siècle abordent de nombreuses autres difficultés liées à la traduction du comique latin, comme la question des obscénités ou des jeux de mots, par exemple.
9 Nous utilisons ici le terme d’ekphrasis dans la définition donnée par Yves Le Bozec en tant que « figure macrostructurale, une figure typologique du discours, nommée ekphrasis ; elle relève plus ou moins, dans le cadre de la rhétorique antique, de ce que nous désignons aujourd’hui comme description. », Yves Le Bozec, « L’hypotypose : un essai de définition formelle », L’Information grammaticale, no 92, 2002, p. 3-7. Ce qui nous intéresse particulièrement dans l’étude de ce procédé est le lien qu’il instaure avec le lecteur en cherchant à « mettre sous les yeux » et donc à rétablir la dimension théâtrale des comédies de Plaute dans leurs traductions destinées à la lecture.
10 À ce sujet, Roxane Martin évoque, dans un article intitulé « Histoire et épistémologie de la notion de mise en scène », une remarque d’André Antoine, futur metteur en scène des pièces de Plaute, dans laquelle il associe la naissance de la mise en scène à l’apparition d’un théâtre de l’image qui se met en place et se théorise à la fin du xviiie siècle, dans le sillage des dramaturgies de tableau. Roxane Martin, « Histoire et épistémologie de la notion de mise en scène », Pratiques [En ligne], nos 191-192, 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 3 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/11254 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.11254.
11 Nous pouvons citer, à titre d’exemple, l’article de Charles Magnin, « De la mise en scène chez les Anciens » publié dans la Revue des Deux Mondes, t. 24, 1840, p. 428-445, qui sera suivi d’autres travaux sur cette question.
12 Marjolaine Vallin, « Aragon et le théâtre », dans Daniel Bougnoux (dir.), Aragon, la parole ou l’énigme, Paris, Éditions de la bibliothèque publique d’information, 2005, p. 143-150.
13 Nous reprenons ici l’expression de Vincent Jouve utilisée dans son ouvrage La Lecture, Paris, Hachette Supérieur, 1993, p. 47.
14 Jean De Guardia, Marie Parmentier, « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique », Poétique, no 158, 2009/2, p. 131-147.
15 Gérard Genette, « Les fonctions de la préface originale », dans Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 200.
16 Ibid.
17 Nous reprenons à nouveau une désignation proposée par Vincent Jouve, op. cit., p. 27 et 28.
18 Jérôme Balthazar Levée et feu l’abbé Le Monnier, Théâtre complet des Latins, édition augmentée par Messieurs Amaury Duval et Alexandre Duval, Paris, Chasseriau, 1820-1821, 15 volumes, t. I, « Dissertation », p. v et p. xliv, par exemple.
19 Voir le document mis en annexe.
20 Ibid.
21 Alphonse François, Théâtre de Plaute, sous la direction de M. Nisard, Paris, Dubochet, 1844, « Analyse des comédies de Plaute », p. xi.
22 Le terme de « scène » est ici entendu dans son sens narratologique.
23 Joseph Naudet, Théâtre complet de Plaute, traduction nouvelle accompagnée de notes, Paris, Panckoucke, « Bibliothèque Latine-Française », 1831-1838, p. 2 et 3.
24 C’est le cas notamment des traductions proposées par l’Abbé de Marolles au xviie siècle et par Nicolas Gueudeville au xviiie siècle.
25 Joseph Naudet, Théâtre complet de Plaute, éd. citée, p. 3.
26 La définition de la notion de mise en scène telle qu’on la trouve dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin confirme la posture de Naudet : « Activité artistique qui consiste à concevoir et structurer les composants de la représentation théâtrale à partir d’un point de vue directeur. L’activité de mise en scène se caractérise par une volonté de maîtrise de tous les éléments scéniques nécessaires à la représentation. L’espace, le jeu, les costumes, la lumière, le son, la manière de régler les effets, tout doit être soumis à un point de vue qui s’incarne dans la conception que le metteur en scène se fait de l’œuvre et de ce que c’est que de la représenter. », op. cit., p. 561.
27 Au xixe siècle, L’Avare de Molière est mis en scène chaque année par la Comédie Française, à l’exception des années 1826 et 1827.
28 Alphonse François, Théâtre de Plaute, sous la direction de M. Nisard, éd. citée, « Analyse des comédies de Plaute », p. xi.
29 Nous pouvons citer, à titre d’exemple, la page vii de la préface du traducteur rédigée par le marquis de Belloy en ouverture de son édition des traductions de trois pièces de Plaute (Amphitryon, Le Cordage et la Marmite) et publiée en 1869, qui présente une sous-partie intitulée « Conditions de représentation » et qui débute par ces mots : « Aussitôt, s’élevait un théâtre de “simple bois”, comme les premières images des dieux. »
30 Romain Bionda, « Le rôle de la “valeur opérale” dans l’appréhension des récits au théâtre, entre scène et texte. À propos des spectateurs-lecteurs et des lecteurs-spectateurs », Cahiers de Narratologie [En ligne], no 34, 2018, mis en ligne le 3 janvier 2019, consulté le 3 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/9122 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.9122.
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Quelques mots à propos de : Esther Person-Bonvin
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229