Atelier 1 – Réception de l’Antiquité au XVIe siècle
Faut-il dépenser pour être aimé ? La permanence des codes médiévaux et de la réappropriation de l’élégie ovidienne dans Le Bocage de l’art d’aimer de Pierre Le Loyer (1576)
Violaine Chaudoreille
1Pierre Le Loyer (1550-1634) naît dans un village d’Anjou. Ayant reçu une formation en droit, il réalise une carrière d’avocat. Fervent admirateur de Ronsard et doté d’une véritable connaissance des auteurs antiques, il consacre ses premières œuvres à la poésie amoureuse et à des comédies.
2L’Erotopegnie, ou Passe-temps d’Amour, paru en 1576, s’ouvre par une épître dédicatoire à un certain Monsieur Minut, puis par des poèmes de dédicace écrits par ou adressés au poète. Il se divise en trois grandes parties : les deux premières sont les deux livres de l’Erotopegnie ou Passetemps d’amour, la troisième est une comédie : Le Muet insensé. Le premier livre de l’Erotopegnie est composé de poèmes brefs, essentiellement des sonnets sur le thème de l’amour. Le second livre est composé de la traduction de l’Art d’aimer d’Ovide (« Premier » et « Second bocage[s] de l’art d’aimer »), suivie de sonnets où le thème de l’amour est moins présent. La comédie montre les stratégies qu’adopte un jeune homme pour séduire la demoiselle dont il est tombé amoureux. La traduction de l’Art d’aimer prend donc place dans un recueil dominé par le thème de l’amour et de la séduction, comprenant de nombreux échos à l’Art d’aimer, mais aussi à d’autres œuvres antiques et contemporaines. Le titre, rappelant l’Erotopaignion de Girolamo Angeriano, exploite le double sens de la racine grecque : celui de la bagatelle (le « passe-temps ») et celui de l’enseignement1. Cependant, si quelques passages rappellent des épigrammes du poète italien, le recueil de Le Loyer s’inscrit dans une démarche et une tonalité radicalement différentes.
3Avant la parution de ce texte, les éditions de l’Art d’aimer en France au xvie siècle sont de trois types : il existe des éditions du texte latin brut, une édition du texte latin accompagné d’un commentaire (par Bartholomeo Merula) et un recueil réédité tout au long du siècle comprenant des traductions plus ou moins fidèles du texte, remontant au xiiie siècle. Nous verrons dans quelle mesure ces textes ont été pris en compte et intégrés à la traduction de Pierre Le Loyer, mais il nous faudra aussi interroger l’influence du contexte littéraire contemporain.
4Dans un premier temps, nous présenterons les traductions et le commentaire de l’Art d’aimer dans le cadre de la réception d’Ovide au xvie siècle. Puis, à travers les stances LXXV à XCI du Premier Bocage de l’art d’aimer, nous étudierons le rapport de cette traduction au texte d’Ovide et à la version médiévale de Jacques d’Amiens. Enfin, nous montrerons la spécificité de cette traduction qui, dans le sillon de la Pléiade, relève plutôt d’une imitation se rapprochant de la création originale.
La réception des œuvres érotiques d’Ovide au xvie siècle en France
5Deux érudits ont entrepris de commenter les œuvres érotiques d’Ovide : il s’agit de Gilles de Delft (les Remèdes à l’amour) et de Bartholomeo Merula (l’Art d’aimer et les Remèdes). Leurs approches sont différentes : Merula explique les références culturelles du texte d’Ovide en les approfondissant savamment, tandis que Gilles de Delft reformule le texte, en développe les fabulae et lui apporte une interprétation moralisante.
6Quant aux traductions qui circulent, Charles Fontaine a produit au milieu du siècle une traduction philologique des Remèdes, mais il n’en est pas de même pour l’Art d’aimer. En effet, l’accès au « manuel » d’Ovide en langue vernaculaire est limité à un recueil composite, dont le titre change de La Clef d’Amour à Ovide De l’art d’aymer2. Les deux premiers textes (des traductions abrégées de l’Art d’aimer) sont des adaptations médiévales anonymes intitulées La Clef d’amour et Les Sept Arts libéraux3. Puis apparaissent dans le recueil une traduction de l’Art d’aimer par Jacques d’Amiens (datant du xiiie siècle) et une traduction par Albin des Avenelles d’une réécriture néo-latine des Remèdes à l’amour par Eneas Piccolomini (Pie II) datant du xve siècle. Se voient ajoutés ensuite d’autres textes de Piccolomini traduits par Albin des Avenelles, mais qui n’ont plus un rapport aussi explicite avec Ovide.
7Or, en particulier au Moyen Âge, et dans le premier tiers du xvie siècle, l’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour sont victimes d’un « malentendu » de longue date et sont lus comme de véritables manuels4. La présentation qu’Ovide fait des Remèdes, à savoir une œuvre permettant de « racheter » l’Art d’aimer, n’est pas interrogée par les éditeurs, commentateurs ou traducteurs. C’est ce qu’illustre la troisième préface de Fontaine à sa traduction des Remèdes, puisque le traducteur oppose le danger que représente l’Art d’aimer, en rappelant notamment les conséquences que cette œuvre a eues pour Ovide, à la « bonne doctrine » des Remèdes. L’édition même de l’Art d’aimer est délicate : en témoigne le fait que le texte latin n’est jamais édité seul, mais toujours au moins accompagné des Remèdes5. On comprend donc le risque que court un traducteur de l’Art d’aimer, dont la mauvaise réputation vient du mécontentement que cette œuvre a causé chez un prince et de la punition sévère qui en a découlé6.
8Lorsque Le Loyer entreprend sa traduction, l’Art d’aimer n’a pas été traduit depuis le xive siècle, mais les traductions médiévales circulent en France tout au long du xvie siècle. Son commentaire par Merula, revu par Guillaume Ramèze, est réédité jusqu’en 15477. Si la préface de Fontaine montre les difficultés entourant une traduction de l’Art d’aimer, les nombreuses rééditions de La Clef d’amour (une vingtaine au cours du siècle) illustrent le succès du texte et la forte demande des lecteurs. Cependant, les traductions du Moyen Âge commencent à être datées : les rééditions adaptent notamment le texte aux nouvelles normes de versification, mais celui-ci demeure abrégé et imprégné de la littérature courtoise. Or, l’influence de Pétrarque, de la poésie marotique et de la Pléiade a transformé la poésie érotique au xvie siècle. Par ailleurs, les nouvelles traductions des textes antiques et le débat sur le sujet mettent en avant l’importance de la fidélité au texte source et montrent de nouvelles exigences en matière de traduction en langue vernaculaire8.
9On voit se dessiner ici la tension qui va habiter le travail de Le Loyer : d’une part, rendre le texte d’Ovide avec une certaine fidélité ; d’autre part, le réadapter afin de le rendre pertinent pour ses lecteurs, en prenant en compte la popularité des versions médiévales. Enfin, il s’agit aussi de créer une œuvre plus personnelle, imprégnée de la Pléiade que le poète admire. Nous étudierons seize strophes du texte de Le Loyer, qui nous semblent illustrer ces contraintes.
Les textes sources : Ovide et Jacques d’Amiens
10Le texte de Le Loyer, composé de deux « bocages », correspond aux deux premiers livres de l’Art d’aimer, mais il ne conserve pas la répartition ovidienne et réarrange le propos.
11Pour illustrer le traitement du texte ovidien, nous avons choisi d’étudier un passage sur l’argent et les dons, qui montre à la fois la recomposition thématique, la proximité avec le texte d’Ovide et la coexistence d’une tradition médiévale et de pratiques contemporaines.
12Dans L’Art d’aimer, Ovide aborde la question des cadeaux et de l’argent en trois endroits : I, 415-456, II, 159-172 et II, 261-294. Dans le premier passage, le praeceptor amoris recommande de fuir l’anniversaire de la femme courtisée, afin d’éviter d’avoir à lui offrir des cadeaux, d’autant plus que, souvent, le séducteur n’aura pas de contrepartie. Il recommande plutôt de se répandre en promesses et flatteries. Dans le deuxième passage, il se revendique le poète des pauvres et regrette que l’argent des riches vaille autant que tout l’ingenium du poète. Dans le troisième, il propose de ruser en offrant des cadeaux peu onéreux : des vers, des babioles bien choisies, des fruits et noix dont l’amoureux peut prétendre qu’ils viennent de ses propres terres… Avant de déplorer le peu de cas que ses contemporaines font de la poésie, obnubilées qu’elles sont par l’or. Il vit ainsi en un Âge d’or dégradé : même Homère et ses Muses seraient mis à la porte s’ils arrivaient les mains vides.
13Le Loyer recompose le texte ovidien en réunissant ces trois occurrences en un seul passage, opérant ainsi un regroupement thématique. La traduction de Le Loyer occupe 64 vers pour 86 chez Ovide : il procède à la fois à des traductions exactes et à d’importantes coupes et amplifications, remplaçant le texte d’Ovide par des apports personnels. Par ailleurs, tout en gardant le même thème et les mêmes termes, il change le discours : tandis qu’Ovide critique la vénalité des femmes et le peu de valeur donnée à la poésie, Le Loyer encourage ses lecteurs à dépenser autant que nécessaire.
14Le Loyer ne conserve pas tous les moments dans lesquels Ovide met en œuvre une satire de la vénalité féminine : ainsi, les vers 427-440 du livre I, en grande partie dédiés aux sacrilegas meretricum artes, ne sont pas traduits. Des vers suivants (441-456), Le Loyer n’en conserve que trois : ce passage expose les techniques déloyales que l’amant peut adopter, notamment l’art de promettre sans rien donner. Des vers 159 à 172 du livre II, Le Loyer en retient encore trois et évite ainsi le passage traitant de la pauvreté de l’auteur et de ses destinataires. Dans les vers 261-294 du livre II, il garde les vers sur les cadeaux que peut offrir l’amant, ainsi que le passage sur l’Âge d’or et la puissance des biens matériels. En revanche, il ne traduit pas les moments dans lesquels le poète critique ce pouvoir, évite ceux dans lesquels le lecteur est invité à ne pas trop dépenser et omet les techniques déloyales.
15Le Loyer reprend donc le thème des cadeaux, celui de l’Âge d’or, mais il ôte une partie des moments relevant de la satire, de la plainte, abordant les thèmes de la pauvreté, ou de la manipulation entre les amants. Il adopte un ton plaisant et semble éviter la satire sociale, ce qui n’est pas le cas dans les sonnets qui encadrent Le Bocage. On peut y voir l’influence de la longue tradition courtoise et chevaleresque qui invite les amants à la générosité (la largesse), contre une forme de mesquinerie ou de manipulation réciproque et assumée entre les amants, qu’on trouve pourtant chez Ovide9.
16En contrepartie, le poète ajoute de nombreux passages, dont nous avons opéré une classification accompagnée d’un rapide commentaire. L’ajout le plus notable, parce qu’en contradiction totale avec le texte source, est composé des strophes LXXXV et LXXXVI – comprenant notamment un proverbe – dans lesquelles le lecteur est invité à donner de l’argent et des présents à la dame courtisée. Dans la même veine, on peut ajouter les termes mélioratifs qui, aux strophes LXXXIII et LXXXIV, contribuent à renverser le discours d’Ovide. On trouve aussi deux quatrains (LXXVI et LXXXII) construits sur des anaphores et qui développent la puissance de l’argent, la strophe LXXXII continuant la précédente, où commence l’anaphore avec « Or », déjà présente chez Ovide. On peut donc repérer une cohérence, au moins stylistique, avec le texte source. Le quatrain LXXXIII consiste en une fabula qui n’est pas chez Ovide, mais qui imite le modèle. La strophe LXXVII pourrait être considérée comme un pur ajout : elle indique un cadre à créer pour favoriser l’approche de la dame. Mais cette idée de circonstances favorables à la rencontre amoureuse domine une bonne partie du livre I de L’Art d’aimer et nous y voyons plutôt une occasion saisie d’actualiser le propos pour le lecteur du xvie siècle. De la même façon, les strophes LXXIX et LXXX développent et précisent le contenu de L’Art d’aimer.
17Enfin, il faut souligner que les strophes LXXXVII à XCI sont un rendu fidèle et contiennent deux développements sur la pauvreté des poètes (strophes LXXXVIIII et LXXXIX). Cependant, tout en conservant ce thème, il se réapproprie le texte source au lieu d’en donner une traduction exacte.
18Ces soixante vers montrent une pratique de la traduction éloignée de celle, philologique et fidèle au texte source d’Ovide, qui domine une partie des travaux du siècle, dans la même veine que celles de Marot, de Fontaine, ou d’Amboise10.
19D’une part, Le Loyer ne rend jamais explicite le fait qu’il reprend Ovide, si ce n’est dans le titre (Le Bocage de l’art d’aimer) et au sein d’un autre passage (la stance CII du livre II), dans lequel il détache son texte et sa posture de ceux d’Ovide. Dans ses préfaces, on trouve ainsi une justification du choix du thème érotique du recueil, des références poétiques, mais aucun propos sur la traduction en elle-même, ni sur Ovide11. Dès l’ouverture du recueil, il diffère déjà des autres traducteurs du poète latin, de sorte qu’il semble omettre volontairement de dire qu’il réalise une traduction d’Ovide. D’autre part, comme nous l’avons montré, le texte-cible est libre : le discours d’origine est par endroits déformé, il est développé et l’ensemble de l’Art d’aimer est déstructuré pour former un nouveau manuel.
20Cependant, le texte source saute aux yeux, certains passages relèvent de la traduction exacte et les amplifications témoignent au moins d’une fidélité stylistique à l’œuvre d’Ovide, au point que certains commentateurs y ont vu le texte « le plus fidèle à Ovide » à la Renaissance12. Rappelons-nous aussi, avec Paul Chavy13, que la traduction philologique n’est pas forcément la plus populaire et que la version de Le Loyer s’inscrivait dans une tradition ancienne et encore ancrée dans la culture littéraire au xvie siècle.
21En effet, ce texte montre la force de la permanence de la littérature médiévale, en particulier de la littérature courtoise. Il est par exemple frappant de constater des similarités non négligeables entre la traduction de Jacques d’Amiens datant du xiiie siècle et celle de Le Loyer.
22Ces similitudes – notamment l’ajout de dialogues – laissent percevoir l’influence du texte de Jacques d’Amiens. Dans la version médiévale, influencée par la tradition courtoise, les dons sont déjà présentés comme une chose qu’il ne faut pas négliger, puisque l’homme galant doit faire preuve de « largesse », vertu attendue du chevalier ou du prince médiéval (v. 1083-1087) :
Si tu sçais qu’ellɇ ayme ioyaux,
Enuoye luy en des bons & beaux.
Et s’elle veult bien du tien prendre,
Seurement tu t’y peux attendre,
Qu’elle le veuille à desservir.
23Et deux pages plus loin (v. 1126-1136) :
A t’amye fais son desir,
Si tu veux de s’amour iouyr,
S’elle demandɇ & ne luy donnes,
Pas n’es amye celà t’eslongnes.
Si tu veux estre bien courtoys,
Sans demander, donner luy dois,
Si tu vois qu’elle en ayt mestier,
Tu en auras double loyer,
Et trop meilleur gré t’en sçaura,
Et assez mieux t’en aymera,
Si qu’elle ayt à sa volonté14.
24Le Loyer n’est donc pas le premier à inverser l’argumentaire d’Ovide en faisant des cadeaux un atout plutôt qu’une convention à fuir. Par ailleurs, la mise en regard des extraits de Jacques d’Amiens avec les strophes LXXX, et LXXXIIII à LXXXVI montre de nombreuses similitudes. Les deux passages commencent en effet par une observation des goûts de la femme : « si tu sçais qu’ellɇ ayme ioyaux » dans le premier et « si tu vois qu’elle est auare & chiche » dans le second ; on retrouve aussi l’apparition d’adjectifs mélioratifs dans les deux textes ; la maxime « Celuy ne doit estre auaricieux, / Que Cupidon retient sous sa puissance », en l’esprit, pourrait reprendre « Si tu veux estre bien courtoys, / Sans demander, donner luy dois » ; l’argent réclamé sous forme de prêt par la femme est désigné, dans les deux textes par « le tien » ; enfin, les deux textes soulignent les avantages gagnés : « Et trop meilleur gré t’en sçaura » chez Jacques d’Amiens et « sa grace tu gaignes » chez Le Loyer, alors qu’Ovide dit le contraire (I, 431-432 : « Multa rogant utenda dari, data reddere nolunt / Perdis, et in dampno gratia nulla tuo15 »).
25Par ailleurs, ne peut-on pas voir une conception encore médiévale de la traduction dans le fait que le texte de Le Loyer prend de nombreuses libertés avec le texte source ? Il n’existe pas réellement de théorie globale de la traduction au Moyen Âge, même si les traducteurs évoquent leurs choix, leurs méthodes et leurs difficultés dans leurs préfaces16. D’après le classement de Silvère Menegaldo, la traduction du Moyen Âge la plus simple conserve la structure globale de l’œuvre, propose des passages de traduction exacte, mais relève davantage, dans l’ensemble, d’une adaptation17. Or, c’est ce que l’on peut constater de la version de Le Loyer.
Traduire, imiter, créer : un texte inscrit dans l’œuvre de Le Loyer
26William Leon Wiley, dans son édition du Bocage, note que « le poème de Le Loyer n’est pas une traduction de l’Ars amatoria », mais que cela ne l’empêche pas de « porter la tradition ovidienne » et qu’il « est sans aucun doute la réincarnation la plus exacte de l’esprit d’Ovide […] à la Renaissance. [Il] a le même humour détaché et la même fluidité de style que l’on trouve dans l’Ars amatoria18 ». En effet, Le Bocage de l’art d’aimer rend fidèlement cet « humour détaché » : Le Loyer n’hésite pas à mentionner la sexualité, l’adultère, encourage à séduire plusieurs femmes à la fois et révèle le caractère conventionnel et parfois mensonger du discours amoureux19. Cependant, il est réducteur d’affirmer que cette irrévérence est le propre de tout l’œuvre d’Ovide et il serait difficile de définir un style d’Ovide, tant ses œuvres sont nombreuses et diverses : des Métamorphoses aux Tristes, en passant par les Héroïdes, les styles et les tonalités varient trop pour en tirer une conclusion sur ce qu’est la fidélité à Ovide en général. Par ailleurs, on pourrait, parmi les nombreux traducteurs d’Ovide, invoquer par exemple un Marot, dont David Claivaz a montré que la traduction était attentive à la lettre du texte, mais aussi à son style, et donc, ce nous semble, à « l’esprit d’Ovide20 ».
27Wiley affirme également que, si Le Loyer ne produit pas une traduction à proprement parler, ne traite pas le troisième livre, et évite les conseils à destination des femmes, c’est pour éviter le phénomène de censure et « ne pas montrer trop de traces de son origine21 ». D’une part, le poète évite toute critique sociale ou tout propos pouvant revêtir une dimension sérieuse : on peut y voir la volonté d’éviter les foudres du pouvoir en présentant un texte volontairement non-engagé. D’autre part, la distance avec le texte-source peut aussi être une façon de prouver la prise de distance avec le modèle ovidien et de montrer patte blanche. On peut aussi placer Le Loyer dans le sillage de Du Bellay qui, dans la Deffence (chapitre VIII), préconise de s’adonner à l’« imitation » de l’auteur antique, d’en « suyure les vertuz […] & quasi comme se transformer en luy22 ». Par ailleurs, la pratique de notre poète approche celle de Du Bellay qui s’appuie sur les Tristes (IV, I, 1-44) pour écrire les 18 premières strophes des Regrets, sans mentionner Ovide. Cependant, la correspondance entre le texte des Tristes et celui des Regrets est beaucoup plus proche que celle entre l’Art d’aimer et Le Bocage : Du Bellay est au moins fidèle au sens premier du texte et au déroulement des vers. Nous formulons la même réserve quant à la mise en regard avec la Complaincte : celle-ci se rapproche plus d’une traduction véritable que Le Bocage, ne serait-ce que parce que Du Bellay l’insère dans une partie réservée aux traductions et la sépare des « Œuvres de l’invention de l’Autheur ». À l’inverse, Le Loyer intègre sa traduction d’Ovide, mais aussi d’autres traductions plus courtes, dans un recueil d’œuvres personnelles et tend à ne pas les indiquer23.
28En reprenant un terme utilisé par Valérie Worth-Stylianou, nous pouvons aussi interroger la pratique du « remaniement » qu’elle définit comme un texte dont les « épisodes sont réordonnés, avec des omissions et des amplifications substantielles ». Elle relève que les années 1560 et 1570 sont marquées par un flou entre traduction et imitation, avec une tendance à reprendre des textes antiques, mais en se les appropriant. Elle cite ainsi ces titres (nous soulignons) : Premieres oeuures […] qui contiennent ses Imitations et Traductions recueillies de diuers Poetes grecs et latins (Scévole de Saint-Marthe, 1569), Le rauissement de Proserpine pris de Claude Clodian (Catherine des Roches, 1586), où l’on retrouve le participe « pris » employé par Du Bellay dans La Complaincte de Didon à Enée prinse d’Ovide, traduite par Joachim Du Bellay24. Elle mentionne encore la pratique de Montaigne qui, en plus de citer des auteurs antiques, les paraphrase, voire les traduit dans le corps du texte25.
29Tous ces termes – traduire, adapter, imiter, remanier, prendre – coexistant parfois et désignant des pratiques diverses, montrent bien le flou des frontières entre les traductions et les imitations, qui elles-mêmes recouvrent un large spectre d’œuvres. Nous pouvons donc dire du Bocage qu’il s’agit d’une imitation, mais cela reste vague.
30Nous aimerions donc le rapprocher d’une autre adaptation d’Ovide : il s’agit de la lettre de Piccolomini, adressée à un ami, qui résume en quelques pages les Remèdes. Dans le recueil Ouide de l’art d’aymer de 1536 (réédition augmentée du recueil La Clef d’amour), le texte est présenté sous ce titre : « Le Remede de Damour, composé par Aeneas Siluius Autrement dit Pape Pie Second. […] » Le terme qui nous intéresse est composé : le texte de Piccolomini n’est pas une traduction, mais plutôt une réécriture abrégée du texte des Remedia, avec d’importantes interventions. « Composition » étant aussi employé pour présenter des œuvres originales, cela suggère la création d’une œuvre nouvelle, « émancipée » du texte source26.
31Comme mentionné plus haut, Le Loyer ne consacre pas de préface spécifique au Bocage et ne mentionne pas Ovide. Le texte n’est donc pas présenté comme une traduction. Le poète semble en outre refuser le topos de la sujétion du traducteur à l’auteur, en marquant la différence entre Ovide et lui-même, à la stance CII du livre II (à propos de l’usage de la magie en amour)27 :
Cest art secret comme vil & damnable
Est deffendu par Ouide Payen,
Dont moy qui suis de la foy d’vn Chrestien,
Pourrois-ie bien l’auoir pour agreable ?
32Il ne s’agit pas seulement d’une référence à l’Ars amatoria, mais d’une façon de distinguer les deux poètes et les deux œuvres. Le propos suggère même la possibilité d’une supériorité de Le Loyer sur Ovide par l’opposition entre « Payen » et « Chrestien ». Ce commentaire sur la position des deux écrivains montre que Le Loyer s’émancipe de la servitude en proposant sa propre version d’un art d’aimer et non pas une traduction stricte de l’Art d’aimer. Loin d’un Marot ou d’un Fontaine, ce passage montre que l’objectif de cette œuvre n’est pas de laisser « parler » Ovide, mais de parler en son propre nom28.
33Il n’est donc pas gênant de modifier le texte source et de l’adapter non seulement à un projet personnel, mais aussi aux différents genres poétiques auxquels il s’essaie dans son recueil. Ainsi, le poète présente les cadeaux comme une opportunité dans Le Bocage, mais comme un obstacle dans ses sonnets : il s’agit de conserver le ton plaisant du praeceptor amoris que l’on trouve dans l’Art d’aimer, et qui se distingue de la tonalité élégiaque, plus plaintive, qui domine le xvie siècle et que l’on retrouve dans ses sonnets29.
34En effet, les pièces 21 et 26, qui s’appuient sur les mêmes passages de l’Art d’aimer, reprennent le topos de l’amour douloureux à l’égard d’une femme insensible. Le premier vers du sonnet 21, « Que difficile est le mestier d’Amour », marque bien cette reprise thématique dans un nouveau contexte. Comme illustration de cette difficulté, il continue aux vers 7-8 :
Il doit donner, & son argent despendre
En maint ioyau, affiquet & atour.
35Cette fois, les dons sont un obstacle en plus pour l’amant-poète, qui regrette une Antiquité idéalisée :
Heureux estoyent au temps passé les hommes
Qui flechissoyent de bouquets & de pommes
La grand’ beauté qui leur cueur martyroit.
36Le sonnet se termine sur l’insensibilité de la femme, « Qui sans present a tousiours le cueur froid ».
37On retrouve les mêmes idées au sonnet 26, dans lequel le poète regrette que l’or rende obsolètes tous les autres dons que le poète appauvri puisse faire à une femme (v. 5-8) :
Sans toy, Or malheureux qui la raison assommes,
S’amie on flechiroit par la douceur des carmes,
D’Elegies, de pleurs, de souspirs, & de larmes,
De guirlandes de fleurs, de bouquets, & de pommes.
38Les sonnets présentent donc un point de vue plus proche du propos initial d’Ovide : l’importance de l’argent est critiquée sans ambiguïté. Cette plainte, accompagnée du regret d’une Antiquité idéalisée et d’une vision de la femme comme être froid et cruel, s’inscrit pleinement dans la poésie érotique du xvie siècle, qu’elle soit française, comme chez Ronsard, ou néolatine, comme chez Girolamo Angeriano.
39Cependant, dans les derniers quatrains de notre extrait du Bocage (LXXXVIII à XCI), le maître à aimer s’adresse aux poètes en particulier et déplore que l’argent soit plus puissant que la poésie : il reprend alors fidèlement l’image d’un Homère chassé parce que pauvre. Ainsi, Le Loyer rejoint l’argumentaire d’Ovide lorsqu’il s’adresse à l’amant-poète souffrant, figure renvoyant, sinon directement à ses sonnets, du moins à un lieu commun de la poésie érotique au xvie siècle.
40Nous pensons donc que Le Loyer adapte son propos au genre poétique qu’il produit : dans les sonnets relevant de la tonalité élégiaque contemporaine, la plainte de l’amant-poète Ovide a toute sa place et la reprise de l’Art d’aimer se fait même sur le ton du regret quand Le Loyer évoque les présents simples comme les fleurs et les fruits. En revanche, Le Bocage s’écarte de cette tonalité « flébile » : il s’agit d’en faire une œuvre encourageant à la séduction, ce qui suppose une tonalité plus légère, renouant avec l’élégie érotique antique. Les strophes du Bocage consacrées à l’amant-poète font exception quand elles se font l’écho du mode d’expression de l’amant-poète élégiaque du xvie siècle.
41En définitive, le développement sur les dons illustre les problématiques de la pratique de Le Loyer : ses multiples sources sont antiques, médiévales et contemporaines et il n’hésite pas à les entremêler. Il les cite rarement, ce qui peut avoir pour objectif de ne pas attirer de suspicion sur son texte, mais peut aussi révéler sa volonté de créer une œuvre « émancipée » des textes sources et plus personnelle : le poète s’octroie ainsi le droit de maîtriser le contenu, l’ordre et la tonalité des différentes pièces du recueil.
1 Le grec παίγνιον signifie « poésie légère, badine », mais, venant du verbe παίζω, il renvoie aussi à la notion de παιδεία, qui désigne à la fois le jeu et l’apprentissage. Le composé erotopaignion peut ainsi évoquer à la fois une poésie érotique légère et un apprentissage plus ou moins ludique de l’amour.
2 Pour une étude complète de ce recueil et de ses évolutions au xvie siècle, voir le travail de Fanny Maillet et Francesco Montorsi, De La Clef d’amour à l’Ovide De arte amandi : Genèse et fortune d’un recueil au xvie siècle, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2020.
3 Fanny Maillet et Francesco Montorsi signalent que La Clef d’amour a été attribuée à « un certain “Dant Faber” ou “André Fabre” », ibid.
4 Nous empruntons ce terme à Bruno Roy, « Quelques malentendus sur le thème ovidien des remèdes à l’amour », The Journal of Medieval Latin, vol. 17, Proceedings of the Fifth International Congress for Medieval Latin Studies, Toronto, 2006, p. 38-56.
5 Sur ce point, voir l’article de Henri Lamarque, « L’édition des œuvres d’Ovide dans la Renaissance française », dans Henri Lamarque et André Baïche, Ovide en France dans la Renaissance, Cahiers de l’Europe Classique et Néo-latine, 1, Travaux de l’Université de Toulouse-Le Mirail, série A, t. XI, 1981.
6 La responsabilité des traducteurs et les dangers qu’ils peuvent encourir sont réels : en témoigne le sort d’Étienne Dolet, brûlé pour hérésie à cause d’une traduction de Platon dans laquelle la notion d’âme est ambiguë. Valérie Worth-Stylianou le mentionne dans Practising Translation in Renaissance France. The Example of Étienne Dolet, Oxford, The Clarendon Press, 1988, p. 80-81.
7 D’après le recensement d’Ann Moss, Ovid in Renaissance France: a survey of the Latin editions of Ovid and commentaries printed in France before 1600, Londres, Warburg institute, University of London, 1982.
8 Des poètes comme Marot, Fontaine, Habert ou Aneau ont produit des traductions d’Ovide très proches du texte, et exposent leurs principes de traduction dans les paratextes. Cette réflexion fait aussi l’objet de traités théoriques : Du Bellay y consacre quatre chapitres de La Défense et Illustration de la langue française, et Dolet un traité entier (La Maniere de bien traduire d’une langue en l’autre, 1540).
9 Molly Myerowitz met en avant cette dynamique dans son ouvrage Ovid’s Games of Love, Detroit, Wayne State University, 1985.
10 Les travaux de David Claivaz et Sandra Provini (David Claivaz, Ovide veut parler : les négociations de Clément Marot traducteur, Genève, Droz, 2016 et Sandra Provini, « Michel d’Amboise traducteur d’Ovide », dans Les Écrivains traducteurs, dir. François Roudaut, Travaux de littérature publiés par l’ADIREL, t. XXXI, Genève, Droz, 2018) montrent que Marot comme d’Amboise sont des traducteurs attentifs à l’exactitude du texte-cible, en tout cas s’agissant d’Ovide. Quant à Fontaine, sa préface illustre le même souci : il y développe sa méthode de traduction en exposant les « choses que doit obseruer vn qui veult bien traduire ». Cette réflexion est traitée dans son ensemble dans l’ouvrage collectif dirigé par Véronique Duché, en particulier au chapitre III, Histoire des traductions en langue française. xve et xvie siècles, 1470-1610, Lagrasse, Verdier, 2015.
11 Dans l’épitre liminaire, il justifie le choix du thème de son recueil en s’appuyant sur des références savantes comme Pline le Jeune ou Platon : « I’ay tousiours estimé auec Pline le ieune, que la poesie estoit comme un relaschement d’esprit, occupé à choses serieuses […]. Pour ceste raison, n’ayant trouué aucun tel passetemps que l’Amour, qui foisonne en discours, & quoy qu’on en die, ne manque non plus que les autres matieres en gentillesse & en doctrine : temoin en soit Platon, prince des Philosophes, qui en a faict un livre, qu’il intitule le Banquet ou l’Amour ». Il adresse également un poème à Ronsard, dans lequel il liste des poètes érotiques, d’Orphée à Ronsard, et cite en particulier Virgile, Horace, Properce, Tibulle. Il faut noter l’absence d’Ovide, qu’il aurait pu mentionner à plusieurs endroits.
12 Nous discutons cette affirmation plus bas.
13 Paul Chavy, « Les traductions humanistes au début de la Renaissance française : traductions médiévales, traductions modernes », Revue canadienne de littérature comparée, vol. VIII, no 2, 1981, p. 284-306.
14 Il s’agit du texte tel qu’il est publié dans l’édition de 1558, par Guillaume Lenoir, du recueil Ouide de l’art d’aymer, translate de latin en Françoys (il s’agit de l’exemplaire numérisé de la Bayerische StaatsBibliothek, A.lat.a. 1073*28) ; les passages cités figurent sur les folios C6r et C7r. J’ai en effet choisi un état du texte et une édition proches de ce que Le Loyer aurait pu connaître et consulter.
15 « Elles demandent qu’on leur donne de nombreuses choses dont elles ont besoin, mais ne veulent jamais rendre ce qui leur a été donné ; tu perds, et il n’y a aucune gratitude dans ta perte. »
16 Paul Chavy le montre dans son article déjà cité.
17 Ce classement est présenté dans le premier chapitre de l’ouvrage dirigé par Véronique Duché, op. cit., p. 49-126.
18 William Leon Wiley, Pierre Le Loyer’s version of the Ars amatoria, University of North Carolina studies in the Romance languages and literature, no 3, Chapel Hill, University of North Carolina at Chapel Hill, 1941.
19 Le Loyer reprend ainsi le thème ovidien du plaisir partagé aux strophes CXV et CXVI du Premier Bocage ; il prône l’adultère et critique le mariage aux strophes LIX-LX et LXVII du Premier Bocage, et LXXIIII du Second. Il révèle le caractère artificiel et mensonger de la séduction et du discours amoureux aux strophes XXXIII, XXXIIII et XLIIII du Premier Bocage, puis aux strophes CXXXIII, CXXXIIII et CXL du Second.
20 David Claivaz affirme ainsi dans la conclusion que son étude « montre que Marot, tout jaloux qu’il soit de son autonomie, choisit une déontologie qui, au final, limite plutôt les interventions du poète au profit d’une composition qui prend en compte prioritairement les déterminations du texte source. Marot épouse une posture de traducteur qui met les compétences du poète au service du texte source. », op. cit., p. 330.
21 William Leon Wiley, op. cit., p. 54.
22 Joachim Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue francoyse, Paris, Arnoul L’Angelier, 1549.
23 Le sonnet X du premier livre est par exemple une imitation du poème Viuamus, mea Lesbia de Catulle, mais cela n’est pas indiqué. Les seuls poèmes qu’il indique comme des imitations sont ceux qui viennent du grec : nous pouvons entre autres citer le poème XVIII, « Imitation du Grec ».
24 Joachim Du Bellay, La Complaincte de Didon à Enée prinse d’Ovide, traduite par Joachim Du Bellay, dans Le quatriesme livre de l’Énéide traduict en vers françoys, Paris, Vincent Certenas, 1552.
25 Valérie Worth-Stylianou, « Translations from Latin into French in the Renaissance », dans The Classical Heritage in France, dir. Gerlad Sandy, Leiden, Brill, 2002, p. 153.
26 Nous empruntons le concept d’émancipation à Sebastián Garcia Barrera et Pascale Mounier, dans le chapitre II de l’ouvrage dirigé par Véronique Duché, Histoire des traductions en langue française, op. cit., p. 174.
27 Concernant la « sujétion » du traducteur « serviteur » à un auteur « maître », voir le chapitre II de l’ouvrage dirigé par Véronique Duché, op. cit., p. 135, puis p. 138 à 144.
28 Marot avait déclaré « Ovide veut parler » à la fin de l’épître dédicatoire à François Ier du Premier livre de la Métamorphose d’Ovide, et Fontaine terminait sa « Préface du Translateur, sur le premier livre du Remede d’amour d’Ovide » en employant la formule : « le Poëte veult parler ».
29 Cette tonalité élégiaque, Le Loyer la définit au vers 7 du sonnet 26 : « D’Elegies, de pleurs, de souspirs, & de larmes », et elle correspond aux définitions qu’on trouve dans les traités d’art poétique. En effet, Sébillet la définit ainsi dans l’Art poétique paru en 1548 (livre II, chapitre VII) : « de sa nature l’Elegie est triste & flebile ». Du Bellay, quant à lui, qualifie l’élégie de « pitoyable », et en cite les auteurs représentatifs : « ces pitoyables Elegies, à l’exemple d’vn Ouide, d’vn Tibule, & d’vn Properce » (La Deffence, et illustration de la langue francoyse, livre II, chapitre IV). À l’inverse, la stanze III du Premier Bocage évoque un art d’abord « difficile, / Aspre & fascheux », mais qui devient ensuite, « s’il est suiui », « plus doux, plus ioyeux & facile ». C’est bien et caractère plaisant qui est voué à dominer le manuel, ce qui rejoint l’humour ovidien, traité par Jean-Marc Frécaut, dans L’Esprit et l’Humour chez Ovide, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1972, p. 217-236.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche »,
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1783.
Quelques mots à propos de : Violaine Chaudoreille
Université Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229