Julie, Suzanne et les arts

Actes de la journée organisée à l'université de Rouen dans le cadre du programme d’agrégation (Diderot, La Religieuse et Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse), en novembre 2022, publiés par Karine Abiven, Floriane Daguisé, Judith le Blanc et Laurence Macé

Julie, Suzanne et les arts

Julie, Suzanne et les arts

Entretien autour de l’adaptation cinématographique de La Religieuse

Marc Buffat


Plan

Texte intégral

NDLR : Cet entretien est tiré des notes de Marc Buffat lors de sa participation à la table ronde « La Religieuse au cinéma (Rivette, Nicloux) dans le cadre de la journée d’étude « Julie, Suzanne et les arts » qui s’est tenue le 9 novembre 2022 à l’Université de Rouen.

1Avant de devenir un universitaire spécialiste du xviiie siècle et des études cinématographiques, vous avez été l’attaché de presse du producteur du film de Jacques Rivette au moment de son interdiction ; quels sont les grands jalons de cette interdiction ?

21-Avant le tournage
– 1962 : Le scénario est présenté à la commission de pré-censure qui le refuse craignant une confusion entre le présent et le xviiie siècle.
Seconde présentation à la commission d’un scénario modifié avec changement de titre : « Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot ». La commission signale le risque d’une interdiction aux moins de 18 ans.
– 7 octobre 1965 : Le CNC autorise le tournage.

32-Pendant le tournage
– 15 octobre 1965 : Lettre de la Présidente de l’Union des Supérieures majeures à Alain Peyrefitte, ministre de l’information.
– Janvier-février 1966 : Campagne de pétitions de l’Association de parents d’élèves de l’école libre.

43-Le film achevé
– 22 mars 1966 : Le film passe devant la Commission de contrôle (avis purement consultatif). Interdiction aux moins de 18 ans.
– 29 mars 1966 : Second passage devant la commission à la demande du ministre de l’information Yvon Bourges. Avis identique.
– 31 mars 1966 : Interdiction du film.

54-Après l’interdiction
– Tandis que le producteur intente un recours auprès du tribunal administratif, la protestation s’amplifie. Lettre ouverte de Godard dans Le Nouvel observateur au ministre de la culture André Malraux, « Manifeste des 1789 », débat à l’Assemblée Nationale (débat sur la censure le 29 avril). L’affaire excède largement le monde du cinéma et devient une affaire nationale.
– 6 mai 1966 : Projection à Cannes en ouverture du festival, autorisée par A. Malraux, sur invitations.
– Début 1967 : le tribunal administratif casse la décision ministérielle. Troisième passage devant la commission de contrôle. Interdiction aux moins 18 ans. Le nouveau ministre de l’information, Georges Gorce, entérine.
– 26 juillet 1967 : sortie en salle à Paris.

6Comment analyser et interpréter la dimension « clinique » de l’adaptation par Rivette du roman de Diderot ?

7Outre le fait que le film commence in medias res, avec le refus de Suzanne de prononcer ses vœux, il a deux traits importants qui le différencient du roman :
– La mort finale de Suzanne, là où Diderot s’interrompt et laisse la fin en suspens.
– Le fait que le récit est à la troisième personne
Or on sait qu’avant d’être un film, La Religieuse a été une pièce de théâtre et Rivette se plaît à souligner que son film « est resté un film sur une pièce1 ». Cette théâtralité du film va dans le même sens que l’usage de la troisième personne : les deux impliquent que le film reste à distance de ce qu’il montre.

8À la différence de Diderot dont le récit en première personne est très affecté, Rivette représente de façon clinique, froidement, l’exercice d’un ordre cruel, le fonctionnement d’une machine à broyer les êtres. « Ce n’est plus la conscience individuelle de Suzanne, déclare-t-il, qui ordonne les événements, les interprète par son intense participation, mais la conscience d’un témoin les recueillant, les constatant et les rapportant2. » L’émotion n’est pas absente, mais elle est, me semble-t-il, prise en charge par la musique. Cette mise à distance, ce que plusieurs commentateurs du film ont appelé sa « froideur », l’un d’eux parle de « photogénie glacée3 », se traduit notamment par les cadrages qu’utilise Rivette, ou plutôt ceux qu’il n’utilise pas : il n’y a pratiquement pas de gros plans, ni de champ-contrechamp (alors que ces deux procédés sont constamment utilisés par Nicloux). Le champ-contrechamp implique en effet que le spectateur est tour à tour identifié avec chacun des deux personnages qui dialoguent, dont il épouse alternativement le point de vue, identification qu’empêchent les cadrages de Rivette qui renvoient au point de vue d’un tiers extérieur. Il utilise des plans larges qui filment tous les personnages présents à ce moment du récit. Ainsi, Suzanne n’est jamais distinguée par la caméra des autres religieuses, jamais privilégiée, si ce n’est bien sûr lorsqu’elle est séparée, distinguée en bien ou en mal, dans la diégèse elle-même. Elle apparaît toujours dans son environnement, que ce soit avec d’autres religieuses ou simplement dans le décor si elle est seule. Ce décor dont la complète clôture (à part quelques rares scènes de jardin) et le caractère oppressant apparaissent encore davantage comparé aux espaces beaucoup plus éclairés et aérés du film de Nicloux, dans lequel il y a même des paysages.

9Nous avons d’ailleurs un contre-exemple dans ce film de cette non intervention de la caméra de Rivette. Nicloux filme longuement la cérémonie des vœux, celle où Suzanne va dire « non ». À un moment, l’ensemble des postulantes se couchent sur le sol, face contre le sol. Puis on les recouvre d’un large drap blanc orné d’une croix. La caméra filme alors l’ensemble en légère contre-plongée. Puis brusquement un gros plan sur le visage de Suzanne. Puis retour à un plan large. La caméra distingue donc artificiellement Suzanne des autres religieuses. Voilà un type d’intervention qui n’existe pas chez Rivette. On pourrait se laisser aller à extrapoler et montrer comment une technique engage un contenu : la Suzanne de Nicloux se distingue, est indépendante du couvent, alors que celle de Rivette reste prise dans l’appareil coercitif dudit couvent.

10Emblématique de cette position distanciée de la caméra de Rivette et donc du spectateur du film, la première séquence, celle de la prise de voile refusée par Suzanne. Précédée des trois coups, elle est filmée comme une représentation théâtrale, Suzanne et les religieuses étant sur scène et les assistants assis dans la salle comme des spectateurs de théâtre, avec la grille qui sépare scène et salle. Il est remarquable que le public reste à peu près impassible y compris face au geste pourtant troublant de Suzanne. Cette impassibilité frappe davantage encore si nous lisons le passage correspondant chez Diderot où l’assistance est fortement émue par cette prise de voile contrainte :

Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante que l’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots au milieu desquels je suis sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout ; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises et attachées aux barreaux de la grille4

11Pas de murmure chez Rivette, rien de ce pathétique devant la prise de voile : les spectateurs restent les purs observateurs inaffectés d’une violence qui est ainsi objectivée.

12En passant de Diderot à Rivette, de la première à la troisième personne, le regard s’est inversé : chez Diderot Suzanne regarde son entourage et le public. Chez Rivette Suzanne est l’objet du regard d’un spectateur sujet. Il y a une dureté du film de Rivette : « Tandis que la narration à la première personne de Diderot raconte l’histoire d’une personne, le film de Rivette expose le procès d’un enfermement5. » « Il montre moins le spectacle du corps martyrisé de l’héroïne (bien qu’Anna Karina soit présente dans la presque totalité des plans) que la machine infernale qui emprisonne son corps et emmure son esprit6. » On pourrait noter d’autres éléments allant dans le sens de cette dureté, par exemple la nudité des cellules (auprès de quoi les décors de Nicloux paraissent presque surchargés). Je voudrais souligner, pour terminer quant à ce chapitre, que cette extériorité, cette froideur, ne sont pas une incapacité de Rivette à filmer des sentiments. Je le cite : « Il fallait que le film soit cette chose hostile et pas agréable, cette machine qui enferme Suzanne7. » Autrement dit, entre le film et son personnage il y a un rapport homologue à celui, dans la diégèse, du couvent et de Suzanne.

13Dans la continuité de cette mise à distance du spectateur, quel est le traitement de la dimension plus spécifiquement cérémonielle, en lien avec les rites du couvent mis en scène par le roman comme avec l’origine théâtrale du film de Rivette ?

14Rivette utilise en ce sens toutes les ressources des rituels conventuels et plus largement ecclésiastiques (l’onction ecclésiastique). Il y a, pas toujours mais la plupart du temps, un primat du dialogue sur les gestes avec le plus souvent une parole maîtrisée, tenue par des personnages qui demeurent à distance l’un de l’autre, le corps gommé par le vêtement. Il s’agit souvent d’une parole publique, cérémonielle, destinée à tout un auditoire, comme lorsqu’à l’église la supérieure s’adresse aux religieuses ou que le grand vicaire (M. Hébert) interroge Suzanne. Il y a d’ailleurs la présence, dans beaucoup de scènes, d’un ou plusieurs personnages qui ne participent ni à l’action ni au dialogue et se contentent d’observer impassiblement ce qui se passe. C’est le cas de la servante des Simonin au début du film. De même le grand vicaire est accompagné dans ses visites à Longchamp par un « assistant » qui se contente d’être là et d’observer. C’est souvent aussi la position des religieuses qui entourent la supérieure ou Suzanne. Cette présence muette suffit à faire d’un dialogue entre deux personnages un échange public.

15Les mouvements et les gestes sont hiératiques, et il y a une harmonie des mouvements, de la formation et de la déformation des groupes, qui les apparente à une chorégraphie. Par ailleurs, les commentateurs ont beaucoup insisté sur ce point : il y a toute une plastique des plans qui apparaissent souvent comme des tableaux soigneusement composés, où la disposition de l’espace et la pose des personnages, les couleurs, ont autant d’importance que les émois où les états d’âme. Ce fond cérémoniel est troué par des moments de violence que renforce le contraste (Suzanne maltraitée, par exemple sur sa paillasse, errant dans les couloirs, ou encore arrachant son voile).

16Quel est l’effet de cette distance vis-à-vis de l’action (« Pour un spectateur distant » selon le titre de votre article), en particulier du point de vue de la violence et des émotions mises en avant par le roman ?

17Rivette « structure » la plupart de ses scènes selon une dichotomie spectacle / spectateur ou le spectateur demeure impassible, extérieur à l’action. La présence de ces spectateurs objective, si l’on peut dire, celle-ci, et empêche notre participation affective

18Les sévices s’accentuent après que la supérieure a appris que Suzanne cherche à résilier ses vœux. Son obstination à refuser d’entendre le désir et la souffrance de la jeune fille déclenche chez celle-ci une crise violente : elle est hors d’elle-même, hurle, arrache son voile, se traîne par terre. L’épisode est beaucoup plus violent dans le film que dans le roman. Tout au plus dans celui-ci Suzanne marche-t-elle à grand pas, et ce n’est qu’après coup, lorsque la supérieure lui fait remarquer son désordre, que ne parvenant pas à arranger son voile, elle l’arrache. C’est que le récit en première personne ne peut par définition évoquer que les moments où le personnage narrateur est conscient de lui-même, ses comportements non conscients ne pouvant être perçus que par autrui. Dans le film de Rivette la supérieure ne reste sans doute pas de marbre, mais elle n’est pas entraînée par l’émoi de la jeune fille. Elle semble vouloir dialoguer. Mais il s’avère très vite que nous avons affaire à deux monologues. La supérieure qui a surtout peur pour la réputation du couvent et du qu’en dira-t-on évoque des tas de raisons que pourrait avoir Suzanne pour faire appel de ses vœux et autant de raisons de ne pas le faire. Il n’y en a qu’une qu’elle n’évoque pas, celle que justement est en train de lui répéter Suzanne : qu’elle n’a pas la vocation religieuse et que ses vœux ont été contraints. La supérieure refuse d’entendre ce que lui dit Suzanne jusqu’à attribuer sa parole au démon et donc dénier que ce soit Suzanne qui parle. Devant ce qui est un rejet violent, la révolte de Suzanne, qui va croissant depuis à peu près le début du dialogue, atteint un paroxysme avec l’explosion finale où elle arrache son voile. Explosion à la fois de colère et de désespoir. On peut se dire que si Suzanne vit ce rejet si intensément c’est parce qu’il répète et réactualise le rejet fondateur, celui par lequel sa famille s’est débarrassée d’elle en l’envoyant dans un couvent.

19La Mère Sainte-Christine traite Suzanne de folle (inversion des valeurs car Suzanne est la seule raisonnable dans un environnement fou) et conserve une maîtrise de soi qui objective le comportement de Suzanne. Elle est sujet du regard dont Suzanne est l’objet. Je ne veux pas dire que la caméra de Rivette épouse le point de vue subjectif de la mère Sainte-Christine, mais que celle-ci, demeurant pour une large part étrangère à l’émotion de Suzanne, est instituée en spectatrice de cette même émotion (dissymétrie de la scène : la même structure que la scène initiale). Chez Diderot, la position réciproque des deux personnages est quasiment l’inverse, la supérieure est presque plus « émue » que Suzanne qui l’observe :

Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n’était pas là ce que mon cœur me suggérait… Cependant ma réponse l’altéra ; elle pâlit, elle voulut encore parler, mais ses lèvres tremblaient ; elle ne savait pas trop ce qu’elle avait encore à ma dire. Je me promenai à grands pas dans ma cellule et elle s’écriait : Ô mon Dieu, que diront nos sœurs8 !

20Les rôles sont à peu près renversés. Même si elle se promène à grands pas, Suzanne est chez Diderot du côté du sang froid, la supérieure du côté de l’affolement, et Suzanne regarde cet affolement.

21On a pu souligner l’importance de la dimension sonore de La Religieuse de Rivette ; quels sont les tenants et aboutissants de cette présence sonore ?

22Rivette, qui était un mélomane, a fait de nombreuses déclarations à ce sujet : « L’origine de “La religieuse” c’était surtout la musique, les idées de Boulez – très mal assimilées9. » ; « Je voulais que … non seulement il y ait de la musique, mais, pour reprendre un terme de Boulez, que ce soit la musique qui soit l’onde porteuse et l’image un simple accompagnement, presque accidentel, sans importance10. »

23Cette bande son est constituée par une musique « off », faite uniquement de percussions, d’une durée relativement brève et qui se font entendre assez rarement. Outre cela il y a ce que l’on appelle les sons « in », c’est-à-dire les sons qui sont censés avoir leur source dans la diégèse, que ce soit dans le champ ou hors-champ. Il y a là les voix des personnages, notamment les chants des religieuses ou les prières psalmodiées et l’ensemble des sons d’ambiance qui sont abondants et d’une surprenante diversité : cloches, orage, vent, ruissellement d’eau, des bruits d’animaux (crapaud, insectes, oiseaux divers), des rires d’enfants, bruits de portes que l’on ferme et qui grincent, bruits de pas sur des parquets qui grincent eux aussi ou dans les feuilles lorsque les religieuses sont au jardin, etc.

24S’agissant de ces bruits d’ambiance, il se trouve que dans le film de Rivette on les entend alors que dans beaucoup de films ils sont là aussi, mais on ne les entend pas. Je veux dire que chez Rivette (et pas seulement dans La Religieuse) on les remarque, alors que, chez Nicloux par exemple, il y a aussi des bruits de portes ou de pas, mais on ne les remarque pas. Ils vont de soi. Pourquoi cela ? Disons pour aller vite que Rivette a fait de tous ces bruits une musique. Le son direct a été musicalisé. C’est ce qu’il dit : « La bande sonore est donc devenue complètement une partition. Le principe c’était d’ailleurs qu’on essayait qu’il y ait le moins de musique possible, de la relayer par des ambiances, des sons plus ou moins trafiqués, avec des degrés entre le son direct pur et la musique pure, en passant par des sons réels, mélangés, ralentis, à l’envers, des percussions plus ou moins précises. Et quand on ne pouvait pas faire autrement, Jean-Claude (Jean-Claude Eloy, le musicien) acceptait d’écrire une musique pour ce moment-là, avec le principe qu’on économisait au maximum la musique, mais qu’il y en avait tout du long11… » Le surgissement de la musique proprement dite doit constituer une rupture : « avoir les décors réels, le son direct avec ses accidents, et brusquement la musique très écrite de Jean-Claude Eloy. Peut-être était-ce imparfait parce que justement c’est une discordance difficile à maîtriser12. »

25J’ajoute qu’il y a des sons, dont on peut penser qu’ils sont des sons diégétiques, comme les sons de cloches par exemple, qui augmentent d’intensité au fur et à mesure que la tension entre les personnages augmente, jusqu’à rendre le dialogue inaudible. Il est clair que ce faisant la sonnerie des cloches est passée, pour parler comme Rivette, de son diégétique pur à musique pure. Il y a dans le film un autre élément du rituel conventuel qui m’a beaucoup frappé car Rivette a su en faire une véritable ponctuation musicale : c’est l’échange qui consiste à dire, lorsqu’une religieuse se rend dans la cellule d’une autre, « Ave Maria » et l’autre répond « Deo gratias ». Cela ne se trouve pas chez Nicloux et sauf si j’ai lu trop vite, pas non plus chez Diderot.

26Quels seraient les principaux partis pris de l’adaptation plus récente de La Religieuse par Guillaume Nicloux (2013), vis-à-vis du texte de Diderot et vis-à-vis de l’adaptation de Rivette ?

27Le père de Suzanne et autrefois amant de sa mère est présenté ainsi : « Un homme séduisant cultivé, riche, très riche » ; « il n’a jamais rien su de ta naissance » ; « tu ressembles tellement à ton père. Je le vois toujours entre toi et moi ». Le baron de Lasson (père de Suzanne) évoque son amour d’autrefois, et son fils, Croismare, lui dit « et vous l’avez laissé passer ! » Nous sommes à l’opposé de Diderot : le père de Suzanne n’est pas « le monstre » qu’évoque le roman mais un homme qui aime encore sa maîtresse d’autrefois et n’a pas été informé de la naissance de Suzanne. De Diderot à Nicloux nous sommes passés du négatif au positif.

28La scène violente que nous avons évoquée ci-dessus, après l’appel des vœux, entre Sainte Christine et Suzanne, est chez ce dernier à la fois tranquille et statique : la supérieure est assise derrière un bureau et Suzanne debout en face d’elle (en somme la directrice du lycée recevant une élève). C’est que Suzanne n’est ni en colère ni révoltée, mais simplement malheureuse.

29Nicloux en somme inverse le sens du film de Rivette. L’enfermement est un flash-back encastré dans des séquences au présent chez le baron de Lasson qui en constituent l’aboutissement. Alors que le monde du film de Rivette est un monde sans amour, plus exactement où l’amour (au sens large) n’a pas sa place, entravé puis détruit lorsqu’il apparaît, un monde voué au mal (chez Diderot c’est incertain, puisque le roman ne conclut pas et que l’on ne sait pas quelle sera la réponse de Croismare), chez Nicloux nous avons affaire au triomphe de l’amour sur la haine et la souffrance.

30Quelques mots de conclusion…

31C’est sans doute l’enfermement qui caractérise le destin de Suzanne, mais c’est aussi la solitude, seule qu’elle est dans un monde finalement indifférent (je pense aux derniers plans du film de Rivette où elle demande où se trouve M. Manouri et où on lui répond qu’il est mort). Pas de marquis de Croismare chez Rivette, plus aucun lien avec le monde (pensons à la grille de la scène des vœux au début). Suzanne meurt de se retrouver irrémédiablement étrangère à un monde qui la rejette. Car dans le film il s’agit aussi d’un tragique de la séparation et du rejet.

Sources

32Marc Buffat, « Pour un Spectateur Distant », dans Eighteenth Century Life, vol. 25/1, Hiver 2001, p. 68-79.
Fabienne-Sophie Chauderlot, « “Becoming image”: Deleuzian Echoes in Jacques Rivette’s La Religieuse », dans Eighteenth-Century Life, vol. 25/1, Hiver 2001, p. 88-100.
Antoinette Nort, « Les “Religieuses” de Diderot et Rivette », dans S. Lojkine, A. Paschoud et B. Selmeci Castioni (dir.), Diderot et le temps, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, p. 127-140.
Alan Singerman, « Desperately Seeking Suzanne. The Semiotics of the Sound Track in Jacques Rivette’s La Religieuse », Diderot Studies, no 28, 2000, p. 141-160.
Cahiers du Cinéma, no 194, oct. 1967 ; no 204, sept. 1968 ; nos 323-324, mai 1981 ; no 327, sept. 1981 ; no 445, juin 1991 ; no 413, nov. 1988 ; no 588, déc. 2003 ; no 747, sept. 2018.
Études cinématographiques, vol. 63,  mai 1998.

Notes

1 « Le temps déborde », Entretien avec Jacques Rivette par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Sylvie Pierre, Cahiers du Cinéma, no 204, septembre 1968, p. 17.

2 Ibid., p. 16.

3 Jean-Louis Leutrat, « La Carrière de Suzanne », dans Jacques Rivette critique et cinéaste, Études cinématographiques, vol. 63, 1998, p. 101.

4 La Religieuse, éd. Florence Lotterie, Paris, GF Flammarion, 2021, p. 26.

5 Fabienne-Sophie Chauderlot, « “Becoming image”: Deleuzian Echoes in Jacques Rivette’s La Religieuse », dans Eighteenth-Century Life, vol. 25/1, Hiver 2001, p. 91.

6 Antoinette Nort, « Les “Religieuses” de Diderot et Rivette », dans S. Lojkine, A. Paschoud et B. Selmeci Castioni (dir.), Diderot et le temps, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, p. 135.

7 « Le temps déborde », op. cit., p. 19.

8 Diderot, La Religieuse, op. cit., p. 74.

9 « Le temps déborde », op. cit., p. 17.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 « Entretien avec Rivette », dans Cahiers du Cinéma, no 327, septembre 1981, p. 18.

Pour citer ce document

Marc Buffat, « Entretien autour de l’adaptation cinématographique de La Religieuse » dans Julie, Suzanne et les arts,

Actes de la journée organisée à l'université de Rouen dans le cadre du programme d’agrégation (Diderot, La Religieuse et Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse), en novembre 2022, publiés par Karine Abiven, Floriane Daguisé, Judith le Blanc et Laurence Macé

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 17, 2023

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