Julie, Suzanne et les arts

Actes de la journée organisée à l'université de Rouen dans le cadre du programme d’agrégation (Diderot, La Religieuse et Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse), en novembre 2022, publiés par Karine Abiven, Floriane Daguisé, Judith le Blanc et Laurence Macé

Julie, Suzanne et les arts

Julie, Suzanne et les arts

De La Religieuse au Couvent
Entretien avec Judith le Blanc mené par Floriane Daguisé et Laurence Macé, autour de Derrière les murs du couvent, opéra-comique lointainement inspiré par La Religieuse de Diderot et dédié par-delà les siècles à Suzanne Simonin

J. le Blanc, F. Daguisé et L. Macé


Texte intégral

1Une version en forme de work in progress de Derrière les murs du couvent a été créée dans l’Amphithéâtre Axelrad le 9 novembre 2022 par les Lunaisiens (direction artistique : Arnaud Marzorati), avec Karine Abiven (l’amie nonnette), Lili Aymonino (Suzanne), Marieke Bouche (violon), Judith le Blanc (conception et mise en scène), Marouan Mankar Bennis (clavecin), Arnaud Marzorati (père Cyprien), Pernelle Marzorati (harpe), Jordann Moreau (le jeune homme) et Sarah Nancy (la mère supérieure).

2Où situer l’origine de ce spectacle ?

3Judith le Blanc : À l’origine de ce spectacle, il y a d’une part ma lecture de La Religieuse, de l’autre mon goût pour le répertoire de la parodie musicale. J’ai imaginé que Suzanne, cette excellente claveciniste et chanteuse, louée par Diderot pour ses « talents » de musicienne, méritait une autre fin. Je trouvais que le roman était trop triste, alors j’ai imaginé que ce serait précisément grâce à ses talents de musicienne que Suzanne pourrait s’échapper du couvent.

4Quels sont les passages du roman qui évoquent ces « talents » de Suzanne et qui ont nourri Derrière les murs du couvent ?

5JlB : Les passages qui louent la beauté de la voix de Suzanne sont nombreux, et elle se sert déjà de sa voix dans le roman pour ruser et feinter, par exemple dans cet extrait :

J’avais la voix très belle […], les sœurs que j’instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence ; celle à qui j’avais confié mon mémoire en était une. Dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l’écart, je la faisais chanter ; et pendant qu’elle chantait, voici ce que je lui dis :
« Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez ; j’aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de m’avoir servie ; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas ; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix.
– Laissons cela, me dit-elle ; de quoi s’agit-il ?
– Il s’agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile avocat, sans qu’il sache de quelle maison elle vient, et d’en obtenir une réponse que vous me rendrez à l’église ou ailleurs.
– À propos, me dit-elle, qu’avez-vous fait de mon billet ?
– Soyez tranquille, je l’ai avalé.
– Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire. »
Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu’elle me parlait, qu’elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation était entrecoupée de traits de chant.

6Nous avons d’ailleurs gardé ce thème de la complicité entre novices dans Derrière les murs du couvent, avec le rôle de l’amie nonnette.

7Peux-tu nous dire combien de rôles compte le Couvent et quelle en est l’intrigue ?

8JlB : L’histoire est très simple : elle raconte comment une jeune fille enfermée malgré elle au couvent, trouve du réconfort dans la musique et la sororité et réussit à s’évader par la ruse et le théâtre. Il y a cinq rôles : Suzanne, son amant dit « le jeune homme » qui se déguise en nonnette pour pénétrer dans le couvent et permettre l’évasion, l’amie nonnette, la mère supérieure et le père Cyprien. Le synopsis se déroule en quatre tableaux successifs précédés d’un prologue : « Enfermement », I « Catéchisme au couvent », II « Cauchemars – la face cachée du couvent », III « La surprise », en enfin IV « La veillée de Noël et la fuite ». Les musiciens sont sur scène, intégrés à la scénographie du couvent et amenés à répéter en chœur les refrains de certaines parodies spirituelles, dans un esprit prosélyte. Par exemple « Par la rechute / Dieu se rebute, / De son courroux / Craignons les justes coups », sur un air du prologue d’Atys de Lully et Quinault, Que devant vous tout s’abaisse et tout tremble, est d’abord chanté par la mère supérieure et le père Cyprien, puis repris tutti en chœur avec sœur Suzanne et l’amie nonnette. Le public est aussi invité à participer et à entonner les cantiques par le père Cyprien et la mère supérieure.

9Que sait-on de la musique que chante ou joue Suzanne dans le roman ?

10JlB : Diderot nous dit qu’elle joue au clavecin Couperin, Scarlatti et Rameau, elle chante des psaumes en latin comme Veni, creator, « les litanies des Saints, avec le refrain ora pro ea », le Miserere. Il y a peu de références à des pièces musicales précises de l’époque mais il y en a et ce sont autant de fenêtres ouvertes sur les goûts musicaux de Diderot. La première référence et la plus importante, c’est l’air emprunté à Castor et Pollux (I, 3) de Rameau et Gentil-Bernard, créé en 1737 et repris en 1754, que chante Suzanne à son arrivée dans le premier couvent de Longchamp où elle est accueillie précisément parce qu’elle est musicienne : « On fut moins difficile à Longchamp ; et cela, sans doute, parce qu’on insinua que j’étais musicienne, et que j’avais de la voix […] ». L’abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui cherchait à avoir les plus belles voix, n’hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les chanteuses de l’Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les Bijoux indiscrets, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.

On m’attendait ; j’étais annoncée et par mon histoire et par mes talents : on ne me dit rien de l’une ; mais on fut très-pressé de voir si l’acquisition qu’on faisait en valait la peine. « Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez […]. » C’était le soir ; on m’apporta des bougies ; je m’assis, je me mis au clavecin. Je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tête, que j’en ai pleine, et n’en trouvant point ; cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres.

11Voici le texte entier :

Tristes apprêts, pâles flambeaux
Jour plus affreux que les ténèbres
Astres lugubres des tombeaux
Non, je ne verrai plus que vos clartés funèbres1.

12Cet air de Télaïre, que Suzanne chante fort à propos, quoiqu’elle en dise, fait du couvent une métaphore du tombeau où elle est enterrée vivante. L’image du couvent comme « sépulcre » revient d’ailleurs à la fin du roman dans le réquisitoire que Diderot fait contre le couvent :

– Et quelles espérances pour une religieuse ?
– Quelles ? d’abord celle de faire résilier ses vœux.
– Et quand on n’a plus celle-là ?
– Celles qu’on trouvera les portes ouvertes, un jour ; que les hommes reviendront de l’extravagance d’enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes. […]

13Nous avons bien sûr intégré cet air dans Derrière les murs du couvent. Il a d’ailleurs une valeur programmatique et sert de matrice à toute la suite du roman. En effet cet air inaugural innerve d’autres tableaux nocturnes du roman, comme celui par exemple de la mort de la sœur de Moni qui reprend le même vocabulaire : « C’était la nuit, la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. » La scénographie et la mise en scène de ce moment musical sont particulièrement soignées : dialogue, lumières, public, situation dramatique – tout y fait tableau et théâtre. Cette question des talents de Suzanne qui fait qu’elle vaut « mieux que [ses] sœurs » est omniprésente et inscrite dès le début par Diderot et on se demande comment Suzanne connaît Castor et Pollux, comment elle a appris l’opéra, comment elle a pu se rendre régulièrement au spectacle, je cite : « j’aimais les spectacles, je m’en suis privée » mais ceci est une autre histoire que Diderot ne nous raconte pas. Cependant, Diderot ouvre une fenêtre sur un autre destin possible de sœur Suzanne en musicienne professionnelle qui confie dans sa lettre au marquis de Croismare : « Si je suis contrainte de m’expatrier, j’en ferai ma ressource [de la musique]. »

14L’air de Rameau est le seul aussi précisément cité par Diderot, qui évoque aussi le nom du compositeur Mondonville. Selon le double principe de répétition et d’aggravation qui anime le roman, la scène se rejoue notamment dans le dernier couvent et le moment musical devient prétexte à une scène de saphisme teintée de sadisme envers sœur Thérèse :

Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j’y posai les doigts par distraction […] peu à peu j’attirai l’attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un petit coup sur l’épaule : « Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous ; joue d’abord, et puis après tu chanteras. » Je fis ce qu’elle me disait, j’exécutai quelques pièces que j’avais dans les doigts ; je préludai de fantaisie ; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville. « Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure ; mais nous avons de la sainteté à l’église tant qu’il nous plaît : nous sommes seules ; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes ; chante-nous quelque chose de plus gai. » Quelques-unes des religieuses dirent : « Mais elle ne sait peut-être que cela ; elle est fatiguée de son voyage ; il faut la ménager ; en voilà bien assez pour une fois.
– Non, non, dit la supérieure, elle s’accompagne à merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l’ai pas laide ; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et d’étendue), je ne la tiendrai quitte qu’elle ne nous ait dit autre chose. » J’étais un peu offensée du propos des religieuses ; je répondis à la supérieure que cela n’amusait plus les sœurs. « Mais cela m’amuse encore, moi. » Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez délicate ; et toutes battirent des mains, me louèrent, m’embrassèrent, me caressèrent, m’en demandèrent une seconde ; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de la supérieure ; il n’y en avait presque pas une là qui ne m’eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l’avait pu […]
« […] elle joue et chante comme un ange, et je veux qu’elle vienne ici tous les jours ; j’ai su un peu de clavecin autrefois, et je veux qu’elle m’y remette.
– Ah ! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n’a pas tout oublié…
– Très-volontiers, cède-moi ta place… »
Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses idées […].

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Source : Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 8-Z-48126.
En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1511284b/f290.item

15Au travers de cet extrait, on voit le goût de ces sœurs, lassées de chanter de la musique sacrée et des psaumes en latin, pour la musique profane. Dans Derrière les murs du couvent, nous mêlons aussi parodies spirituelles et chansons profanes.

16Autre scène musicale importante : l’office des Ténèbres qui met en lumière la porosité entre le théâtre et la religion. Je rappelle que l’office des Ténèbres avait lieu, après minuit lors de la semaine sainte. « Pour ce service, toutes les lumières étaient (et le sont encore), éteintes une à une pendant que les psaumes sont chantés, celui du Miserere étant entonné dans l’obscurité complète, en souvenir de celle qui s’était abattue sur la terre au moment de la crucifixion du Christ, lorsque délaissé par tous, il est abandonné à la souffrance et à la mort2. »

La semaine sainte arriva ; le concours à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l’on donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l’on célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l’expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées ; quelques-unes avaient de la voix ; presque toutes de l’expression et du goût ; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès de mes soins.

17Quels sont les autres motifs présents dans le roman que tu as intégrés à la dramaturgie ?

18C’est l’extraordinaire théâtralité du roman qui incite à le transposer génériquement. Le dernier tableau est une scène de théâtre dans le théâtre – un peu comme la scène du petit opéra impromptu du Malade imaginaire de Molière et Charpentier (II, 5) – qui est une veillée de Noël. Celle-ci permet à Suzanne de s’échapper grâce à la musique, au théâtre et à la parodie, au nez et à la barbe du père Cyprien et de la mère supérieure. Ce possible narratif de l’évasion est également emprunté au roman et fréquent dans tout le théâtre du xviiie siècle.

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Denis Diderot, La Religieuse, Frontispice du deuxième tome, Paris, Gueffier, an V, 1796. Estampe, BnF, département Littérature et Art, Y2-27656. En ligne : http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_660.htm

– Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat ; il y aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot ; je ne demande que la liberté : je ne dis point que vous m’ouvriez les portes ; mais faites seulement aujourd’hui, demain, après, qu’elles soient mal gardées ; et ne vous apercevez de mon évasion que le plus tard que vous pourrez…
– Malheureuse ! qu’osez-vous me proposer ?
– Un conseil qu’une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison ; et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs ; il faut que j’en sorte ou que j’y périsse.

19Ce qui est frappant dans ce roman, c’est d’une part l’omniprésence de la musique, d’autre part son extraordinaire théâtralité. Diderot y met en œuvre son esthétique du tableau de façon exemplaire et il fait également de sœur Suzanne le paradigme de la bonne comédienne : celle qui sait émouvoir le public par ses accents de vérité. Je cite : « J’ai la figure intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche ; on sent que mon expression est celle de la vérité. » Les scènes de chant sont en outre pour certaines de véritables leçons de pantomime, comme celle-ci : « au chœur s’il se rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me l’adressant, ou elle me regardait s’il était chanté par une autre. »

20Derrière les murs du couvent puise aussi dans le roman le goût de Diderot pour les scènes nocturnes, les relations toxiques et ambiguës des religieuses avec d’autres ecclésiastiques, notamment dans le second tableau intitulé « Cauchemars – la face cachée du couvent », pendant lequel sœur Suzanne dort tandis que l’amie nonnette, la mère supérieure et le père Cyprien s’adonnent à une étrange cérémonie…

21Venons-en au matériau musical du Couvent, comment l’as-tu choisi ?

22JlB : La musique est constituée de parodies d’opéras de Lully, Rameau et Campra, de chansons et de vaudevilles. Certaines parodies sont des dialogues qui forment de véritables scénettes théâtralisées. Dans le second tableau, « Cauchemars – la face cachée du couvent », nous avons intégré des chansons de l’époque de Diderot sur le personnel ecclésiastique, comme la chanson de la sœur Luce et de sa puce chantée sur le Menuet d’Exaudet par la mère supérieure. Une autre, Rien père Cyprien, est une parodie des Sauvages des Indes galantes de Rameau et Fuzelier, véritable tube qui est cité à deux reprises par Diderot, une fois dans Les Bijoux indiscrets et une autre dans sa correspondance. Voici le contexte dans lequel il est cité dans Les Bijoux indiscrets :

De tous les spectacles de Banza, il n’y avait que l’Opéra qui se soutînt. Utmiutsol et Utrémifasolasiututut, musiciens célèbres, dont l’un commençait à vieillir et l’autre ne faisait que de naître, occupaient alternativement la scène lyrique. Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans : les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol ; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Utrémifasolasiututut ; et les gens de goût, tant jeunes que barbons, faisaient grand cas de tous les deux. […] On donnait alors à Banza un excellent ouvrage d’Utrémifasolasiututut […], on en était au quatrième acte, lorsque le sultan s’avisa, dans le milieu d’un chœur qui durait trop à son gré et qui avait déjà fait bâiller deux fois la favorite, de tourner sa bague sur toutes les chanteuses.
On ne vit jamais sur la scène un tableau d’un comique plus singulier. Trente filles restèrent muettes tout à coup : elles ouvraient de grandes bouches et gardaient les attitudes théâtrales qu’elles avaient auparavant. Cependant leurs bijoux s’égosillaient à force de chanter, celui-ci un pont-neuf, celui-là un vaudeville polisson, un autre une parodie fort indécente, et tous des extravagances relatives à leurs caractères. On entendait d’un côté, oh ! vraiment ma commère, oui ; de l’autre, quoi, douze fois ! ici, qui me baise ? est-ce Blaise ? là, rien, père Cyprien, ne vous retient. Tous enfin se montèrent sur un ton si haut, si baroque et si fou, qu’ils formèrent le chœur le plus extraordinaire, le plus bruyant et le plus ridicule qu’on eût entendu devant et depuis celui des….. no….. d….. on… [Le manuscrit s’est trouvé corrompu dans cet endroit.]

23Ce passage fait écho à la querelle de Lullystes et des Ramistes. Utmiutsol : c’est Lully, vous reconnaissez la simplicité de l’accord parfait ; Utrémifasolasiututut : c’est Rameau, l’auteur du Traité de l’harmonie, nommé ici par toutes les notes de la gamme jouées en même temps, et l’on sent que la sympathie de Diderot va vers Rameau.

24Voici le début de la chanson de Collé que le père Cyprien et la mère supérieure chantent intégralement dans le second tableau :

Rien, père Cyprien
Ne vous contient.
Rien ne vous retient,
Tout vous convient
Sans distinction,
Belle ou laidron,
Vieille ou tendron,
Tout vous est bon :
Dites-vous jamais non ?

Tout est de votre goût :
Vous croquez tout.
Nos religieux sont furieux,
De voir sous leurs yeux
Quatre nonnains
Entre vos mains
Quand chacun d’eux
N’en a pas deux […].

25Cette chanson est aussi évoquée par Diderot dans sa correspondance pour dénoncer l’hypocrisie religieuse :

Lettre de Diderot à Sophie Volland, 14 juillet 1762

Votre abbé de Moncetz est le père Cyprien de l’amphigouri de Collé. Tout lui convient. C’est un homme sans aucune sorte de religion. Il rit intérieurement de la vertu. Il nous regarde, nous autres gens de bien, comme de bonnes dupes. Je gage que si un jour à table vous le lui disiez en plaisantant, il ne s’en défendrait pas trop ; surtout si vous aviez la politique perfide de lui laisser entendre que vous n’êtes pas trop loin de cette morale.

26Cette chanson tend ainsi à devenir proverbiale et on pourrait presque croire que Collé a eu connaissance dans la chanson ci-dessous de la lettre de Diderot envoyée à Sophie :

J’entends dire à Sophie :
Le père Cyprien
Tête-à-tête édifie
Par son chaste maintien ;
      C’est une histoire
      Qu’on ne peut croire,
Sans être un bon chrétien.

27Le premier vers de cette chanson devient un timbre à son tour dans d’autres chansons de Collé, preuve qu’elle a connu une grande popularité en son temps :

Air : Rien, père Cyprien

                Chut,
C’est en C, sol, ut,
   Qu’est mon début ;
Tu le prends, l’ami,
   En E, si, mi.
Jadis Mustapha
   M’apostropha
   En F, ut, fa ;
Mais ma voix triompha.
                Fi !
C’est mal au sophi,
   Ce gros bouffi,
De dire en bémol,
   A l’Espagnol,
Que le rossignol
   Du Grand-Mogol
   Fait, à Bristol,
   Allez saint Paul
   En G, re, sol.

28Mais pour revenir à Diderot, ce qui est génial dans le passage des Bijoux indiscrets, et que le lecteur d’aujourd’hui a oublié, c’est que Rien père Cyprien est une parodie des Sauvages, ce tube des Indes galantes de Rameau et Fuzelier : donc tout se passe comme si d’un tour de bague, le sultan n’avait fait que changer les paroles de l’opéra tout en préservant la musique de Rameau : autrement dit, le mouvement de la bague décrit le principe de la parodie, il a le pouvoir de transmuer une version opératique en une version grivoise. Le mouvement de la bague magique c’est l’art du parodiste et l’art de ce que j’appellerai le télescopage.

29Peux-tu revenir sur cette notion de parodie et sur la façon dont elle est présente dans le spectacle ?

30JlB : La parodie est le principe musical au cœur de Derrière les murs du couvent. Comme finalement il y avait peu de matériau musical cité dans le roman, je suis allée chercher du côté des parodies spirituelles sur des airs d’opéras pour faire chanter le couvent. Si l’Église condamne majoritairement l’opéra lullyste comme genre, elle se plaît en effet à instrumentaliser les airs les plus à la mode de l’opéra pour cultiver la foi de ses fidèles.

31Je vous renvoie par exemple à ce qu’en dit Bossuet dans ses Maximes et Réflexions sur la comédie :

Cessez et songez encore, si vous jugez digne du nom de chrétien ou de prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Lully, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses poésies. Ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut par les charmes d’une musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire, qu’à cause qu’elle prend d’abord l’oreille et le cœur.

32Il n’est pas anodin que Lully ait été le compositeur le plus parodié dans un cadre spirituel. Simultanément, les mêmes airs servent de véhicules à des chansons sur le monde des couvents. Il se produit alors une sorte de télescopage entre les différentes versions d’une même chanson et c’est ce télescopage que le programme de Derrière les murs du couvent permet entre autres de faire entendre. L’exemple des parodies spirituelles de l’abbé Pellegrin, « le matin catholique et le soir idolâtre, [qui] dînait de l’autel et soupait du théâtre » (selon le poète Rémi), homme d’Église qui écrit également pour l’opéra, offre un exemple saisissant de cette appropriation du répertoire musical profane par les textes sacrés. Par exemple, la célèbre chaconne de Cadmus et Hermione, « Suivons, suivons l’amour », sur laquelle s’ouvre le spectacle, se trouve convertie sous sa plume en « Cherchons, cherchons Jésus » et l’extase amoureuse saisie par Lully et Quinault, convertie en extase mystique (« Ah, ah, ah, peut-on trop l’[Jésus] aimer ? »), reprise par la mère supérieure et le père Cyprien.

33Ce spectacle a-t-il une valeur historique en ce qu’il éclairerait les pratiques de l’époque ?

34JlB : Ce programme est avant tout une mise en perspective et une proposition d’écoute de ce répertoire, mais aussi un prétexte pour penser, réfléchir et articuler les tensions entre la musique de l’opéra et l’idéologie religieuse. La circulation de ces tubes témoigne de la porosité des frontières entre la musique dite populaire et la musique dite savante, entre la musique profane et la musique sacrée. Au xviiie siècle, les chansons pieuses et les cantiques servent de support à des chansons satiriques, et inversement, les airs d’opéras ou les ponts-neufs deviennent des chansons religieuses. La parodie est le pivot (ou la bague ?) qui permet d’articuler le texte sacré ou grivois et la musique d’opéra ou de vaudeville ; elle est aussi l’agent de perméabilité entre le religieux et le profane. Le Couvent est un détour fictionnel ou un prétexte dramatique pour mettre en voix et en affects ces chansons dans un argument qui, s’il n’est pas le reflet réel de la société qui les a vu éclore, se veut une proposition pour interpréter ce répertoire aujourd’hui et ranimer les cendres de ces musiques polysémiques et les faire connaître au grand public.

35Quel est l’avenir scénique de ce Couvent ?

36JlB : J’espère qu’il aura un avenir. Idéalement, il faudrait qu’on trouve une résidence de quelques jours pour nous permettre de finaliser une version scénique totalement aboutie. Même si la scénographie sera a priori très simple – un autel, deux prie-Dieu mobiles – on aurait besoin de costumes autres et je rêve d’un immense crucifix en fond de scène. Nous avons demandé à Lucile Richardot de nous rejoindre pour interpréter la mère supérieure et à Marie Favier de jouer l’amie nonnette. Il faudra ensuite trouver des lieux de diffusion, des théâtres, des festivals, mais aussi peut-être des lieux de culte… désacralisés.

Notes

1 Ici interprété par Sabine Devieilhe et les Ambassadeurs dirigés par Alexis Kossenko : https://www.youtube.com/watch?v=yqeE1I6R7Hw, page consultée le 30 mai 2023.

2 Véronique Perruchon, Noir. Lumière et théâtralité, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 22.

Pour citer ce document

J. le Blanc, F. Daguisé et L. Macé, « De La Religieuse au Couvent » dans Julie, Suzanne et les arts,

Actes de la journée organisée à l'université de Rouen dans le cadre du programme d’agrégation (Diderot, La Religieuse et Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse), en novembre 2022, publiés par Karine Abiven, Floriane Daguisé, Judith le Blanc et Laurence Macé

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 17, 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1383.