Circulations : des timbres sans frontières
« Le temps des crises » : timbres et intertextualité comique dans la chanson fin-de-siècle
Nils Couturier
Cet article explore les procédés d’intertextualité comique dans la chanson de cabaret fin-de-siècle, en examinant la pratique de la chanson à timbre. Il propose l’analyse d’exemples tirés de la production des chansonniers Jules Jouy et Vincent Hyspa, ainsi que d’une anthologie de chansons de salle de garde. À travers ce corpus, il vise à mettre en évidence la richesse des rapports intertextuels et les liens du texte et de la musique dans la construction des effets comiques.
Chanson sur timbre et cabaret
1Nous souhaitons, dans les lignes qui suivent1, explorer la pratique du contrafactum dans la chanson de cabaret fin-de-siècle, en nous intéressant tout particulièrement à ses potentialités comiques. L’association de la chanson au rire est un lieu commun qu’on peut expliquer historiquement et sémiotiquement, ainsi que l’a proposé Romain Benini, par le fait notamment que la chanson relève d’un genre participatif, et qu’elle permette par ailleurs de multiplier les sources du rire par l’association du texte et de la musique2, comme nous aurons l’occasion de le vérifier. Une très grande partie de la production chansonnière de la deuxième moitié du xixe siècle relève de fait de la chanson comique, en particulier dans la chanson de café-concert. Toutefois, le cabaret comme lieu de production chansonnière présente des différences vis-à-vis de son aîné. Premièrement, tandis que l’humour de café-concert est d’emblée associé, par les contemporains, à un comique imbécile, le cabaret passe à l’inverse pour un lieu de création savante où se déploierait un comique « élitiste3 ». Deuxièmement, jusqu’en 1897, la production des cabarets n’est pas soumise à la même censure que celle des cafés-concerts, ce qui ouvre ou diversifie le champ des possibles politiques et satiriques. Enfin, la pratique de la chanson à timbre y est beaucoup plus courante, à notre connaissance, que dans le café-concert, où les succès proviennent souvent de créations musicales inédites, ce que ne peut se permettre le cabaret, pour des raisons économiques4.
2Or le contrafactum partage justement avec l’humour, dans son fonctionnement même, des caractéristiques communes essentielles. Certains théoriciens de l’humour, comme Salvatore Attardo5, définissent en effet, sur le plan linguistique, l’humour comme une superposition de deux scripts – ou scénarios – qui tout à la fois se recouvrent et s’opposent, engendrant une divergence incongrue qui est la source de l’effet comique produit. C’est précisément ce que génère de façon particulièrement riche la chanson sur timbre à visée humoristique, comme nous nous proposons de le vérifier ici sur un corpus de trois recueils de chansons : d’abord Les Chansons de l’année6, qui répertorie l’ensemble des chansons réalisées par Jules Jouy en 1887, soit une par jour environ. Jules Jouy a acquis sa renommée au café-concert par la chanson Derrière l’omnibus, chantée par Paulus. De ses débuts dans le cercle des Hydropathes à sa carrière au Chat Noir, il devient une figure tutélaire de la chanson montmartroise, et c’est à lui qu’incombe de 1891 à 1892 l’organisation de soirées de goguettes au Chat Noir7. Ajoutons également qu’il adhère à l’antisémitisme virulent qui marque tristement cette période. Nous lui associerons Vincent Hyspa, demeuré célèbre pour sa collaboration avec Erik Satie, et dont on peut étudier la production dans le recueil Chansons d’humour8, paru ultérieurement, en 1903. Il serait possible d’étendre ce corpus à d’autres chansonniers reconnus comme Mac-Nab, prédécesseur de Vincent Hyspa sur la scène du Chat Noir, ou encore Jacques Ferny, qui prendra la relève de Jules Jouy, mais nous nous pencherons sur un recueil d’une nature quelque peu différente en guise de troisième source : des chansons de salle de garde recueillies dans une Anthologie hospitalière et latinesque9, parue en deux volumes en 1911 et 1913, et dont la proximité avec les productions des poètes et des chansonniers de cabaret fin-de-siècle a déjà été soulignée10. Cette troisième source, à l’auctorialité problématique11, nous permettra de mesurer la circulation des timbres et des pratiques de la chanson dans un univers socio-professionnel différent, et qui partage pourtant des références communes avec la chanson de cabaret.
Faire feu de tout bois
3Le premier constat général que l’on puisse faire à l’étude de l’usage des timbres dans ce corpus, c’est que les airs choisis proviennent de presque tous les répertoires de musique vocale imaginables. Dans le désordre, citons la chanson folklorique, la chanson politique, les airs d’opéra, d’opéra-comique ou d’opéra-bouffe, la chanson de la tradition des grands chansonniers comme Nadaud ou Béranger, la chanson à boire, les marches militaires, les airs de complaintes, les comptines, les cantiques, les succès de café-concert ou les succès de cabaret eux-mêmes recyclés. Ces succès sont parfois ceux-là mêmes du chansonnier qui les reprend, en une forme d’autotextualité ou de mise en série, comme on en trouverait des exemples chez Aristide Bruant notamment. Conformément à une esthétique du mélange et de la bigarrure que chérit le cabaret fin-de-siècle, la chanson de cabaret fait donc feu de tout bois. Le choix de l’air d’origine est toutefois souvent motivé par les potentialités comiques que recèle sa mise en relation avec la chanson finale. Les témoignages d’époque l’attestent, qui soulignent combien la relation entre l’air choisi et les paroles qui lui sont adjointes est primordial, ainsi que le rapporte ce chroniqueur en 1888 à propos des chansons de Jules Jouy :
Et l’invention même de l’air connu sur lequel doivent s’adapter les paroles ! Est-ce qu’il n’y a pas là-dedans une sorte de génie ? Regardez de près cet air qui se traîne dans tous les morceaux de Paris, et voyez comme la chanson dont Jules Jouy l’habille lui enlève jusqu’à l’apparence de la banalité. Le souvenir qu’il évoque ajoute un comique nouveau aux paroles qui lui sont adaptées et ainsi vers et musique se complètent, se soutiennent, s’entraident jusqu’à produire par leur amalgame le maximum d’effet poignant et cocasse12 […].
4La formule paradoxale qui souligne « l’invention de l’air connu » montre bien le travail créatif qui sous-tend le choix d’un air préexistant et son nouvel « habill[age] » en vue de produire l’effet attendu. Il s’agit là d’un phénomène d’intertextualité13, qu’on peut analyser avec les catégories que Gérard Genette a développées dans Palimpsestes14. Cette intertextualité se décèle dès le titre de la chanson nouvelle, qui entre dans un rapport d’homonymie ou de paronomase avec le timbre choisi : Jules Jouy se fait un spécialiste de ce type d’effets comiques. Citons, entre autres, C’est ta poire !, chantée sur l’air C’est à boire, ou encore Les Pains, sur l’air des Pins de Pierre Dupont. Un tel raffinement dans l’humour sur les signifiants des titres et des timbres se retrouve plus rarement chez Vincent Hyspa, qui en offre malgré tout quelques exemples, comme la chanson des Éléphants calquée sur le timbre des Enfants, nous y reviendrons. La primauté de Jules Jouy sur ce plan tient peut-être au fait qu’il publiait ses chansons dans la presse, notamment dans le Cri du Peuple, où de tels jeux de mots étaient plus facilement perceptibles que dans une performance vocale, pour laquelle on imagine que le titre du timbre n’est pas nécessairement explicité. Dans le cas de Jules Jouy, qui chantait faux et qui, d’après les témoignages, ne connaissait que deux accords au piano, on peut d’ailleurs douter que la reconnaissance de l’air ait été aisément acquise par le biais d’une simple écoute15.
Travestissement, transposition
5Or pour que l’effet humoristique fonctionne à plein, il est impératif que l’air soit reconnu par l’auditoire, car la pratique du timbre n’engage pas que le rapprochement des intitulés de la musique et des paroles, mais bien l’ensemble du texte qui est convoqué comme un sous-texte de la chanson finale, permettant d’ouvrir le jeu de la parodie. Les paroles du timbre initial fournissent ainsi le premier scénario, pour reprendre les termes de Salvatore Attardo, instaurant chez l’auditeur un horizon d’attente que vient défaire la chanson nouvellement créée. Celle-ci prend souvent pour cible la chanson dont elle s’inspire, non sans paradoxe. Dans Les Vieux16, Jules Jouy s’appuie par exemple sur une chanson reprise à Béranger, Les Gueux, elle-même composée sur l’air d’un vaudeville de Désaugiers. La chanson de Jouy, qui porte comme épigraphe « Ce soir, vendredi, à l’Eden-Concert, … audition de chansons classiques », s’attaque à une certaine façon vieillie de faire de la chanson, et sans doute au café-concert, qui la promeut dans ses programmes. Les paroles de Jouy prônent à l’inverse la « chanson moderne », même si c’est paradoxalement par la chanson sur timbre que le parolier dénigre la goguette et le Caveau, et que c’est en reprenant Béranger qu’il réclame du nouveau. On serait donc face à un exemple de ce que Genette appelle un travestissement, par lequel on reprend un autre texte tout en le dégradant.
6La pratique est aussi courante dans l’Anthologie hospitalière et latinesque, souvent dans un registre graveleux. Ainsi dans la chanson Beauté flétrie, le timbre choisi provient d’un répertoire plus récent et d’un genre qui fait très fréquemment les frais de la moquerie : la romance. C’est un compositeur et chanteur de romances célèbres qui se trouve cette fois discrédité, Paul Delmet, lequel se produit aussi au Chat Noir dans le registre sentimental, comme on le verra plus loin. Sa chanson Vous êtes si jolie ! – dont plusieurs enregistrements plus tardifs existent, notamment l’un de Tino Rossi en 1950 – se voit dégradée par la reprise qu’en produisent les carabins, au moyen d’une double altération, celle des paroles de la chanson d’origine d’une part, et celle de leur destinataire d’autre part, comme permet de le mesurer la comparaison des deux strophes initiales :
Vous êtes si jolie ô mon bel ange blond !
Que ma lèvre amoureuse en baisant votre front
Semble perdre la vie !
Ma jeunesse mon luth et mes rêves ailés
Mes seuls trésors hélas ! Je les mets à vos pieds :
Vous êtes si jolie17 !
Vous étiez bien jolie, ô femme d’hôpital,
Avant que les Amours ne vous donnent ce mal,
Tristesse de la vie !
Et chacun admirait la blancheur de vos traits,
Un visage angélique et votre teint si frais ;
Vous étiez bien jolie18 !
7L’intervalle qui sépare l’hypertexte de l’hypotexte correspond métaphoriquement au temps, et plus particulièrement à la maladie, qui a « flétr[i] » la femme aimée : sa beauté et son caractère « angélique » ne se formulent plus qu’à l’imparfait parce qu’elle se trouve désormais atteinte de la syphilis, s’étant livrée à « l’orgie », comme on l’apprend plus loin. En sous-texte, c’est donc finalement le genre de la romance lui-même, dans la représentation de la femme et de l’amour qu’il offre, qui se voit contaminé, pour ainsi dire. Vincent Hyspa se livre à un travestissement similaire sur une autre romance de Paul Delmet, intitulée Une femme qui passe, détournée cette fois sur le terrain de la scatologie. La romance originale, sur un poème de Henri Maigrot, traitait du motif baudelairien de la passante, qui devient dans la version d’Hyspa un « noyau » de pruneau « qui ne passe pas19 », et transforme le motif de la rencontre amoureuse en problème digestif. Comme l’a montré Steven Moore Whiting20, la chanson d’Hyspa en profite pour prendre une autre cible en moquant les chansons revanchardes, populaires au café-concert après la guerre franco-prussienne.
8Il faut ajouter deux constats à ces quelques exemples de travestissement. D’abord, toute reprise dans ce répertoire n’est bien sûr pas moquerie de la chanson dont elle s’inspire. L’exemple-type en est la chanson politique de Jules Jouy qui nous sert de titre, et dans laquelle on reconnaîtra le timbre d’origine Le Temps des cerises, composé en 1868 par Jean-Baptiste Clément. Le cas est intéressant dans la mesure où cette chanson, qu’on pourrait ranger dans le registre de la romance, n’acquiert le plein potentiel politique qu’on lui connaît que parce qu’elle est chantée durant la Commune21 ; c’est évidemment cette charge politique historique que récupère Jules Jouy, pour menacer l’ordre établi d’un nouveau soulèvement : « Vous regretterez, le beau temps des crises, / Quand viendra le Peuple, en haut des pavés22 ». Les « cerises » de la chanson d’origine avaient fini par symboliser le printemps révolutionnaire à venir, tandis que les « crises » de la chanson finale renvoient aux multiples crises ministérielles qui secouent la Troisième République, et que le chansonnier dénonce en réalité comme l’âge d’or d’un gouvernement profiteur. On a moins affaire ici à un travestissement qu’à une transposition, selon la terminologie de Genette, permettant à la chanson finale de remotiver le potentiel contestataire de son timbre. Jules Jouy se sert de ce même timbre de façon peut-être moins frondeuse dans Le Temps des rhumes, même si ce texte dénonce également la misère sociale comme cause de la diffusion de la maladie, notamment par l’évocation des « taudis » :
Voici revenir le temps gris des rhumes
Où le froid, la bise et le givre font
Glisser les bitumes ;
Où dans les taudis, pénètrent les brumes,
En dépit des murs, malgré le plafond.
Voici revenir le temps gris des rhumes
Où, sonne, des toux le rythme profond23.
9Deuxième remarque, les contrafacta ne s’appuient pas nécessairement sur un seul air par chanson. Les chansonniers étudiés procèdent aussi parfois par enchaînements de timbres, ces derniers fonctionnant comme des séquences narratives ou énonciatives. Ils permettent en effet de distinguer des locuteurs ou des moments de l’histoire racontée. C’est le cas dans la chanson La Salle de garde de l’Anthologie hospitalière et latinesque24, qui comporte des « airs différents pour chaque couplet ». L’air d’Au clair de la Lune parmi neuf autres timbres, est employé pour marquer l’arrivée d’un personnage, qui frappe à la porte de la salle de garde, lieu présenté comme le « sanctuaire » et « l’asile » des internes, bientôt dérangés par une voix « criarde » qui rappelle le médecin à ses devoirs sur l’air de la célèbre comptine. Chez Jules Jouy cette pratique du timbre multiple permet de dupliquer les effets comiques entre les timbres et le sujet de la chanson. Dans Le Déluge universel25, chanson qui traite des inondations dans le Midi, il utilise ainsi Maman, les p’tits bateaux, Il pleut il pleut bergère et, enfin, I’n’a pas d’parapluie, succès de café-concert. Hyspa emploie le même procédé dans sa chanson En Russie26, qui rapporte le déplacement du Président dans ce pays : la chanson s’ouvre sur l’air En partant pour la Syrie et poursuit, après l’utilisation de l’air de Ninette, par l’air Souvenir de l’Inauguration, l’air de la Czarine, et enfin l’air C’est un oiseau qui vient de France. Cette façon de combiner les timbres sera réemployée bien plus tard par Boris Vian dans le registre du comique absurde, puisqu’il les fait servir à l’apprentissage « sans douleur27 » du code de la route, dont chaque article, non sans distorsion métrique, correspond à un air connu. C’est là l’illustration d’une continuité entre deux moments différents de la chanson, où l’on peut mesurer l’influence des pratiques fin-de-siècle sur la chanson comique de la première moitié du xxe siècle, ainsi qu’un certain cousinage entre l’esprit fumiste et la pataphysique.
Le rôle de la musique
10Reste à se poser plus précisément la question de la performance musicale de ces chansons sur timbre, dont une large part nous est devenue inaccessible, faute d’enregistrements et de transcriptions. Comme le rappelle Elisabeth Pillet28, on sait toutefois que le comique scénique repose sur l’art de la « blagu[e] à froid » qui consiste à adopter une attitude neutre en chantant les énoncés les plus invraisemblables, ainsi que sur l’art de « chanter faux », comme on l’a évoqué à propos de Jules Jouy. Martyriser le timbre dont on se sert relève ainsi des procédés comiques à la disposition des chanteurs. Selon le mot de Vincent Hyspa, on n’arrange pas seulement de vieux airs, on les « dérang[e]29 » : c’est cette fois la mélodie d’origine qui constitue le premier scénario, tandis que sa reprise, le deuxième scénario, s’en écarte de façon inattendue, suscitant le rire. Dans le cas de Vincent Hyspa, ces deux scripts étaient parfois donnés à entendre successivement à l’auditeur, puisque le chansonnier se produisait directement après Paul Delmet sur la scène du Chat Noir. La succession des deux artistes sur scène permettait de multiplier les effets comiques : d’abord par la voix, puisque Delmet était baryton tandis que Vincent Hyspa était basse – et qu’il chantait faux – ensuite par le geste, puisqu’au lieu de se saisir d’une partition, le parodiste tenait dans sa main une simple feuille de papier à cigarettes, enfin évidemment par la chanson elle-même, puisque Vincent Hyspa produisait les timbres de Delmet que l’on venait d’entendre en les caricaturant30. Intertextualité, intermusicalité et même inter-performativité fonctionnent donc ici de pair.
11Comme le recueil des Chansons d’humour de Vincent Hyspa contient des partitions, il est possible de se pencher plus précisément sur la dimension musicale, pour voir comment elle soutient le travestissement textuel. Carol Gouspy31 ayant déjà proposé une riche analyse de deux chansons, nous nous intéresserons à deux exemples qui ne sont pas spécifiquement traités. Le premier n’est pas une parodie de Paul Delmet, mais d’un air repris au compositeur Jules Massenet, et initialement associé au poème de Georges Boyer intitulé Les Enfants. Titrée Les Éléphants, la reprise de Vincent Hyspa joue du décalage entre la vulnérabilité de l’enfant et la lourdeur de l’éléphant. Or la musique concourt à cet effet de parodie, puisque la solennité du timbre initial et les nuances indiquées se retrouvent en contradiction manifeste avec le propos du contrafactum, comme dans le deuxième couplet où l’attitude guerrière de l’éléphant (« Quand on l’attaque il se défend / Sa trompe alors devient guerrière32 ») est décrite au moment d’un diminuendo et d’un pianissimo.
12Le deuxième exemple est une « parodie33 » d’une romance de Paul Delmet, intitulée Petite brunette aux yeux doux, qui semble avoir eu un certain succès puisqu’on la retrouve également travestie dans l’Anthologie des carabins sous le titre Dédé (lit no 3) à madame l’interne34. La reprise de Vincent Hyspa apparaît toutefois plus intéressante du fait qu’elle ne cible pas seulement les paroles de l’air d’origine, mais aussi sa mise en musique. Mis à part l’agressivité du canteur, les sous-entendus sexuels et la misogynie du propos, un aspect frappe en effet dans la version de Vincent Hyspa : l’insistance sur les rimes en « ou » de la strophe, et leur thématisation comme « bruit », voix de sirène ou encore chanson du Tyrol. Citons en exemple le deuxième couplet :
Répondez-donc, petite gourde,
Dites-le, si vous êtes sourde,
Tout parle ici-bas : Les coucous,
Les locomotives font : « Hou… »
Votre beauté de vice-reine
Promet une voix de sirène,
Et la sirène ça fait : « Hou !… »
Petite brunette aux yeux doux35 !
13L’étude de la partition met bien en évidence le fait que cette rime en « ou » coïncide avec le climax musical du timbre, ce qui génère, dans la version originale déjà, une association un peu lourde entre ce son assez rare en position finale dans le vers français et la fin de la phrase musicale. Les versions enregistrées ultérieurement36 de cet air de Paul Delmet permettent d’entendre les chanteurs réaliser un portamento entre les deux notes finales, ce qui accentue encore la parenté entre ce phonème et le cri du loup, manifestement moquée par Hyspa dans sa parodie, et dont il devait probablement jouer vocalement lors de sa propre performance.
14La richesse des procédés mobilisés dans ce type de chansons humoristiques permet, pour finir, d’affirmer que l’intertextualité se présente, dans ce répertoire, comme un jeu à quatre termes. Au rapport entre musique et texte, opérant dans toute chanson, s’ajoute en effet le rapport entre la chanson finale et son timbre d’origine. La complexité d’un tel croisement exige de l’auditeur une écoute elle-même double, alliant mémoire et disponibilité, pour être à même de saisir tous les jeux humoristiques à l’œuvre dans les exemples étudiés. Il est en ce sens difficile de reconstruire une écoute naïve pour déterminer ce qu’un auditeur contemporain était en mesure de percevoir en contexte de performance. Peut-être faut-il dès lors considérer les supports textuels ou encore les jeux scéniques comme des accompagnements venant renforcer ou tout simplement autoriser les effets comiques décrits précédemment. Surtout, ces derniers s’appuient vraisemblablement sur la reconnaissance des timbres, elle-même autorisée par une intense circulation : c’est à ce prix que peut se développer une production aussi fortement ancrée dans l’intertextualité. Du point de vue critique, la connaissance de ces timbres pose souvent des problèmes méthodologiques, parce que leur origine est parfois difficile à retracer et qu’ils ne figurent pas toujours explicitement dans les chansons qui en font emploi.
15Conjointement à la transformation des lieux de production et à la systématisation de l’enregistrement, la chanson à timbre, telle qu’on vient d’en voir quelques exemples dans le cadre du cabaret fin-de-siècle, demeure vraisemblablement une forme marginale au début du xxe siècle. L’émergence du paradigme de l’auteur-compositeur-interprète a vraisemblablement concouru à son essoufflement37. La revitalisation actuelle des goguettes spontanées et des parodies chantées atteste toutefois de la survie du genre38, même si bien évidemment les contextes de performance et les supports médiatiques ont, entre-temps, radicalement changé.
1 Ce travail a reçu le soutien du Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique.
2 Romain Benini, « La chanson », dans Matthieu Letourneux et Alain Vaillant (dir.), L’Empire du rire : xixe-xxie siècles, Paris, CNRS éditions, 2021, p. 734-749.
3 Élisabeth Pillet, « Cafés-concerts et cabarets », Romantisme, no 75, 1992, p. 48.
4 Comme le rappelle Carol Gouspy : « Bénéficier du concours d’un compositeur pour mettre en musique ses textes est en effet un atout non négligeable car, à cette époque, seuls les cafés-concerts peuvent se permettre d’obtenir de nouvelles chansons en rétribuant leurs auteurs. » (« Le pince-sans-rire a-t-il le mot pour rire ? L’exemple de Vincent Hyspa au cabaret », dans Alain Vaillant et Roselyne de Villeneuve (dir.), Le Rire moderne, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013, p. 411.)
5 Qui reprend et prolonge les travaux de Victor Raskin. Pour Salvatore Attardo, voir The Linguistics of Humor: an Introduction, Oxford University Press, 2020.
6 Jules Jouy, Les Chansons de l’année, Paris, Bourbier et Lamoureux, 1888.
7 Voir Mariel Oberthür, Le Cabaret du Chat Noir à Montmartre (1881-1897), Genève, Slatkine, 2007, p. 74.
8 Vincent Hyspa, Chansons d’humour, Paris, Enoch et Cie, 1903.
9 Courtepaille, Anthologie hospitalière et latinesque : recueil de chansons de salle de garde anciennes et nouvelles, entre-lardées de chansons du Quartier latin, fables, sonnets, charades, élucubrations diverses, etc., Paris, s. n., 1911-1913, 2 vol.
10 Voir sur ce point Hugues Marchal, « La poésie des carabins : l’Anthologie hospitalière et latinesque de Courtepaille », dans Alexandre Wenger, Julien Knebusch, Martina Diaz, Thomas Augais (dir.), La Figure du poète médecin : xxe-xxie siècles, Genève, Georg, 2018, p. 197-218.
11 Courtepaille est le pseudonyme d’Edmond Dardenne Bernard, qui se présente comme le collecteur des chansons (voir Hugues Marchal, art. cité, p. 199).
12 Le Petit Quotidien, huitième année, no 193, 30 juillet 1888.
13 Sur la fécondité de ce concept en cantologie, voir l’ouvrage collectif Chanson et intertextualité, dir. Céline Ceccheto, Presses universitaires de Bordeaux, 2012.
14 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 36.
15 Voir Mariel Oberthür, op. cit., p. 31.
16 Jules Jouy, op. cit., p. 62.
17 Paul Delmet, Chansons de femmes, Paris, Enoch et Cie Éditeurs, 1897, p. 75.
18 Courtepaille, op. cit., t. 1, p. 80.
19 Vincent Hyspa, « Le noyau qui ne passe pas », op. cit., p. 267-271.
20 Steven Moore Whiting, « Music on Montmartre », dans Philipp Dennis Cate et Mary Shaw (dir.), The Spirit of Montmartre, Cabarets, Humor, and the Avant-Garde, 1875-1905, Rutgers, The State University of New Jersey, 1996, p. 168.
21 Sur cette chanson et son histoire, on pourra se reporter aux pages que lui consacre Marc Robine dans Anthologie de la chanson française : Des trouvères aux grands auteurs du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 129-132.
22 Jules Jouy, « Le temps des crises », op. cit., p. 5.
23 Ibid., p. 324.
24 Courtepaille, op. cit., t. 1, p. 18-21.
25 Jules Jouy, op. cit., p. 20.
26 Vincent Hyspa, op. cit., p. 159-164.
27 Boris Vian, « Le Code de la route », dans Œuvres, Paris, Fayard, t. 11, 2001, p. 214.
28 Élisabeth Pillet, « De célèbres oubliées : les chansons du Chat Noir », dans Caroline Crépiat, Denis Saint-Amand et Julien Schuh (dir.), Poétique du Chat Noir, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021, p. 309.
29 Selon la formule « Vieil air recueilli et dérangé par V. Hyspa » (Vincent Hyspa, op. cit., p. 61.)
30 Sur tous ces effets comiques, voir Carol Gouspy, art. cité.
31 Carol Gouspy, art. cité.
32 Vincent Hyspa, op. cit., p. 337.
33 Sous-titrée comme telle. Vincent Hyspa, op. cit., p. 377.
34 Courtepaille, op. cit., t. 2, p. 254-255.
35 Vincent Hyspa, op. cit., p. 380-381.
36 Voir par exemple l’enregistrement de Jean Danielly, sur l’album Paul Delmet ses chansons & ses interprètes, EPM, 2020. Ou encore Fred Gouin, Petite brunette aux yeux doux, Odéon, 166.704, 1933.
37 Sur cette mutation, voir Stéphane Hirschi, « “Le Temps d’une chanson” : une poétique de l’enregistrement ? », dans Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer, Alain Vaillant (dir.), La Poésie délivrée, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, p. 445.
38 Voir dans ce volume, « “Mais c’est quoi une goguette ?” Conversation d’Annie Legouhy, Patrice Mercier et Clémence Monnier avec Judith le Blanc ».
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1904.html.
Quelques mots à propos de : Nils Couturier
Université de Bâle
Projet « Le Rire des vers »