Circulations : des timbres sans frontières

« Imitar, remedar y contrahacer es una misma cosa »
Contrafactum et imitatio dans la poésie du Siècle d’or espagnol

Séverine Delahaye-Grélois


Résumés

L’imitation était à la Renaissance une pratique centrale dans les apprentissages. Le contrafactum est l’une de ses formes. C’était en effet un moyen efficace de composer des œuvres adaptées aux circonstances, comme on le voit dans les pratiques actuelles du monde hispanophone. Le contrafactum est ainsi condition de possibilité de l’improvisation et incite à penser une création collective, où la création est partagée entre générations qui se sont transmis un timbre et au sein d’un groupe dont chaque membre peut devenir auteur.

Texte intégral

1C’est une vérité universellement reconnue que le concept d’imitation est central à l’époque moderne, dans les beaux-arts mais aussi dans les traités de poétique et, dans une moindre mesure, en ce qui concerne la musique1. Or, bien plus qu’un concept, l’imitation est une pratique ou une série de pratiques, et c’est bien ainsi que López Pinciano la décrit plus qu’il ne la définit :

Assí que poesía no es otra cosa que arte que enseña a imitar con la lengua o lenguaje. Y, porque este vocablo imitar podría poner alguna escuridad, digo que imitar, remedar y contrahazer es una misma cosa, y que la dicha imitación, remedamie[n]to y contrahechura es derramada en las obras de naturaleza y de arte. Exemplo de la naturaleza es el niño, que apenas dexa vacío el seno de la madre y ya comiença a imitar : si reys, ríe ; si lloráys, llora ; si cantáys, canta ; si cerráys el ojo, le cierra ; si amenaçáys, amenaça, y, ya mayor, si jugáys pelota, juega pelota ; si pala, pala ; si hazéys processión o disciplina, él haze processión y se disciplina, y otras infinitas monerías. Mas éstas basten por exemplo de naturaleza ; y, de la imitación que haze la arte, está lleno el mundo. Pregunto : ¿ Qué haze el çapatero, sastre, bonetero, calcetero, sino imitar y remedar al pie, pierna y cabeça del hombre ? ¿ Qué el armero, sino lo que todos estos quatro ? ¿ Y qué el pintor, sino lo que todos cinco y mucho más ? ¿ Que el médico, sino imitar a la naturaleza quando bien exercita su obra ? ¿ Y qué el gouernador, quando co[n] hartura, justicia y paz, rige y gouierna su tierra, sino imitar al Summo Gouernador, el qual, con su infinita bondad, harta al mundo de pan, paz y justicia ? Esto, pues, que la naturaleza y arte obran quando remeda a las obras de otros, esto, digo, es dicho imitación2.

2Pinciano place ainsi l’imitation au cœur des processus d’apprentissage mais aussi de l’artisanat puisque, dit-il, le savetier imite le pied. Ces exemples impliquent des processus bien plus complexes que ce que nous appelons « imitation », puisque pour fabriquer des vêtements il faut, certes, tenir compte de l’anatomie du corps qui les revêtira, mais ces vêtements ne sauraient être confondus avec la partie du corps qu’ils doivent habiller. Le dernier exemple, montrant le bon gouvernant imitant le modèle de Dieu, doit d’ailleurs nous rappeler que l’un des plus grands succès de librairie de l’époque moderne est le De imitatione Christi, qui a commencé à circuler dès le milieu du xvesiècle.

3Le premier exemple que donne Pinciano est celui du tout premier apprentissage de l’enfant qui reproduit tout ce que font les adultes. Si je ne puis développer cette réflexion en l’ouvrant aux recherches les plus récentes des neurosciences et de l’anthropologie3 sans dépasser de beaucoup les limites imparties à ce travail, je pense cependant que cet horizon est nécessaire à l’intelligence de mon propos. Cet apprentissage, où le langage du corps (le rire, les pleurs, le jeu) est associé au langage verbal (le chant), est ici présenté comme simple reproduction, simiesque – « monerías ». Dans la progression que suggère Pinciano jusqu’à l’imitation du Seigneur, ce n’est que la première étape, celle qui consiste à utiliser les mêmes moyens pour reproduire le modèle que l’on imite. À l’étape suivante, au lieu de développer l’exemple de la peinture, qui par des moyens différents reproduit son modèle jusqu’à l’illusion, c’est l’exemple du vêtement que choisit notre auteur, considérant qu’habiller le pied, la jambe, la tête, c’est imiter leur forme. On voit quelle distance s’introduit ici entre le modèle et l’imitation puisque si le vêtement doit se ceindre au corps il ne se contente pas de le recouvrir mais le redessine.

4Ce dernier exemple évoque le sens étymologique de contrahacer, « contrefaire », où, selon le TLFi, contre « marque la proportion, la comparaison » voire une « idée de proximité, de contact4 », comme lorsque l’on mesure une pièce de tissu directement au contact de la personne pour qui elle sera taillée et cousue. Il ne s’agit plus là de faire comme une autre personne, mais de faire une chose à la mesure d’une autre : non pas reproduire un geste, mais transposer les dimensions d’un corps dans l’habit qui le revêtira, et tenant compte des qualités du tissu en termes de drapé et de souplesse selon l’usage qui doit en être fait. En d’autres termes, plus que de modèle qu’on imite, il faudrait penser ici à la forme sur laquelle on façonne un chapeau, la jambe sur laquelle les bas tricotés prennent toutes leurs dimensions. Il ne s’agit plus ici de créer l’illusion, mais d’adapter parfaitement l’objet fabriqué à son utilisation.

5Ce n’est sans doute pas un hasard si parmi les exemples possibles l’auteur de la Philosophía antigua poética a choisi de développer précisément celui du vêtement ou des armures, faits sur mesure pour une personne particulière. En effet, ces exemples réunissent deux éléments essentiels : la forme, on l’a vu, mais aussi la circonstance à laquelle il faut s’adapter, l’utilisation qui sera faite de l’objet fabriqué. Et pour chacun de ces exemples, depuis l’enfant qui rit exactement comme l’adulte qu’il imite jusqu’au bon gouvernant qui reproduit sur terre l’action de la divine providence, la perfection vient d’une parfaite adéquation entre le produit de l’imitation et les circonstances qui la requièrent.

6On sait que dans la pédagogie jésuite, l’imitation jouait un rôle moteur, et que l’apprentissage visait à cultiver la capacité d’adaptation d’un matériau existant aux circonstances :

XVI Reglas del profesor de retórica
Ejercicios [372]. Los ejercicios de los discípulos, mientras el profesor corrige las composiciones, serán, por ejemplo, imitar algún pasaje de un orador o un poeta ; hacer una descripción de un jardín, un templo, una tempestad, o cosas semejantes ; expresar de varios modos una misma frase ; traducir al latín un discurso griego, o viceversa ; poner en prosa latina o griega los versos de algún poeta ; cambiar de une género en otro un poema ; componer epigramas, inscripciones, epitafios ; entresacar frases ya latinas, ya griegas, de los buenos oradores y poetas, acomodar figuras retóricas a determinadas materias ; sacar de los lugares retóricos y tópicos abundancia de argumentos en favor de cualquier tesis, y otras cosas semejantes
5.

7Sur ce point, les Jésuites ne faisaient d’ailleurs que reproduire des méthodes largement répandues, témoin l’abondance de cahiers de lieux communs et autres Polyanthées6 manuscrits ou imprimés produits tout au long de l’époque moderne. De même, dans ses conseils à un poète novice, Díaz Rengifo suggérait de recourir à ce que les musicologues appellent, justement, le contrafactum :

El que dessea saber hazer versos sin que le cueste mucho trabajo, y estudio, busque vna, o dos, o quatro coplas de cada genero de versos, que sean a juyzio de algun buen Poeta elegantes, y numerosas, y tengan con perfecion todo lo que los dos capitulos passados diximos ; y estas decorelas, y digalas como quien las representa en voz, o cantelas, y luego procure hazer otras a aquello sonido7.

8Les raisons que le Jésuite donne pour choisir cette méthode sont claires : la mélodie facilite la tâche du poète pour s’approprier à la fois la structure métrique de chaque forme (« cada genero de versos ») et leur pronuntiatio (« digalas como quien las representa en voz, o cantelas »). Il s’agit d’apprendre à faire des vers en même temps que d’apprendre à les dire – d’apprendre à faire de la poésie, dans un contexte où « faire » ne signifie pas seulement composer mais également dire les vers. On notera que cette étape semble se passer complétement de l’écrit, si ce n’est peut-être pour l’identification des bons modèles : Díaz Rengifo ne fait pas mention de brouillons, de réécriture. De fait, tout incline à penser que la composition mentale, de repente ou de pensado8, dominait très largement, et que les poèmes conservés dans les cancioneros y ont été consignés en aval de leur production, pour en garder trace. Si les brouillons écrits ont pu être faits sur des tablettes de cire, nous avons cependant suffisamment de témoignages nous indiquant que la composition mentale était aussi fréquente pour la poésie que pour la musique9.

9On trouve ici la raison d’être des artes memoriæ, dont on connaît l’importance depuis les travaux de Frances Yates10. Ils étaient un moyen de rendre disponible facilement la progression d’un poème ou les moyens de sa composition, les lieux communs dont se nourrira l’inventio :

Puesto que el ejercicio cotidiano de la memoria es necesario al estudiante de retórica […] será provechoso que de vez en cuando alguien recitase desde la tribuna algún pasaje memorizado de los mejores autores, con el fin de ejercitar la memoria y la declamación al mismo tiempo11.

10La culmination de l’enseignement des Jésuites devait être, comme pour Quintilien, la capacité à composer ex tempore :

Maximus vero studiorum fructus est et velut +primus quidam plius+ longi laboris ex tempore dicendi facultas ; quam qui non erit consecutus, mea quidem sententia civilibus officiis renuntiabit et solam scribendi facultatem potius ad alia opera convertet12.

11Or, la poésie devait justement naviguer entre ces deux coordonnées : la forme métrique, d’une part, et d’autre part les circonstances pour lesquelles elle était composée. Car bien sûr l’immense majorité de la poésie de l’époque moderne devait servir dans une circonstance bien précise – fête religieuse ou civile, divertissement, académie… C’est ce qui apparaît clairement lorsque l’on feuillette les cancioneros (chansonniers manuscrits), qui sont le support par lequel nous avons quelque trace de l’énorme production poétique espagnole, qui n’a jamais été imprimée. S’il est encore difficile en l’absence d’une base de données globale et systématique des textes recueillis dans ces cancioneros de tirer des conclusions générales, on peut cependant extrapoler certaines observations. La première est l’abondance des emprunts : qu’on les appelle lieux communs, motifs, thèmes, l’impression que cause la lecture de ces cancioneros est la monotonie ; on a souvent l’impression de lire toujours la même chose. Parfois cette impression est confirmée par des titres tels que : « romance contrahecho », qui viennent confirmer l’imitation littéraire et, sans doute, le contrafactum au sens musical du terme, encore que cette pratique soit souvent indiquée par une expression comme « al mismo tono » ou « al tono de ». Parfois, la dimension musicale est suggérée plus clairement à nos yeux par un terme comme « otras folías13 », parfois elle demande pour la retracer de savoir qu’une référence à un vers d’un poète célèbre, Garcilaso de la Vega, est aussi une référence à l’air sur lequel on chantait son poème, mélodie liée à la forme très particulière de ce poème : dans tel cancionero sévillan le titre « Otras. A la baxa lira14 » fait écho au titre « canción al tono de si de mi baja lira » qui figure dans un cancionero conservé en Catalogne15.

12On voit par là que la forme du poème pouvait suffire à indiquer un timbre. Soit un timbre spécifique, soit le fait que les vers qui suivaient pouvaient être chantés sur n’importe quel autre air correspondant à cette forme métrique. Cette pratique est évidemment beaucoup plus difficile à retracer dans les sources anciennes, mais elle est observable dans les pratiques vivantes de nos jours. Ainsi, les collectes du romancero oral dans l’Espagne rurale ont souvent repéré que les mêmes paroles pouvaient être chantées sur des airs différents selon la personne ou le moment de la journée, de même qu’un même timbre pouvait servir pour différentes paroles. Si, selon le mot de Ramón Menéndez Pidal, le romancero « vit dans ses variantes16 », ces variantes peuvent être mélodiques aussi bien que textuelles, et cette constatation doit s’appliquer autant à la poésie savante que nous connaissons par les livres qu’à la poésie de tradition orale.

13Autrement dit, l’impression de monotonie que donnent ces cancioneros vient du fait qu’effectivement, ils donnent à lire plusieurs variantes, plusieurs performances, des mêmes poèmes à la Vierge, à tel saint, à une dame : variations infinies sur des lieux communs, rendues nécessaires par le retour régulier d’événements liturgiques ou sociaux (un enterrement, une fête…) pour lesquels il fallait produire des poèmes à chanter ou à inscrire dans l’ architecture éphémère de carton-pâte qui ornait et modifiait le lieu où avait lieu la cérémonie.

14C’est aussi pour cela que l’un des genres les mieux représentés dans les cancioneros – et pratiquement absent des recueils imprimés – est la glosa, qui consiste à amplifier un couplet donné par un poème d’autant de strophes que la copla a de vers, dont chacune des strophes se termine par un des vers de la copla originale. Il n’est pas indifférent que le terme de glosa ait aussi été utilisé en musique, pour désigner cette fois les ornements qui ont la même fonction amplificatrice17, et il l’est encore moins de se souvenir que le nom par lequel on désigne aujourd’hui encore à Majorque les poètes improvisateurs est glosador18.

15Le support indispensable de la glosa est sa mélodie, la tonada :

La tonada de glosa mallorquina (sense cap altre nom propi que aquest) consta de dues frases musicals, una d’ascendent i una de descendent, i només s’hi poden trobar tres normes : segons una, el primer vers de la glosa puja i el darrer baixa. Segons la segona, els versos interiors poden pujar o baixar, però la frase descendent sempre canvia la rima. Per últim, es poden cantar fins a quatre versos ascendents seguits (cinc o més no és corrent ni sona bé), mentre que els descendents mai no es repeteixen. Aquesta tonada és compartida per quasi un 90 % dels glosadors d’avui perquè l’han apresa de la mateixa persona, Mateu Matas “Xurí”19.

16Si simple soit-elle, la tonada est indispensable, qu’elle soit propre à l’improvisateur ou non, car elle soutient le travail verbal : elle donne le cadre rythmique et donc métrique, libérant le poète de la nécessité de compter les pieds et les vers sur ses doigts ou dans sa tête. En ce sens, tous ces poèmes sont des contrafacta, quel que soit le degré de ressemblance entre leurs paroles. La persistance lexicale mérite d’être remarquée : glosa, glosadors à Majorque, de même que le terme utilisé dans tout le monde ibérique et hispanophone pour désigner la mélodie, quelle qu’elle soit, est tonada, un terme qui n’est guère plus utilisé dans d’autres contextes alors qu’il était courant à l’époque moderne tout autant que le voisin tono qui indique si souvent le contrafactum dans les cancioneros manuscrits.

17Enfin, le verbe qui désigne l’action d’imiter – contrahacer – et le terme par lequel on nommait l’improvisation polyphonique – contrapunto, « contre-point » – sont tous deux construits à partir de la préposition contra, qui indique la condition de possibilité de l’improvisation à savoir l’existence d’une forme, d’un matériau préexistant à partir duquel élaborer la performance ex tempore, pour l’adapter au hic et nunc de l’assemblée réunie.

18Mon hypothèse de travail est donc que le succès durable de la forme fixe en poésie est lié à la pratique du contrafactum. Il s’agit un effet d’un moyen économique de produire un objet fonctionnel, puisqu’il simplifie la composition des vers tout en réduisant le temps de répétitions nécessaire à l’exécution musicale, et facilite en outre la réception par l’assistance d’une pièce dont certains éléments sont déjà familiers. Cela nous invite à penser l’imitation et, singulièrement, le contrafactum comme une recette, orientée vers la composition et la pratique : faire comme les experts, de même que l’apprenti tailleur fait comme son maître pour tailler une chemise à la bonne mesure et faire une couture solide, de même encore que l’on fait comme son voisin lorsque l’on chante en chœur.

19Si le procédé que nous appelons contrafactum concerne ici la forme, il fonctionne en association étroite avec tous les autres procédés d’emprunt que l’on englobe d’ordinaire sous le terme d’imitation : qu’il s’agisse d’une mélodie, d’un motif littéraire ou narratif, d’une formule rythmique, d’une structure harmonique ou d’une épithète, dans tous les cas le compositeur ou le poète puisaient dans un répertoire commun que des travaux récents de musicologie proposent de nommer, comme on le fait depuis longtemps en littérature, des lieux communs20.

20Il serait donc fécond d’employer ici le concept de mégatexte proposé par Charles Segal pour penser la mythologie grecque :

The total corpus of myths, read synchronically, can be regarded as a megatext within which the specific literary narrations of particular myths (the Homeric epics, Hesiod’s Theogony, the Homeric Hymns, the narrative portions of choral poetry, and tragedy) operate as subtexts, exploiting particular aspects of the megatext, commenting on it, and sometimes making explicit networks of interconnection implied but not openly stated in the megatext. By megatext I mean not merely the totality of themes or songs that the poets of an oral culture would have had available in their repertoires but also the network of more or less subconscious patterns, or deep structures, or undisplaced forms, which tales of a given type share with one another21.

21En effet, tout cela nous invite à penser la création à la Renaissance en fonction de structures et de valeurs bien différentes de celles qui se sont mises en place à partir des Lumières et du Romantisme : au lieu de la propriété privée (« droit inviolable et sacré » dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789), le commun, le communal ou, selon un concept juridique encore actif en Scandinavie, l’Allemansrätt (droit d’accès à la nature) qui permet à chacun, sous certaines conditions, de profiter de la nature et de ses fruits, indépendamment des droits de propriété et sans le consentement préalable du propriétaire. Plus exactement, si le Romantisme admet la création collective, il la cantonne dans le domaine du populaire, par opposition à la poésie savante qui doit être l’œuvre d’un individu inspiré, alors que tous les exemples que nous avons vus montrent des pratiques de création collective dans les cercles les plus savants.

22L’aspect social, communautaire, est ici central : il correspond à des pratiques dans lesquelles ni la création ni la réception n’étaient des plaisirs solitaires, et dans lesquelles les rôles pouvaient changer à tout moment. En effet, l’un des rôles des cancioneros était de fournir des exemples, des modèles, pour les compositions à venir, comme un cahier de lieux communs, et l’on peut en dire autant des livres de musique pour vihuela22, dans un contexte où la reproduction à l’identique, telle que nous y sommes habitués par le disque ou l’imprimé, n’était pas plus attendue ni désirée qu’elle ne l’est, de nos jours, lors d’un concert de jazz. De fait, le jazz est sans doute le modèle le plus généralement connu de pratique musicale savante où l’improvisation reste centrale, y compris, parfois, pour les paroles – comme lorsque Ella Fitzgerald improvisa des paroles sur Mack the Knife à la fin du concert qu’elle donna à Berlin en 196023.

23Toutefois, le jazz, parce qu’il est aussi une pratique professionnelle, maintient généralement une distinction nette entre public et artistes, à la différence d’autres pratiques amateurs. Or, dans tout le monde ibéro-américain existent des traditions de poésie chantée et improvisée, connues sous des noms qui marquent souvent une filiation avec un passé lointain : trovo en Andalousie, trova à Cuba, glosa à Majorque, contrapunteo au Venezuela… et où il est habituel que n’importe qui puisse passer du public à la scène. Il est fréquent que les tonadas utilisées dans ces contextes soient des grilles d’accords que l’on retrouve dans des recueils de la Renaissance, comme pour le Polo margariteño vénézuélien qui utilise le même canevas que les variations sur Guárdame las vacas de Narváez24. La création de la forme métrique la plus fréquente, la décima espinela, est attribuée au poète et musicien Vicente Espinel (1550-1624). Certes, la continuité est difficile à démontrer en l’absence de sources écrites à certaines époques, mais l’absence de documentation écrite ne saurait être comptée comme preuve d’absence en matière de tradition orale et populaire.

24Il existe bien sûr d’autres cadres dans lesquels on peut observer des pratiques très voisines : les goguettes mais aussi la filk, qui s’inscrit dans un ensemble bien plus vaste de pratiques participatives d’appropriation dont les analogies avec des pratiques du passé commencent à peine à être explorées25, et que l’on connaît en anglais sous le nom de fan labor, à savoir le travail de création et de commentaire effectué par des fans d’un univers fictionnel donné que Henry Jenkins étudie dans un livre fondateur, Textual Poachers26. Parmi ces pratiques, celles qui nous intéressent tout particulièrement sont la fan-fiction – à savoir le fait d’écrire des textes qui prolongent, commentent voire subvertissent certains aspects de l’univers canonique – et la filk, qui consiste précisément à faire des contrafacta de chansons connues en les adaptant aux thèmes de tel ou tel fandom, des goguettes liées plus spécifiquement à la culture fan.

25Dans l’un et l’autre cas il s’agit de s’approprier des objets artistiques – fiction, chanson – en groupe. La dimension collective est en effet essentielle, au point que le terme « community » apparaît dans la première phrase de l’article Wikipédia consacré à la filk :

Le filk est un genre musical lié à la communauté fandom de la science-fiction et de la fantasy. Ses origines remontent aux années 1950, et se répandent surtout dans les années 1970. Étymologiquement, il s’agit d’une déformation du mot folk. Concrètement, ce style désigne le détournement de paroles sur des mélodies déjà écrites, dont les protest song folk27.

26Cette dimension communautaire avait été notée par Jenkins dès ses premiers travaux ; elle se caractérise par une très grande horizontalité, au sens où les musiciens qui participent à ces assemblées peuvent être aussi bien de grands débutants que des professionnels, que chacun peut participer tour à tour et que la seule critique consiste à faire des suggestions aux participants pour les aider à progresser. Il en va de même pour la fan-fiction.

27Autrement dit, la fan culture se distingue des pratiques plus conventionnelles voire académiques de la lecture ou de l’écoute en ce qu’elle n’admet pas de distinction nette et irréductible entre l’auteur et le public, en ce que chacun y est invité à prendre part au processus collectif d’interprétation et de création, en ce qu’elle encourage des pratiques d’appropriation totales (de l’expression des émotions au costume à l’édition de vidéos etc.) de l’œuvre canonique. C’est là que se trouve à mon sens la principale analogie avec les pratiques dont nous avons trace pour l’époque moderne : une culture collective, participative et transformative, à l’opposé de la structuration verticale qui caractérise maintenant la plupart des arts où l’artiste est entouré de l’aura du génie, qui en ferait un être intrinsèquement différent du commun des mortels, mais aussi où la propriété des créations est un enjeu monétaire et, partant, juridique de première importance.

28La dimension communautaire est à la fois la condition de possibilité du contrafactum – dans la mesure où sa réception dépend de la connivence qu’établit la reconnaissance du matériau réutilisé – et son effet – car l’appréciation partagée des différentes strates du palimpseste qu’est tout contrafactum construit et renforce la connivence dans l’assemblée. Pour reprendre le génial titre de Jean During, le contrafactum est l’un des moyens par lesquels Quelque chose se passe28 – quelque chose qui passe de bouche à oreille, d’une époque à l’autre, et fait advenir la magie de l’instant qu’en flamenco on appelle le duende.

Notes

1 Il est inutile de revenir sur l’énorme bibliographie sur l’imitatio en ce qui concerne les arts graphiques et plastiques ou la littérature ; en ce qui concerne sa place en musique, je renverrai à la réflexion de Honey Meconi, « Does Imitatio Exist? », The Journal of Musicology, University of California Press, 12, 1994/2, p. 152‑178.

2 Alonso Lopez Pinciano, Philosophía antigua poética, Madrid, Turner Libros, 1998, p. 101‑103. « De sorte que la poésie n’est autre chose que l’art qui nous enseigne à imiter avec la langue ou langage. Et, parce que le terme imiter pourrait prêter à confusion, je dis qu’imiter, copier et contrefaire sont une seule et même chose, et que cette imitation, copie et contrefaçon est répandue dans les œuvres de la nature et de l’art. Un exemple pris dans la nature est l’enfant, qui à peine vidé le sein maternel commence à imiter : si vous riez, il rit ; si vous pleurez, il pleure ; si vous chantez, il chante ; si vous fermez un œil, il le ferme ; si vous menacez, il menace et, une fois grand, si vous jouez à la balle, il joue à la balle ; si vous jouez à la raquette, il joue à la raquette ; si vous faites une procession ou que vous vous donnez la discipline, il fait une procession ou se donne la discipline, et fait ainsi d’infinies singeries. Mais assez d’exemples de la nature ; et de l’imitation que fait l’art, le monde en est plein. Je demande : que fait le savetier, le tailleur, le bonnetier, le chaussetier, si ce n’est imiter et copier le pied, la jambe et la tête de l’homme ? Que fait l’armurier quand il fabrique une armure, si ce n’est ce que font les quatre précédents ? Et que fait le peintre, si ce n’est ce que font les cinq précédents et beaucoup d’autres ? Que fait le médecin, si ce n’est imiter la nature quand elle fait bien son œuvre ? Et que fait le gouverneur, quand il dirige et gouverne sa terre en assurant l’abondance, la justice et la paix, si ce n’est imiter le Gouverneur Suprême qui, de sa bonté infinie, rassasie le monde de pain, de paix et de justice ? Cela, donc, que la nature et l’art font quand elles imitent les œuvres d’autrui, cela s’appelle imitation. » (Sauf mention contraire, je traduis).

3 Pour une première approche, on pourra tout simplement écouter les excellentes émissions que Jean-Claude Ameisen a consacrées à l’apprentissage, à l’empathie, à la théorie de l’esprit, aux neurones miroirs sur France Inter, puis lire les articles scientifiques auxquels il renvoie. Sur les épaules de Darwin, France Inter, 605 épisodes, en ligne.

4 Trésor de la Langue Française informatisé, entrée « contre ».

5 Eusebio Gil, La Pedagogía de los jesuitas, ayer y hoy, Madrid, Universidad Pontificia Comillas, 2002, p. 156. « XVI Règles du professeur de rhétorique. Exercices [372]. Les exercices des disciples, pendant que le professeur corrige leurs compositions, seront par exemple d’imiter quelque passage d’un orateur ou d’un poète ; faire une description d’un jardin, d’un sanctuaire, d’une tempête, ou d’autres semblables choses ; d’exprimer de différentes manières une même phrase ; de traduire en latin un discours grec, ou vice-versa ; de mettre en prose latine ou grecque les vers d’un poète ; de composer des épigrammes, des inscriptions, des épitaphes ; de relever des phrases grecques ou latines chez les bons orateurs et poètes ; d’accommoder des figures de rhétorique à des sujets choisis ; de prendre dans les lieux communs rhétoriques et topiques une abondance d’arguments en faveur d’une thèse quelconque, et autres choses semblables ».

6 Domenico Nani Mirabelli, Polyanthea opus suavissimis floribus exornatum compositum per Dominicum Nanum Mirabellium : civem Albensem : artiumque doctorem ad communem utilitatem, Saonae, Impressum per Franciscum de Silva, 1503 ; Sagrario Lopez Poza, « Florilegios, polyantheas, repertorios de sentencias y lugares comunes. Aproximación bibliográfica », Criticón, 49, 1990, p. 61‑76 ; Ann Moss, Printed Commonplace-Books, and the Structuring of Renaissance Thought, Oxford, Clarendon Press, 1996.

7 Juan Diaz Rengifo, Arte Poética Española con una fertilísima silva de Consonantes Comunes Propios, Esdrújulos y Reflejos, y un Divino Estímulo del amor de Dios, por …, Salamanca, en casa de Miguel Serrano de Vargas, 1592, p. 22. « Celui qui désire savoir faire des vers, sans que cela lui coûte beaucoup de travail et d’étude, qu’il cherche un, ou deux, ou trois poèmes de chaque sorte de vers, qui soient jugés par un bon poète comme élégants et rythmés, et qui aient à la perfection tout ce que nous venons de dire dans les deux chapitres précédents ; et qu’il les apprenne et les dise comme s’il était acteur, ou qu’il les chante, et ensuite qu’il apprenne à en faire d’autres sur le même air. »

8 Ces deux expressions signifient respectivement « impromptu » et « après y avoir réfléchi » et désignaient les deux manières de composer un poème sans passer par l’écrit. On les trouve notamment sous la plume de Juan Rufo dans une anecdote où intervient l’improvisateur Burguillos. Juan Rufo, Las Seyscientas apotegmas de Iuan Rufo ; y otras obras en verso, Toledo, Pedro Rodríguez, 1596, p. 63‑64.

9 Jessie Ann Owens, Composers at Work: the Craft of Musical Composition 1450-1600, Oxford University Press, 1997 ; Alberto del Campo Tejedor, « Trovadores de repente : La improvisación poética en el Siglo de Oro », eHumanista : Journal of Iberian Studies, 4, 2004, p. 119‑157. ; Philippe Canguilhem, L’Improvisation polyphonique à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2016 ; Massimiliano Guido, Studies in Historical Improvisation: From Cantare super Librum to Partimenti, Abingdon, Oxon – New York, NY, Routledge, 2017 ; Séverine Delahaye-Grelois, Suzy Felix, « “Le glossó desta manera”  : Des cancioneros aux troveros : regards croisés sur la poésie en action », dans Philologie et Musicologie Des sources à l’interprétation poético-musicale (xiie-xvie siècle), dir. Christelle Chaillou-Amadieu, Oreste Floquet et Marco Grimaldi, Paris, Classiques Garnier, coll. « Musicologie », 2019, p. 257‑276.

10 Frances Amelia Yates, The Art of Memory, Chicago, The University of Chicago Press, 1966 ; Mary J. Carruthers, The Book of Memory: A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge University Press, 1990 ; Anna Maria Busse Berger, Medieval Music and the Art of Memory, Berkeley-London, University of California Press, 2005.

11 Eusebio Gil, La Pedagogía de los jesuitas, ayer y hoy, op. cit., p. 155. « Puisque l’étudiant en rhétorique doit exercer sa mémoire quotidiennement […] il sera profitable que de temps en temps quelqu’un récite depuis la tribune un passage mémorisé des meilleurs auteurs, afin d’exercer en même temps la mémoire et la déclamation. »

12 Fabius Quintilien, Institution oratoire, Paris, Les Belles Lettres, 1975-1980, X, 7, 1. « Le plus grand fruit que l’orateur puisse recueillir de ses études, et que je regarde comme la plus ample récompense de ses longs travaux, c’est la faculté d’improviser. Que s’il ne parvient pas à l’acquérir, il fera bien, selon moi, de renoncer au barreau, et d’appliquer à un autre objet la seule faculté dont il soit maître, celle d’écrire », Quintilien et Pline le jeune, Quintilien et Pline le Jeune : œuvres complètes, trad. Désiré Nisard, Paris, Firmin Didot, 1875, en ligne.

13 Margit Frenk, José J. Labrador Herraiz, Ralph A. Di Franco, Cancionero sevillano de Nueva York, Sevilla, Universidad de Sevilla, 1996, p. 220. Sur la folía comme timbre, on pourra lire notamment Giuseppe Fiorentino, « Folía » : el origen de los esquemas armónicos entre tradición oral y transmisión escrita, Kassel, Allemagne, Edition Reichenberger, 2013.

14 No 125, Begoña Lopez Bueno, et al., Cancionero sevillano de Nueva York, op. cit., p. 108.

15 Canción 133, éditée par Pierre Alzieu, « Las poesías del manuscrito 091 de la biblioteca del Castillo de Peralada », dans Hommage à Robert Jammes, dir. Francis Cerdan, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1994, vol. 1, p. 11.

16 Ramón Menéndez Pidal, Romancero hispánico, Hispano-Portugués, Americano y Sefardí, Madrid, 1953, p. 40, t. I.

17 Diego Ortiz, Tratado de glosas sobre cláusulas y otros géneros de punto (Rome, 1553), Kassel, Bärenreiter, 1961.

18 Felip Munar i Munar, Jo vull esser glosador, Palma, Documenta Balear, S. A., 2008.

19 Pau Riera Picó, Glosa, glosades i glosadors. Proposta per a l’Inventari de Patrimoni Cultural Immaterial de Mallorca, mémoire de Master sous la direction de Jaume Guiscafrè Danús, Université des Îles Baléares, 2019-2020, p. 9. « L’air de la glose majorquine (que l’on ne connaît que sous ce nom-là) est composé de deux phrases musicales, une ascendante et une descendante, et il n’a que trois règles : premièrement, le premier vers de la glose monte et le dernier descend. Ensuite, les vers intérieurs peuvent monter et descendre mais dans la phrase descendante la rime doit toujours changer. Enfin, on peut chanter jusqu’à quatre vers ascendants de suite (il est rare qu’il y en ait cinq ou plus, et cela sonne mal), alors que les descendants ne se répètent jamais. Cet air est utilisé par 90 % des glosadors actuels parce qu’ils l’ont tous appris de la même personne, Mateu Matas “Xuri”. »

20 Peter Schubert, « Musical Commonplaces in the Renaissance », dans Music Education in the Middle Ages and the Renaissance, dir. Russell Eugene Murray, Susan Forscher Weiss et Cynthia J. Cyrus, Indiana University Press, 2010, p. 161‑192.

21 Charles Segal, « Greek Myth as a Semiotic and Structural System and the Problem of Tragedy », dans Interpreting Greek Tragedy, Myth, Poetry, Text, Cornell University Press, 1986, p. 56. « L’ensemble du corpus des mythes, si on le lit de façon synchronique, peut être compris comme un mégatexte au sein duquel les récits littéraires de mythes spécifiques (les épopées homériques, la Théogonie d’Hésiode, les Hymnes homériques, les passages narratifs de la poésie chorale et, enfin, la tragédie) fonctionnent comme des sous-textes qui exploitent des aspects particuliers du mégatexte, le commentent et parfois rendent explicites des réseaux d’interconnexion qui sont sous-entendus dans le mégatexte. Par mégatexte j’entends non seulement la totalité des thèmes ou des chants que les poètes d’une culture orale pouvaient avoir à leur répertoire mais également le réseau de schémas ou de motifs plus ou moins subconscients, ou les structures profondes, ou les formes non déplacées, que les contes d’un type donné partagent entre eux. »

22 Deborah Lawrence, « The Music of Social Climbing: Spanish Vihuela Prints as Commonplace Books », The Musical Quarterly, 96, 2013/1, p. 137‑167.

23 Ella Fitzgerald, « Mack The Knife », sur l’album Mack The Knife - Ella In Berlin, Verve Records, 1960.

24 Luis de Narváez, Los Seis Libros del Delfín de música, Valladolid, Diego Fernandez de Cordoua, 1538 ; El cuarteto, Raúl Delgado Estévez, Miguel Delgado Estévez, et al., « Diferencia sobre “Guárdame las vacas” (Luis de Narvaez) - El Cuarteto », « La Historia » Grandes Éxitos, sur Youtube.

25 Balaka Basu, « Virgilian fandom in the Renaissance », Transformative Works and Cultures, 21, 2016 ; Anna Wilson, « How a medieval mystic was the first creator of fanfiction », Aeon, accessible en ligne ; Id., « Fan fiction and Premodern Literature: Methods and definitions », Transformative Works and Cultures, 36, 2021, en ligne.

26 Henry Jenkins, Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture, London, Routledge, 1992.

27 Article « Filk », Wikipédia.

28 Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, Lagrasse, Verdier, 1994.

Pour citer ce document

Séverine Delahaye-Grélois, « « Imitar, remedar y contrahacer es una misma cosa »
Contrafactum et imitatio dans la poésie du Siècle d’or espagnol » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1772.html.

Quelques mots à propos de :  Séverine Delahaye-Grélois

Université Paris-Est Créteil
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